Bernard Stiegler (1952-2020)

Bernard Stiegler au cours d’un séminaire de la Clinique contributive (via Zoom)

Vendredi 7 août, peu avant de prendre le train à Bâle à destination de Berlin pour me rendre à l’enterrement de l’ami Jürgen Holtz, j’ai appris le décès d’un autre ami, Bernard Stiegler survenu le jeudi 6 août. Il était âge de 68 ans. L’annonce a été faite par le Collège international de philosophie dans un message Facebook :

« Le Collège international de philosophie a la tristesse de faire part de la disparition du philosophe Bernard Stiegler. Une voix singulière et forte, un penseur de la technique et du contemporain hors du commun, qui a cherché à inventer une nouvelle langue et de nouvelles subversions ».

L’annonce a été reprise par le Figaro.fr, puis par l’Observateur du Maroc, Libération, puis un texte en chinois – il enseignait en Chine -, etc. J’ai dû me rendre à l’évidence : c’était bien vrai. Après une hécatombe dans ma belle famille, l’année dernière, une nouvelle série, d’amis cette fois, me touche cette année. Bernard en est le troisième en quelques mois. Le premier avait mon âge, le second bien plus, le troisième était plus jeune que moi de quelques années. La faucheuse m’encercle, me rappelant que mon tour viendra inéluctablement. Va falloir que je m’y prépare. Qu’elle patiente encore, il me reste beaucoup à faire. Sept heures de train dans un état de tristesse épouvantable pendant lesquelles je m’attelle à ce texte alors que j’avais prévu de travailler sur le premier chapitre de Bifurquer, livre du Collectif Internation, publié sous la direction de Bernard Stiegler.

La première fois que j’ai rencontré Bernard, c’était à une soirée anniversaire d’amis communs, Paulette et Michel Pastor. J’ignorais alors tout de lui. Je n’avais pas la moindre idée de quel philosophe, il était. C’était il y a 20 ans, en juin 2000 précisément. A Sarcelles, ville dans laquelle il avait grandi et où il fut un temps employé à la mairie. Nous étions attablé face à face avec nos épouses respectives. Ma femme se souvient avoir dansé avec lui. Il était professeur de philosophie à l’Université de Compiègne. Je n’en savais pas plus. Je n’ai appris que plus tard son importance. Et que notre ami commun l’avait soutenu pendant sa période d’emprisonnement à la suite de plusieurs hold-up qu’il avait commis parce que les banques lui avaient refusé un crédit pour son bar à jazz. J’avais croisé son frère dans les couloirs de l’hebdomadaire Révolution pour lequel je travaillais. Il y apportait ses chroniques de jazz. Nous avions d’emblée un point commun : Georges Marchais nous était devenu insupportable. Il en avait tiré les conséquences plus vite que moi. A la suite d’un article retentissant dans Le Monde, que je n’ai pas retrouvé, je lui avais fait parvenir, en guise de commentaire, un poème de Heiner Müller qui l’avait ému. Puis ce sera coup sur coup, la publication de deux petits livres remarquables et que je recommande pour s’introduire à la pensée de Bernard Stiegler. Le premier : Aimer, s’aimer, nous aimer : du 11 septembre au 21 avril (Galilée 2003). Deux dates encadrent ce texte : l’attentat du 11 septembre aux États-Unis et la qualification de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle française le 21 avril 2002, auxquelles il ajoute le massacre au conseil municipal de Nanterre par Richard Durn le 27 mars 2002. La même année, paraît chez le même éditeur : Passer à l’acte qu’il écrit alors qu’il allait être nommé à la direction de l’IRCAM.

« Mon devenir-philosophe en acte, si cela eut lieu, et je crois bien sûr que cela eut lieu, fut l’effet d’une anamnèse produite par une situation objective dans le cours accidentel de mon existence. L’accident consista en cinq années d’incarcération que je passai à la prison Saint-Michel de Toulouse puis au centre de détention de Muret, entre 1978 et 1983 – années évidemment précédées par un passage à l’acte, c’est-à-dire par une transgression ».
(Bernard Stiegler : Passer à l’acte)

Depuis, je n’ai cessé de suivre ses travaux et ceux des collectifs qu’il avait créés, en premier lieu Ars Industrialis auquel j’avais adhéré, le collectif Internation auquel il m’avait convié. La dernière création en date est l’Association des amis de la génération Greta Thunberg à laquelle il a consacré son dernier livre : Qu’appelle-t-on panser 2. Pour moi, il n’a pas été toujours facile de le suivre. Son haut niveau d’exigence théorique et de précision du vocabulaire m’avait un peu heurté au début car je pensais qu’elle faisait obstacle à la diffusion de sa pensée. Je mis un temps à comprendre qu’il avait raison. La bifurcation doit d’abord avoir lieu dans la théorie, au niveau des concepts. Inventer de nouveaux concepts est au fond le travail d’un philosophe véritable. Il ne cessait de creuser, creuser profond en particulier dans le point aveugle de la philosophie : la technique. En ce sens, je trouve réducteur de le qualifier de philosophe de la technique, comme si ceux qui ignorent les technologies pouvaient, eux, être qualifiés de philosophes tout court. S’il savait pourtant populariser lui-même – et il excellait dans cet exercice – certains aspects de sa pensée, le cœur de celle-ci réside dans ses livres et dans ses séminaires. Notre seule friction a eu lieu sur une question de vocabulaire. Il n’avait pas été tendre. J’avais manié avec légèreté la notion d’idéologie. Je pensais à l’idée gramscienne de ce qui peut faire lien entre la théorie et des intéressés potentiels. S’élever à une tête de plus, soit, à deux passe encore, mais trois voire plus ? Je me suis fait vertement reprendre. Que l’idéologie soit bourgeoise ou sa pseudo-négativité « prolétarienne », elle reste fausse, étant une inversion de causalité. C’est prendre l’effet pour la cause. La leçon m’a servi. Je me suis juré que plus jamais il ne m’y reprendrait. Si j’en juge par les mots qu’il m’envoyait pour me féliciter de la précision du vocabulaire du SauteRhin, il me semble que j’y ai réussi. Il est vrai que la question est importante dans cette période où les mots partent dans tous les sens et surtout perdent leurs sens. Bernard Stiegler appréciait le SauteRhin et le faisait savoir, ce dont je le remercie. Il m’a beaucoup encouragé à le poursuivre en m’invitant, la dernière des trop rares fois où nous avons déjeuné ensemble en tête à tête, à accorder plus de place aux sciences. Le SauteRhin lui doit beaucoup. J’ai appris de Bernard la nécessité d’affirmer un point de vue non que je n’y étais pas porté de moi-même mais je n’avais pas conscience que c’est la singularité qui apporte quelque chose aux autres et non son absence.

Avec Heiner Müller, Bernard Stiegler fait partie pour moi de ces rencontres qui vous font changer d’optique. Le premier a beaucoup contribué à secouer la pesanteur de la dogmatique « marxiste », le second a rempli le vide en assemblant sur ce champ de ruines le socle de nouvelles perspectives. J’ai souvent tenté de croiser les deux auteurs. Notamment autour de la question de l’effroi. Il avait répondu à mon appel à contributions pour des lectures à propos du centenaire de la Guerre 14-18 avec un texte sur Paul Valéry : 1914/1939/2014 Ce que nous apprend Paul Valéry. J’ai évoqué quelques notions comme celle de prolétarisation, de la grammatisation, de l’automatisation, etc. Je ne vais pas les citer toutes. J’avais également commenté un extrait de son avant-dernier livre Qu’appelle-t-on panser 1 consacré à Qu’est-ce qui accable Zarathoustra. Bien d’autres choses sont à venir…

Bernard n’avait de cesse de nous inviter à penser par nous-mêmes sachant que penser est aussi panser et qu’il n’y a pas de je sans un nous.

Attentif à la nécessité de prendre soin des générations futures afin de leur offrir un avenir, Bernard alliait théorie et pratique. Les deux en collectifs. D’où l’image que j’ai choisie évoquant la Clinique contributive où chercheurs, professionnels de santé et parents s’efforcent de soigner les bébés déjà addicts aux smartphones.

Voilà ce que j’ai écrit rapidement entre Bâle et Berlin entre le 7 et le 9 août 2020, dans le train et au Habana Club de Berlin. Mille fleurs et Lagavulin. J’ai pour règle de ne jamais publier à chaud. Parmi les multiples façons de faire, j’ai opté pour la plus personnelle, celle où il me manquera le plus.

Salut et fraternité, Bernard ! Avec beaucoup d’autres, j’en suis sûr, je m’efforcerai de prendre soin de ce que tu nous a légué et que nous ne connaissons pas encore en totalité tant tu avais encore de projets. Mes plus sincères condoléances à sa famille et à ses proches.

Pour finir, j’invite à découvrir le philosophe en dialogue avec un romancier :

Table ronde du 17 octobre 2019 à Ground Control dans le cadre de l’événement « Bernard Stiegler et Alain Damasio : révolution ou bifurcation ? », animée par Hugues Robert de la librairie Charybde.
Print Friendly, PDF & Email
Ce contenu a été publié dans Commentaire d'actualité, Pensée, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Bernard Stiegler (1952-2020)

  1. Florence Trocmé dit :

    Merci pour cette très belle évocation et en particulier pour ces mots :
    Bernard n’avait de cesse de nous inviter à penser par nous-mêmes sachant que penser est aussi panser et qu’il n’y a pas de je sans un nous.

  2. BLOCH dit :

    Cher Bernard, c’est aussi à Berlin sur la terrasse du bistrot qui fait face au Feieluftkino de Rehberge à Wedding que je viens de lire ton texte sur Bernard Stiegler. Je n’avais pas comme toi la chance de le connaitre personnellement, mais je suivais les manifestations de sa pensée avec intérêt et empathie. J’avais notamment écouté récemment pendant mes wanderungen confinées les 5 émissions de « À voix nue » que lui avait consacré France culture. Le parcours de cet homme me touche profondément et ton témoignage à chaud à l’occasion de sa mort est à la hauteur. Je t’embrasse fraternellement. B.Bloch

  3. Kza Han et Herbert Holl dit :

    Bernard Stiegler nous est bien sûr connu, par exemple grâce au film sur l' »Ister » de Hölderlin. Mais surtout, je me souviens de mon « admiration » (au sens de Descartes), découvrant en 1988 son « L’effondrement technologique du temps », in « Les machines virtuelles » (Revue Traverses n° 44-45). Article magnifiquement épiméthéen, un « pansement » « zur Seite gehend, zu Zeiten » sous le signe d’Elpis. Il s’achève par ces paroles lucides et confiantes : « Répondre à Turing que les machines ne sont pas mortelles et donc ne pensent pas, n’empêchera jamais que la pensée soit l’endurance de la mortalité, ni que les machines constituent les marques réelles de cette mortalité … »
    Nous savons que son travail va se perpétuer, par lectures et actions,…

  4. isalgué dit :

    C’est avec un grand retard, étant en déplacement pour soins, que j’ai appris le décès de monsieur Bernard Stiegler. Il avait été très sensible à mon courrier à l’époque où j’avais d’ailleurs envoyé un peu d’argent pour l’association et surtout je lui suis très redevable de m’avoir envoyé un exemplaire de son dernier livre. De plus il avait été très gentil de m’y mettre un petit mot. Je me permet de vous dire combien la compagnie de ses idées m’a instruit et me manquera, vous savez les livres sont chers et le handicap est une prison et je lui serai reconnaissant.
    avec toute mes pensées et son souvenir vivant
    olivier

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *