Georg Büchner/ Paul Celan : la « contreparole » de Lucile

 

LUCILE entre et s’assied sur les marches de la guillotine : Je m’assieds sur tes genoux, ange de la mort silencieux. (Elle chante.)
C’est un faucheur qu’on appelle la mort
Missionné par le Très-Haut.
Oh, cher berceau qui a endormi mon Camille et l’a étouffé sous tes roses.
Oh, cloche mortuaire dont la douce langue a chanté sa mise au tombeau.
(Elle chante.)
Elle les a moissonnés
Par centaines de milliers.
(Entre une patrouille.)
UN CITOYEN: Qui va là ?
LUCILE: Vive le roi!
CITOYEN: Au nom de la République. (La garde l’entoure et l’emmène.)

Scène finale de La mort de Danton de Georg Büchner acte 4 sc 9

Danton est mort guillotiné en compagnie de Camille Desmoulin, Hérault, Lacroix, Fabre. La pièce de Büchner, intitulée La mort de Danton, pourrait s’arrêter là. Il n’en est rien. Comme le remarque Paul Celan, Lucile (Desmoulin) est « encore une fois là », « noch einmal da » !
Elle revient pour deux scènes après la mort de Danton. D’abord dans « une rue » puis sur le théâtre de « l’échafaudage sanglant », Place de la Révolution, où nous avions « assisté » auparavant à l’exécution et, après avoir chanté des extraits de la Chanson du faucheur, elle crie « Vive le roi ! ».
Comment expliquer ce contrepied ?
Dans les textes d’accompagnement scolaires on explique que, par ce cri, Lucile est sûre de rejoindre Camille dans la mort. Elle est aussitôt entourée, arrêtée.
Paul Celan dans son discours de remerciement pour le Prix Georg Büchner qui lui avait été attribué en 1960 propose une toute autre lecture.

Écoutons-le d’abord après avoir planté le décor :

Place de la Révolution. « Les charrettes arrivent et s’immobilisent devant la guillotine», comme le précise la didascalie

Paul Celan :
« Leurs occupants sont donc là, tous au complet, Danton, Camille, les autres. Même ici, ils sont tout plein de paroles, de paroles d’un grand art, ils nous les servent, ce sont parfois des citations que Büchner n’a que la peine de retranscrire, il y est question de marcher-à-la-mort ensemble, Fabre prétend même mourir « doublement », chacun se montre à la hauteur,-il y a simplement quelques voix « voix diverses » pour trouver « qu’on a déjà vu tout cela » et que « ça devient ennuyeux ».
Et là, quand tout va finir, dans les longs moments où Camille – non pas lui, pas lui-même, mais comme un de ceux du convoi-, où ce Camille-là, meurt théâtralement, pour ne pas dire ïambiquement, une mort que seulement deux scènes plus tard, à partir d’une parole qui lui est étrangère – qui lui est si proche – nous pouvons ressentir comme sa mort à lui, alors, donc, que partout autour de Camille pathos et phrases attestent le triomphe de la « marionnette » et des « fils », voici Lucile, qui est aveugle à l’art, cette même Lucile pour laquelle la parole a quelque chose d’une personne, quelque chose qu’on peut voir, percevoir, voici Lucile encore une fois, avec son cri soudain : « Vive le Roi ».
Après toutes ces paroles prononcées à la tribune (c’est ici l’échafaud sanglant), quelle parole !
C’est la contre-parole, la parole qui casse le « fil », la parole qui n’est plus la révérence faite « aux badauds et à l’histoire sur ses grands chevaux », c’est un acte de liberté, c’est un pas »

Par cette « contreparole », Lucile prend le contrepied des marionnettes dont elle casse les fils. Danton dans l’acte II scène 5 de la même pièce dit ceci :

« Des marionnettes, voilà ce que nous sommes, et des puissances inconnues tirent nos ficelles, nous ne sommes rien, rien par nous-mêmes »

La question n’est pas d’être ou de ne pas être, la question est d’être par soi-même. Lucile oppose sa parole à celle des automates. « Je pense que pour traiter des choses humaines on devrait trouver aussi des mots qui le soient », écrit Büchner (Lettre à Auguste Stöber 9 décembre 1833) La parole de Lucile est celle d’une « individuation radicale » dit Paul Celan qui utilise d’ailleurs en allemand le mot individuation dont j’ignorais qu’il existait. Une individuation qui passe par une parole libérée de l’obligation de « faire la courbette devant les rosses de parade et les laquais de l’histoire » – autre façon de traduire Paradegäulen und Eckstehern der Geschichte -, c’est-à-dire qui refuse de se prosterner devant le factice et la fanfaronnade, une parole libérée du il faut au sens de je n’ai pas d’autre choix.
Son cri à elle passe par des mots.
L’équivalent du cri de Lucile, Paul Celan le retrouve chez Lenz, la célèbre nouvelle de Büchner dont il cite le passage suivant :

« …simplement il lui était parfois désagréable de ne pouvoir marcher sur la tête »

Le « vive le Roi » de Lenz est dans son désir « de marcher sur la tête »

Tous deux procèdent à un renversement.
Mais ces renversements dans le cas qui nous occupe posent un problème.

Chez Lucile, il conduit à un « Vive le roi ». On ne peut ignorer le contenu du cri. Paul Celan en est parfaitement conscient. Il note :

« Certes, cela sonne, et dans le contexte de ce que j’ose en dire maintenant, actuellement, ce n’est peut-être pas un hasard-, cela sonne d’abord comme une façon de se déclarer pour l’ancien régime.
Mais ici (…) il ne s’agit pas d’un hommage rendu à la monarchie, ni aux choses d’hier qu’il s’agirait de conserver.
L’hommage ici rendu l’est à une majesté du présent, témoignant de la présence de l’humain, la majesté de l’absurde.
Et cela, Mesdames et Messieurs ne se laisse pas nommer une fois pour toutes, mais je crois que c’est …la poésie »

Lenz franchit un pas de plus que Lucile, dit encore Paul Celan

« Lenz – c’est-à-dire Büchner – est allé ici un pas plus loin que Lucile. Son Vive le Roi à lui n’est plus une parole, c’est un terrible arrêt de la parole, l’arrêt de qui – le nôtre aussi – a le souffle et la parole coupés.
Poésie : cela peut signifier un tournant du souffle »

La pièce de Büchner « La mort de Danton » n’est pas une pièce historique. On peut même dire que son auteur cherche à mettre une distance entre son époque et celle, révolue, de la Révolution française dont il a perçu le caractère bourgeois. Il laisse « les morts enterrer les morts ». Je me demande dans quelle mesure Georg Büchner n’a pas anticipé une question qui sera posée par Karl Marx quelques temps plus tard dans son 18 brumaire :

« La révolution sociale du XIX° siècle [celle qui intéresse Büchner] ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIX° siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase ». (Karl Marx Le 18 brumaire de L. Bonaparte 1851)

Le texte de Paul Celan s’intitule Le méridien, Discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner à Darmstadt, le 22 octobre 1960.
On le trouve dans Paul Celan : Le méridien et autres proses. Edition bilingue. Traduit de l’allemand et annoté par Jean Launay. Seuil. Librairie de XXIème siècle.

 

 

 

Print Friendly, PDF & Email
Ce contenu a été publié dans Littérature, Théâtre, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *