Bernard Stiegler : 1917-2017 et après

Bernard Stiegler : une proposition pour le siècle dans le cadre de Tribute 2018 une coproduction entre la HEAR, Haute école des arts du Rhin, et l’Académie d’Art de Chine qui s’est déroulé à Strasbourg du 2 au 10 décembre 2017. Source.
Les questions la mondialisation/globalisation ne lui sont évidemment pas étrangères, cependant, depuis que je connais Bernard Stiegler et que je suis ses travaux, je n’ai pas souvenir qu’il se soit à ce point situé sur une échelle planétaire qu’il définit comme constituée en « unité de conscience/inconscience », le plateau de la balance penchant me semble-t-il plutôt du côté du second terme du moins pour ce qui concerne le degré d’urgence. Le philosophe le fait ici depuis Strasbourg dans une forme originale.
De plus en plus me séduit l’idée, que j’emprunte à Alexander Kluge, de construire des constellations permettant de relier entre eux des éléments d’apparence éloignés et hétérogènes ou pouvant se situer sur des échelles de temps différents. En opposition aux corrélations manipulées par l’industrie numérique. Ces constellations forment ce que Kluge appelle un plurivers. Dans la vidéo ci-dessus défilent des dates qui ont ponctué le siècle ouvert par Dada et la révolution d’Octobre jusqu’à l’année 2017 au cours de laquelle 15.000 scientifiques ont lancé un cri d’alarme sur l’état de la planète. Dans ce défilé de moments chargés d’images, Bernard Stiegler retient le « point de bascule » de 1989, date de la Chute du Mur de Berlin dont l’ouverture a été provoquée par le vieux media télévision ( pour la première fois dans l’histoire, un événement est annoncé dans les médias avant d’avoir eu lieu dans la réalité inaugurant en ce sens le règne de la post-vérité), alors que s’esquissait, dans les locaux du CERN à Genève, le World Wide Web. Précédant la Chute du Mur, la répression du printemps de Pékin sur la place Tian’anmen avait beaucoup fait fantasmer dirigeants et oppositions, en RDA.
On retrouvera dans cette conférence augmentée de nombreux thèmes du philosophe sur lesquels je ne m’arrêterai pas ici, certains ont déjà été évoqués dans le Sauterhin, tels la prolétarisation (ici et ), la disruption, le pharmakon , la volonté de libérer Marx des marxistes, d’autres que je n’ai pas (encore) eu l’occasion d’aborder comme l’exosomatisation (production d’organes artificiels), la pansée comme thérapie etc. Je rappelle ici aussi la contribution de Bernard Stiegler au Sauterhin à propos de la Première guerre mondiale et des leçons qu’en tira Paul Valéry.
Je ne sais trop quoi penser de ce qu’il avance sur la Chine. Comme il est professeur à l’Université de Nankin et que nous ne savons pas grand chose de ce qu’il s’y passe, il est difficile pour moi d’en avoir une approche autre que celle d’exprimer du scepticisme.
On peut retenir encore du propos que le capitalisme actuel est défini comme un capitalisme de plateforme (industriel aussi, mais différent de celui de la machine à vapeur) qui veut imposer l’hégémonie du calcul et du calculable en éliminant l’incalculable c’est à dire le rêve et l’avenir.
Un aspect m’intéressera tout particulièrement pour le SauteRhin, en 2018, celui de la constitution d’une mondialité générant des localités singulières et respectant ces singularités et ces localités dans le cadre de ce que Marcel Mauss appelait l’internation. L’internation pour Marcel Mauss se distingue à la fois du cosmopolitisme abstrait de la société des nations aussi bien que de l’internationalisme longtemps appelé « prolétarien » en prenant en compte les interdépendances économiques déjà fortes au moment où il écrivait ceci, en 1920.
Je reste sur ma lancée mais je quitte le commentaire pour des considérations qui s’éloignent du cœur de ce que développe Bernard Stiegler, mais peut-être pas. L’Alsace est actuellement en quête d’une nouvelle manière de s’individuer. Cela s’exprime par une aspiration à un retour à son ancienne existence institutionnelle. Cette région me paraît détenir un potentiel d’expérimentation de cet internation contre le dogme national de l’unicité qui se résume dans le slogan absurde de un peuple, un Etat, une nation, une langue, qui empêche la pleine reconnaissance des langues régionales y compris l’allemand comme langues de France. Cette reconnaissance est une condition nécessaire mais non suffisante. Les langues régionales ne peuvent se résumer – même si ce n’est pas négligeable – à des facilités pour trouver des emplois chez nos voisins. Elles véhiculent aussi des cultures. D’autres chantiers doivent être ouverts si l’on veut éviter une simple restauration du passé pour une continuation de la politique telle qu’elle a été menée par les mêmes jusqu’à présent. La question est : si retour aux anciennes institutions – et pourquoi pas de nouvelles ?– ce serait pour faire quoi ? Au cours d’une récente rencontre, l’on s’est demandé ce qui pourrait mobiliser dans un projet commun, dans une même région, « alsaciens «  et « non-alsaciens », en fait dialectophones et non dialectophones et/ou anciens et nouveaux arrivants ? En déplaçant la focale, on peut trouver des réponses. Dans le fait, par exemple, que nous partageons une même nappe phréatique de plus en plus polluée de nitrates et de pesticides ou dans le fait – autre optique – que nous avons en commun avec nos voisins suisses et du pays de Bade, sur le Rhin, une centrale nucléaire qu’il est temps de fermer. Nous avons en commun avec l’ensemble des habitants de la planète la lutte contre les effets de l’anthropocène. D’autres pistes existent. Nous avons un remarquable modèle de sécurité sociale, hérité de Bismarck, et qui fonctionne bien, à défendre, etc …etc.. . Il serait bon aussi bien sûr pour faciliter les relations avec les autres que les « alsaciens » sortent de leur béate innocence à propos de tout ce qu’il s’est passé dans le siècle écoulé, ils ont à prendre aussi leur part de responsabilité.
Rêvons un peu et inventons du nouveau pour nous construire un avenir. Il peut être contenu dans le passé. Repartons, par exemple, de ce lointain printemps, encore largement impensé lui aussi, qu’a été la « Guerre des Paysans », évènement fondateur de la singularité de l’Alsace. Georges Bischoff termine son livre, La guerre des paysans / L’Alsace et la révolution du Bunschuh, par cette phrase : « Car les morts continuent à rêver ». Dialoguons avec eux. Ils nous permettront peut-être de redécouvrir la femme et l’homme du commun (der gemeine Mann). L’historien suisse, spécialiste de la question, Peter Blickle, qualifie la Guerre des paysans de Révolution de l’homme du commun. Il définit ce dernier, qu’il distingue de la notion de peuple, comme principalement anti-autoritaire, sans maître  (à l’exception pour l’époque de l’empereur) mais pas sans Dieu, celui des Réformes, et même grâce à lui. Cela pourrait nous servir, à nous mécréants, qui multiplions les assujettissements machiniques au point que certains auteurs parlent de technoféodalisme ou de féodalisme 2.0. D’autant que, toujours selon Peter Blickle, l’homme du commun aspirait à être sujet et source de droit. Aujourd’hui, la condamnation précède le jugement et l’on nous dit qu’une commune se gère comme un salon de coiffure. Plutôt que de se demander si les robots ont des droits, on ferait mieux de se préoccuper des droits de l’individu dans une data économie qui nous dés-individue à la vitesse de la lumière alors que les élu.e.s des villes et agglomérations d’Alsace et d’ailleurs nous livrent pieds liés à l’industrie numérique au prétexte de rendre les villes prétendument intelligentes alors qu’elles et ils les rendent foncièrement bêtes.

Bonne année 2018

Il y a 400, 200, 100 et 50 ans : 1618 début de la Guerre de Trente ans, 1818 naissance de Karl Marx, 1918 Révolution de Novembre 1918, 1968
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