La Jenny des pirates

 

La Jenny des pirates, c’est Lotte Lenja.

On l’écoute dans l’extrait ci-dessous de l’Opéra de Quat’sous, le film de G.W. Pabst (1931) librement adapté de la pièce de Bertolt Brecht. On la voit avec Rudolf Forster dans le rôle de Mackie, le surineur. La musique est de Kurt Weil qui fut le mari de Lotte Lenja.

Je m’aperçois que sans doute emporté par la beauté et le rythme de ces sonorités ainsi que par leur interprétation, je n’avais pas été suffisamment attentif, jusqu’à présent, à l’extraordinaire brutalité des paroles interprétées avec beaucoup de légèreté à l’instar de ce hop-là prononcé à chaque fois qu’une tête tombe. Jenny y exprime une soif de vengeance devant toutes les humiliations subies et rêve que, dans un assaut pirate, le port soit bombardé et ses habitants décapités.

La traduction de Jean-Claude Hémery aux éditions de l’Arche parle de la Jenny des corsaires (Die Seeräuber-Jenny)

JENNY-DES-CORSAIRES
1
Messieurs, aujourd’hui vous me voyez laver les verres
Et je fais le lit de tous ces messieurs
Et vous me donnez un penny, et je le prends sans manières.
Et vous voyez mes loques et cet hôtel miteux,
Et vous ne savez pas à qui vous avez affaire.
Mais un soir sur le port on entendra des cris
Et vous demanderez: « Qu’est-ce que c’est que ces cris? »
Et vous me verrez sourire sur mes verres
Et vous direz: « Pourquoi donc est-ce qu’elle sourit? »

Un navire corsaire
Toutes voiles dehors
Entrera dans le port

2
Vous me dites: « Va, essuie tes verres, mon enfant»
Et vous me donnez un penny
Et le penny, je le prends,
Et puis je fais le lit
(Personne ne couchera dedans cette nuit)
Et vous ne savez toujours pas qui je suis.
Mais un soir, sur le port, il y aura des hurlements,
Et vous demanderez: « Qu’est-ce que c’est que ce boucan? »
Et vous me verrez sourire sur mes verres
Et vous direz : « Pourquoi sourit-elle méchamment? »

Le navire corsaire
Découvrant ses sabords
Canonnera le port.

3
Alors, messieurs, alors, vos rires cesseront
Car les murs s’écrouleront sur vous
Et la ville sera rasée jusqu’aux fondations
Sauf un hôtel miteux épargné par les coups.
Et vous demanderez : « Mais qui donc y demeure? »
Cette nuit montera une immense clameur :
« Mais pourquoi cet hôtel n’est-il donc pas  en flammes? »
Vous me verrez sortir aux premières lueurs
Et vous direz: « C’était donc cette femme? »

Le navire corsaire
Inondé de lumière
Hissera l’oriflamme.

4
Ce jour-là, vers midi, cent hommes viendront à terre
Dans l’ombre, en silence, ils avanceront,
A chaque porte ils prendront un de vos frères;
Couvert de chaînes ils me l’amèneront
Et me demanderont: « Qui faut-il mettre à mort? »
Ce jour-là, vers midi, quel silence sur le port,
Quand on me demandera qui mourra.
Et vous m’entendrez dire : « Tous! », et faire
A chaque tête qui tombera :  « Hop-là »

Le navire corsaire,
Moi debout sur le pont,
Disparaîtra à l’horizon.

Dans le film, Jenny est dépitée par la trahison de Mackie qui venait d’épouser Polly.
Dans la pièce de Brecht, la chanson est située au moment du mariage petit bourgeois entre Macheath, le capitaine des brigands et homme d’affaire (il annonce d’ailleurs son intention de passer bientôt banquier parce qu’il faut être de son temps) et Polly Peachum, la fille du Roi des mendiants, qui s’enrichit de l’exploitation de la misère. Pendant la cérémonie de mariage dans une écurie décorée d’objets volés, puisque personne ne veut chanter, c’est Polly, future femme d’affaires, qui interprète la chanson de Jenny.

Je vais vous représenter une fille que j’ai vue un jour dans une de ces petites tavernes à quatre sous de Soho. C’était une fille de cuisine, et il faut que vous sachiez que tout le monde se moquait d’elle et qu’elle prenait tous les clients à partie et qu’elle leur disait des choses dans le genre de ce que je vais vous chanter à l’instant. Voilà, ici, c’est le petit comptoir derrière lequel elle se tenait du matin au soir – il faut que vous vous le représentiez vraiment sale et graisseux. Voilà le bac à vaisselle et voilà le torchon avec lequel elle essuyait les verres. Là où vous êtes étaient assis, les messieurs qui se moquaient d’elle. Vous pouvez aussi rire, pour que ce soit plus ressemblant, mais si vous n’en avez pas envie, ne vous forcez pas. (Elle se met à essuyer des verres imaginaires et à marmonner entre ses dents.) Maintenant, l’un de vous va dire (elle désigne Walter), vous, par exemple: Alors, Jenny, ton bateau, quand est-ce qu’il arrive?

WALTER: Alors, Jenny, ton bateau, quand est-ce qu’il arrive?

POLLY : Et un autre va dire, par exemple, vous : Est-ce que tu laves toujours les verres, Jenny, la fiancée du cor­saire ?

MATTHIAS : Est-ce que tu laves toujours les verres, Jenny, la fiancée du corsaire ?

POLLY : Bon, et bien, maintenant je commence.

L’action se passe à Soho pendant l’époque victorienne alors que se préparent les cérémonies anniversaires du couronnement de la reine. Dans la scène du mariage apparaît aussi le chef de la police, vieux copain de régiment de Macheath (on dirait aujourd’hui de la même promotion de l’ENA).

Dans cette pièce, pour Brecht, le brigand est un bourgeois et le bourgeois un brigand. N’y a-t-il aucune différence ? Si, il y en a une, dit Brecht. Contrairement au brigand ou au pirate, le bourgeois est incapable de verser du sang. Les bourgeois produisent la misère mais n’en supportent pas la vue.

A la fin, Macheath donne une réplique qui connaît actuellement un regain d’intérêt : Qu’est ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la fondation d’une banque ? On oublie de citer la phrase suivante qui se demande ce qu’est la mort d’un homme comparé à son  salariat.

Mesdames et messieurs, vous voyez devant vous l’un des derniers représentants d’une classe appelée à disparaître. Nous autres, petits artisans aux méthodes désuètes, qui travaillons avec d’anodines pinces-monseigneurs les tiroirs-caisses des petits boutiquiers, nous sommes étouffés par les grandes entreprises appuyées par les banques. Qu’est-ce qu’un passe-partout, comparé à une action de société anonyme? Qu’est ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la fondation d’une banque? Qu’est-ce que tuer un homme, comparé au fait de lui donner un travail rétribué?

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