Deux conflits qui secouent l’Europe, en Grèce et en Ukraine, ont une partie de leur origine dans l’inachevé des accords de réunification allemande sur fond de destruction dans la pensée de la notion d’économie politique et des savoirs géopolitiques.
Émouvant extrait de Marias Miroloi (la complainte de Maria) avec la voix de Maria Labri, que l’on voit sur l’image, une survivante du massacre de Kommeno, en Grèce. Aux percussions, le musicien de jazz allemand Günter «Baby» Sommer qui signe cette composition qui fait partie du très beau CD dédié aux victimes et aux habitants de Kommeno. Maria Labri y raconte l’histoire du prêtre qui est allé à la rencontre des soldats allemands pour tenter de les dissuader de mettre à exécution leurs intentions meurtrières. Il sera tué sur le champ.
Le 16 août 1943, 317 habitants (172 femmes et 145 hommes dont 97 de moins de 15 ans et 13 bébé) ont été massacrés par une compagnie de la Wehrmacht à Kommeno, dans l’Epire au Nord Ouest de la Grèce sous le prétexte que des partisans avaient rassemblé des vivres dans le village. (J’ai raconté ici l’histoire du CD)
Kommeno comme Distomo est un équivalent d’Oradour ou de Lidice sans en avoir la portée symbolique. C’est ce que pense l’historien Hagen Fleischer, un allemand qui vit en Grèce où il est professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Athènes :
«Les massacres de Lidice en Tchéquie ou à Oradour en France ont une place dans la mémoire collective parce qu’ils font partie de la sphère culturelle de l’Europe centrale et occidentale. La Grèce dans son ensemble, les cent Lidices grecs sont une tache aveugle sur la carte européenne de la terreur nazie» (Entretien à la Tageszeitung 16 août 2013)
Il raconte une anecdote révélatrice. Lorsqu’il a, en 1970, devant une promotion d’historiens, annoncé qu’il changeait de sujet de thèse passant de l’occupation allemande du Danemark à l’occupation de la Grèce, il rencontra de l’étonnement : «quoi, nous étions là-bas aussi ?». Et comment ! En 1941, la Wehrmacht a occupé la totalité de la Grèce et de la Crète après que l’Italie de Mussolini n’ait pas réussi à venir à bout de la résistance grecque. L’occupation a fait entre 300 et 600.000 victimes. Une centaine de milliers de civils sont morts de faim. 60 000 juifs en grand partie de Salonique, la Jérusalem des Balkans, ont été déportés et assassinés.
L’occupation de la Grèce signifiait aussi son exploitation économique. Il s’agissait de faire financer l’occupation par l’occupé. L’Allemagne nazie n’a pas seulement prélevé des matières premières et des productions. Au centre de la controverse actuelle se trouve la question d’un crédit extorqué qui, en 1945, s’élevait au total à 476 millions de Reichsmarks et n’a jamais été remboursé.
Cette dette relève-t-elle d’un contrat de crédit ou entre-t-il dans la catégories des dommages de guerre ayant fait l’objet de réparations ? Même si nous sommes dans un cas limite comme certains le pensent, seule la Cour de justice internationale pourrait trancher. Elle n’a pas été saisie. Il est parfaitement légitime de la part du gouvernement grec de laisser cette question ouverte à la négociation bilatérale. Si elle a été relancée par Alexis Tsipras dans sa déclaration gouvernementale et confirmée récemment, la revendication de la Grèce est ancienne et ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Syriza. Le gouvernement allemand considère que la question des réparations est définitivement close, un point de vue contesté en Allemagne même, à la fois sur le plan juridique mais plus encore sur le plan moral. Alors qu’était remise sur le tapis la question de la saisie, pour réparations, de biens allemands, saisie autorisée par un tribunal grec, dans un discours au Parlement, le 11 mars, le Premier ministre grec, après avoir accusé l’Allemagne de «tours de passe passe juridiques» a déclaré : «je voudrais personnellement assurer aux deux peuples, aussi bien aux Grecs qu’aux Allemands que nous approcherons la question avec la sensibilité, la responsabilité et l’honnêteté requises dans la communication et le dialogue». Peut-être un appel au calme à ses compatriotes. Cependant, certaines déclarations ministérielles intempestives ne facilitent pas la compréhension.
En 1946, la Conférence de Paris sur les réparations de guerre fait une répartition en matériel et en liquidités sans proportion avec les dommages réellement subis par la Grèce qui n’en perçoit que 25 millions de dollars. Peanuts pourrait-on dire alors qu’il est admis que la Grèce fait partie des pays qui ont le plus souffert du nazisme.
En 1953, les accords de Londres sur la dette – au demeurant signés par la Grèce – procèdent à l’effacement d’une partie de la dette de guerre allemande. Il est à noter qu’un tel effacement était déjà intervenu sur les réparations de la Première guerre mondiale :
« après un premier moratoire sur le paiement de sa dette en 1922, l’Allemagne fit défaut en 1923. Sous la houlette des Etats-Unis, on envisagea alors deux rééchelonnements. Le premier, associé au plan Dawes de 1923, se traduisit par une diminution des annuités et par le lancement d’un emprunt avec l’émission de titres à maturité de vingt-cinq ans.
Mais l’échec du plan Dawes conduisit à un deuxième rééchelonnement, le plan Young de 1930 : les paiements furent rééchelonnés sur cinquante-neuf ans, et un nouvel emprunt international fut lancé avec émission de titres ayant une maturité de trente ans. Ces plans ambitieux n’empêchèrent pas l’Allemagne d’accumuler des arriérés de paiement à partir de 1933, date à laquelle le régime nazi décide de refuser tout remboursement de ses dettes ».
(Gilles Dufrénot : La dette grecque de 2015 comme la dette allemande de 1953 in Le Monde 03.02.2015
Avec les accords de Londres, sur les 29,7 milliards de Deutsche Marks dus en réparations de la Seconde guerre mondiale, il n’en restait plus que 14 remboursables, pour partie sur 20 ans, pour partie sur 30. Cela a permis le réarmement de l’Allemagne souhaité par les États-Unis alors qu’ils s’engageaient dans la guerre de Corée.
Surtout, l’accord renvoyait toutes les autres questions en suspend aux … calendes grecques, c’est à dire, pensait-on, à une hypothétique réunification allemande à laquelle personne ne croyait à l’époque (et que d’ailleurs personne ne souhaitait).
Il y avait notamment en suspend la question d’un prêt forcé. Concrètement comme l’explique Hagen Fleischer dans un entretien à la Tagesschau (10.02.2015), «de mars 1942 à Octobre 1944, la banque nationale grecque [sous l’autorité d’un gouvernement de collaboration] devait chaque mois – souvent plusieurs fois – créditer un compte de la Wehrmacht [l’armée allemande] de sommes importantes» Certaines d’entre elles ont été remboursées. Un remboursement certes sans intérêt était en effet prévu, confirmant qu’il s’agissait bien d’un crédit. «Ce crédit d’occupation est un cas singulier, on ne peut le comparer aux dettes de guerre allemandes dans d’autres pays, assure encore Fleischer qui a trouvé dans des archives fédérales un memorandum dans lequel les experts du régime nazi ont eux-mêmes évalué le montant de la dette du Reich envers la Grèce à 476 millions de Reichsmarks. Il a également déniché dans les archives de la banque nationale grecque un calcul qui a la même époque arrive à peu près au même résultat : 228 millions de dollars ( 2 Reichsmarks de l’époque valaient 1 dollar). Avec les intérêts sur 70 années, on arrive à une estimation de l’ordre de 11 milliards d’euros. Vu ainsi, on le voit, cette question ne relèverait pas des réparations de guerre stricto sensu mais d’une somme due par contrat et jamais remboursée.
En 1953, les questions en suspend avaient été reportées mais pas du tout considérées comme réglées ou annulées. Et la réunification allemande à laquelle on ne croyait pas a eu lieu en 1990. Toute l’argumentation du gouvernement allemand repose aujourd’hui sur le fait que l’accord dit 2+4 mettant fin à la division de l’Allemagne équivaut à un traité de paix et solde les comptes avec la Grèce comme avec tous les autres. L’accord 2+4 a été signé par les deux Allemagnes, ainsi que par France, la Grande Bretagne, les États-Unis et l’Union soviétique d’où son nom. Il entérine la fin de la guerre froide et permet à l’Allemagne de retrouver sa pleine souveraineté avec le retrait des troupes alliées.
Et c’est précisément pour ne pas prendre le risque que d’autres pays aient la possibilité de faire valoir des questions en suspend qu’on a réduit l’accord aux 2+4 en le faisant passer pour un traité de paix. Un traité de paix à 5 ?!
« Le gouvernement allemand a conclu cet accord avec l’idée qu’il réglait définitivement la question des réparations. L’accord 2+4 ne prévoit pas d’autres réparations » (Karl Diller, Secrétaire d’état aux relations avec le parlement auprès du Ministre des finances, 30 janvier 2003)
Dans ses Mémoires, l’ancien ministre des Affaires étrangères à la manœuvre à l’époque [avec Roland Dumas, côté français], Hans Dietrich Genscher, note qu’avec la signature de l’accord 2+4, «on ne pouvait plus réclamer un traité de paix et nous avons ainsi été soulagé du souci de demandes de réparations imprévisibles».
L’accord a été soumis aux pays (dont la Grèce) participants du processus d’Helsinki (Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe) qui déclarent en avoir pris «connaissance avec satisfaction». Pour le gouvernement allemand, «prendre connaissance» signifie signer un traité de paix ! Selon un rapport d’expertise du Bundestag, il n’est pas établi juridiquement que prendre connaissance fut-ce avec satisfaction signifie renoncer explicitement à toute revendication de réparations et moins encore au remboursement d’un crédit que n’en relève pas à proprement parler.
L’hebdomadaire Der Spiegel est récemment revenu sur la question affirmant avoir revisité les documents pour montrer comment Helmut Kohl, le chancelier de l’époque et son Ministre des Affaires étrangères ont fait des pieds et des mains pour empêcher que la question des réparations n’affleurent et pour maintenir à l’écart des pays comme la Grèce. Les Soviétiques s’y sont laissés prendre – ils attendaient surtout de l’Allemagne une aide économique et financière – et la France de François Mitterrand n’a rien trouvé à y redire.
Le Spiegel écrit :
« Un ministre grec déclara plus tard que le successeur d’Adenauer, Ludwig Erhard lui avait promis qu’on rembourserait le crédit forcé une fois l’Allemagne réunifiée. Selon le gouvernement fédéral une telle déclaration ne se retrouve dans aucun document officiel. Toutefois, elle correspondrait à la logique de l’accord de Londres sur la dette ; et lorsque, en 1989, le Mur est tombé, on vit aussitôt apparaître en Grèce des revendications de réparations » (Spiegel 9/2015 Die Furcht vor dem F-Wort).
Autrement dit en résumé, dans un premier temps alors qu’on n’y croyait pas la réunification allemande a servi à repousser les demandes de réparations et une fois la réunification acquise tout a été fait pour empêcher qu’elles n’affleurent. Il paraît que c’est ce que l’on appelle un «chef d’œuvre de diplomatie».
Cela montre aussi que lorsqu’il s’agit de leurs intérêts, les Allemands savent jouer avec le temps (la Grèce ne réclame rien d’autre) et que la dette n’est pas pour eux une question morale. La soi-disant morale du remboursement ne sert qu’à l‘inversion des causalités – c’est ainsi que Bernard Stiegler définit l’idéologie. Ce que la Troïka veut surtout, après avoir renfloué les banques allemandes et française en faisant passer cela pour une aide à la Grèce, c’est imposer le dogme TINA, There is no alternative à la politique ultra libérale plus connue sous le nom de réformes et montrer qu’on ne peut en sortir. Quand au désespoir que cela peut provoquer, personne n’en est bien sûr jamais responsable.
La réunification allemande et l’Ukraine
Je voudrais maintenant élargir mon propos à un autre conflit qui tire lui-aussi en partie sa source de l’inachevé des accords de réunification allemande, il s’agit de l’Ukraine. Il y avait en effet dans ce processus un implicite qui n’a jamais été codifié. Il concerne la non extension de l’Otan vers l’Est, promesse faite à Mikhaïl Gorbatchev qui croyait à la Maison commune Europe. En 1997, encore, Madeleine Albright, Secrétaire d’état de Bill Clinton déclarait à Moscou devant Boris Eltsin : « Plus jamais vous contre nous et nous contre vous mais tous ensemble du même côté, telle est la philosophie de l’Otan ». Ce sont restées paroles en l’air.
«Mikhaïl Gorbatchev avait donné son accord à la participation de l’Allemagne réunifiée à l’OTAN à la condition que l’OTAN ne s’étendrait pas plus loin à l’est. Des représentants de haut rang comme James Baker et Hans-Dietrich Genscher ont publiquement donné leur assentiment [mais il n’y a pas d’engagement écrit]. A l’époque, l’OTAN comptait 16 membres. Après les élargissements de 1999, 2004 et 2008 elle en a 28 parmi lesquels six anciens alliés et 3 anciennes républiques soviétiques» ( Reinhard Mutz : Die Krimkrise und der Wortbruch des Westens (La crise de Crimée et le déni de parole de l’ouest) in Blätter für deutsche und internationale Politik 4/2014)
En 2008, il a été question de l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. Faut-il chercher beaucoup plus loin…? Même si le comportement vulgaire et autocratique des dirigeants russes et l’annexion illégale de la Crimée rendent l’analyse difficile, certaines données géopolitiques sont difficilement contournables.
«De la fin de la division [de l’Allemagne] devait sortir un nouvel ordre de paix et de sécurité solide de Vancouver à Vladivostok comme cela avait été convenu dans la Charte de Paris pour une nouvelle Europe [celle-là même où des pays prenaient connaissances de l’accord 2+4] signée en novembre 1990 par 35 chefs d’État et de gouvernement de la Conférence pour la paix et la sécurité en Europe. Sur la base des principes définis et des premières mesures concrètes devait être construite une « Maison européenne commune » dans laquelle chaque état participant bénéficierait d’une égale sécurité. Cet objectif politique de l’après guerre n’a pas été tenu».
Le passage est extrait d’un texte intitulé «Wieder Krieg in Europa ? Nicht in unserem Namen !»(De nouveau la guerre en Europe ? Pas en notre nom !) signé par plus d’une soixantaine de personnalités parmi lesquelles on relève l’ancien président de la République Roman Herzog, Antje Vollmer, l’ancien chancelier Gerhard Schröder mais aussi Wim Wenders, Hanna Schygulla, Christoph Hein, Ingo Schulze, Gerhard Wolf etc.. (Source)
Pour les signataires, l’extension de l’ouest vers l’est, perçue comme menaçante par la Russie n’aurait pas dû se faire sans «en même temps approfondir la coopération avec Moscou».
La destruction des savoir géopolitiques
A méditer……………………………………………………………