V. Poutine : un fossile parmi les fossiles

Invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie. Misère symbolique. Guerre économique. Le spatial. Le retour de l’ennemi. Marasme entropique russe. Énergies fossiles et fossiles du KGB. Grammaire nucléaire. La rupture du traité sur les euromissiles.Une tragédie en cache une autre, celle annoncée par le GIEC. Nostalgie toxique (Naomi Klein). Plus que jamais l’internation !

Un tweet de l’ambassade de Russie en Afrique du Sud indiquait que « la Russie, comme il y a 80 ans, combat le nazisme en Ukraine». D’ailleurs, comme toute le monde peut le constater, la Fédération de Russie n’a, selon son ministre des Affaires étrangères, jamais attaqué l’Ukraine. On a connu une diplomatie soviétique russe moins bête quoique toujours menteuse. Elle se révèle comme les énergies fossiles, elle-même fossilisée. La difficulté à construire un récit en dénonce les mauvaises intentions. On mesure à cette incapacité l’état de misère symbolique dans laquelle nous nous trouvons et où se perd la possibilité même d’un langage commun qui, même réduit a minima, avait structuré la guerre froide. Il ne faut pas oublier qu’elle était codifiée, ce qui n’est plus le cas.

D’un côté, l’Ukraine doit être dénazifiée et, de l’autre, Poutine est un Hitler. Y-a-t-il meilleurs ennemis que de tels revenants ? Sur l’air de c’est çui qui le dit qui l’est ou du ce n’est pas moi, c’est l’autre. Du coup, mardi 1er mars 2022, l’armée russe frappe la tour de la télévision de Kiev, touchant également la zone environnante de Babyn Yar, le mémorial de la Shoah par balles où 33 000 juifs furent tués par les nazis en 1941. Est-ce ainsi que l’on dénazifie ? En assassinant la mémoire ? Comme l’explique l’historien Omer Bartov, professeur à l’université Brown (Rhode Island), qui a consacré ses recherches à la Shoah :

« Il existe certes, en Ukraine, des groupes d’extrême droite que l’on peut qualifier de néonazis. Mais ce sont des éléments marginaux, comme l’a démontré l’élection triomphale du président Zelensky, qui est lui-même d’origine juive. En réalité, Vladimir Poutine veut restaurer l’empire soviétique, voire l’Empire russe. La Russie, pour Poutine et ses propagandistes, devrait être composée des trois éléments constitutifs de l’Empire russe : les Grands Russes (Russie), les Petits Russes (Ukraine) et les Russes blancs (Biélorussie). A quoi s’ajoutent les territoires qui ont fait partie de l’empire, comme la Finlande, les pays baltes, la Pologne, la Bessarabie, sans compter une sphère d’influence parmi les Slaves du Sud, dans les Balkans… Rien à voir avec le nazisme. »

(Omer Bartov : « En parlant de “dénazifier” l’Ukraine, Poutine veut justifier sa politique expansionniste »)

Bruno Le Maire, le ministre français de l’économie a déclaré en riposte à l’attaque russe :  « Nous allons provoquer l’effondrement de l‘économie russe » en livrant « une guerre économique et financière totale ». Est-ce là le sens de la réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? L’Europe s’affirmant comme puissance destructrice. Certes, le ministre de l’économie s’est fait remonter les bretelles par l’Élysée,  n’empêche, la dernière fois que fut utilisée en Europe la notion de « guerre totale », ce fut dans un discours du ministre de la propagande d’Hitler, Joseph Goebbels en février 1943. Totale veut dire quoi exactement ? Que Poutine, les oligarques russes, le peuple russe sont placés dans le même sac. Or, seuls les deux premiers sont responsables de l’invasion barbare de l’Ukraine. Et l’objectif serait l’effondrement de l’économie russe. Mais c’est une économie au service de laquelle se sont retrouvés maints dirigeants politiques occidentaux. D’anciens ministres européens ont compromis leur réputation et leur indépendance en participant à la gouvernance d’entreprises russes qui opèrent sous l’influence directe du Kremlin. Après l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, qui émarge chez le géant gazier russe Gazprom, et l’ancienne ministre des affaires étrangères de l’Autriche Karin Kneissl, qui travaille pour un autre géant du pétrole russe, Rosneft, l’ancien premier ministre français François Fillon a rejoint, en décembre 2021, le groupe pétrochimique Sibur. Schröder, le fossoyeur de la sociale-démocratie allemande ; Fillon, le fossoyeur de la droite républicaine française. Mais la liste des français au pays des anciens soviets est bien plus étoffée qu’on ne l’imagine. On peut y ajouter Nicolas Sarkozy. En contrat de conseil avec le groupe russe d’assurances Reso-Garantia dont les propriétaires majoritaires sont deux oligarques proches de Poutine. Selon le Canard Enchaîné, Dominique Strauss-Kahn siège toujours au fonds souverain moscovite RDIF dont la fonction est de desserrer l’étau des sanctions, l’ex président du Loir et Cher, Maurice Leroy, a décroché un CDI dans une entreprise d’aménagement du Grand Moscou, Jean Louis Borloo travaille avec un promoteur immobilier russe, Henri Proglio est en liens avec Rosatom, l’agence russe de l’énergie atomique, etc. .J’en oublie. Ils ont tous sans vergogne accepté d’être des leviers d’influence de l’oligarchie russe des énergies fossiles. Contribuant largement au discrédit de la politique.
Ceci dit, observer ce qu’il se passe au niveau des sanctions économiques permet de mesurer le degré de compromission des personnes et institutions impliquées qu’elles soient économiques financières ou sportives. Combien de clubs de foot carburent au gaz ou au pétrole, pas seulement russes ? D’un autre côté, notons qu’un proche de Poutine, l’oligarque Timtchenko, a été fait, en 2013, chevalier de la Légion d’honneur pour services rendus à Total dans le domaine gazier.

Le spatial

« En réponse aux sanctions de l’Union européenne à l’encontre de nos entreprises », l’agence spatiale russe Roscosmos a annoncé le 26 février suspendre la coopération spatiale depuis la base de Kourou et retirer son personnel technique [87 personnes], y compris l’équipe de lancement, de la Guyane ». La rupture de collaboration met en cause également la mission européenne sur Mars On peut noter au passage que l’Ukraine est un acteur important dans le domaine spatial. (voir ici). La Russie vient d’affirmer que les sanctions occidentales pourraient impacter voire provoquer la chute de la Station spatiale internationale, l’ISS. Deux russes, quatre américains et un allemand se trouvent à bord. Chantage ? Il n’y a désormais plus jamais très loin entre un conflit sur terre et ses conséquences spatiales. C’est un sujet à suivre avec attention.

Le retour de l’ennemi

Je me souviens de la déclaration d’un stratège soviétique après l’effondrement de l’URSS. Il souhaitait bonne chance aux occidentaux désormais privés d’ennemi. Le voici de retour. J’ai cependant toujours trouvé insupportable la dichotomie ami/ennemi que Carl Schmitt posait au fondement de la politique. J’ai écrit plus haut qu’il n’y a pas de meilleurs ennemis que des revenants. Il me faut tout de suite corriger cette mauvaise fiction pour jeux vidéo. En fait, dans la réalité, il n’existe pas de meilleur ennemi. « Un ennemi juste serait celui contre lequel résister équivaudrait de ma part à agir injustement mais dans ce cas celui-ci ne serait pas non plus mon ennemi » (Kant : Doctrine du droit). Kant se plaçait à l’horizon d’une « paix perpétuelle ». Le bon ennemi serait celui qui me permettrait de jeter par dessus bord toute éthique pour le seul motif de lui résister. Mais ce ne serait plus mon ennemi tant je lui ressemblerais. Pourtant, il paraîtrait que « en soumettant aveuglément leur défense à des critères éthiques et environnementaux, ils [les Européens] se tirent une balle dans le pied ». C’est le leitmotive d’un commentaire du journal Le Monde à propos d’un projet de taxonomie européenne pour la finance dans le domaine de l’armement. La question posée est la suivante : le label « vert » qu’avaient précédemment obtenu la finance pour investir dans le gaz et l’énergie nucléaire est-il compatible avec des investissements dans les ventes d’armes ? Grâce au « bon » ennemi, nous pouvons enfin libérer les marchands de canons de toute entrave. Dans le même ordre d’idée, l’Europe renoncera-t-elle à limiter les pesticides et engrais de synthèse pour accroître les rendements agricoles que cette guerre imposerait ? Le lobbying en ce sens n’a pas tardé, FNSEA en tête. On a dit que Poutine faisait l’Europe. Sous-entendu, cette Europe avait besoin d’un ennemi pour exister. Piètre et dangereuse forme d’existence si le vide de consistance se modèle sur un tel ennemi. La question n’est pas tant l’existence de l’Europe – dans quelles limites d’ailleurs ? – que son manque de consistance c’est à dire l’absence d’un « horizon d’unité supérieure »(Bernard Stiegler) qui la transcende face à la marchandisation de tous les segments de la vie. Une Europe sans esprit, de consommateurs et non citoyens.
De même qu’il n’y a pas de bon ennemi, l’hospitalité ne se scinde pas non plus en bon et mauvais réfugié. On serait ainsi un bon réfugié quand on fuit les exactions de Poutine mais pas un bon quand on fuit celle de Bachar el Assad par ailleurs allié de Poutine.

Marasme entropique

Lors de l’implosion de l’empire soviétique, après ce qu’il est convenu d’appeler la Chute du Mur de Berlin, l’on s’était gargarisé de la fin de l’histoire sans accorder, dans l’euphorie factice, la moindre attention à tirer les conséquences de cet état de fait tant du point de vue de l’Otan que de l’Union européenne, elle même un produit de la guerre froide. Cela impliquait d’emblée une nouvelle architecture. Mais, il fallait au plus vite arrimer au marché capitaliste les anciens satellites de l’URSS qui se sont laissés happés par la révolution conservatrice, acceptant par là-même ce qui mine aussi l’occident, à savoir qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme toxique et 24/7 ainsi qu’à l’absence de régulation à la révolution numérique et de bifurcation à la prolétarisation des savoirs qu’elle induit. De son côté, la Fédération de Russie n’a strictement rien fait pour chercher à comprendre pourquoi elle en est arrivée au point où elle se trouve. La faute à qui si la chute de l’URSS était selon l’expression de Poutine « le plus grand désastre géopolitique du siècle dernier » ? A Lénine ? Si Poutine veut être considéré comme le dirigeant qui a remis la grande Russie sur pied après la tragédie du communisme et l’effondrement de l’Union soviétique, il faut interroger la manière dont il l’a fait. La méthode employée est celle d’une « dérive kleptocratique sans limite », selon Thomas Piketty. Avec pour résultat une société russe où triomphent les inégalités par « abandon de toute ambition de redistribution ». Il l’a fait en tentant de réécrire l’histoire ancienne – peut-être après tout est-ce à Lénine qu’il fait la guerre – et sans prendre la peine d’esquisser un avenir néguentropique. C’est à dire en misant à fond sur les énergies fossiles sans considération pour leurs limites. C’est cet extractivisme-ci qui se dérobe sous ses pieds alors que se développe une régression et misère symbolique identique de l’occidentale. Tout cela s’est mis en place dans un contexte où, à l’échelle globale, de laborieux arrangements tant sur le plan social du compromis fordiste que sur celui des armements nucléaires et biologiques de la guerre froide commençaient à se défaire et que l’on assistait à la fin du mythe de la « mondialisation heureuse ». En 2019, Donald Trump donnait le coup de grâce au traité sur les euromissiles. Imagine-t-on la crise actuelle avec Trump au pouvoir aux États-Unis et maître de l’Otan ? Le monde à la merci de deux fous.
La Russie de Poutine s’est enfermée elle-même dans la nasse alors que rien ne lui interdisait de produire un désir de Russie plutôt que de faire de ce pays un repoussoir. Cela ne dédouane pas les Européens, tout exclusivement à leurs affaires, et les Etats Unis de leurs responsabilités. Quels que soient les griefs cependant, aucun ne justifie l’invasion de l’Ukraine.

Énergies fossiles et fossiles du KGB

Il a été question du gazoduc Nord Stream 2 dont l’Allemagne a décidé de suspendre la procédure d’autorisation à la grande satisfaction des États-Unis qui y ont toujours été hostiles. Le directeur général de la Nordstream 2 SA, société basée à Zug en Suisse est Mathias Warnig un ancien officier de la Stasi, police politique est-allemande. Un temps actif à Dresde, ce dernier y a rencontré un officier subalterne du KGB, un certain V. Poutine. Ils ont fait du chemin ensemble, après que l’officier de la Stasi ait fait financer par la Dresdner Bank une opération médicale de l’épouse de l’officier du KGB. On peut y ajouter, selon le journal Le Monde, deux autres agents du KGB en poste à Dresde au même moment  : « Nikolaï Tokarev, devenu le patron du groupe Transneft, spécialisé dans le transport du pétrole, et Sergueï Tchemezov, promu à la tête de Rostec, une tentaculaire société d’Etat qui possède des centaines d’entreprises russes ». Poutine s’est semble-t-il construit dans ce rapport étroit entre énergies fossiles et fossiles des services secrets et de la police politique des ex-pays de l’Est.

Grammaire nucléaire

Pour le Directeur de l’IFRI (Institut français des relations internationales), l’historien Thomas Gomart, cette guerre qui se présente à premier abords comme celle de la reconstitution d’un glacis occidental pour la Russe et le rétablissement de la Grande Russie, a notamment aussi pour effet de « modifier la grammaire nucléaire. » :

« Pour la France, l’arme nucléaire est fondamentalement une arme de non-emploi. Or, les doctrines nucléaires d’autres pays, comme la Russie, évoluent depuis plusieurs années en envisageant des formes de bataille nucléaire, c’est-à-dire d’éventuels usages tactiques de l’arme. Cela doit aussi nous conduire à penser latéralement, c’est-à-dire envisager « ces choses que personne n’a jamais connues » évoquées par Vladimir Poutine.
En novembre 2021, la Russie a, par un tir de missile, détruit en orbite l’un de ses vieux satellites pour montrer qu’elle était prête désormais à la guerre dans ou via l’espace exo-atmosphérique. Ainsi, montre-t-elle son refus de voir son territoire scanné en permanence par les Occidentaux. Quelles seraient les conséquences de la destruction d’un nombre X de satellites qui nous rendrait aveugles et sourds ? Quelles seraient les conséquences de la coupure de, par exemple, 20 % des câbles sous-marins par où transitent les données ? On ne le sait pas ».

(Thomas Gomart : La Russie est passée d’une logique de guerre limitée à une logique de guerre totale)

La menace nucléaire et la rupture du traité sur les euromissiles.

La plupart des « experts » se sont efforcés de minimiser les déclarations de Poutine sur le risque nucléaire. Tel n’est pas l’avis du philosophe Jean-Pierre Dupuy qui écrivait récemment  :

« Le (presque) non-dit de la crise actuelle est que nul ne peut écarter le risque d’escalade jusqu’à l’extrême, c’est-à-dire une guerre nucléaire. Poutine y a fait allusion pour la première fois lors de la conférence de presse qui a suivi sa rencontre à Moscou avec Macron. La presse française, négligence ou post-vérité, a très mal traduit ce qu’il a dit alors, qui ressemblait moins à une menace qu’à une mise en garde. En voici une traduction littérale :

‘‘Bien sûr, les potentiels de l’organisation conjointe de l’OTAN et de la Russie ne sont pas comparables. Nous le comprenons, mais nous rappelons également que la Russie est l’une des principales puissances nucléaires, et en termes de modernité de certains composants, elle est même en avance sur beaucoup d’autres. Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre volonté. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux lorsque vous allez mettre en œuvre l’article cinq du traité de Rome.’’
[Avec une belle confusion, distraction ou voulue, entre le traité de Rome et celui de Washington qui régit l’OTAN.]

Il y a exactement trois ans, le mardi 26 février 2019, AOC publiait mon premier article pour ses colonnes sous le titre « La guerre nucléaire qui vient ». J’y réagissais à un double événement très important pour la stabilité de l’Europe : la dénonciation par Trump le 1er février 2019, et le lendemain par Poutine, du traité dit INF (pour  « Intermediate-Range Nuclear Forces », soit forces nucléaires de portée intermédiaire) datant de 1987, par lequel les États-Unis et l’Union soviétique s’engageaient à éliminer tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 km. Beaucoup d’experts considèrent que ce traité, signé par Gorbatchev et Reagan, a contribué à assurer la paix en Europe pendant toute cette période (donc, de 1987 à 2019).
5 500 km : Poutine peut atteindre de Moscou le nord de l’Écosse et le Portugal. La dénonciation du traité INF n’a pas fait grand bruit il y a trois ans. Aujourd’hui, nous pressentons ce qu’il comporte de menaces terrifiantes »

(Jean-Pierre Dupuy : La guerre nucléaire qui vient)

Ce chapô d’actualisation ici cité intégralement renvoit à la réédition de l’article de J-P Dupuy publié en 2019. Il y rappelait que c’est Gorbatchev qui a poussé Reagan à la détente. Celle-ci avait abouti le 8 décembre 1987, à la signature à Washington d’un « traité considérable » qui prévoit l’élimination par les deux puissances de tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5.500 km. Ce traité a tenu bon jusqu’à ce que :

« Chacun des deux partenaires accuse l’autre d’être de mauvaise foi et d’avoir violé le traité INF depuis longtemps. L’un et l’autre ont de bonnes raisons pour le faire. Ensemble, ils se comportent comme des garçons de onze ans se querellant dans une cour de récréation et répondant au maître : « M’sieu, c’est pas moi qui ai commencé ». À ceci près que l’enjeu n’est pas moins que la paix du monde. ».

Au terme d’accusations réciproques et de tentatives de contournement du traité, l’OTAN a considéré qu’il ne méritait pas d’être sauvé explique J.P.Dupuy, ajoutant :

« Étrange position, endossée par la France, si l’on considère que c’est en grande partie grâce à lui que la paix en Europe a été garantie et la sécurité de l’OTAN préservée pendant plus de trente ans. Mais, encore une fois, il ne faut pas se hâter de départager les bons des méchants dans un univers nucléaire où la rationalité ne fait qu’un avec la folie .[…]

À défaut d’une éthique, un savoir prudentiel, pour ne pas dire une sagesse, a émergé des débats infinis où stratèges et philosophes (très peu en France) ont confronté leurs apports. Sur le cas que je viens de discuter, à la fois particulier et néanmoins majeur, puisqu’il concerne l’interdiction partielle et maintenant caduque de toute une classe essentielle d’armements, les politiques suivies ont brillé par le dédain dans lequel elles ont tenu ce savoir accumulé. Nous avons joué constamment avec le feu. »

Et le tragique dans l’histoire du nucléaire militaire, comme civil d’ailleurs, réside dans le fait qu’ils sont à la merci d’un accident. L’autre problème est aussi que les évolutions technologiques accélérées rendent difficiles une stabilité des accords de désarmement qu’il faut toujours remettre sur le métier. A l’évidence, Poutine joue des peurs nucléaires qu’elles soient d’origine militaire ou civile. L’armée russe a investit le site de Tchernobyl, on se demande bien pourquoi, et s’est emparée de la centrale nucléaire de Zaporijia. Ajoutant au brouillage des catégories, l’exclusion de la Russie du système d’échange des paiements Swift, a été qualifiée d’ « arme atomique » financière.

Emmanuel Macron a affirmé le 2 mars qu’avec le « retour du tragique » en Europe, nous allions « changer d’époque » mais il s’est bien gardé de préciser le sens de ce vocabulaire.

Une tragédie en cache une autre : celle annoncée par le GIEC

L’invasion de l’Ukraine est concomitante avec le cinquantenaire de la publication du Rapport Meadows et du dernier rapport du Giec rendu public, lui, le 28 février 2022. En 1972, le rapport du Club de Rome encore appelé rapport Meadows exposait aux yeux du monde l’idée qu’il y avait des limites à la croissance exponentielle dans un monde fini et avertissait des dangers à ne pas prendre soin de ces limites. Commentant, 50 années plus tard, la réédition du rapport, Dennis Meadows revenait sur les conséquences des limites physiques de nos civilisations dans un entretien à Reporterre :

« Ce n’est un secret pour personne que l’on assiste aujourd’hui à une envolée du populisme et des gouvernements autoritaires, y compris dans mon pays, les États-Unis. En politique, un seul facteur ne peut jamais tout expliquer. Mais les limites physiques ont déjà commencé à réduire la capacité à générer de la vraie richesse. Il y a longtemps, des gens comme Henry Ford ont inventé des manières de produire qui créaient de la richesse réelle. Cette époque n’existe plus. Désormais, les élites doivent prendre aux autres pour devenir plus riches. La croissance du PIB se fait aujourd’hui dans le secteur financier, pas dans l’industrie manufacturière, et encore moins dans l’agriculture ».

(Dennis Meadows :  Le déclin de notre civilisation est inévitable )

Nous avons déjà dépassé les limites. Le monde reposant sur la mécroissance est d’ores et déjà révolu. A l’époque du rapport Meadows, le changement climatique n’apparaissait pas encore problématique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Le nouveau rapport du GIEC « lance un avertissement très sérieux sur les conséquences de l’inaction», a déclaré Hoesung Lee, président du GIEC. Il montre que le changement climatique fait peser une menace grave et grandissante sur notre bien-être et la santé de la planète. Les mesures prises aujourd’hui façonneront l’adaptation de l’humanité et la réponse de la nature aux risques climatiques croissants.» Le monde sera confronté à de multiples aléas climatiques inéluctables au cours des deux prochaines décennies avec un réchauffement planétaire de 1,5 °C (2,7 °F). Le dépassement, même temporaire, d’un tel niveau de réchauffement entraînera des conséquences graves supplémentaires, dont certaines seront irréversibles. Les risques pour la société augmenteront, y compris pour l’infrastructure et les établissements humains sur les côtes de basse altitude.
La multiplication des vagues de chaleur, des sécheresses et des inondations excède déjà les seuils de tolérance des végétaux et des animaux, provoquant la mortalité massive d’arbres, de coraux et d’autres espèces. Du fait qu’ils surviennent simultanément, ces extrêmes météorologiques ont des répercussions en cascade de plus en plus difficiles à gérer. Ils exposent des millions de personnes à une insécurité alimentaire et hydrique aiguë, notamment en Afrique, Asie, Amérique centrale et Amérique du Sud, dans les petites îles et en Arctique.
Si l’on veut éviter de perdre toujours plus de vies humaines, de biodiversité et d’infrastructures, la prise accélérée de mesures ambitieuses est requise pour s’adapter au changement climatique, tout en réduisant rapidement et fortement les émissions de gaz à effet de serre. À ce jour, les progrès en matière d’adaptation sont inégaux et les écarts se creusent entre l’action engagée et ce qui est nécessaire pour faire face aux risques croissants, selon le nouveau rapport. Ces écarts sont particulièrement prononcés au sein des populations à faible revenu. (Source )

Nostalgie toxique

Ce que Naomi Klein nomme « nostalgie enragée et anéantissante qui s’accroche aveuglement aux faux souvenirs des gloires passées », caractérise Poutine. C’est aussi celle qu’il partage avec Trump et quelques autres y compris en France. Elle est en fait celle d’une époque où il n’y avait pas à craindre les rapports du GIEC dont le dernier se lit selon les mots du secrétaire général des Nations unies, António Guterres, « comme un atlas de la souffrance humaine et une accusation accablante de l’échec du leadership climatique ».
Mais les menaces concrètes concernant l’épuisement des réserves fossiles et l’accroissement de leurs effets sur la climat rejaillissent sur les mentalités de ceux qui en vivent. La crise écologique est aussi mentale :

« C’est pourquoi la crise climatique en rapide évolution ne représente pas seulement une menace économique pour les personnes engagées dans les secteurs extractifs, mais aussi une menace existentielle pour les personnes attachées à cette vision du monde. Car le changement climatique, c’est la Terre qui nous dit que rien n’est gratuit, que l’ère de la « domination » humaine (blanche et masculine) est révolue, qu’il n’existe pas de relation à sens unique qui consisterait à uniquement prendre, que toute action engendre une réaction. Tous ces siècles de forage et de rejets libèrent des forces qui aujourd’hui révèlent la vulnérabilité et la fragilité des structures, même les plus solides créées par les sociétés industrielles – les villes côtières, les autoroutes, les plateformes pétrolières. Et, dans l’esprit d’un extractiviste, ce constat est impossible à accepter. ».

(Naomi Klein : Toxic Nostalgia, From Putin to Trump to the Trucker Convoys.  On trouve une traduction ici )

Ce déni les rend incapables de relever les défis de notre époque et les fait sombrer dans la reconstitution d’un passé fantasmé dont ils réclament le retour (Amerika or Russia or France is back). Cependant,

« Nous ne vaincrons pas les forces de la nostalgie toxique avec ces faibles doses de nostalgie marginalement moins toxique. Il ne suffit pas d’être “de retour” ; nous avons désespérément besoin de nouveauté. La bonne nouvelle est que nous savons à quoi ressemble la lutte contre les forces qui permettent l’agression impériale, le pseudo-populisme de droite et la dégradation du climat en même temps. Cela ressemble beaucoup à un Green New Deal… »

( Naomi Klein : ibidem )

« L’argent qui finance cette agression est directement lié au changement climatique, puisque cet argent vient des énergies fossiles, pétrole et gaz. Si nous ne dépendions pas de ces énergies, la Russie n’aurait pas les moyens pour entreprendre cette guerre ». (Svitlana Krakovska, météorologue ukrainienne, membre du GIEC). Il faut cependant impérativement compléter : s’ il est aujourd’hui question de se libérer de la dépendance des énergies fossiles russes, il faut cependant être attentifs à ne pas se mettre dans la dépendance du pétrole et gaz de schiste venus d’ailleurs et au profit de compagnies qui pour mieux vendre cela se désengagent de Russie. La question est de sortir au plus vite des énergies fossiles d’où qu’ils viennent. Par ailleurs, je n’ai rien entendu à leur propos concernant le contrôle des spéculations sur leur coût.

Il ne faut pas opposer les deux catastrophes mais tenter de les penser ensemble.

Plus que jamais l’internation !

Je n’entre pas dans le débat sur l’impérialisme russe lancé par Edwy Plenel pour la raison principale que personne ne parle de ce que je pourrais appeler l’impérialisme fonctionnel – je ne suis pas sûr que l’expression soit très heureuse – où le capitalisme computationnel remplace les souverainetés territoriales par celles des plateformes. Je voudrais terminer en évoquant la question de l’internation, d’ailleurs évoquée par Plenel mais pas dans le sens que je précise ci-après. Le concept d’internation est dû à l’anthropologue Marcel Mauss qui l’a élaboré autour des années 1920.

« L’internation désigne un accord, un agrément ou un consensus entre diverses localités (nations, régions, métropoles) ouvertes et réticulées, unies par le souci commun de concevoir et d’expérimenter de nouveaux modèles économiques anti-entropiques, c’est-à-dire qui prennent soin de la biosphère et valorisent les savoirs et les arts de vivre locaux. L’internation devrait devenir un nouvel exorganisme complexe supérieur [du type de ce qu’est actuellement l’ONU et dont la supériorité est issue du partage des savoirs dans leur diversité et de la raison], constituant une nouvelle puissance publique sur la base d’un nouveau droit.

(Anne Alombert et Michał Krzykawski : Vocabulaire de l’Internation. Introduction aux concepts de Bernard Stiegler et du collectif Internation )

Dans sa réflexion sur la nation, alors qu’il était lui-même membre de l’Internationale socialiste, Marcel Mauss prévenait que la nation comme localité n’était pas obsolète et ne pouvait se dissoudre dans le global. S’il le disait face à l’internationalisme qui fut qualifié de prolétarien, nous sommes aujourd’hui en face d’une autre forme d’internationalisme, un globalisme destructeur de singularités reposant sur le dogme de la pseudo-autorégulation des marchés.
Quelques cent ans après que Marcel Mauss l’eut forgé,

« il s’agit de repenser cet idéal d’internation, en le distinguant du cosmopolitisme et en considérant ses implications dans le contexte de l’Anthropocène et de la « souveraineté fonctionnelle » des plateformes. Le contexte actuel correspond en effet à un développement industriel planétaire qui menace la biosphère en totalité et qui se caractérise par un nouveau régime instauré par les entreprises technologiques extraterritoriales et leurs organisations économiques supranationales : ce nouveau régime contribue à la désintégration des puissances publiques locales (et notamment nationales), aggravant ainsi l’état de désorientation, augmentant la défiance des populations et conduisant à des tendances nationalistes. «

(Anne Alombert et Michał Krzykawski : ibidem)

C’est ce qui explique en partie les réactions de replis identitaires. L’affirmation de Marcel Mauss peut se décliner. Si la nation est une échelle de localité, elle ne doit ni dissoudre elle-même l’infra-national, tendance forte en France, ni être absorbée par le supra-national tout en pensant les hétéronomies et en pansant les multiples échelles de localités, les villes et les régions mais aussi les localités biologiques, sociales, informationnelles. L’internation s’oppose à la négation de la nation, l’a-nation, tout comme elle refuse le nationalisme et le supranationalisme. Elle est ouverture contre la constitution de blocs. Contre leur uniformisation, elle favorise la diversité des modes de vie, de pensée, des langues. Elle est une bifurcation vers un processus de re-mondialisation qui signifie la construction d’une contre-tendance au devenir immonde de la globalisation. Cela suppose de reconnaître les relations internationales comme conditionnés par les systèmes technologiques et non pas relevant d’une géopolitique déconnectée de la technosphère et de son exosphère satellitaire.

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