La heimat comme utopie transformatrice (notes)

Foto: Kreuzschnabel/Wikimedia Commons, Lizenz: artlibre

« Un voyageur :
Oui ce sont bien les sombres tilleuls
Là-bas, dans la force et leur âge.
Il m’est donné de les retrouver,
Après un aussi long voyage !
N’est-ce pas l’endroit de jadis,
Cette hutte qui m’abrita
Quand la vague excitée par la tempête
Me jeta sur ces dunes ?
Je voudrais bénir mes hôtes
Secourables, un brave couple
[…] Salut à vous
Si, toujours hospitaliers, aujourd’hui encore
Vous jouissez du bonheur de faire le bien ! »
(Goethe Faust II Acte V v 11043-11058 Trad. Jean Lacoste et Jacques Le Rider aux éditions Bartillat
Goethe renverse le récit d’Ovide chez qui les Dieux ont préservé la demeure de Baucis et Philémon précisément pour les remercier de leur hospitalité. Le poète latin présente, dans les Métamorphoses (livre VIII), le foyer (= le lieu où l’on prend soin du feu) du couple ainsi : «  ne va ici chercher maîtres et serviteurs ; / toute la maison c’est eux, à la fois ils obéissent et commandent. » (traduction Marie Cosnay)
L’entrepreneur capitaliste et global-player Faust ne supporte pas que ce symbole de l’hospitalité dérange la vue sur l’étendue de son territoire. Il ne supporte pas non plus les cloches d’une religion ancienne – on passe au temps de l’horloge et au temps argent Time is money – et ordonne l’expropriation du couple âgé. Une triplette d’agents sans scrupule y mettra le feu. Baucis, Philémon et le voyageur périront dans les flammes de leur maison : « Tout ce qui avait solidité s’en va en fumée» écriront Marx et Engels dans le Manifeste communiste.
L’univers de Philémon et Baucis est posé chez Ovide comme chez Goethe comme foyer hospitalier en lien avec le voyage, en lieu protecteur permettant d’échapper aux fureurs de la nature. C’est une première acception possible de l’allemand heimat. Sa traduction par foyer n’est cependant guère satisfaisante parce trop restrictive et trop exclusivement individualisée.
Etymologiquement, la heimat est d’abord le lieu où l’on s’arrête avant de désigner, le plus souvent en termes nostalgiques, celui où l’on retourne. Les mots du vieil haut allemand heimuoti et heimōti ainsi que du moyen haut allemand heimout(e) dérivent de la racine indo-européenne kei au sens de être couché (liegen), lieu où l’on se (re)pose, Ort, an dem man sich niederlässt. Elle est le terme de l’odyssée d’Ulysse.
« Oh ! non, rien n’est plus doux que patrie [en allemand Heimat ] et parents ; dans l’exil, à quoi bon la plus riche demeure, parmi des étrangers et loin de ses parents ? » (Homère Odyssée Chant IX)
On pourra noter que chez Homère, la heimat est une notion séparée de celle du milieu des parents. Elle s’articule avec celle de l’exil. Dans Dialektik der Aufklärung ( Dialectique de la Raison), Theodor W Adorno et Max Horkheimer commentent le retour d’Ulysse en notant que « le mal du pays (Heimweh) est ce qui met fin à l’aventure par laquelle la subjectivité, dont l’Odyssée forme l’histoire première, sort de l’époque primitive ». Ils ajoutent que la sédentarité opposée au nomadisme, est « la condition de toute heimat ». L’installation dans un lieu n’est pas sans lien avec la possibilité de consolider la propriété et c’est vers cet ensemble (sédentarité et propriété) qui forme la heimat que s’oriente le mal du pays et l’attente. La heimat est une échappatoire, un refuge.
Ce n’est pas un hasard si Adorno, mais aussi Brecht ou Ernst Bloch se sont intéressés à la question de la heimat. Les exilés obligés de fuir leur pays sous dictature hitlérienne avaient à se la poser avec plus d’acuité que d’autres et devaient dégager le pays où ils voulaient retourner l’Allemagne de sa perversion par l’idéologie nazie et mener la bataille pour les mots et leur sens.
« J’’ai toujours trouvé faux le nom qu’on nous donnait : émigrants.
Le mot veut dire expatriés ; mais nous
ne sommes pas partis de notre gré
Pour librement choisir une autre terre ;
Nous n’avons pas quitté notre pays pour vivre ailleurs,
toujours s’il se pouvait.
Au contraire nous avons fui. Nous sommes expulsés, nous
sommes des proscrits
Et le pays qui nous reçut ne sera pas un foyer [heim]
mais l’exil ».
(Bertolt Brecht, « Sur le sens du mot émigrant » (extrait), 1937, traduction Gilbert Badia et Claude Duchet).
Dans son poème Paysage de l’exil, Brecht qualifie de messager du malheur les réfugiés et les exilés. Ils ne sont pas seulement les messagers de leur propre malheur et celui de leur pays. Hannah Arendt l’a décrit très clairement :
« Il n’y a pas un brin de sentimentalité dans la belle définition brechtienne du réfugié, si admirablement précise : Ein Bote des Unglücks (Un messager du malheur). Bien entendu un message ne s’adresse pas à son messager lui-même. Ce n’était pas seulement leur propre malheur que les réfugiés emportaient avec eux de pays en pays, de continent en continent – changeant de pays plus vite que de souliers – mais le grand malheur du monde entier »
(Hannah Arendt : Bertolt Brecht in Vies politiques Gallimard Tel page 215)
Les réfugiés portent en eux et avec eux le grand malheur du monde.
Je passe rapidement sur la dimension religieuse et/ou mystique. Pour la religion stricto sensu , si tant est que cela existe, les chrétiens ne sont que de passage sur terre. Leur heimat est d’essence divine. Pour Maître Eckhart, par exemple, la heimat se situe dans le mystère divin.
Heimat désigne un rapport à un espace, un paysage, ici paysage est pris au sens équivalent de landscape et Landschaft, les trois termes apparaissant au même moment, le dernier avant les autres, dès 1480. Le paysage est, étymologiquement, l’agencement des traits, des caractères, des formes d’un espace limité, d’un « pays », précise wikipedia. Ce paysage est anthropisé et non strictement naturel car il porte la trace de l’activité humaine. Parfois, heimat est présenté comme le lieu de la première expérience de socialisation. Il est alors devenu familier, appartenant à la sphère de la maison, de la famille (heim) s’opposant à un extérieur qui peut être – ou devenir – unheimlich, d’une inquiétante étrangeté pour reprendre la traduction que fit Marie Bonaparte du texte qu’y a consacré Freud en 1919. Il y a dans heimat un rapport à l’étrangéité
Dans le dictionnaire des frères Grimm, le mot heimat est mis en relation avec patria, domicilium. Éliminons d’emblée la dernière acceptation. Il n’y a pas besoin du mot heimat pour désigner l’endroit où l’on habite, une adresse suffit. Plus difficile est la question du mot patria à la fois pays ou sol natal et patrie. Le principal défaut de cette dernière interprétation, qui, par ailleurs, a un équivalent précis en allemand, Vaterland, est sa militarisation et manipulation par les généraux qui ont fait qu’elle implique une mobilisation, c’est à dire un dépaysement, un détachement de la heimat au nom d’un supposé intérêt supérieur à cette dernière. En ce sens, il y a donc une forte contradiction entre heimat et patrie. Le lien avec l’éloignement militaire s’exprime aussi dans l’invention du mot nostalgie (Heimweh). En 1688, un médecin de Mulhouse, Johannes Hofer, décrivit pour la première fois dans une dissertation bâloise un mal longtemps connu comme mal helvétique parce qu’il frappait beaucoup les soldats suisses en service mercenaire. Ce mal du pays pouvait devenir si fort qu’il poussait les lansquenets à la désertion. Hofer désigna ce mal d’un mot dérivé de l’allemand Heimweh en passant par les mots grecs νόστος (nóstos)  : le retour, et ἄλγος (álgos) : douleur, souffrance. Ce mal du retour prendra le nom de nostalgie.
L’utopie du no man’s land
Dans Ohne Leitbild (Sans paradigme) figure un texte qui n’a pas été repris dans l’édition française et porte le nom d’une petite ville qu’Adorno désigne comme l’archétype de la petite ville tout en reconnaissant qu’à l’instar de l’Amérique, en Europe aussi, toutes les villes et villages finissent par se ressembler. Il raconte :
« Entre Ottorfszell et Ernsttal passait la frontière entre la Bavière et le Pays de Bade. Elle était marquée le long de la route par des poteaux qui portaient les panneaux des États et leur spirales de couleurs, blanc et bleu pour l’un et l’autre si je ne me trompe pas rouge et jaune. Il y avait suffisamment d’espace entre les deux. C’est là que je me tenais de préférence sous le prétexte auquel je ne croyais nullement que cet espace n’appartenait à aucun des deux États et que je pouvais comme je le voulais y installer ma propre domination. Je ne prenais pas cette dernière au sérieux mais mon plaisir n’en étais pas moindre. En vérité cela concernait plutôt les couleurs des États et la possibilité de pouvoir m’abstraire des limites qu’elles fixaient. Je ressentais un sentiment analogue dans les expositions comme l’ « Ila » [salon aéronautique] en voyant les innombrables fanions qui flottaient, de plein accord entre eux, l’un à côté de l’autre. Le sentiment de l’Internationale m’était proche de part ma famille ainsi que par le cercle d’amis de mes parents avec des noms comme Firino et Sydney Clifton Hall. Cette internationale n’était pas un État unifié. Sa paix s’exprimait par l’ensemble festif du divers, colorié comme les fanions et les poteaux frontières innocents, qui, comme je le découvris avec étonnement, ne signalaient pas du tout un changement de paysage. Cependant, le pays qu’ils délimitaient et que jouant avec moi-même j’occupais était le pays de personne [Niemandsland]. Plus tard, dans la guerre, le mot no man’s land est apparu pour désigner l’espace dévasté situé devant chaque front. C’est pourtant la fidèle traduction du grec – celui d’Aristophane – qu’à l’époque je comprenais d’autant mieux que je ne le connaissais moins, utopie. » (Adorno: Amorbach in Ohne Leitbild)
Adorno fait allusion à la ville aérienne de Coucouville-les-nuées dans Les oiseaux d’Aristophane. On notera la découverte que le paysage n’est pas découpé par la frontière.
Nous avons vu avec Goethe la destruction d’un lieu d’hospitalité au nom des intérêts entrepreneuriaux du Dr Faust. Mais, depuis, une autre industrie tout en faisant croire le contraire n’est pas en reste dans la destruction de la convivialité, c’est l’industrie culturelle, celle des médias de masse. Lisons encore Adorno :
« Mais aujourd’hui, la défense astucieuse de l’industrie culturelle glorifie comme un facteur d’ordre l’esprit de l’industrie culturelle que l’on peut sans crainte appeler idéologie. Ses représentants prétendent que cette industrie fournit aux hommes, dans un monde prétendument chaotique, quelque chose comme des repères pour leur orientation, et que de ce fait elle serait déjà acceptable.
Ceux qui tiennent ce langage sont généralement des conservateurs. Mais ce qu’ils supposent sauvegarder par l’industrie culturelle est en même temps démoli par elle. Le film couleur démolit bien plus la vieille auberge conviviale que les bombes ne le feraient : elle en élimine même l’image. Aucune heimat ne survit à leur traitement dans les films qui les fêtent et nivellent à s’y méprendre les singularités dont elles vivent » (Adorno : Résumé über Kulturindustrie)
Adorno ne met pas en cause le film couleur en tant que tel mais son procédé industriel de fabrication et de nivellement par les clichés, une industrie pour laquelle précise-t-il, le client n’est pas roi ni même sujet mais objet. Et c’est écrit avant l’avènement des industries digitales qu’on laisse aménager les territoires en en perdant la maîtrise et qui rabotent encore un peu plus les différences et diversités alors même qu’elles pourraient servir à leur contraire. L’Alsace, par exemple, ne disparaît pas seulement par la réforme institutionnelle des régions mais au moins autant voire d’avantage par sa transformation en image de marque.
Un autre exilé et philosophe de l’utopie concrète, Ernst Bloch, s’est intéressé à la question de la heimat. Il estime qu’il ne faudrait surtout pas interpréter ce mot comme souvent dans la littérature d’émigration comme un simple désir de retourner chez soi. La heimat, il la situe non à l’origine mais dans l’à-venir, dans une perspective de transformation. On sait qu’elle existe sans parvenir à la définir. Il y revient à plusieurs reprises dans le Principe Espérance. Une première fois en commentant les thèses de Karl Marx sur Feuerbach dont la plus célèbre, la onzième, est la suivante :
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer ».
Pour Ernst Bloch, l’ensemble des onze thèses de Marx proclament que
« L’humanité socialisée liée à une nature mise en accord avec elle transforme le monde en heimat (Die vergesellschaftete Menschheit im Bund mit einer ihr vermittelten Natur ist der Umbau der Welt zur Heimat) », c’est à dire, ajoute l’édition française à la demande de l’auteur, en fait « le lieu de l’identité avec soi-même et avec les choses » (Ernst Bloch Le principe Espérance I Gallimard page 345 Traduction, ici modifiée par mes soins, de Françoise Wuilmart)
La traductrice a remplacé Heimat par Foyer avec f majuscule, tout en y associant entre parenthèses le mot allemand. En extrapolant peut-être un peu et en utilisant des mots qui ne seraient pas les siens, ne pourrait-on dire de la vision d’Ernst Bloch qu’elle serait celle d’un milieu où cesse la dissociation entre l’individu, les autres, les techniques et leurs productions au profit de la formation d’ un milieu associé ? Ce que semble confirmer l’extrait suivant qui forme la conclusion des mille six cents pages du Principe Espérance et dont le tout dernier mot est : heimat , là où personne n’a jamais été.
« Der Mensch lebt noch überall in der Vorgeschichte, ja alles und jedes steht noch vor Erschaffung der Welt, als einer rechten. Die wirkliche Genesis ist nicht am Anfang, sondern am Ende, und sie beginnt erst anzufangen, wenn Gesellschaft und Dasein radikal werden, das heißt sich an der Wurzel fassen. Die Wurzel der Geschichte aber ist der arbeitende, schaffende, die Gegebenheiten umbildende und überholende Mensch. Hat er sich erfaßt und das Seine ohne Entäußerung und Entfremdung in realer Demokratie begründet, so entsteht in der Welt etwas, das allen in die Kindheit scheint und worin noch niemand war: Heimat. » (Ernst Bloch Prinzip Hoffnung s.1628) »
« L’être humain vit encore partout dans la préhistoire, chaque chose se trouve encore avant la création du monde, du véritable monde [ = du monde non immonde]. La véritable Genèse ne se situe pas au début mais à la fin et elle ne fera que commencer quand la société et l’être au monde se prendront par la racine. La racine de l’histoire cependant se trouve dans l’être humain œuvrant [et non pas l’homme prolétarisé] et transformant pour les dépasser les états de fait. Lorsqu’il s’est pris lui-même en main et a fondé dans une démocratie réelle la réalité qui est la sienne, sans dépossession de soi [déprolétarisé], alors naît au monde quelque chose qui pour tous apparaît à l’enfance et où personne n’a encore été : une heimat » (Ernst Bloch Le principe Espérance III Gallimard page 600)
Heimat est une notion ouverte, complexe. Il faut en préserver la plasticité si tant est qu’il faille conserver le mot. Certains pensent qu’il vaudrait mieux s’en débarrasser. Cela ne réglerait cependant pas la question du sentiment de sa perte. Mais que peut-elle encore signifier dans un territoire où les habitants n’ont plus rien à dire, dépossédés qu’ils sont de toute participation à son aménagement ? Que la notion reste réceptive à l’imaginaire et puisse contenir un potentiel de transformation fut-il « utopique » est sans doute le meilleur moyen d’éviter qu’elle ne dérive vers le conservatisme le plus obscur, le plus frileux, pour tout dire pleinement réactionnaire. La heimat est un écosystème qui se partage. Elle est constituée par la multitudes des expériences individuelles. On peut y cohabiter avec de méchantes gens. Y sont nées des pratiques culturelles, des mentalités fonction des reliefs, des climats et des vicissitudes de l’histoire. Chaque génération modifie la conception qu’on peut en avoir. Naître avant 1914 ne saurait impliquer le même rapport au monde que naître au 21ème siècle. Sans même parler des enfants qui naissent sur la route de l’exil et pour qui la heimat serait un camp de réfugiés ou un foyer d’accueil. La meilleure traduction de heimat serait sans doute pays au sens où le chante Claude Nougaro : ô mon païs, ô Toulouse, le mon n’étant pas un possessif au sens de « ma » maison, mais signifie qu’on peut le porter en soi.
Je n’ai fait ici qu’esquisser la complexité du sujet et je n’ai encore rien dit de l’important volet des langues, des dialectes et de leurs idiomes qui en font pleinement partie. Mais c’est un autre chapitre. A venir
L’impulsion première de ce texte est venue du blog Aisthesis qui m’a permis de repérer les textes d’Adorno et de Bloch. J’en ai ajouté d’autres et commenté le tout différemment en m’efforçant en rédigeant de laisser les questions ouvertes d’où le qualificatif de notes.
Print Friendly, PDF & Email
Ce contenu a été publié dans Commentaire d'actualité, Langue allemande, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à La heimat comme utopie transformatrice (notes)

  1. Pierre Foucher dit :

    Oui, le pays (natal), et parfois aussi la petite patrie (en allemand : die engere Heimat. La romancière suisse Erica Pedretti, née en 1930 en Tchécoslovaquie, a même intitulé le récit de ses retours sur les lieux de son enfance et de sa première adolescence Engste Heimat).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *