Du « désenchantement du monde »
au règne de la bêtise…systémique

Max Horkheimer et Theodor Adorno utilisent la même expression que Max Weber : Entzauberung der Welt / désenchantement du monde. En raison de la traduction française de leur ouvrage Dialektik der Aufklärung, on ne perçoit cependant pas cette filiation. Ils désignent le désenchantement du monde, la rationalisation/réification du monde, comme étant le programme même de l’Aufklärung. Celle-ci a son revers.

Begriff der Aufklärung
„Seit je hat Aufklärung im umfassendsten Sinn fortschreitenden Denkens das Ziel verfolgt, von den Menschen die Furcht zu nehmen und sie als Herren einzusetzen. Aber die vollends aufgeklärte Erde strahlt im Zeichen triumphalen Unheils. Das Programm der Aufklärung war die Entzauberung der Welt. Sie wollte die Mythen auflösen und Einbildung durch Wissen stürzen“.

(Adorno/ Horkheimer : Dialektik de l’Aufklärung. Suhrkamp taschenbuch. s. 19)

Le Concept d’Aufklärung
« De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains [Herren = maîtres]. Mais la terre, entièrement « éclairée » c.à d. dans le règne des Lumières], resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. Le programme de l’Aufklärung avait pour but de libérer le monde de la magie [avait pour but le désenchantement du monde]. Elle se proposait de détruire dissoudre les mythes et d’apporter à de détrôner l’imagination l’appui du par le savoir ».

(Adorno/ Horkheimer : Dialectik de l’Aufklärung traduit par La dialectique de la raison.Trad. Eliane Kaufholz. Trad modifiée par mes soins. Tel Gallimard. p.23)

L’expression désenchantement du monde est reprise à plusieurs endroits. Ainsi au début de la partie consacrée au concept d’Aufkärung où ce désenchantement conduit à la perte de la conscience de soi de la raison.

„ Rücksichtslos gegen sich selbst hat die Aufklärung noch den letzten Rest ihres eigenen Selbstbewußtseins ausgebrannt. Nur solches Denken ist hart genug, die Mythen zu zerbrechen, das sich selbst Gewalt antut. […] Es soll kein Geheimnis geben, aber auch nicht den Wunsch seiner Offenbarung.
Die Entzauberung der Welt ist die Ausrottung des Animismus“.
(Adorno/ Horkheimer : oc. s. 21)

« Sans égard pour elle-même, la Raison [Aufklärung] a anéanti jusqu’à la dernière trace sa conscience de soi. Seule une pensée qui se fait violence à elle-même a la dureté nécessaire à la destruction des mythes.[…] Il ne doit pas exister de secret, pas plus que le désir d’en révéler.
Libérer le monde de la magie, c’est en finir avec l’animisme ».
(Adorno/ Horkheimer : oc. p. 25-26)

„Die Entzauberung der Welt ist die Ausrottung des Animismus“ ici traduit par « Libérer le monde de la magie, c’est en finir avec l’animisme » devrait se transposer par « Le désenchantement du monde consiste dans l’élimination de l’animisme ». Entre autre. Mais ce processus a son revers non seulement dans une perte pour les Lumières de réflexion sur elles-mêmes, l’élimination des mystères et de l’imagination mais également, par le biais de l’industrialisation, dans une réification de l’âme humaine.

„Der Animismus hatte die Sache beseelt, der Industrialismus versachlicht die Seelen.“ (oc s.45)

« L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose » (oc. p.57)

La chosification et le désenchantement ne concernent pas seulement l’âme humaine mais également nos rapports avec l’ensemble du vivant non-humain, voire ce que l’on appelle la « nature » réduits à du mécanisable. Si la citation ci-dessus a quelque raideur, cet édifice, s’il demeure encore comme un spectre qui hante notre culture est cependant entrain de s’effriter sinon de s’effondrer, miné qu’il est, à la faveur de la crise écologique, par les sciences elles-mêmes.

Dans leurs notes et esquisses, les membres éminents de l’École de Francfort écrivent en outre, à propos de la culture de masse et de l’industrie culturelle  :

„Im Reklamecharakter der Kultur geht deren Differenz vom praktischen Leben unter. Der ästhetische Schein wird zum Glanz, den Reklame an die Waren zediert, die ihn absorbieren; […] Seit dem industriellen Zeitalter ist eine gesinnungstüchtige Kunst im Schwange, die mit der Verdinglichung paktiert, indem sie gerade der Entzauberung der Welt, dem Prosaischen, ja der Banausie eine eigene, durchs Arbeitsethos gespeiste Poesie zuschreibt.“ (oc. s. 299)

« Dans le caractère publicitaire de la culture, sa différence avec la vie pratique disparaît. L’apparence esthétique devient le clinquant que la publicité cède aux marchandises qui l’absorbent. […] Depuis l’ère industrielle, un art en quête d’efficacité mentale, est en marche, qui pactise avec la réification, la chosification [Verdinglichung], en attribuant justement au désenchantement du monde, au prosaïque, voire à l’inculture [Banausie], une poésie propre nourrie par l’éthique du travail. » (Texte non repris dans l’édition française)

On peut compléter ce chapitre par l’adjonction de deux autres notions proches : celle de démythologisation et de démythisation

Démythologisation / démytisation

La démythologisation par le calcul :

« La logique formelle fut la grande école de l’unification. Elle offrait aux partisans de la Raison le schéma suivant lequel le monde pouvait être l’objet d’un calcul. L’assimilation des idées aux nombres qu’effectue le savoir mythique dans les derniers écrits de Platon exprime la nostalgie de toute démythologisation : le nombre est devenu le canon de l’Aufklärung. Les mêmes équations dominent la justice bourgeoise et l’échange des marchandises. » (p.29)

La démytisation par identification de l’animé à l’inanimé :

« L’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi qu’est tracée la voie de la démythisation, de la Raison, qui identifie l’animé à l’inanimé comme le mythe identifie l’inanimé à l’animé. » (p.36)

Dans le chapitre Raison et mystification des masses, Adorno et Horkheimer abordent la question des industries culturelles de masse, la radio, le cinéma… (Il n’y avait pas encore de télévision. Ni d’Internet). Celles-ci, s’adressant à des millions de personnes, produisent des biens standardisés. Ils ne sont pas, comme on le prétend, des réponses à des besoins de ceux qui sont devenus des consommateurs mais servent à leur manipulation : « l’impératif de l’efficacité transforme la technique en psychotechnique, en technique de manipulation des hommes ». Par ailleurs, ajoutent-ils, « ce que l’on ne dit pas, c’est que le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement. De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la domination même ». Le nivellement que produit l’industrie culturelle n’est pas le résultat « d’une loi de l’évolution de la technologie en tant que telle » mais de sa fonction dans l’actuelle économie capitaliste. Il y a fusion de la publicité et de l’industrie culturelle tant sur le plan technique qu’économique. L’auditeur et le spectateur deviennent des clients passifs d’une fabrique de stéréotypes et de reproduction de copies conformes atrophiant leurs spontanéités et leurs imaginations. Bref, ils sont infantilisés. La langue elle-même se rationalise et s’appauvrit en se fondant dans la communication.

« Ce qui, dans une succession déterminée de lettres, dépasse la corrélation avec l’événement est rejeté comme obscure métaphysique verbale. Le résultat est que le mot, qui ne doit plus signifier, mais uniquement désigner, est tellement rivé à la chose qu’il n’est plus qu’une formule pétrifiée. Le langage et l’objet sont également affectés. Au lieu de permettre d’appréhender l’objet, le mot épuré le traite comme une instance abstraite et tout le reste, séparé de l’expression (qui n’existe plus) parce qu’on en exige une clarté impitoyable, s’atrophie progressivement dans la réalité ». (p 242)

Le désenchantement selon Max Weber vu par Ulrich Beck

La rationalisation comme le désenchantement ont une histoire. Max Weber lui-même l’avait déjà évoqué tout en mettant l’accent sur leur accélération lors du passage à la modernité. Weber écrivait au tournant du siècle dernier. Son texte Éthique protestante et esprit du capitalisme est paru avant la Première Guerre mondiale. A la fin de la Seconde guerre mondiale, et avec l’apparition des industries culturelles et du capitalisme consumériste, Adorno et Horkheimer y ont ajouté un nouveau chapitre. Ulrich Beck prolonge la tradition wébérienne. Héritier des tragédies historiques mais également contemporain des catastrophes industrielles qu’ont été Harrisbourg (Centrale nucléaire de Three Mile Island), de Bhopâl (industrie chimique) et de Tchernobyl, il publie en 1985 son important livre, La société du risque. D’autres catastrophes ont suivi. Que l’on pense à Fukushima, pour ne prendre que cet exemple. Ou la crise des subprimes, etc.
Ce qui intéressait Max Weber, selon Ulrich Beck, était « ce mouvement de dégagement hors du monde traditionnel des attaches religieuses dans lequel l’ici-bas et l’au-delà étaient encore confondus ». Il a vu que la perte de l’au-delà de la religion avait provoqué une ferveur active intramondaine. S’ils voulaient atteindre Dieu, devenu inaccessible, il « leur fallut prendre le monde en main, le transformer, le « désenchanter », le « moderniser », dégager ses trésors implicites de façon productive en formant et en utilisant toutes les forces humaines, et les accumuler jusqu’à en constituer un capital, pour trouver dans le monde qu’ils avaient soumis et s’étaient approprié une impossible protection qui réponde à l’absence de protection de Dieu. ». Pour Ulrich Beck, les écrits tardifs de Weber contiennent l’éventualité d’une « autorévision de la modernité » par laquelle les homme se libéreraient de « l’édifice de servitude » qu’ils ont eux-mêmes construit. Il ajoute, qu’en revanche, l’idée qu’ils pourraient, de même qu’ils avaient relâché l’emprise de l’Église à la fin du Moyen-Âge, s’émanciper des attaches de la société industrielle « pour être à nouveau renvoyés à eux-même sous une forme nouvelle », cette idée, si elle est présente, n’est pas explicite.

« Les normes concrètes, les valeurs et les modes de vie caractéristiques des hommes vivant au sein du capitalisme industriel sont moins le produit de la culture de classe industrielle (au sens où l’entendait Marx) qu’un reliquat de traditions pré-capitalistes, pré-industrielles. En ce sens, la « culture du capitalisme » est moins une création autonome qu’une phase tardive de la société par ‘États’, ‘modernisée’, ‘consommée’, et donc transformée et dirigée dans le système du capitalisme industriel. Le ‘désenchantement’ ne porte donc jamais sur cette culture même. Il reste un désenchantement des styles de vie et des formes de liens traditionnels, non modernes, qui sont ce qu’il s’agit de désenchanter mais ne cessent de se régénérer, de se maintenir, et alimentent donc éternellement le désenchantement dans son inextinguible accomplissement.
[…] C’est vrai de l’évolution jusque dans les années cinquante ; mais cela n’est plus vrai de l’évolution postérieure. »

(Ulrich Beck : La société du risque. Aubier. 2001. p. 184-185)

Un spectre en quelque sorte.

Ce dernier passage est cité en exergue du livre de Bernard Stiegler et de l’Association Ars industrialis qu’il avait créée : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion). Je reviendrai plus loin sur ce livre qui ajoute lui-aussi un chapitre à la question du désenchantement du monde, celui de l’exploitation capitaliste de l’énergie libidinale et de la destruction du désir par le capitalisme consumériste et l’industrie culturelle.

Autodesruction de l’Aufklärung par une pensée devenue marchandise

Je reviens encore un moment sur La dialectique de l’Aufklärung. Dans l’introduction, les auteurs en situent l’enjeu : comprendre comment le progrès devient régression.

„Was wir uns vorgesetzt hatten, war tatsächlich nicht weniger als die Erkenntnis, warum die Menschheit, anstatt in einen wahrhaft menschlichen Zustand einzutreten, in eine neue Art von Barbarei versinkt“.

(Adorno/ Horkheimer : Dialektik de l’Aufklärung. Suhrkamp taschenbuch. s.11)

« Ce que nous nous étions proposé de faire n’était en effet rien de moins que la tentative de comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une nouvelle forme de barbarie ».

(Adorno/ Horkheimer : Dialectik de l’Aufklärung traduit par La dialectique de la raison.Trad. Eliane Kaufholz. Tel Gallimard. p. 13)

C’est que la rationalité a tendance à s’épuiser, à se vider de sa substance ?.

« Une des caractéristiques de la rationalité a toujours été dès le début sa tendance à s’autodétruire »

En se barricadant derrière la stricte vérification des faits et au calcul de probabilités par peur de s’exposer à la superstition, la rationalité s’est stérilisée et a préparé le terrain à ce qu’elle voulait éviter : «  l’interdiction de l’imagination théorique ouvre la voie à la folie politique »

« Si la Raison n’entreprend pas un travail de réflexion sur ce moment de régression, elle scellera son propre destin ».

En ne prenant pas en charge la dimension négative, toxique, du progrès, les ombres des Lumières, la pensée se désarme et laisse le champ libre aux ennemis du progrès et à l’extrême droite, au fascisme. Le « penser aveuglément pragmatisé perd son caractère transcendant et, du même coup, sa relation à la vérité ». Ainsi, «  le progrès devient régression ».

«  l’esprit ne peut survivre lorsqu’il est défini comme un bien culturel et distribué à des fins de consommation. La marée de l’information précise et d’amusements domestiqués rend les hommes plus ingénieux en même temps qu’elle les abêtit. [witzigt und verdummt zugleich = divertit et abêtit tout à la fois] (oc. p. 18)

C’est pourquoi

« la Raison [Aufklärung] doit prendre conscience d’elle-même si les hommes ne doivent pas être trahis totalement. Ce qui est en cause, ce n’est pas la conservation du passé, mais la réalisation des espoirs du passé. Mais aujourd’hui le passé continue comme destruction du passé ». (oc. p. 19)

La même année 1944 où paraissait Dialektik der Aufklärung parlant de l’autodestruction de la raison, Karl Polanyi, évoquait, lui, l’« autodestruction de la civilisation », du fait d’une « certaine qualité technique de son organisation économique ». Le dogme quasi-religieux de l’autorégulation du marché « finit par briser l’organisation sociale qui se fondait sur lui ». (Karl Polanyi : La grande transformation. Tel Galimard. Trad. Catherine Malamoud et Maurice Angenot. P. 38)

La raison en guerre contre elle-même (Bernard Stiegler)

Bernard Stiegler dans son ouvrage États de choc / Bêtise et savoir au XXIè siècle, réactualisera cette question en soulignant, que l’Aufklärung, est « un mouvement historique ». et qu’elle est en quelque sorte en permanence « en guerre contre elle-même »

« Si la raison se forme (en passant par une Bildung [c’est à dire une formation de l’attention]), c’est tout aussi bien et avant tout parce qu’elle se déforme : elle est un état à la fois mental et social essentiellement précaire – et c’est peut-être là ce que nous, les tard venus du XXIème siècle, découvrons : cette conquête reste toujours radicalement à refaire et à défendre. A la définition kantienne de la conquête qu’est l’Aufklärung, Adorno et Horkheimer ajoutent qu’elle doit toujours être défendue contre elle-même, telle qu’elle tend toujours, en devenant rationalisation c’est à dire réification à se retourner contre elle-même comme savoir devenu bêtise – cette dialectisation de l’Aufklärung survenant après que Max Weber a mis en évidence le fait de la rationalisation comme caractéristique du devenir capitaliste »

(Bernard Siegler : États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle. Mille et une Nuits. 2012. p.36)

B. Stiegler : désenchantement / réenchantement du monde

Dans un ouvrage précédent, Bernard Stiegler et l’Association Ars industrialis avaient prolongé la question du désenchantement du monde en y ajoutant la dimension introduite par le capitalisme consumériste produisant, exploitant et détruisant le désir au profit d’un capitalisme devenu pulsionnel. Les auteurs opéraient en même temps un glissement – une bifurcation- du désenchantement du monde vers le règne de la bêtise, une bêtise désormais produite systémiquement par des artefacts numériques qui à défaut d’être abordés dans leur dimension pharmacologique rendent plus bêtes qu’intelligents. Il n’y a pas d’intelligence (Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur ce terme tant il semble ne plus signifier grand-chose de précis) sans un premier temps de bêtise et sans capacités, collectives, d’adoption des techniques, sans capacités, collectives, de jugement et de délibération. Adorno et Horkheimer consacrent d’ailleurs, dans les notes et esquisses de leur ouvrage La dialectique de l’Aufklärung, une note à la Genèse de la bêtise que j’ai mise en ligne séparément. Non sans avoir noté combien « le fait que l’intelligence tourne à la stupidité est inhérent à l’évolution historique » (o.c. p. 310), ils symbolisent l’intelligence par l’antenne de l’escargot. Celle-ci se rétracte devant l’obstacle et souligne combien « la vie de l’esprit est infiniment fragile ». « La bêtise est une « cicatrice » qui se forme «  à l’endroit où le désir a été étouffé ».

Une dizaine d’années avant eux, Robert Musil avait lui aussi affronté le thème de la bêtise. Il en parlait déjà dans son roman, L’homme sans qualité. Et en ces termes :

„Denn wenn die Dummheit nicht von innen dem Talent zum Verwechseln ähnlich sehen würde, wenn sie außen nicht als Fortschritt, Genie, Hoffnung, Verbesserung erscheinen könnte, würde sie nicht dumm sein wollen, und es würde keine Dummheit geben. Zumindest wäre es sehr leicht, sie zu bekämpfen“

(Robert Musil : Der Mann ohne Eigenschaften I, 16)

« Car si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre de l’intérieur au talent et ne pouvait de l’extérieur s’apparenter au progrès, au génie, à l’espoir et au perfectionnement, personne ne voudrait être bête, et il n’y aurait pas de bêtise. Du moins serait-elle facile à combattre ».

(Robert Musil : L’homme sans qualité I,16)

C’était écrit en 1931. Cette citation devrait figurer en tête de toute réflexion sur l’« intelligence » artificielle. Musil rappelait le passage de son roman dans une conférence tenue à Vienne en 1937 en évoquant la proximité de la raison avec la bêtise :

« Ne peut-on s’attendre à trouver, là où jugement et raison sont chez eux, leurs sœurs et sœurettes, les différentes formes de la bêtise ?»

( Robert Musil : De la bêtise. Ed Allia. Trad. Philippe Jacottet. p.12).

Dans le même texte, il voyait apparaître dès le milieu du 19ème siècle, des « signes de décrépitude » de ce qui était considéré comme des critères de la « dignité humaine » : la liberté et la raison. La bêtise est chez lui une « abdication » devant l’indignité. Chez Adorno et Horkheimer un « étouffement du désir ». Pour Bernard Stiegler, « un renoncement au désir ». Il y a pour ce dernier une autre genèse de la bêtise. Elle est à chercher du côté du mythe du frère de Prométhée, Épiméthée (voir ici le récit qu’il fait du mythe). Elle se situe dans ce qu’il appelle la « condition pharmacologique » des êtres humains qui se caractérisent par leur dépendance aux techniques et technologies qui sont tout autant des poisons qui nous font régresser, font tomber dans l’avilissement, que des remèdes permettant de nous élever à la dignité. Contrairement à ce que son étymologie pourrait suggérer, « la bêtise n’est pas l’animalité » écrivait Gilles Deleuze qui ajoutait : « L’animal est garanti par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être ‘bête’ ».
Si l’on ne peut vaincre la bêtise, on peut, il faut même, toujours la combattre, à commencer par celle propre à celui qui en parle mais aussi et surtout la bêtise d’abord systématiquement organisée par le marketing puis plus grave encore, la bêtise systémique. Celle-ci résulte de la prolétarisation des activités cognitives par leur délégation aux machines numériques.
En 2004, le PDG de la chaîne de télévision privée TF1 avait révélé que ce qu’il marchandait avec les agences de marketing était « le temps de cerveau disponible » des téléspectateurs, expression d’un « populisme industriel » exploitant les pulsions après avoir tué le désir. L’année suivante, le Medef organisait une université d’été sur le thème du réenchantement du monde, en référence directe à Max Weber. On parlait alors d’une économie de la connaissance à venir. Bernard Stiegler, y percevait l’expression d’une limite atteinte :

« le choix de ce thème par le Medef ne pouvait advenir qu’au moment où le processus de désenchantement, décrit par Weber il y a exactement un siècle, atteint son terme dans la mesure où il a conduit à la baisse tendancielle du désir, qui constitue pourtant, comme énergie libidinale, la principale énergie de la société capitaliste, laquelle se trouve désormais contrainte d’exploiter les pulsions – exploitation éminemment dangereuse et proprement explosive ».

(Bernard Stiegler et Ars industrialis : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion. p. 19)

« Seule une lutte contre la bêtise imposée par le contrôle des temps de cerveau disponible, c’est-à-dire par le populisme industriel, constitue une véritable possibilité de « réenchanter le monde » : de le rendre désirable, et par là de rendre à la raison son sens premier de motif de vivre (c’est le sens qu’elle a pour Aristote en tant que logos du noûs, qui est ce que Valéry appelle l’esprit) : la raison comme sens de l’existence (et en cela comme sens de l’orientation) ». (oc p. 17)

L’enchantement est dès lors défini comme « projection du désir » comme « la seule possibilité de trans-former l’intérêt individuel en intérêt collectif. » Il relève de l’incalculable.

Le contrôle des savoirs par la société hyperindustrielle les soumet à la pression de l’adaptation, ce qui est contradictoire, un savoir étant par définition un savoir critique. «  L’adaptation est, au regard du savoir, intrinsèquement débile ». Nous sommes entrés dans « un nouvel âge d’instrumentation de la recherche et de la pensée où se produit une tendance entropique qui contredit la structure consubstanciellement néguentropique du savoir »

« Tandis que, durant toute l’histoire académique, de Platon à Ferry en passant par l’université de Berlin et jusqu’à Napoléon, le système technique d’un côté et le système mnémotechnique de l’autre furent structurellement, fonctionnellement et canoniquement séparés – séparation qui faisait que tout ce qui relevait des mnémotechniques appartenait au pouvoir symbolique des clercs et ne s’inscrivait pas dans l’économie, sinon comme oikonomia de la Trinité, l’économie étant, en tant que negotium, intrinsèquement séculière, et le pouvoir de lecture et d’écriture étant exclusivement accessible à l’otium –, les déplacements essentiels opérés à travers la Réforme ne se concrétisent pleinement, très tardivement, comme sécularisation totale, que dans le contexte d’un extrême désenchantement qui s’installe au moment où s’impose le système mnémotechnique industriel numérique : c’est là précisément ce qui nous arrive. » (B. Stiegler : États de choc p. 271)

C’était écrit en 2012. Nous avions atteint le point extrême du désenchantement. La particularité du numérique est de permettre la combinaison de l’ensemble des instruments augmentant nos capacités de perception ( microscopes, télescope, etc) avec l’instrumentalisation des capacités d’entendement. L’entendement, c’est à dire selon Kant la faculté analytique de la pensée, est en effet extériorisable. Elle est en mesure de « déléguer ses fonctions à ses instruments, appareils et machines sans plus aucun pouvoir régulateur de la raison, c’est à dire sans pouvoir d’idéaliser, ni donc de théoriser ». ( États de choc p. 269).

« La raison elle-même n’est pas extériorisable. Elle est en revanche et depuis toujours la raison intériorisée de l’extériorisation. Et elle l’est comme désir capable d’infinitiser ses objets qui sont ceux de la sublimation.
L’extériorisation stérilisante (sans intériorisation) de l’entendement est ce qu’Adorno et Horkheimer, puis Marcuse et enfin Habermas, décrivent, une quarantaine d’années après Weber, comme un processus de rationalisation facteur d’irrationnalité. Mais ils n’analysent pas correctement, selon moi, la causalité historico-pharmacologique qui y est à l’œuvre ».
(B. Stiegler : Etats de choc p. 269)

Si Bernard Stiegler s’appuie sur cet héritage, il le critique aussi en ce qu’il omet le caractère historique des technologies de la mémoire (des rétentions) qui disruptent les savoirs et la démarche pharmacologique qu’il a développée permettant de comprendre que toute technique est capable du pire comme du meilleur et que cela doit faite l’objet d’une lutte pour nouvelle critique de cette raison devenue impure. Le philosophe, s’il les distingue, n’oppose cependant pas raison et bêtise. La question de la lutte contre la bêtise systémique relève pour lui d’une économie politique des technologies de l’esprit. Cette dimension reste malheureusement largement occultée par les penseurs écologistes.

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