Remonter le Danube jusquà Vukovar avec Bernard Stiegler

J’avais prévu de commencer à parler de Bifurquer, l‘ouvrage collectif publié par le collectif Internation sous la direction de Bernard Stiegler. Je voulais le faire à mon façon habituelle à cheval sur le Rhin et en l’occurrence sous le signe de Hölderlin en repartant de ce que j‘avais écrit sur son poème l‘Ister dans lequel le poète parle de la bifurcation du Rhin. Un commentaire de mon texte sur Bernard Stiegler m‘a remis en mémoire le film The Ister, ponctué par le poème de Hölderlin et les interventions, avec d’autres, du philosophe. Un retour sur le film constituera, du coup, une sorte de préambule à l’examen de Bifurquer.

My name is Bernard Stiegler (Prononcez avec une chuintante [ʃ] et allongez le i : Chtiegler). Le kléos

Si dans la suite de ce texte, je présenterai les extraits dans l’ordre chronologique, je mets en exergue le passage dans lequel Bernard Stiegler assume la part allemande de son ascendance. Il permet par ailleurs de situer la date de l’enregistrement : le jour de son 48ème anniversaire, soit en 2000.

L’humain est un processus d’adoption, adopter un enfant, le passé des parents, grands parents mais aussi la technique. Une vidéo incrustée évoque l’attachement de Bernard Stiegler aux questions intergénérationnelles. qu’il traitera plus spécifiquement dans son livre : Prendre soin de la jeunesse et des générations, dédié à ses parents. Flammarion 2008)

[Hors film] Le kleos de la grand-mère Léonie

« Depuis l’Hadès, topos d’où ceux qui sont morts forment la nécromasse noétique, d’où ils ressurgissent intermittemment comme “ revenance des esprits“ ou de “l‘esprit“, les morts nourrissent et protègent les vivants qui tentent de garder la mesure de leur place, de leur situation, de leur condition, et cette nourriture est inséparable de leur kléos – de ce qui traduit leur transindividuation, c‘est-à-dire leur inscription dans la mémoire commune où ils forment ce que Simondon nomme donc le préindividuel.
Le kléos de Socrate, par exemple, est immense ; il est connu et reconnu dans le monde entier. Le kléos de Léonie ma grand-mère paternelle est moins connu, mais il m‘a marqué ainsi que la plupart de ses descendants : il nourrit le présent ouvrage. En cela, je poursuis l’individuation de Léonie sur un mode “spirituel“. Cette spiritualité relève de l‘hypermatière (par exemple, la photographie ci-dessus) [elle est reproduite dans le livre] : ce n‘est pas une force surnaturelle, du moins au sens habituel – car il s‘agit de quelque chose qui, venant s‘ajouter à la “nature“ (comme un “supplément“ en ce sens), est en cela une sur-nature.
Ce sont les rétentions tertiaires qui rendent possibles cette sur-nature et la sur-naturalité de l‘esprit – et, avec lui de la raison. Les rétentions tertiaires, ce sont les traces produites délibérément par des artifices et comme des artifices – par exemple, la sépulture, c‘est à dire le tombeau, ou la tombe, qui est une trace à même le sol, et qui, dans nombre de sociétés, jalonne en cela le territoire d‘un groupe qui désigne ce qui a ainsi été jalonné comme étant sa “terre ancestrale“. Ainsi se constitue ce que l‘on appelle la “culture“ parce qu‘il faut le cultiver.
Pour cela il faut honorer ses morts »

(B.Stiegler :  Qu’appelle-t-on panser ? 2 La leçon de Greta Thunberg. Pp 25-26. Editions les Liens Qui Libèrent. 2020)

C’est ce que nous apprend Antigone

The Ister [Le Danube], un film de David Barison et Daniel Ross
(Melbourne, Australie, 2004)

Synopsis

L’ISTER est le nom grec du Danube. The Ister, le film, est un voyage de 3000 km au cœur de l’Europe, depuis l’embouchure du Danube sur la Mer noire jusqu’à sa source dans la Forêt Noire allemande. L’itinéraire se fait à rebours du cours du fleuve. Il est ponctué, supporté, par le poème de Friedrich Hölderlin, L’Ister, et par la lecture qu’en fit, en 1942, le philosophe Martin Heidegger, qui en 1933 avait prêté serment d’allégeance au nazisme.

« La discussion présentée dans THE ISTER couvre un large éventail de thèmes – technologie, mortalité, politique, guerre, la poésie – mais ce qui cristallise ces thèmes, c’est le souci du temps et du lieu. Ce qui rend la pensée de Heidegger ouverte aux approches cinématographiques est fondamentalement ce rapport au temps et au lieu. Ce que le Danube offre aux cinéastes est quelque chose qui n’est pas facilement présentable dans d’autres médias. Ce n’est pas seulement le débit de l’eau, ou le fleuve en tant que métaphore de la vie ou du cosmos. Ce n’est pas seulement que, le long de la rivière, il y a la possibilité de découvrir des images historiques provocantes – les ruines d’une colonie grecque en Roumanie, les ponts yougoslaves bombardés par l’OTAN, un camp de concentration construit sur une carrière, un temple massif du 19ème siècle construit pour marquer la « parenté » entre l’Allemagne et la Grèce antique. Ce que le cinéma offre, c’est la possibilité de transmettre la manière dont la pensée de Heidegger, de Hölderlin, de ceux qui parlent dans le film, existe dans un monde de temps et de lieu, du Danube et de l’Europe. Que la possibilité même d’une telle pensée réside dans ses conditions temporelles et géographiques est en soi une notion heideggérienne. »

(David Barrison et Daniel Ross : Extrait du dossier de presse)

Les auteurs ont fait le choix de trois philosophes français ayant tous un rapport critique avec la philosophie de Martin Heidegger : Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Bernard Stiegler, ainsi que d’un cinéaste allemand, Hans-Jürgen Syberberg, qui accompagnent ce voyage.

The Ister est divisé en cinq chapitres, plus un prologue et un épilogue.

• Prologue. Le mythe de Prométhée, ou la naissance de la technique. Où Bernard Stiegler raconte le mythe de Prométhée [et celui inséparable d’Epiméthée]
• Chapitre 1. Maintenant vient le feu! Où le philosophe Bernard Stiegler conjugue technique et temps et nous guide de l’embouchure du Danube à la ville de Vukovar
• Chapitre 2. Ici nous souhaitons construire. Où le philosophe Jean-Luc Nancy aborde la question de la politique et nous guide à travers la République de Hongrie.
• Chapitre 3. Quand l’essai est passé. Où le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe nous conduit de la technopolis de Vienne jusqu’aux profondeurs du camp de concentration de Mauthausen, confrontant la déclaration la plus choquante d’Heidegger sur la technique.
• Chapitre 4. The rock has need of cuts. Où le philosophe Bernard Stiegler revient nous guider plus loin dans la questions de la mortalité et de l’histoire, alors que nous ressortons de Mauthausen vers la Befreiungshalle (Salle de la libération) »
• Chapitre 5. Ce que la rivière fait, personne ne le sait. Où l’artiste et réalisateur allemand Hans-Jürgen Syberberg nous guide à travers le haut Danube, jusqu’à la source du fleuve et au-delà.
• Epilogue. Heidegger lit Hölderlin. Heidegger lit l’hymne d’Hölderlin, « Der Ister. »

Je ne développerai pas tout cela et me concentrerai sur les contributions de Bernard Stiegler. Une précision importante : le film est australien, si la parole des philosophe est en français, il est sous-titré en anglais et donne beaucoup à lire en anglais. Il n’existe pas de version autre.

[Pas de côté à propos du Danube]
Ister, en latin Hister, en grec ancien Ἴστρος  Istros, désignait dans l’Antiquité le cours inférieur du Danube depuis les Portes de fer (Gorges du Danube qui séparent les Carpates des Balkans) jusqu’au delta, en Roumanie. Le dieu grec du fleuve, Istros, a été supplanté par le romain Danuvius. Le fleuve – en allemand son nom est féminin, Die Donau – prend ses sources en Forêt noire et se jette dans la Mer noire. Le fait d’aller ainsi du noir au noir est en soit un appel à la lumière. Maintenant viens, feu ! /Avides sommes-nous / De percevoir le jour, écrit Hölderlin. Le Danube est issu de la réunion, à Donaueschingen, de la Breg et la Brigach. A une cinquantaine de kilomètres de sa source, le Danube disparaît dans une faille où il alimente le bassin du Rhin qui désigne l’autre chez Hölderlin. Le Danube est un des seuls grands fleuves européens (avec le Pô) à s’écouler d’ouest en est, ce que fait d’abord le Rhin aussi avant de bifurquer. « Le Danube, le seul fleuve de notre continent à relier tant de peuples aussi confusément mêlés ; il est le chemin qui relie l’Occident à L’Orient, un mythe autant qu’une réalité, une épopée vers la mer. » (Annik Leroy, « Vers la mer », in Danube-Hölderlin, Éditions La Part de l’OEil, Bruxelles 2002).

Dame Europe

Pour produire un écart dans la vision que nous avons du Danube en Europe, je vous propose cette carte de Dame Europe du 16ème siècle. On y voit la place importante que prend le Danube dans sa verticalité alors que le Rhin est horizontal jusqu’à cette image de racines qui constituent son delta. Vu ainsi, il semble aller de bas en haut et d‘Orient en Occident.

Sébastien Münster : Dame Europe Cosmographie Universelle. Bâle 1544

Une perception bien lointaine désormais. Aujourd’hui :

Le film commence et se termine par l’image d’un canard qui est peut-être un lapin (cf son reflet dans la flaque d’eau) comme le suggère Bernard Stiegler en référence à Ludwig Witgenstein  dans une de ses très discrètes interventions lors de la présentation du film au Centre Pompidou

Le poème de Hölderlin

L’Ister. Le titre du poème a été donné non par Hölderlin mais par son premier éditeur. Cependant, non seulement, dans le texte, le nom du fleuve est donné mais il peut être inscrit dans une série de noms de fleuves dans l’œuvre du poète : Neckar, Rhin, Main, A la source du Danube. Il est composé de 72 vers et est, peut-être, inachevé. Dans le film, Hans Jürgen Syberberg dit que les vers de Hölderlin sont comme les notes d’une partition, des notes données pour les dire. Il est difficile de les lire seul.

Le manuscrit du poème de Hölderlin

Friedrich  Hölderlin

[Der Ister, reconstitution, texte allemand ]

Jezt komme, Feuer !
Begierig sind wir
Zu schauen den Tag,
Und wenn die Prüfung
Ist durch die Knie gegangen,
Mag einer spüren das Waldgeschrei.
Wir singen aber vom Indus her
Fernangekommen und
Vom Alpheus, lange haben
Das Schikliche wir gesucht,
Nicht ohne Schwingen mag
Zum Nächsten einer greifen
Geradezu
Und kommen auf die andere Seite.
Hier aber wollen wir bauen.
Denn Ströme machen urbar
Das Land. Wenn nemlich Kräuter wachsen
Und an denselben gehn
Im Sommer zu trinken die Thiere,
So gehn auch Menschen daran.

Man nennet aber diesen den Ister.
Schön wohnt er. Es brennet der Säulen Laub.
Und reget sich. Wild stehn
Sie aufgerichtet, untereinander ; darob
Ein zweites Maas, springt vor
Von Felsen das Dach. So wundert
Mich nicht, daß er
Den Herkules zu Gaste geladen,
Fernglänzend, am Olympos drunten,
Da der, sich Schatten zu suchen
Vom heißen Isthmos kam,
Denn voll des Muthes waren
Daselbst sie, es bedarf aber, der Geister wegen,
Der Kühlung auch. Darum zog jener lieber
An die Wasserquellen hieher und gelben Ufer,
Hoch duftend oben, und schwarz
Vom Fichtenwald, wo in den Tiefen
Ein Jäger gern lustwandelt
Mittags und Wachstum hörbar ist
An harzigen Bäumen des Isters.

Vieles wäre
Zu sagen davon. Der scheinet aber fast
Rückwärts zu gehen und
Ich mein, er müsse kommen
Von Osten.
Und warum hängt er
An den Bergen gerad ? Der andre
Der Rhein ist seitwärts
Hinweggegangen. Umsonst nicht gehn
Im Troknen die Ströme. Aber wie ?
Ein Zeichen braucht es
Nichts anderes, schlecht und recht, damit es Sonn und Mond
Trag’ im Gemüth’, untrennbar,
Und fortgeh, Nacht und Tag auch, und
Die Himmlischen warm sich fühlen aneinander.
Darum sind jene auch
Die Freude des Höchsten. Denn wie käm er sonst
Herunter ? Und wie Hertha grün,
Sind sie die Kinder des Himmels. Aber allzugeduldig
Scheint der mir, nicht
Freier, und fast zu spotten. Nemlich wenn
Angehen soll der Tag
In der Jugend, wo er zu wachsen
Anfängt, es treibet ein anderer da
Hoch schon und Füllen gleich
In dem Zaum knirscht er, und weithin schaffend hören
Das Treiben die Lüfte,
Zufrieden ist der ;
Es brauchet aber Stiche der Fels
Und Furchen die Erd’,
Unwirthbar wär es, ohne Weile ;
Was aber jener thuet der Strom,
Weis niemand.

[L’Ister, reconstitution, traduction]

Maintenant viens, feu !
Avides sommes-nous
De percevoir le jour,
Et quand l’épreuve
A transpercé les genoux
Il en est un pour sentir la clameur de forêt.
Mais nous chantons depuis l’Indus
Au loin parvenus et
Depuis l’Alphée, longtemps
L’Avenant nous l’avons cherché,
Non sans rémiges il en est un
Au plus proche pour recourir
Sans détour,
Et passer de l’autre côté.
Mais ici nous voulons bâtir.
Car des fleuves rendent arable
Le pays. Quand, c’est-à-dire, des herbes poussent
Et vont à iceux y
Boire les bêtes en été,
Des hommes aussi vont là.

Mais on nomme celui-ci l’Ister.
Bellement il habite. Brûle des colonnes le feuillage.
Et se meut. Sauvagement elles se
Tiennent dressées, les unes les autres ; par-dessus,
Seconde mesure, en ressaut
De rocs le toit. Ainsi ne
M’étonne qu’il ait
Convié Hercule à séjourner,
Loin resplendissant, à l’Olympe en bas,
Comme pour se chercher de l’ombre lui
Venait de l’Isthme brûlant,
Car pleins de courage ils étaient
Là-même, mais il faut, à cause des esprits,
De la fraîcheur aussi. Ce pourquoi celui-là s’en vint plutôt
Aux sources d’eau ici et rivages jaunes,
Hautement odorants là-haut, et noircis
Par là forêt de sapins, où dans les profondeurs
Un chasseur aime déambuler
À midi et la croissance est audible
À même les arbres résineux de l’Ister.

Il y aurait beaucoup
À en dire. Mais il semble lui presque
Aller à reculons et
M’est avis qu’il doive venir
De l’Est.
Et pourquoi est-il suspendu
Aux montagnes tout droit ? L’autre
Le Rhin, sur le côté
S’est en allé. En vain ne vont
Au sec les fleuves. Mais comment ? Un signe fait besoin
Rien d’autre, pur et simple, pour que soleil et lune
Porte dans l’intime, inséparablement,
Et poursuive, nuit et jour aussi
Et les Célestes se sentent au chaud l’un contre l’autre.
C’est pourquoi ceux-là aussi sont
La joie du Très Haut. Car comment sinon viendrait-il
À descendre ? Et comme Hertha de verdure
Ils sont les enfants du ciel. Mais trop patient
Me semble, lui, non pas libre
Prétendant, et presque railleur. C’est-à-dire quand
Va débuter le jour
Dans la jeunesse, où à croître
Il commence, fait pousser là un autre
Déjà haut la splendeur, et pareil aux poulains
Aux dents le mors il crisse, et très loin entendent
La poussée les airs,
S’il est content ;
Car a besoin de sillons la terre
Et d’entailles le roc
Inhospitalier ce serait, sans relâche,
Mais ce que fait celui-là le fleuve,
Nul ne le sait.

Traduction Kza Han et Herbert Holl reprise de REBROUSSEMENT DE « L’ISTER » Hölderlin – Heidegger – Kluge

Remonter le Danube avec Bernard Stiegler

Extrait 1 : Il était une fois Prométhée. Et Epiméthée


Bernard Stiegler raconte l’origine mythologique de la technique. Prométhée, dieu du savoir, de la mémoire totale, est chargé par Zeus, qui veut faire advenir les non-immortels, de distribuer les qualités aux animaux et aux hommes. Epiméthée, son frère, dieu de l’oubli, réclame de pouvoir le faire. Il distribue les qualités aux animaux en veillant aux équilibres écologiques de la nature. Mais, imprévoyant, quand arrive le tour d’en distribuer aux hommes, il s’aperçoit qu’il n’en a plus, obligeant Prométhée à aller voler le feu, symbole de la technique et de Zeus lui-même.

Extrait 2 : Trois questions à…

La technique va plus vite que la culture, la société. Hominisation = technicisation. L’homme n’est rien d ’autre que la vie technique. Au début, jusqu’à la révolution industrielle, les hommes vivaient en relative harmonie avec la technique même s’il y eut des moments de « rupture technique » (Bertrand Gille). Fin 18ème et début 19ème, un rapport tout à fait nouveau, de « composition » s’établit entre science et technique à travers l’industrie. L’innovation technique et l’instabilité deviennent permanentes.

Extrait 3. Le temps devient historique

Les sphères sociales, spirituelles …. sont explosées par le développement du système technique. Le monde n’est plus identique à lui-même. Le temps devient historique.

Extrait 4 : Conscience historique

La conscience historique est apparue au 18ème siècle avec Hegel (Georg Wilhelm Friedrich 1770-1831). Désajustement (Bertrand Gille). The time is out of joint (Shakespeare : Hamlet). La vie est néguentropique.

[Hors Film]
The time is out of joint. Le temps est hors de ses gonds. Le temps est détraqué. Le monde est à l’envers. Le temps est désarticulé, démis, déboîté, disloqué, le temps est détraqué, traqué et détraqué, dérangé, à la fois déréglé et fou. Le temps est hors de ses gonds. Le temps est déporté. Hors de lui-même. Désajusté.
C’est tout ça qu’il dit Hamlet
(B.U d’après Derrida : Spectres de Marx)

A propos de la nécessité d’une histoire « critique » de l’évolution technologique, évoquée par Bernard Stiegler, hors film, cette citation de Marx :

« Une histoire critique de la technologie ferait voir combien il s’en faut généralement qu’une invention quelconque du XVIII° siècle appartienne à un seul individu. Il n’existe aucun ouvrage de ce genre. Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l’histoire de l’homme se distingue de l’histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci ? La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent ». (Karl Marx :  Le Capital Livre I 4-15. Cité par Bernard Stiegler dans la Technique et le temps Fayard 2018 p.48)

Extrait 5-6 : Hypomnemata

La technique est un support de mémoire. L’homme a besoin de prothèses. Elles forment un système qui transforme la nature. La globalisation est la globalisation de la technique. En ce développant, celle-ci constitue un troisième genre de mémoire qui rend possible la transmission et la culture. La technique est un support de mémoire et la condition de constitution d’un rapport au passé.

Extrait 7. La technique est LA question

La mythologie des grecs anciens pose correctement la question. La technique est LA question. C’est à partir d’elle que l’on s’interroge. Elle ne peut donc pas être comprise en termes d’opposition entre l’homme et la technique puisqu’il n’y a de l’humain qu’à partir de la technique. Les mortels doivent se doter de prothèses et se posent les questions de l’être et du devenir, sources de désaccords et de conflits. C’est pourquoi Zeus va devoir envoyer Hermès.

Extrait 8 -9 : Hermès. Protagoras (Platon). Guerre civile.

 

Le film déroule le texte du Protagoras de Platon dans lequel est raconté le vol par Prométhée non seulement du feu mais aussi de l’habileté artiste d’Héphaïstos et d’Athéna. J’en retiens ici la question de l’envoi d’Hermès tel que la cite Bernard Stiegler dans son livre :

« L’envoi d’Hermès, c’est aussi l’ouverture (techno-logique) du livre de l’Histoire.

Après leur « équipement » par Épiméthée,

“les hommes, au début, vivaient dispersés [sporadès] : il n’y avait pas de cités; ils étaient en conséquence détruits par les bêtes sauvages, du fait que, de toute manière, ils étaient plus faibles qu’elles ; et si le travail de leurs arts leur était d’un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux ; car ils ne possédaient pas encore l’art [tekhnè] politique, dont l‘art de la guerre [polémikèl est une partie. Aussi cherchaient-ils à se rassembler, et, en fondant des cités, à assurer leur salut. Mais, quand ils se furent rassemblés, ils commettaient des injustices [étaient adikoun] les uns à l’égard des autres, précisément faute de posséder l’art d’administrer les cités [ten politikhen tekhnen] ; si bien que, se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis. C’est alors que Zeus, craignant pour la disparition totale de notre espèce, envoie Hermès porter aux hommes l‘aidôs [la pudeur, le respect, la honte — peut-être pourrions nous dire aujourd’hui le sentiment de la finitude] et la justice [dikè], afin qu’elles fussent la parure des cités [poleon kosmoï : le faire-monde des cités] et le lien [desmoi] par lequel s’unissent les amitiés [philias sunagogoi : se rassemblent, se rapprochent]. Sur ce, Hermès demande à Zeus de quelle manière enfin il donnera aux hommes la justice et l’aidôs : « Faut-il que, ces tekhnaï aussi, j’en fasse entre eux la distribution [renemestai] de la même façon qu’ont été distribuées [neimô] les autres techniques ? Or, voici comment la distribution s’en est faite : un seul individu, qui est un spécialiste de la médecine, c’est assez pour un grand nombre d’individus étrangers à cette spécialité; de même pour les autres artisans [demiourgoi]. Eh bien ! la justice et l’aidôs, faut-il que je les établisse de cette façon dans l’humanité ? ou faut-il que je les distribue indistinctement à tous ? — À tous indistinctement, répondit Zeus, et que tous en aient leur part ! Il n’y aurait pas en effet de cités, si un petit nombre d’hommes [aligoi], comme c’est par ailleurs le cas avec les autres techniques, en avaient leur part. De plus, institue même, en mon nom, une loi, au terme de laquelle il faut mettre à mort, comme s’il constituait pour la cité une maladie, celui qui n’est pas capable de participer à l’aidôs ni à la justice“ ».

(Platon : Protagoras, 322a-322e. Cité par B.S. La technique et le temps Pp 231-232)

Les services d’Hermès sont à nouveau requis aujourd’hui. Les qualités de respect, de honte et de justice qu’il distribue ne sont pas affaire d’experts mais de tout le monde.

Extrait 10 : Le tragique

Lien entre mortalité et technique. Le mythe de Prométhée et d’Epiméthée appartient à l’époque tragique où les Grecs ne croient pas à l’immortalité de l’âme. Elle erre parmi les morts. Le mortel est mortel. Il est voué à anticiper sa propre fin. Angoisse. Articulation du Geschick (destin), du temps et de la technique

Ces questions ouvrent à celle de la politique traitée par Jean-Luc Nancy lors de la traversée de la Hongrie. Le commencement de l’occident est aussi celui du la question de l’institution, de la fondation. La première est celle de la cité comme démocratie, la seconde celle de la monarchie absolue et la troisième : le contrat social de la démocratie moderne. Dans les trois cas, ce sont des auto-fondations sans mythe fondateur mais tyrannicides. Les mythologies disparaissent avec l’apparition des techniques de l’écriture alphabétiques et celles liées au commerce. L’écriture elle-même est d’abord comptable. Le propre des techniques sophistiques est de substituer le logos au mythos. Dans le monde du mythos il n’y a pas de différence entre physis [la nature] et tekhnè qui n’est pas donnée et qu’il faut produire sans fin. La Dichtung est le propre comme production à travers une étrangeté à lui-même.

Entracte

Cette discussion au long du Danube croise également les chemins de la Bataille de Vukovar en 1991, du Bombardement de la Serbie par l’OTAN en 1999, ou d’Agnès Bernauer (née vers 1410)

Agnès Bernauer, fille d’un barbier d’ Augsbourg, inspire une vive passion au futur duc Albert de Bavière qui l’épouse malgré le refus de son père Ernest de Bavièrre. Pour raison d’État et pour avoir défié les lois de la succession dynastique, ce dernier la fait alors noyer dans le Danube à Straubing, en 1435. Elle fut qualifiée d’Antigone allemande par le dramaturge Friedrich Hebbel.

La deuxième partie du film se fait en compagnie de Philippe Lacoue-Labarthe qui critique fortement l’assimilation faite par Heidegger entre l’organisation industrielle de la solution finale, l’industrialisation de l’agriculture et le Blocus de Berlin. Intervient aussi le réalisateur Hans-Jürgen Syberberg dont sont présentés deux courts extraits de son remarquable opus : Hitler un film d’Allemagne. Bernard Stiegler y revient. Il y est beaucoup question de Heidegger, d’abord avec Lacoue-Labarthue puis avec Stiegler sur la question du temps et le lien entre mortalité et technique, les rapports avec le philosophe et mathématicien Edmond Husserl dont Heidegger a été l’élève et l’assistant et dont il a édité les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps.

Une double faute conditionne le destin des mortels.

L’homme et l’outil (la technique) s’inventent l’un l’autre. Dans ce processus s’insinue un décalage, une différance, une épimétheia. Epiméthée est, certes, dans l’histoire l’idiot mais il est aussi celui qui réfléchit, certes après coup mais qui, à partir de ce défaut, peut agir pharmacologiquement. En somme, nous sommes issus d’un oubli par la faute d’Epiméthée, ce qui oblige Prométhée aussi à commettre lui aussi une faute en volant les ars industrialis. C’est une double faute qui conditionne le destin des mortels.

« La découverte, la trouvaille, l’invention, l’imagination est dans le récit du mythe le fait d’un défaut. Les animaux sont déjà marqués d’un défaut (par rapport à l’être en tant qu’il est et perdure à travers le devenir et par rapport aux dieux) : ils sont périssables. Il faut entendre défaut à partir de ce qui est, défaut d’être. Mais là où les animaux sont positivement dotés de qualités, c’est la tekhnè qui est le lot des hommes, et elle est prothétique, c’est à dire qu’elle est tout artifice. Les qualités des animaux sont une sorte de nature, en tout cas un don positif des dieux : une prédestination. Le don de l’homme n’est pas positif ; il est une suppléance. L’homme est sans qualités, non prédestiné : il doit inventer, réaliser, produire des qualités dont rien n’indique qu’une fois produites elle se réalisent, qu’elles deviennent les siennes plutôt que celles de la technique. »

(B.S. : La technique et le temps.Fayard. p. 224)

Le mythe de Prométhée et d’Epiméthée est une manière de raconter ce qui par ailleurs s’exprime en termes d’exosomatisation c’est à dire d’une production à l’extérieur du corps qui se dote ainsi d’organes techniques (outils, prothèses). La mise en commun forme des exorganismes qui vont du simple que sont les mortels aux complexes, inférieurs – mettons une entreprise – et supérieurs, une institution, par exemple, l’État, l’ONU. Les civilisations aussi sont mortelles.

« Le mythe de Prométhée et d’Épiméthée, narré par Protagoras, et tel qu’il fait apparaître la nécessité des lois à travers Hermès, dieu de l’écriture à qui Zeus ordonne d’apporter aux mortels les sentiments de l’aidôs et de la diké est la formulation narrative de cette condition de l’exosomatisation où les exorganismes simples et les exorganismes complexes doivent parvenir à se former – et à durer autant qu’il leur sera possible –, les exorganismes simples devant eux-mêmes per-durer à travers leur kléos (gloire, réputation, souvenir laissé aux descendants, pouvoir de transindividuer). La question de la durée s’impose ici en fonction des accidents du devenir, lequel est d’abord et avant tout le devenir du milieu exosomatique lui-même. C’est cette appartenance de la tekhnè au devenir qui est soulignée dans la mise en évidence de sa contingence.

(B. Stiegler : Qu‘appelle-t-on panser 1 p 349)

Epiphylogénèse

L’épiphylogénèse est un terme forgé par Bernard Stiegler. Dans le film, il parle d’une troisième mémoire. Il distingue en effet trois mémoires :
– la mémoire germinale ou génétique (notre génome) ;
– la mémoire somatique ou épigénétique, mémoire nerveuse ou neurologique (les traces de notre vécu dans notre organisme) ;
– la mémoire épiphylogénétique, qui n’est ni génétique, ni somatique, mais qui est constituée par l’ensemble des techniques et mnémotechniques nous permettant d’hériter d’un passé qui n’a pourtant pas été vécu.
Cette troisième mémoire constitue le propre de l’humanité. Le fait anthropologique (l’origine de l’hominisation) est la constitution d’un milieu épiphylogénétique, c’est-à-dire d’un milieu constitué d’artefacts qui deviennent les supports techniques d’une mémoire s’ajoutant aux deux autres mémoires – qui sont biologiques. (Cf Le vocabulaire d’Ars Industrialis)

Au commencement était le silex, « première mémoire réfléchissante, le premier miroir ». Et le premier choc technologique comme nous le rappelait, dans l’un des derniers séminaires, Bernard Stiegler en commentant la Doctrine du choc de Naomi Klein.

Galets éclatés. dessin d’André Leroi-Gourhan dans son livre Le geste et la parole 1. Technique et langage. Albin Michel. 1964. p 131

Pour terminer, je voudrais évoquer un passage du poème L’Ister de Hölderlin qui n’a pas été commenté directement même si l’on peut considérer que le déroulement même du film est une façon de le faire, à savoir ce que Kza Han et Herbert Holl nomme le « rebroussement de l’Ister ».

Man nennet aber diesen den Ister.
[…]
Vieles wäre
Zu sagen davon. Der scheinet aber fast
Rückwärts zu gehen und
Ich mein, er müsse kommen
Von Osten.
Und warum hängt er
An den Bergen gerad ? Der andre
Der Rhein ist seitwärts
Hinweggegangen.

Mais on nomme celui-ci l’Ister.
[…]
Il y aurait beaucoup
À en dire. Mais il semble lui presque
Aller à reculons et
M’est avis qu’il doive venir
De l’Est.
Et pourquoi est-il suspendu
Aux montagnes tout droit ? L’autre
Le Rhin, sur le côté
S’est en allé.

C’est comme si le poète nous décrivait une dés-orientation, une perte de repère, de cardinalité, de rapport à l’orient, du moins procède-t-il à son inversion alors que le Rhin fait, lui, comme le choix d’aller voir ailleurs. Le sentiment exprimé par Hölderlin est que le Danube qui naît dans l’ouest doive – et non devrait- venir de l’Est. Comme le fait d’ailleurs la culture danubienne, à commencer par l’agriculture. La « colonisation néolithique » de l’Europe s’est faite entre 6000 et 4000 avant J.-C. par deux voies  : la Méditerranée (on parle de culture cardiale car les poteries étaient décorées de coquillages) et les Balkans et le Danube (on parle de culture rubanée car les poteries portent des décorations en forme de rubans). Ce que confirme encore des fouilles en cours à Ensisheim en Alsace.

« Les Rubanés, aussi appelés Danubiens, sont arrivés d’Europe centrale et ont touché la France par l’Alsace, avant de diffuser vers l’ouest par la Champagne-Ardenne, le Bassin parisien jusqu’à la façade atlantique »,

précisait Rose-Marie Arbogast, chercheuse au CNRS (Strasbourg) et spécialiste du néolithique dans le journal L’Alsace.

Et,

« de même vint
La parole de l’Est chez nous,
Et sur les rochers du Parnasse et sur le Cithéron j’entends,
O Asie, l’écho de toi venu, »

(« À la source du Danube », in Hölderlin, Hymnes et autres poèmes, traduits et présentés par Bernard Pautrat Rivages poche/Petite Bibliothèque, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2004)

Le Rhin « suspendu aux montagnes » s’écoule lui aussi d’abord d’ouest en est, comme le Danube, avant d’opérer un tournant suffisamment important pour être qualifié de péripétie au sens dramaturgique du terme : un changement subit de situation dans une action dramatique, « Il s’en va sur le côté » dit Hölderlin.

Il bifurque.

Je repartirai de là dans le prochain article où il sera question de ce que Bifurquer veut dire.
A suivre : Qu’appelle-t-on bifurquer ?

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