Rencontre avec Sylvain Maestraggi autour de «Waldersbach», Lenz et Georg Büchner

Sylvain Maestraggi, photographe, a édité – il est son propre éditeur – en décembre 2014, après Marseille, fragments d’une ville,  où il s’est mis dans les pas de Walter Benjamin, un second livre au titre qui peut paraître mystérieux : Waldersbach. 45 photographies y sont mises en page dans une relation avec d’une part des textes du pasteur Oberlin sur le séjour à Waldersbach de l’écrivain Jakob Michael Reinhold Lenz , surtout connu pour son théâtre, et des extraits du récit qu’en tira Georg Büchner dans sa nouvelle Lenz, chef-d’œuvre de la littérature allemande.
Extrait de"Waldersbach" © Sylvain Maestraggi

Extrait de »Waldersbach » © Sylvain Maestraggi

Lorsque la librairie 47°Nord (la latitude de Mulhouse) m’a demandé d’animer la soirée consacrée au livre de Sylvain Maestraggi, j’ai tout de suite pensé à le faire sous forme d’un échange plutôt qu’un simple jeu de questions/réponses, démarche à laquelle le public a été sensible en se mettant de la partie. Je retiens cependant de cette soirée participative l’essentiel, en concentré, de la conversation avec Sylvain Maestraggi qui s’est terminée par une lecture par chacun d’un extrait de Lenz également reproduits à la fin de ce texte à deux voix.
Waldersbach est le nom du village où se situe la nouvelle de Georg Büchner : Lenz, une nouvelle allemande du 19ème siècle inspirée de faits vrais, du séjour d’un écrivain allemand, Jakob Lenz, qui avait été accueilli à la fin du 18ème siècle par le pasteur Oberlin à Waldesbach dans le Ban de la Roche, à 50 km au Sud-Ouest de Strasbourg, dans la direction de Saint-Dié dans les Vosges.
J’ai eu envie d’aller me promener dans les deux vallées du Ban de la Roche, sur les traces de ce personnage de Büchner qui est en errance. Il arrive un soir d’hiver à Waldersbach pour un séjour de trois semaines chez le pasteur Oberlin. J’ai refait son parcours. J’ai fait des photographies du paysage en résonance avec le texte de Büchner et celui du pasteur Oberlin qui tous les deux racontent cette histoire. Le choix du titre ? C’est un nom de lieu comme pour Marseille et un lieu de promenade. J’ai choisi ce titre aussi pour sa consonance germanique. Ce qui m’a attiré, c’est qu’il s’agit d’une histoire allemande, écrite par des Allemands et qui se passe sur le territoire français, en Alsace. C’est une forme d’étrangeté qui m’intéresse. Je suis attiré par le romantisme allemand, par la place du wandern, de la promenade, dans la littérature allemande. On en trouve des représentations dans la peinture comme par exemple celle de Caspar David Friedrich ses tableaux de paysage avec des promeneurs solitaires de dos dans la montagne ou dans la plaine, ou en musique avec les motifs du Voyage d’hiver de Schubert. La première fois que je suis venu en Alsace, j’avais déjà lu Lenz et je me suis rendu compte que cette histoire très allemande se passait en fait sur le territoire français. Ce mélange, cette rencontre qui tient au caractère frontalier de l’Alsace m’intéressait comme pour Marseille l’ouverture sur l’espace méditerranéen. Waldersbach, ça sonnait bien. Et il y a cette relation entre une géographie française et un imaginaire allemand.
Waldersbach dans le Ban de la Roche ! Le Ban de la Roche est un territoire assez singulier. Il a d’abord fait partie du Saint Empire romain germanique avant d’être annexé par Louis XV. A l’époque d’Oberlin, on y parlait le welche, c’est à dire un patois roman. Le pasteur qui était en poste à Waldersbach était forcément bilingue. La personnalité du pasteur Oberlin mériterait que l’on s’y attarde. Il est au croisement de l’histoire de la littérature et de celle de la pédagogie. Il a innové dans le domaine pédagogique notamment pour l’apprentissage de la lecture, en l’occurrence du français. Son prédécesseur a imaginé la première bibliothèque publique de prêt. Oberlin a inventé le poêle à tricoter, première expérience de socialisation des enfants en bas âge, l’ancêtre de l’école maternelle. Pour la première fois dans l’histoire des enfants quittaient les parents pour être confiés à des jeunes filles. On est souvent très sévère avec le pasteur Oberlin en raison de son caractère mystique mais c’était aussi l’époque du protestantisme piétiste, d’un protestantisme partagé par le pasteur Jaeglé chez qui logeait Büchner à Strasbourg.
L’idée du livre était de construire à partir de photographies un parcours qui suive le récit de Büchner, d’instaurer un dialogue entre les images et le texte en rappelant l’atmosphère de la nouvelle. Le texte de Büchner repose sur un dialogue entre le personnage de Lenz et le pasteur Oberlin. Lenz est en fuite. Il fuit la société pour essayer de retrouver une harmonie avec la nature, avec le monde, dans un coin reculé de montagne. Lenz, en proie à des accès de folie, vient de Winterthur en Suisse. Il arrive chez le pasteur Oberlin avec l’idée d’arrêter la course du temps, de trouver le repos en s’adonnant à la contemplation de la nature et à la promenade. La situation de Lenz est décrite de manière poignante. Il y a une grande poésie des paysages dans la nouvelle de Büchner et je voulais découvrir les paysages qui l’avaient inspirée. Je suis allé à Waldersbach dans la période où se déroule le récit, qui commence par cette phrase : « le 20 janvier, Lenz partit dans la montagne ». La description du paysage témoigne de ce que ressent le personnage. Pour tenter de savoir par où il avait pu passer, il y avait aussi la carte du Ban de la Roche dessinée par Oberlin. J’ai essayé de retrouver des correspondances entre les chemins d’aujourd’hui et ceux du 18ème siècle. Ce qui m’a frappé, et qui a fortement influencé les photographies, c’est le climat : cette atmosphère de brume, de neige, de vent, ces changements brusques, averses et éclaircies soudaines, transcrits de manière extrêmement fidèle. En arrivant au Ban de la Roche, un 20 janvier moi aussi, j’ai retrouvé les sensations que Büchner décrit. J’ai essayé de les saisir. J’étais parti avec l’idée presque topographique de décrire cette vallée comme si je faisais une enquête. Je pensais trouver comme des vestiges, des preuves qui allaient témoigner de cette histoire, du passage de Lenz. Je n’ai pas réussi à suivre cette démarche « rationnelle ». C’est le paysage qui m’a embarqué et je me suis retrouvé avec des photos beaucoup plus expressionnistes, beaucoup moins maîtrisée que ce que j’avais imaginé au départ. Et cela tient au climat des Vosges. Il y a quelque chose qui a pris possession des images, a échappé au contrôle. C’était assez inattendu.
Lenz est un auteur de théâtre. Ami de Goethe, il avait été mis à la porte de Weimar pour comportement asocial. Il s’est réfugié en Suisse, à Winterthur. Il a été envoyé chez le pasteur Oberlin parce que l’on pensait que ce dernier avec son savoir, sa patience et son empathie pour les gens allait pouvoir faire quelque chose pour lui. Je crois que l’on peut lire le texte de Büchner sans forcément savoir qui était Jakob Lenz. Nous avons un chef d’œuvre de la littérature mondiale qui doit beaucoup aux Vosges qui ont joué pour Büchner un rôle extrêmement important. «Les Vosges sont une montagne que j’aime comme une mère. Je connais chaque sommet et chaque vallée et les vieilles légendes sont si originales et si secrètes», écrit Büchner (Lettre à Gutzkow 1835). Dans la nouvelle, on a l’impression que les rochers s’expriment, que la nature communique. Il y a une spatialisation du récit mais le récit n’est pas une géographie. C’est peut-être ce qui attire le photographe. Mais il faut faire autre chose qu’illustrer. Moi j’ai fait de l’illustration parce que j’ai suivi un itinéraire de Büchner décrit dans une lettre à ses parents mais c’est autre chose que la nouvelle.
Pourquoi avoir ajouté au texte de Büchner, celui d’Oberlin ? Est-ce pour étendre l’espace géographique ? Pourquoi cette association de photographies en couleur et en noir et blanc.
Le texte d’Oberlin est différent de celui de Büchner. Dans son récit, le pasteur fait un compte rendu pour expliquer à ses amis pourquoi il n’a pas réussi à faire quelque chose pour Lenz et pourquoi il l’a renvoyé. Il n’y a pas la dimension poétique de Büchner mais il y a autre chose : la personnalité d’Oberlin qui est un peu en retrait chez Büchner. On trouve par exemple un passage sur les difficultés d’Oberlin à prêcher aux gens du village. J’ai souhaité qu’il soit un peu plus présent pour des raisons dramaturgiques, une question de tension narrative. J’ai fait un travail de montage entre des extraits de textes de l’un et de l’autre et les images, montage au sens cinématographique avec comme des voix-off sur les images. J’ai mis en tête du livre la conclusion d’Oberlin. J’ai aussi inséré le passage où Oberlin raconte qu’il confie son prêche à Lenz. J’ai beaucoup aimé cette idée de changement de place, d’échange de rôle. La juxtaposition de deux textes témoigne aussi de l’écart entre le fictionnel et le documentaire. Pour ce qui est de la couleur et du noir et blanc, j’ai toujours pratiqué les deux sans véritablement choisir. J’ai utilisé deux appareils, l’un pour la couleur et l’autre pour le noir et blanc, sans savoir ce qui allait en sortir. Cette dichotomie m’intéressait par rapport à la folie de Lenz qui passe d’une humeur à l’autre, d’une intensité à l’autre.
Mon sentiment est que Büchner a analysé l’échec d’Oberlin. Ce dernier a fait un rapport presque médical pour expliquer qu’il n’a pas réussi à faire quelque chose pour celui qu’on lui a envoyé. Büchner contrairement à Goethe essaye de comprendre Lenz. Goethe a été très méchant avec Lenz je ne sais si c’est à cause de Frédérique Brion. Büchner ne va pas jusque là. Tout le monde s’accorde à dire que la nouvelle de Büchner est un moment de rupture dans l’histoire de la littérature qu’il fait ainsi entrer dans la modernité. Le consensus est moins évident sur la caractéristique de ce récit. Jean Christophe Bally hésite entre la fiction et le documentaire au sens fort du terme. Christa Wolf dit dans Lire et écrire que la transformation du rapport médical en prose littéraire tient de la sorcellerie. Elle invente à partir de Lenz la notion «d’exactitude fantastique» c’est à dire une manière extrêmement précise de relater le cas, d’en faire l’autopsie et de le décrire avec des moyens très poétiques. C’est là qu’interviennent les Vosges, je crois, pour exprimer les états d’âme du personnage avec ce qui lui est extérieur, le clair, l’obscur, le haut, le bas, la mousse, le rocher pour essayer de comprendre.
Sylvain Maestraggi lit un extrait de Lenz qui figure dans son livre sous forme de fragments. Il s’agit du début du récit :
«Le 20 janvier, Lenz partit dans la montagne. Sommets et hauts plateaux sous la neige, pentes de pierres grises tombant vers les vallées, étendues vertes, rochers et sapins.
Il faisait un froid humide, 1’eau ruisselait des rochers, sautait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans 1’air saturé d’eau. Des nuages gris passaient dans le ciel, mais tout était si opaque, – et puis le brouillard montait, accrochant aux buissons sa lourde humidité, si paresseux, si gauche.
Il poursuivait sa route avec indifférence, peu lui importait le chemin, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait pas de fatigue, mais seulement il lui était désagréable parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête.
Au début, il se sentait oppressé, lorsque les pierres se mettaient à rouler, lorsque la forêt grise s’agitait à ses pieds et que le brouillard tantôt engloutissait toutes les formes, tantôt découvrait à demi ces membres gigantesques ; il se sentait le cœur serré, il cherchait quelque chose comme des rêves perdus mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si proche, si mouillé, il aurait aimé mettre la terre derrière le poêle, il ne comprenait pas comment il lui fallait tant de temps pour dévaler une pente et atteindre un point éloigné; il pensait devoir tout enjamber en quelques pas. 
Parfois seulement, lorsque la tourmente rejetait les nuages dans les vallées et que leur vapeur remontait le long de la forêt; lorsque dans les rochers des voix se faisaient entendre, tantôt pareilles au grondement du tonnerre au loin, tantôt déchaînant tout près leurs mugissements puissants avec des accents tels qu’elles semblaient vouloir dans leur sauvage allégresse chanter la Terre ; lorsque les nuages s’approchaient en bondissant comme des chevaux effarouchés qui hennissent et qu’alors le soleil surgissait, traversant la nuée pour tirer sur la neige son épée étincelante, si bien qu’une lumière aveuglante, des sommets aux vallées, tranchait l’espace et l’illuminait; ou bien lorsque la tempête écartait les nuages et y déchirait un lac d’un bleu limpide, que le vent se taisait, et que du fond des ravins et du faîte des sapins montait comme une berceuse ou un carillon; lorsqu’une légère lueur rouge se glissait sur le bleu profond et que de petits nuages passaient sur des ailes d’argent et que bien loin sur tout le paysage les sommets se détachaient étincelants et fermes, – il sentait sa poitrine se déchirer, il se tenait haletant, le buste plié en avant, bouche bée, les yeux exorbités. Il lui semblait qu’il dût laisser pénétrer l’orage en lui et accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait par-dessus la terre, il s’enfonçait dans l’univers : cette volupté lui faisait mal ; ou bien il s’arrêtait, posait la tête dans la mousse et fermait à demi les yeux; les choses alors retiraient de lui, la terre cédait sous son corps, devenait petite comme une planète errante puis plongeait dans le grondement d’un torrent dont les flots clairs passaient à ses pieds. Mais ce n’étaient que des instants; il se relevait alors, l’esprit dégrisé, clair, ferme et paisible, comme s’il avait eu sous les yeux un théâtre d’ombres, il ne se souvenait de rien ».
Mon extrait ne figure par dans le livre et concerne la crise d’athéisme de Lenz.
«Les nuages fuyaient rapidement sous la lune; tantôt tout était plongé dans les ténèbres, tantôt le paysage noyé dans la brume apparaissait au clair de lune. Il courait, montant, descendant. Dans sa poitrine résonnait un chant triomphal de l’Enfer. Le vent mugissait comme la voix des Titans. Il lui semblait qu’il pourrait tendre un poing gigantesque vers le ciel pour en arracher Dieu et le 
traîner entre les nuages; broyer le monde entre ses dents et le cracher au visage du Créateur ; il jurait, il blasphémait. Il parvint ainsi au sommet de la montagne, et la lumière incertaine s’étendait jusqu’aux masses blanches des rochers, le ciel était un œil bleu, stupide, et la lune y paraissait complètement ridicule et bornée. Lenz éclata de rire, et dans son rire l’athéisme prit racine ….»
Georg Büchner : Lenz/Le messager hessois/Caton d’Utique/Correspondance
Traduit de l’allemand par Henri-Alexis Baatsch
Christian Bourgois – éditeur
Sylvain Maestraggi a choisi la traduction de Lenz par Henri-Alexis Baatsch, de loin la meilleure
W-couv-2
Waldersbach
 par Sylvain Maestraggi
128 pages, 170 x 230 mm
45 photographies couleurs et noir et blanc
500 exemplaires
32 €
Texte : Georg Büchner, Jean-Frédéric Oberlin
Postface : Jean-Christophe Bailly
Mise en page : Florine Synoradzki

 

 

 

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