Jean Jourdheuil : Et c’est ainsi que la langue dans le théâtre de Heiner Müller devint « matériau musical »

Heiner-Muller-Jean-Jourdheuil

On ne souligne pas assez, à propos de Heiner Müller, la beauté de ses textes, le caractère dense, compacte, poétique de son écriture, sa dimension musicale. Ce n’est pas un hasard s’il a inspiré tant de compositeurs contemporains tels que Wolfgang Rihm, Heiner Goebbels, Georges Aperghis, Philippe Hersant, Pascal Dusapin, Luca Francesconi. Ce dernier a composé un opéra à partir de Quartett, qui sera donné en version de concert à la Cité de la musique, à Paris, le 19 mars. A cette occasion, le magazine en ligne de l’Ensemble intercontemporain publie un texte de Jean Jourdheuil, traducteur du théâtre de Heiner Müller et metteur en scène sous le titre  Heiner Müller : Le texte comme matériau musical.

Avec leur aimable autorisation, on en trouvera ci-dessous un extrait.

« Quand il marchait, il posait le pied, la pointe du pied, avec souplesse, exactitude et prudence, comme s’il vérifiait instinctivement que le sol était bien toujours là où il s’était trouvé la veille. Cela lui donnait une démarche curieuse, légère. Il trottinait avec grâce. La moitié supérieure de son corps n’était pas affectée par ce trottinement. Aucune pesanteur. Il marchait avec aisance, à son rythme. Il dansait. Quand il écrivait il ne comptait pas les syllabes. Il écrivait d’instinct avec les pieds selon la formule recommandée par Nietzsche pour faire danser les mots et à l’occasion les concepts.

Revenu dans ses foyers après une courte période passée sous un uniforme de supplétifs de la Wehrmacht dans les dernières semaines de la guerre, il avait alors 15 ou 16 ans, Heiner Müller trouva refuge dans une bibliothèque et devint bibliothécaire. Il lut alors avec une attention toute particulière T.S. Eliot, Gottfried Benn, Ezra Pound. Peu après, dans la zone d’occupation soviétique, jeune homme attiré par la littérature, il s’intéressa tout naturellement à l’œuvre poétique et théâtrale de Bertolt Brecht lorsque ce dernier élut domicile à Berlin Est. Pendant deux périodes de sa vie il écrivit assidûment des poèmes : ses débuts et ses dernières années. Écrire des poèmes c’était se tenir provisoirement dans un no man’s land, peut-être aussi à un carrefour entre le temps du sujet et le temps de l’histoire, et dans ses dernières années entre le temps de l’histoire et le moment de la mort.

Heiner Müller et l’écriture en vers

Lorsqu’il devint un auteur dramatique reconnu, à la fin des années 50, si l’on excepte quelques pièces radiophoniques ayant des allures de « pièces de reportage », il écrivit des pièces dont le texte était souvent versifié : c’est ainsi que la pièce radiophonique de sa compagne Inge Müller, intitulée « La brigade des femmes », versifiée par lui, devint « La comédie des femmes ». Même certaines pièces dites « de la production » furent, au moins partiellement, écrites en vers. Les poèmes, proprement dit, changèrent alors de fonction. Sur les murs de son appartement de la Kissingenplatz à Pankow, au milieu des années 70, étaient épinglés quantité de morceaux de papiers, un paysage de courts textes, de brouillons, de notes, d’ébauches dont certaines avaient l’allure de poèmes. Ecrire un poème ce fut alors parfois sa façon privilégiée de prendre des notes, d’esquisser une scène, de noter un fragment.

Le théâtre allemand depuis Goethe, Schiller, Heinrich von Kleist, et jusqu’à Bertolt Brecht, a eu souvent recours à l’écriture en vers ; il fait un usage varié de la prosodie privilégiant une métrique tantôt relativement régulière (chez Goethe et Schiller), tantôt franchement irrégulière (chez Heinrich von Kleist). La littérature dramatique allemande devint ainsi durablement le lieu d’une circulation entre l’épique, le lyrique et le dramatique. Ce phénomène fut considérablement stimulé par la qualité des traductions de Shakespeare par A.W. Schlegel et Dorothea Tieck qui ont fait du pentamètre ïambique un vers usuel de la littérature dramatique de langue allemande. Goethe, Schiller, Brecht, Kleist, Hölderlin, Shakespeare telles sont les figures emblématiques et tutélaires de l’écriture littéraire pour le théâtre dans l’Allemagne des années 50 lorsque Heiner Müller fit ses premiers pas d’auteur dramatique.

Dans les années 60-70 on n’écrivait plus beaucoup de théâtre en vers en RFA, le théâtre était en train de devenir romanesque, romanesque peut-être à la Peter Handke. Le vers, sur une scène de théâtre, après avoir été un élément de décorum était devenu simplement décoratif : un napperon sur une table basse. Mais la tradition de l’écriture en vers, dans le prolongement de B. Brecht, se maintenait en RDA.

Ecriture dramatique et composition musicale

Peter Hacks, qui, dans ces années-là, était avec Heiner Müller, un possible successeur et héritier de Bertolt Brecht, a publié quelques remarques à la fois élogieuses et critiques sur l’usage que son collègue et rival Heiner Müller faisait de la métrique :

« Il y a ici (dans PHILOCTETE) un art de la langue que je ne peux louer comme il le mérite, car je devrais le louer plus qu’il n’est convenable. Personne aussi souverainement que Müller ne manie le vers comme évènement-limite. Le vers de LA DÉPLACÉE, c’était la plus extrême violence que l’on puisse faire à un vers sans qu’il cesse d’être un vers. Le vers de PHILOCTÈTE, c’est le degré le plus extrême de tension intérieure dont un vers puisse donner l’impression sans perdre sa qualité de pureté raffinée. La littérature classique reflète la tangible barbarie du monde dans ses sujets et sa possible beauté dans la forme ; PHILOCTÈTE satisfait apparemment à cette maxime. Pourtant j’hésite à dire que cette pièce est classique. La beauté de ces vers a quelque chose de la couleur de leur objet. Elle est utopique mais aussi archaïque, gracieuse et sombre, ungeheuer aux deux sens du mot : extra-ordinaire et monstrueuse. Le vers de PHILOCTÈTE dans sa beauté plus qu’humaine ne serait-il pas en fin de compte barbare ? »[1].

Après Philoctète, en 1964, Heiner Müller écrivit deux pièces : Horace, en 1968, et Mauser, en 1970, dont la facture littéraire se réfère explicitement et dérive de l’écriture pratiquée par Brecht au début des années 30 lorsqu’il expérimenta le théâtre des Lehrstücke (terme improprement traduit par l’expression « pièce didactique ») à l’époque où il tentait de radicaliser la forme théâtrale en s’inspirant du théâtre asiatique (notamment japonais) et en collaborant avec des compositeurs aussi différents que : Hindemith, Kurt Weill qui avait été l’élève de Busoni, et Hanns Eisler qui avait été élève de Schönberg. Paradoxalement, c’est en écrivant ces pièces dérivées de la forme des Lehrstücke que Heiner Müller parvint à se soustraire à la tutelle de Brecht.

Benno Besson, qui faisait alors, dans les années 60 (au Deutsches Theater, après avoir été éjecté du Berliner Ensemble après la mort de Brecht), ses mises en scènes les plus remarquables (La Paix d’après Aristophane, Le Dragon de Jewgueni Schwarz, La belle Hélène d’après Offenbach) demanda à Heiner Müller de « moderniser la langue de Hölderlin » pour la mise en scène qu’il devait faire du Oedipus Tyrann en 1967. C’est ainsi que Heiner Müller eut l’occasion de faire des gammes sur les vers de Hölderlin, de méditer ses Remarques sur Oedipus Tyrann et sur Antigone et de s’entraîner à l’usage hölderlinien du participe présent. Dans les années suivantes il devait poursuivre et prolonger cette initiation, avec l’aide de l’helléniste Peter Witzmann, en traduisant le Prométhée d’Eschyle. C’est ainsi, au hasard des réussites, des échecs, des travaux de commande, que la langue dans le théâtre de Heiner Müller devint un « matériau musical. […]».

Jean Jourdheuil

[1] Peter Hacks, 1966, Inquiétude face à une oeuvre d’art , traduction de Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil. La pièce La Déplacée ou la vie à la campagne avait en 1961 valu à Heiner Müller son exclusion de l’Union des Ecrivains. Le metteur en scène de la pièce, B.K. Tragelehn, le dernier des « Brechtschüler », avait été envoyé en rééducation dans les mines de lignite.

La suite du texte contient notamment un entretien inédit en français entre Heiner Müller et Ruth Berghaus, sur le théâtre et l’opéra. Ruth Berghaus fut la compagne de Paul Dessau pour qui Müller écrivit un livret d’opéra, L’opéra du dragon. Elle dirigea un temps le Berliner Ensemble et eut une carrière de metteur en scène d’opéra.

On peut en retrouver l’intégralité sur accents-online.

 

Print Friendly, PDF & Email
Ce contenu a été publié dans Arts, Essai, Littérature, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *