Éléments d’une petite histoire de l’extériorisation technique

De la projection organique à l’orthogenèse exosomatique.

1. De l’outil comme projection organique d’Ernst Kapp à l’engloutissement de l’outil par la machine.
Prolétarisation.
Machine et organisme. L’homme-machine

Ernst Kapp : Grundlinien einer Philosophie der Technik / Zur Entstehungsgeschichte der Kultur aus neuen Gesichtspunkten. Georg Westermann, Braunschweig 1877. Seite 29

CHAPITRE II

LA PROJECTION D’ORGANE

Usage linguistique fluctuant de l’expression projection en art et en science. – Sa fixation comme projection d’organe sur des bases historico-culturelles. – L’homme préhistorique et ses dispositions primitives. — Le premier outil, le premier travail. —L’histoire comme succession du travail humain.

Lorsqu’au début des années soixante [1860] la question de l’âge du genre humain fut soumise à discussion dans une séance de la société philosophique de Berlin, Schultz-Schultzenstein1 fit la remarque suivante : l’homme, partout où il se présente, doit commencer par s’inventer et se doter par l’art d’un mode de vie approprié, ce qui permet de dire que la science et l’art jouent pour l’homme le rôle de l’instinct pour les animaux. C’est par là qu’il se fait le créateur de lui-même, y compris de la formation et du perfectionnement de son propre corps. Lassalle2 fit une observation dans le même sens : « Cette autoproduction absolue est précisément ce qu’il y a de plus profond en l’homme ».
Cette expression convient parfaitement pour expliquer ce que nous entendons par le mot « projection ».
L’usage du terme «projection » se rattache en général à sa signification étymologique fondamentale. Sans parler de l’artillerie, où l’on appelle « projectile » tout engin balistique, ni de l’architecture ou « projecture » désigne un ressaut, ni même encore des « projets » du monde des affaires, le mot est plus particulièrement en usage dans l’art du dessin pour désigner différentes sortes d’ébauche, de tracé, de plan, d’épure, d’esquisse, et tout particulièrement le tracé du quadrillage nécessaire au cartographe. Qui n’a pas par exemple déjà entendu parler des quadrillages à lignes parallèles «d’après la projection de Mercator » comme on les appelle si couramment ?
Bien plus que ces usages accessoires, ce qui importe c’est que le mot est abondamment employé, autant par les physiologistes que par les psychologues, pour expliquer la relation que les sensations entretiennent avec des objets extérieurs et, d’une façon générale, à propos de la formation des représentations.
Dans tous ces cas, projeter est plus ou moins l’action de lancer en avant ou au-dehors, de placer au-dehors, de transférer hors de soi et de déplacer quelque chose d’intérieur dans l’extériorité. Projection et représentation ont à vrai dire à peu près la même teneur, dans la mesure où l’acte le plus intérieur de la représentation n’a pas lieu sans qu’un objet soit pour ainsi dire placé devant les yeux du sujet qui se le représente.

Ernst Kapp : Principes d’une philosophie de la technique. Traduit par Grégoire Chamayou. Editions Vrin. 2007. Pp 71-72

1 Karl Heinrich Schultz-Schultzenstein (1798-1871), naturaliste, botaniste et professeur tlë médecine à Berlin, auteur d’une théorie de la régénération des êtres vivants.

2 Ferdinand Lassalle (1825-1864), théoricien socialiste allemand.

Le texte flirte avec le concept d’extériorisation de Georg Wilhelm Friedrich Hegel : « déplacer quelque chose d’intérieur dans l’extériorité ». Il dessine l’interaction entre l’intérieur et l’extérieur : « l’acte le plus intérieur de la représentation n’a pas lieu sans qu’un objet soit pour ainsi dire placé devant les yeux du sujet qui se le représente. ». En même temps, il fait un pas vers l’autoproduction humaine de soi, et vers le concept d’exosomatisation (« transférer hors de soi ») forgé, un siècle plus tard, en 1945, par Alfred Lotka. J’examinerai cette question plus en détail dans la seconde partie de cette petite histoire de l’extériorisation.

J’ai voulu ouvrir sur l’extrait ci-dessus car il décrit le processus de naissance du concept de projection d’organe qui est aussi celui des Grundlinien, ici traduit par principes, Principes d’une philosophie de la technique.

« L’expression philosophie de la technique, écrit Grégoire Chamayou, dans la préface, est née avec ce livre, en 1877. Il s’agit pour Ernst Kapp d’une philosophie de la hache, du marteau, de la vis et de la machine à vapeur.
Le projet de faire une philosophie des artefacts revient à introduire une matière étrangère en philosophie (O.c. p.21)

Dans son livre, Ernst Kapp met en exergue le texte suivant que l’on trouve aussi sur des couvertures de certaines éditions :

« Toute l’histoire humaine se réduit en fin de compte à l’histoire de l’invention de meilleurs outils »

Le propos est de Edmund Reitlinger, un historien de la physique. Kapp voulait jeter les bases d’un nouveau point de vue permettant de montrer que «  la genèse et le perfectionnement des artefacts issus de la main de l’homme sont la condition première de son évolution vers la conscience de soi ». Pour le philosophe allemand, il faut aborder ces questions à l’échelle anthropologique. « L’histoire primitive, écrit-il, page 75, ne commence qu’avec l’outil , c’est à dire le premier travail »

« Organe et outil. La main outil des outils »

Organon est un mot grec ancien signifiant instrument, outil, organe et ouvrage, rappelle Kapp qui part de l’analogie entre l’organe du corps et l’outil. Et cela commence bien entendu par la main qui est pour lui la matrice de tous les outils. Il faut dire que de ce point de vue il est bien servi par la langue allemande. Il s’en sert d’ailleurs très consciemment. Le mot allemand Handwerk [métier, artisanat] est formé de Hand, la main et de Werk, ouvrage. Hand dérive du vieil allemand, lui même substantivant hinþan signifiant attraper, saisir. Il est intéressant de relever le rapport qui se fait d’emblée entre main et ouvrage. Cependant, le terme français man-œuvre est plutôt péjoratif, en allemand aussi (Hand-langer) ainsi que celui de main d’œuvre, ne représentant dans l’idéologie libérale rien d’autre qu’un coût, forcément toujours trop élevé. Idem pour ce que Michel Volle appelle cerveau d’oeuvre.
Ernst Kapp qui a fait des études de philologie classique rappelle tout ce à quoi renvoie la main :

« La main, organe qui saisit et qui manipule les choses corporelles, est en même temps aussi l’organe qui contribue de la façon la plus essentielle à dégager [Entbinden] la représentation et la saisie intellectuelle des choses [geistiges Begreifen] et qui nous livre le monde de la culture tout entier. […]
C’est à la main [Hand] que renvoie l’artisanat [Handwerk], l’action [Handlung], le commerce [Handel], l’unité numérique, les poids et mesures, le nombre et le calcul. Tout ce que la main [Hand] accomplit est au sens large Handlung [action]. En agissant [handeln], elle touche donc, au sens propre comme au sens figuré – si on me passe l’expression – profondément au domaine éthique. Cette même main qui a créé l’outil à son image le manipule [hantiert] comme instrument économique et comme arme. Elle l’échange aussi de  la main à la main, dans le troc et le transforme à des fins artistiques, religieuses et scientifiques.
Ce qu’est la main, elle ne l’est pas pour soi, mais en tant que membre, en tant qu’organe d’un tout vivant articulé qui se produit lui-même de l’intérieur, dans lequel le petit se conserve dans le grand, et le grand trouve sa vérité dans le petit. La machine, dont les parties sont assemblées extérieurement une à une, comporte bien des pièces ou des éléments mais pas de membres [Glieder]» (o.c. p. 103-104)

Pour Kapp, l’homme a « projeté les formes de ses organes dans les outils primitifs ». Mais, si les organes sont à la source de « l’impulsion poïétique », il souligne aussi la relation de réciprocité entre les deux organogénèses, l’une endosomatique, l’autre exosomatique. Il dit, d’une part, que

« un outil en engendre un autre »…

et observe, d’autre part, que l’outil a

« servi de support à l’évolution de l’organe naturel, et celui-ci, en devenant graduellement plus habile, a servi en retour de support au perfectionnement et à l’évolution de l’outil ». (p.89)

Ernst Kapp reprend à Alexander von Humboldt l’idée d’organologie de l’esprit c’est à dire le fait d’appeler organes les outils qui servent à ce que le philosophe de la technique appelle « l’organisme de l’esprit » :

„Das Erschaffen neuer Organe (Werkzeuge zum Beobachten) vermehrt die geistige, oft auch die physische Kraft des Menschen. Schneller als das Licht trägt in die weiteste Ferne Gedanken und Willen der geschlossene elektrische Strom. Kräfte, deren stilles Treiben in der elementarischen Natur, wie in den zarten Zellen organischer Gewebe, jetzt noch unseren Sinnen entgeht, werden erkannt, benutzt, zu höherer Thätigkeit erweckt und einst in die unabsehbare Reihe der Mittel treten, welche der Beherrschung einzelner Naturgebiete und der lebendigeren Erkenntnis des Weltganzen näher führen.“

« La création de nouveaux organes (outils pour observer, instruments d’observation), augmente la force intellectuelle et souvent aussi la force physique de l’homme. Plus rapide que la lumière, le courant électrique à circuit fermé porte la pensée et la volonté dans les contrées les plus lointaines. Un jour viendra où des forces qui s’exercent paisiblement dans la nature élémentaire comme dans les cellules délicates du tissus organique, sans que nos sens aient pu encore les découvrir, reconnues enfin mises à profit et portées à un plus haut degré d’activité, prendront place dans la série indéfinie des moyens à l’aide desquels, en maîtrisant chaque domaine particulier de la nature, nous nous élèveront à une connaissance plus intelligente et plus animée de l’ensemble du monde »
( Alexander von Humboldt : Kosmos cité par Ernst Kapp : oc p. 129-130)

Les premiers artefacts sont des manufacts. Le pied de son côté se projette dans l’échelle de mesure, etc… . Je n’entre pas dans les détails. Les organes des sens n’ont pas échappé au processus. Kapp aborde également la questions des machines, de la langue (« le plus noble de tous les manufacts est l’écriture ») et de l’Etat.

« La machine des machines »

E. Kapp qualifie la machine à vapeur de « machine des machines » permettant de soumettre à ses ordres les anciens éléments : terre, air, eau et feu. On ne saisit pas très bien ce qui dans le corps humain a pu conduire à la machine à vapeur. En tous les cas cela n’a bien entendu pas pu se faire directement ni sans de nombreux intermédiaires.

L’individu se définit par son rapport à son milieu technique.

«  Ce monde extérieur est celui dans lequel l’homme s’est créé un prolongement de soi vers l’extérieur, sans lequel il ne serait capable ni de se rendre intelligible la nature ni d’en faire usage, ni de s’expliquer son propre être. L’homme prend conscience de ce monde, du chemin qu’il a parcouru depuis le premier outil rudimentaire formé d’après un organe naturel jusqu’au sommet qu’il atteint aujourd’hui avec la profusion de machineries complexes » (O.c. p.174)

L’ organogenèse est aussi rétentionnelle puisqu’elle contient le « chemin parcouru », ce que Bernard Stiegler appelle des rétentions tertiaires.

Et déjà dans un processus d’automatisation comme nous le verrons un peu plus loin.

Illustration extraite du livre d’Ernst Kapp.

L’allume feu par frottement du bois serait «  le premier dispositif à mériter le nom de machine »( p.181). Son développement jusqu’à la machine à vapeur et à la grande industrie qu’elle permet, a comme revers, souligne Kapp,

«  l’incroyable perte d’habileté des ouvriers »(p.194),

Comme nous le verrons un peu plus loin, c’est une idée que l’on trouve avant lui déjà chez Marx et qui sera développée dans Le manifeste du Parti communiste (1848) comme le premier stade de la prolétarisation, la perte de savoir-faire des ouvriers.

Avant la grande industrie il y eut la manu-facture. On trouve partout la main y compris jusqu’à aujourd’hui dans le digital (digit = doigt) et ceci quel que soit le degré de sophistication de la machine.

« La main qui tourne a beau se transformer en fuseau, celui-ci en rouet, et le rouet à son tour en métier à filer, on a beau, pour broyer les grains, passer des molaires à la meule du sauvage, puis de celle-ci au moulin à vent, au moulin à eau et au moulin à vapeur, même si ces progrès qui mènent à la machine complète nous éloignent en même temps de l’action immédiate et durable de la main, le lien demeure néanmoins et on peut dire que la machine, y compris la plus sophistiquée, se cramponne contre vents et marée à la main de l’homme. Il ne faut pas penser la machine séparément de son origine : hors de ce rapport elle cesse d’être une machine ». (Ernst Kapp : oc. p.198)

Ernst Kapp

Il est temps de dire quelques mots de l’auteur. Ernst Kapp est né en 1808, dernier de douze enfants, à Ludwigstadt dans le nord de la Bavière. Il est orphelin à l’âge de 6 ans. Après des études de philologie à Bonn, puis une thèse d’histoire, il produisit des manuels didactiques d’histoire et de géographie, matières qu’il enseigna, en considérant l’histoire dans la géographie et la géographie dans l’histoire.

En 1845, Ernst Kapp publie en deux volumes Philosophische oder vergleichende allgemeine Erdkunde als wissenschaftliche Darstellung der Erdverhältnisse und des Menschenlebens in ihrem inneren Zusammenhange, Geographie philosophique ou géographie générale comparée en tant que sciences des relations terrestres et de la vie humaine dans leur rapport interne qui devait se conclure sur une philosophie du travail. Dans cet ouvrage, il évoque déjà mais sans la développer l’idée que les outils sont les « organes artificiels de l’humanité ». Il participe à la révolution de mars 1848. Il est dénoncé à l’inspection d’Académie pour des écrits pamphlétaires. Il récidive par un essai politique. ( J’ai emprunté ce qui précède à la préface de Grégoire Chamayou)

« Le pamphlet sur le Despotisme constitué et la liberté constitutionnelle dénonce toute forme de gouvernement qui réduit l’homme à une machine. La bureaucratie, en particulier, traite l’homme-machine (MaschinenMensch) de façon purement extérieure, aveugle, mécanique.
Elle affaiblit le système nerveux de l’individu, l’irrite, le rend susceptible, violent, irascible… Plus un État est gouverné mécaniquement, plus il devient despotique. Plus il est gouverné de manière organique, plus il est libre »

(Benoît Timmermans : L’influence hégélienne sur la Philosophie de la technique d‘Ernst Kapp. Paru dans Les philosophes et la technique, P. Chabot et G. Hottois (dir.), Paris, Vrin, 2003, p. 95-108.)

La gouvernementalité algorithmique est despotique et pulsionnelle, dirons-nous aujourd’hui.

Menacé de perdre son poste d’enseignant, il émigre, à la fin de 1849, aux États-Unis et troque, selon sa propre expression, « la plume contre la houe ». A Sisterdale au Texas, il acquiert une ferme sur les rives de la Guadalupe, non loin du territoire comanche. Là, il a comme voisin, précise Grégoire Chamayou, Edgard von Westphalen, ami d’enfance de Karl Marx, le frère de Jenny Marx «  qui fut présent à Bruxelles au moment de la rédaction du Manifeste du Parti communiste »(1848). A côté de son activité d’agriculteur (coton), il s’intéresse à l’hydrothérapie et installe un établissement de cure thermale. Il se mêle de la vie politique américaine. Il est abolitionniste. Au Texas ! A la fin de la guerre de sécession, il retourne en Allemagne et décide d’y rester. Il s’installe comme Privatdozent (enseignant privé) à Düsseldorf. Et commence à travailler à ses principes d’une philosophie de la technique qui paraît en 1877. Il présente ainsi lui-même son livre :

« Lorsque des matériaux empiriques sont soumis à la réflexion, le lien que celle-ci entretient avec l’évolution de la conscience de soi fait d’elle une philosophie de l’objet en question. Dans cette perspective, l’ouvrage commence par montrer que c’est dans le concept complet du soi corporel qu’il faut chercher l’échelle anthropologique à laquelle mesurer le domaine de la culture tout entier. A partir des faits, on prouve ensuite que l’homme transfère inconsciemment les formes et les proportions de son organisation corporelle aux œuvres de sa main, et qu’il prend conscience seulement après coup de l’analogie que ces relations présentent avec lui-même. La production des mécanismes d’après un modèle organique ainsi que la compréhension de l’organisme au moyen de dispositifs mécaniques reçoit le nom de projection d’organe, et c’est ce point de vue qui commande l’ensemble du livre. Les premiers outils, membrure et mesure, appareils et instruments, architecture, voies ferrées, télégraphes électriques, technique des machines, la loi morphologique fondamentale – autant de chapitres qui traitent de groupes de mécanismes particuliers formés à partir des différents organes du corps, et qu’on analyse ici grâce à la théorie de l’inconscient. L’ouvrage se clôt sur l’évocation des plus hautes créations que l’homme ait jamais engendrées sur la base de la culture technique : la langue et l’État, correspondant toutes les deux au corps organique pris comme un tout. La recherche ne s’aventure jamais hors des frontières de l’activité productrice de l’homme historique. Sur cette base réelle, qui est à la fois la plus proche et la plus propre à l’homme, elle aborde les principales questions actuelles en les discutant de façon plus ou moins détaillée et en évitant toute polémique. La philosophie réaliste apporte ici un nouvel éclairage sur des choses connues en introduisant les expressions “ab interiori“ » et “ab exteriori“ en complément des deux pôles privilégiés de la terminologie de la philosophie idéaliste, “l’a priori“ et “l’a posteriori“.

(E. Kapp : Selbstanzeige, Vierteljahrsschrift für wissenschafiliche Philosophie, Leipzig, Fues Verlag, I, 1877, p. 616. Trad. Grégoire Chamayou in Oc p. 19-20).

S’il y a une antériorité de la technique par rapport à la conscience, il y a chez Kapp aussi un a priori qui est l’existence d’un organisme humain qui, certes se développe à partir de la projection d’organes du corps dans des artefacts, mais qui existe au préalable. On peut contester cela dans la mesure où il n’y a pas d’espèce humaine d’avant la technique puisque l’homme n’est homme que dès lors qu’il est technique. Toutes les expressions qui se basent sur les projections hors de sont à cet égard, malgré leur intérêt, toujours quelque peu problématiques. Une autre question que pose la théorie de la projection organique est celle de savoir s’il y a – et où cela se situe-t-il – une possibilité de délibération sur les choix de ce que l’on projette.

Prolétarisation

La « perte d’habileté de l’ouvrier » résulte de l’absorption de l’outil dans la machine de la grande industrie. Un double engloutissement selon Marx puisque celui de l’outil fait du même coup disparaître le geste et la mémoire de son maniement, le savoir-faire de l’ouvrier transformé en auxiliaire de la machine.

„ Mit dem Arbeitswerkzeug geht auch die Virtuosität in seiner Führung vom Arbeiter auf die Maschine über“.

« Avec l’outil, c’est également la virtuosité dans son maniement qui passe de l’ouvrier à la machine. Le fonctionnement des outils étant désormais émancipé des bornes personnelles de la force humaine, la base technique sur laquelle repose la division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hiérarchique d’ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée dans la fabrique automatique par la tendance à égaliser ou à niveler les travaux incombant aux aides du machinisme».

(Karl Marx : Le capital. Livre 1. XV. 4 La fabrique)

Au moment où naissait la théorie de la formation de l’outil par projection organique s’amorçait son absorption dans la machine. C’est avec la grande industrie que se mettra en place, comme tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui, la prolétarisation comme perte de savoir-faire qui s’étendra à toutes les formes de savoirs avec les transformations successives du capitalisme.

Tournant machinique

Avec le tournant machinique, l’ouvrier devient un simple appendice de la machinerie :

« La machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité du travailleur à l’objet. En effet, l’activité se manifeste bien plutôt comme le seul fait de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements. Avec l’outil, c’était tout le contraire : le travailleur l’animait de son art et de son habileté propre, car le maniement de l’instrument dépendait de sa virtuosité. En revanche, la machine, qui possède habileté et force à la place de l’ouvrier, est elle-même désormais le virtuose, car les lois de la mécanique agissant en elle l’ont dotée d’une âme. Pour rester constamment en mouvement, elle doit consommer par exemple du charbon et de l’huile (matières instrumentales), comme il faut à l’ouvrier des denrées alimentaires ».

(Karl Marx : Fondements de la critique de l’économie politique. Traduction Roger Dangeville. Anthropos)

Marx parle de machinerie c‘est à dire d‘un système de machines qui s‘automatisent et qui est lui-même mû par un automate. Nous sommes non seulement en plein dedans mais en plus dans une phase de formidable accélération. Le texte est extrait des réflexions sur le Capital fixe et le développement des forces productives de la société (Fixes Kapital und Entwicklung der Produktivkräfte der Gesellschaft). Il s’appuie sur une citation d’Andrew Ure, auteur de La philosophie des manufactures. Ce dernier imaginait dans l’avenir un automate géant composé de multiples mécanismes combinés à des organes dotés de fonctions d’entendement qui agissent ensemble et sans interruption et sont soumis à une force qui les met d’elle même en mouvement.

Nous verrons dans la seconde partie que c’est à partir du choc technologique du tournant machinique, qui a provoqué le mouvement luddite, que Marx et Engels posent la question de ce qu’est l’idéologie et sa critique. Notons aussi que l’ensemble des auteurs cités occultent la question de la thermodynamique née avec la machine à vapeur et, partant, celle de l’entropie.

Machine et organisme

Dans une conférence intitulée Machine et organisme donnée en 1946-47 au Collège philosophique, Georges Canguilhem, qui fait également référence à Marx, évoque la théorie de la projection organique d’Ernst Kapp. Canguilhem rappelle la différence en termes d’énergie qu’établissait Karl Marx entre l’outil et la machine, le premier étant mû par la force humaine, la seconde par une force « naturelle ». Il y a donc de ce point de vue également un tournant machinique de l’extériorisation. Le médecin philosophe déplore le fait que les rapports entre la machine et l’organisme n’aient été jusqu’à présent étudiées que de manière unilatérale, de la machine vers l’organisme humain.

« On a presque toujours cherché, à partir de la structure et du fonctionnement de la machine déjà construite, à expliquer la structure et le fonctionnement de l’organisme ; mais on a rarement cherché à comprendre la construction même de la machine à partir de la structure et du fonctionnement de l’organisme »

(Georges Canguilhem : La connaissance de la vie. Librairie Vrin. 1965. Page 130 de l’édition de poche 1992),

D’où l’intérêt pour lui des travaux d’Ernst Kapp. Cette démarche, de l’organisme vers la machine, suppose résolu, estime-t-il, le problème des rapports entre science et technique que l’on présente, selon lui à tort, en termes d’antériorité de la science. Or veut montrer Canguilhem, il y a une « originalité du phénomène technique » par rapport à la science. Ce point de vue est également celui de Bernard Stiegler pour qui il y a « une singularité de la logique de l’invention technique » (Cf Bernard Stiegler : La technique et temps. Fayard 2018. p. 56). Elle n’est pas calquée mécaniquement sur la logique de la découverte scientifique. Mais les temps de passage de l’une à l’autre se resserrent de plus en plus et conduisent à la confusion de la technoscience. Cette dernière est de plus réquisitionnée dans les processus industriels organisant l’obsolescence programmée et faisant perdre à la science son idéalité. Le on a essayé et ça marche de la technoscience fait perdre de vue que l’on ne sait pas expliquer pourquoi ça marche. L’empirisme efface la science comme productrice de savoir et de vérité.

« La science n’est plus alors ce derrière quoi l’industrie investit, mais ce qui est commandité par l’industrie pour ouvrir de nouvelles possibilités d’investissements et de profits. […] La conjugaison de la technique, de la science et de la mobilité des capitaux commande l’ouverture d’un futur systématiquement exploré par l’expérimentation. Cette science devenue technoscience est moins ce qui décrit le réel que ce qui le déstabilise radicalement. La science technique ne dit plus ce qui est (la ‘loi’ de la vie ) : elle crée une nouvelle réalité. C’est une science du devenir ».

(B. Stiegler : La technique et temps. Fayard 2018. p. 806)

La faute à Descartes

Canguilhem se demande d’où vient que l’on ait cherché dans les machines un modèle pour le fonctionnement de l’organisme humain. Une telle conception, comme on le verra plus loin, est hélas toujours opérante aujourd’hui.
C’est en général à Descartes que l’on fait remonter l’analogie homme-machine. Mais écrit Canguilhem, il a comme précurseur Aristote qui assimile « les organes du mouvement animal à des organa, c’est à dire à des parties de machines de guerre ». L’analogie présuppose que l’on puisse construire de telles machines. L’auteur se demande d’où vient la « brutalité » d’une « interprétation mécaniste des phénomènes biologiques ». Il la met en rapport avec les modifications des structures économiques occidentales. Finalement, Descartes ne fait que rationaliser les technologies de son époque ( montres, horloges, machines à eau…) commençant par la théorie de l’animal-machine.

« La mécanisation de la vie, du point de vue théorique, et l’utilisation technique de l’animal sont inséparables, L’homme ne peut se rendre maître et possesseur de la nature que s’il nie toute finalité naturelle et s’il peut tenir toute la nature, y compris la nature apparemment animée, hors lui-même, pour un moyen.
C’est par là que se légitime la construction d’un modèle mécanique du corps vivant, y compris du corps humain, car déjà, chez Descartes, le corps humain, sinon l’homme, est une machine. Ce modèle mécanique, Descartes le trouve, comme on l’a déjà dit, dans les automates, c’est-à-dire dans les machines mouvantes »

(Georges Canguilhem : La connaissance de la vie. Librairie Vrin. 1992. p. 142-143)

Canguilhem, partant de l’exemple d’un intestin se comportant comme un utérus, se propose de renverser la proposition d’Aristote. Le philosophe grec, n’admet pas que l’on puisse considérer la nature comme une sorte de couteau suisse capable de plusieurs usages pour un même instrument. La perfection serait qu’un instrument ne serve qu’à un seul usage.

« Il semble au contraire que cette définition de la finalité convienne mieux à la machine qu’à l’organisme. A la limite, on doit reconnaître que, dans l’organisme, la pluralité de fonctions peut s’accommoder de l’unicité d’un organe. Un organisme à donc plus de latitude d’action qu’une machine. Il a moins de finalité et plus de potentialités. La machine, produit d’un calcul, vérifie les normes du calcul, normes rationnelles d’identité, de constance et de prévision, tandis que l’organisme vivant agit selon l’empirisme. La vie est expérience, c’est-à-dire improvisation, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens. D’où ce fait, à la fois massif et très souvent méconnu, que la vie tolère des monstruosités. Il n’y a pas de machine monstre. Il n’y a pas de pathologie mécanique et Bichat l’avait fait remarquer dans son Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801). Tandis que les monstres sont encore des vivants, il n’y a pas de distinction du normal et du pathologique en physique et en mécanique. Il y a une distinction du normal et du pathologique à l’intérieur des êtres vivants.

(Georges Canguilhem : oc p. 152)

En note, Canguilhem précise :

« Max Scheler a fait remarquer que ce sont les vivants les moins spécialisés qui sont, contrairement à la croyance des mécanistes, les plus difficiles à expliquer mécaniquement, car toutes fonctions sont chez eux assumées par l’ensemble de l’organisme. C’est seulement avec la différenciation croissante des fonctions et la complication du système nerveux qu’apparaissent des structures ayant la ressemblance approximative avec une machine. La Situation de l’Homme dans le Monde, trad. fr. de Dupuy, p. 29 et 85, Aubier, Paris, 1951.

Avant de retourner à l’intérêt de Canguilhem pour Ernst Kapp, qui découle de ce qui précède, je voudrait faire un aparté qui explique pourquoi je me suis arrêté sur la question de l’homme-machine. Elle est à la base du solutionnisme technologique à l’œuvre actuellement. Comme l’écrit le mathématicien, épistémologue et président de l’Association des amis de la génération Thunberg, Giuseppe Longo :

« Au lieu d’appréhender le biologique et en suivre l’évolution dans toute sa diversité et ses singularités, on traite les plantes, les forêts, les animaux … et les humains, comme des machines, composées par les engrenages des horloges de Descartes et Bacon, qui servent encore de référence principales pour les inventeurs des premières bio-technologies et, pour les plus modernes, on les considère comme pilotés par un logiciel, l’ADN programmable et reprogrammable à loisir.
Que fait-on alors face à ces menaces nouvelles et à leurs causes diverses, mais qui trouvent leurs origines communes dans une techno-science qui massacre tout à la fois l’écosystème et la science ? On propose une solution technique, un « techno-fix » rapide, et on en oublie de réfléchir et travailler sur leurs causes, ancrées dans ce rapport déformé et anti-scientifique à l’écosystème, au vivant ».

(Giuseppe Longo : la pandémie et le « techno-fix »)

Je reviens à Ernst Kapp et Georges Canguilhem. Ce dernier déplore l’absence en France d’intérêt pour une philosophie des techniques, à l’exception d’Alfred Espinas, auteur d’un livre sur Les origines de la technologie (1897) qui a emprunté à Ernst Kapp sa théorie de la projection organique. Cette théorie a cependant pour Canguilhem « ses limites et rencontre un obstacle notamment dans l’explication d’inventions comme celle du feu ou comme celle de la roue qui sont si caractéristiques de la technique humaine ». Il ajoute :

« On cherche ici vainement, dans ce cas, les gestes et les organes dont le feu ou la roue seraient le prolongement ou l’extension, mais il est certain que pour des instruments dérivés du marteau ou du levier, pour toutes ces familles d’instruments, l’explication est acceptable. En France, ce sont donc les ethnographes qui ont réuni, non seulement les faits, mais encore les hypothèses sur lesquelles pourrait se constituer une philosophie biologique de la technique. Ce que les Allemands ont constitué par la voie philosophique — par exemple une théorie du développement des inventions fondée sur les notions darwiniennes de variations et de sélection naturelle, comme la fait Alard Du Bois- Reymond (1860-1922) dans son ouvrage Erfindung und Erfinder (1906)1, ou encore, une théorie de la construction des machines comme « tactique de la vie », comme l’a fait O. Spengler dans son livre Der Mensch und die Technik (1931) —, nous le voyons repris, et autant qu’on peut savoir sans dérivation directe, par Leroi-Gourhan dans son livre Milieu et Techniques ».

(Georges Canguilhem : oc p. 152)

Les artefacts sont-ils extérieurs à la philosophie ?

Il y a tout de même quelque chose qui me gêne un peu dans l’idée de philosophie de la technique. Avant même la philosophie de la technique paraît en 1835, d’Andrew Ure, une Philosophie des manufactures. Dans les deux cas, il s’agissait d’introduire une « matière neuve » dans la philosophie, de rendre compte d’un tournant – choc – technologique et industriel. Le sous titre de l’ouvrage d’E.Kapp est : « la genèse de la culture d’un nouveau point de vue ». J’observe cependant la tendance persistante à opposer une « philosophie de la technique » à une philosophie qui pourrait se passer de l’étude des artefacts produits par les être humains afin de les comprendre. C’est là que cela ne va plus. Si la philosophie est ce qui s’intéresse à la vie, à comprendre ce qu’est l’être humain, il lui est impossible d’ignorer que la vie est technique, que l’être humain est profondément technique. Cela d’autant que ce qui est nié par – et enfoui dans – l’idéologie et que seule une critique de l’idéologie permet de remettre à jour, c’est précisément le fait que sans technique l’être humain n’existe pas. Tous les aspects de la vie ont une dimension organologique. On peut toujours tenter de dessiner les contours d’un communisme du 21ème siècle, mais ce n’est que du blabla si on ignore la révolution numérique en cours.

Dans la seconde partie, nous repartirons de Leroi-Gourhan et d’autres vers Alfred Lotka et l’exosomatisation déjà en germe dans l’Idéologie allemande de Marx et Engels.

A suivre : 2. De l’exosomatisation à l’orthogenèse. Marx et la technogenèse. Le renversement matérialiste de l’extériorisation. Pharmacologie de l’exosomatisation. Alfred Lotka, Bernard Stiegler et l’orthogénèse.

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