La malédiction d’Erysichthon

Ce texte répond à l’invitation de Laurent Margantin
de constituer une Bibliothèque forestière

 

Ferdinand Hodler (1853-1918) Der Holzfäller / Le bûcheron 1910 Huile sur toile H. 130; L. 101 cm © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Saisissante image, pour ne pas dire effrayante au regard actuel, que celle de ce bûcheron du peintre suisse Ferdinand Hodler, cette opposition entre la puissance de l’homme en mouvement diagonal contre la fragilité statique et verticale des arbres sans feuilles. La lecture contemporaine que l’on peut faire du tableau dépasse de loin les intentions du peintre. Elle évoquerait plutôt une sorte de figure (Gestalt) héroïque du Travailleur à la Ernst Jünger dominant de sa stature la nature. La première esquisse du tableau est une commande de la Banque nationale suisse qui voulait illustrer les billets de 50 et 100 francs suisses. L’image ne résume bien évidemment pas la production artistique symboliste du peintre bernois et genevois qui, en 1914, signe la protestation contre le bombardement de la cathédrale de Reims, ce qui lui vaut d’être exclu de toutes les sociétés artistiques allemandes et autrichiennes. Sur Hodler et son œuvre, voir ici.

Pour moi, cette image évoquerait plutôt la figure d’Erysichthon telle que la décrivait Ronsard dont on trouvera le texte ci-après. Je choisis de conserver la langue originale et l’orthographie Erisichton qu’utilise le poète et que l’on trouve aussi dans certaines traductions :

« Contre les bucherons de la forest de Gastine »,

« Quiconque aura premier la main embesongnée
A te couper, forest, d’une dure congnée,
Qu’il puisse s’enferrer de son propre baston,
Et sente en l’estomac la faim d’Erisichton,
Qui coupa de Cerés le Chesne venerable
Et qui gourmand de tout, de tout insatiable,
Les boeufs et les moutons de sa mère esgorgea,
Puis pressé de la faim, soy-mesme se mangea :
Ainsi puisse engloutir ses rentes et sa terre,
Et se devore après par les dents de la guerre.

Qu’il puisse pour vanger le sang de nos forests,
Tousjours nouveaux emprunts sur nouveaux interests
Devoir à l’usurier, et qu’en fin il consomme
Tout son bien à payer la principale somme.

Que tousjours sans repos ne face en son cerveau
Que tramer pour-neant quelque dessein nouveau,
Porté d’impatience et de fureur diverse,
Et de mauvais conseil qui les hommes renverse.

Escoute, Bucheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la dure escorce ?
Sacrilege meurdrier, si on prend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts, et de destresses
Merites-tu, meschant, pour tuer des Déesses ?

Forest, haute maison des oiseaux bocagers,
Plus le Cerf solitaire et les Chevreuls legers
Ne paistront sous ton ombre, et ta verte criniere
Plus du Soleil d’Esté ne rompra la lumiere.

Plus l’amoureux Pasteur sur un tronq adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous persé,
Son mastin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l’ardeur de sa belle Janette :
Tout deviendra muet : Echo sera sans voix :
Tu deviendras campagne, et en lieu de tes bois,
Dont l’ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue :
Tu perdras ton silence, et haletans d’effroy
Ny Satyres ny Pans ne viendront plus chez toy.

Adieu vieille forest, le jouët de Zephyre,
Où premier j’accorday les langues de ma lyre,
Où premier j’entendi les fleches resonner
D’Apollon, qui me vint tout le coeur estonner :
Où premier admirant la belle Calliope,
Je devins amoureux de sa neuvaine trope,
Quand sa main sur le front cent roses me jetta,
Et de son propre laict Euterpe m’allaita.

Adieu vieille forest, adieu testes sacrées,
De tableaux et de fleurs autrefois honorées,
Maintenant le desdain des passans alterez,
Qui bruslez en Esté des rayons etherez,
Sans plus trouver le frais de tes douces verdures,
Accusent vos meurtriers, et leur disent injures.

Adieu Chesnes, couronne aux vaillans citoyens,
Arbres de Jupiter, germes Dodonéens,
Qui premiers aux humains donnastes à repaistre,
Peuples vrayment ingrats, qui n’ont sceu recognoistre
Les biens receus de vous, peuples vraiment grossiers,
De massacrer ainsi nos peres nourriciers.

Que l’homme est malheureux qui au monde se fie !
Ô Dieux, que véritable est la Philosophie,
Qui dit que toute chose à la fin perira,
Et qu’en changeant de forme une autre vestira :
De Tempé la vallée un jour sera montagne,
Et la cyme d’Athos une large campagne,
Neptune quelquefois de blé sera couvert.
La matiere demeure, et la forme se perd. »

Pierre de Ronsard : Elégies, XXIV

La forêt de Gâtine, aux confins de la Touraine et du Vendômois, était ce qui subsistait, du temps de Ronsard, d’une vaste forêt primitive. Durant près de six siècles, l’histoire du pays de Gâtine, qui se confond avec la forêt du même nom, « est principalement celle des défrichements qui tendent sans cesse à faire reculer la forêt primitive, pour faire place à des terres labourables ou à des landes utilisées pour le pacage d’un maigre bétail » explique Daniel Schweiz. Il ajoute : « C’est au cours des XIe et XIIe siècles que va être effectué l’essentiel des grands défrichements de la forêt primitive; […] Les derniers défrichements réalisés au cours du XVIe siècle sont d’ampleur très limitée, ils vont cependant rester en mémoire grâce aux vers fameux de Pierre de Ronsard, indigné par la mise en coupe réglée de ce qui subsistait de la forêt primitive en Vendômois, après 1573. » (Source)

Le mythe d’Erysichthon

Erysichthon, en grec Erusi-chthôn, est celui qui fend la terre. Il fait partie du cycle Déméter (Cérès chez les Latins) symbole de la terre nourricière. Le premier à avoir raconté cette histoire est le poète grec Callimaque de Cyrène dans son Hymne en l’honneur de Cérès au troisième siècle avant Jésus Christ. Extrait :

« Les Pélasges [peuple de Thessalie] habitaient encore à Dotium. Ils y avaient consacré à Cérès  un bois délicieux, planté d’arbres touffus, impénétrables au jour ; lieu charmant, que la déesse aima toujours à l’égal d’Éleusis, de Triopion et d’Enna. Là, parmi les pins et les ormes altiers, les poiriers s’enlaçaient aux pommiers, et du sein des rocailles jaillissait une onde pareille au cristal le plus pur.
Mais quand le ciel voulut retirer ses faveurs aux enfants de Triopas, un funeste projet séduisit Érisichton. Il prend vingt esclaves, tous à la fleur de l’âge, tous semblables aux géants, et capables d’emporter une ville. II les arme de haches et de cognées, et court insolemment avec eux au bois de Cérès.
Au milieu s’élevait un immense peuplier qui touchait jusqu’aux astres et dont l’ombre, à midi, favorisait les Dryades. Frappé le premier, il donne en gémissant un triste signal aux autres arbres. Cérès connut à l’instant le danger de son bois sacré : « Qui donc, s’écria-t-elle en courroux, brise les arbres que j’aime ? » Aussitôt, sous les traits de Nicippe (c’était sa prêtresse), les bandelettes et le pavot dans les mains, la clef du temple sur l’épaule, elle s’approche, et ménageant encore un insolent et coupable mortel : « Ô toi, lui dit-elle, qui brises des arbres consacrés aux dieux, ô mon fils, arrête ; retiens tes esclaves ; mon fils, cher espoir de ta famille, n’arme point le courroux de Cérès, dont tu profanes le bocage. » Mais lui, plus furieux qu’une lionne du Tomare à l’instant qu’elle accouche, « Retire-toi, répond-il, ou bientôt cette hache… Ces arbres ne serviront plus qu’à bâtir le palais où je passerai mes jours avec mes amis dans les festins et dans la joie. »
Il dit, et Némésis écrivit le blasphème. Soudain Cérès en fureur se montra tout entière : ses pieds touchent à la terre et sa tête à l’Olympe. Tout fuit, et les esclaves demi-morts abandonnent leurs cognées dans les arbres. Cérès les épargna ; ils n’avaient fait qu’obéir à leur maître. Mais à ce maître impérieux : « Va, dit-elle, insolent, va bâtir le palais où tu feras des festins : certes, il t’en faudra souvent célébrer désormais. »
Elle n’en dit pas plus : le supplice était prêt. Aussitôt s’allume au sein de l’impie une faim cruelle, insatiable, ardente, insupportable ; effroyable tourment dont il fut bientôt consumé. Plus il mange, plus il veut manger ; vingt esclaves sont occupés à lui préparer des mets, douze autres à lui verser à boire : car l’injure de Cérès est l’injure de Bacchus, et toujours Bacchus partagea le courroux de Cérès.
[…]
Cependant au fond de son palais, Érésichton, passant les jours à table, y dévore mille mets. Plus il mange, plus s’irritent ses entrailles. Tous les aliments y sont engloutis sans effet, comme au fond d’un abîme.
[…]
Tant qu’à Triopas il resta quelque ressource, son foyer fut seul témoin de sa peine. Mais quand Érisichton eut absorbé tout son bien, on vit le fils d’un roi, assis dans les places publiques, mendier les aliments les plus vils ».

Callimaque de Cyrène : Hymnes / En l’honneur de Cérès
On peut lire le texte intégral ici

Si Calimaque précise à quoi doit servir le bois, à la construction d’une salle de festin, Ovide qui a repris l’histoire dans les Métamorphoses ne l’évoque pas. Ce dernier cependant modifie le sort d’Erysichton en en faisant non un mendiant chassé par son père qu’il a ruiné et faisant les poubelles mais un anthropophage de lui-même

« La force du mal, après qu’elle a consommé toute
matière, donne une nouvelle pâture à la lourde maladie.
Erisichthon met en pièce ses propres membres, par morsure
déchirement : le pauvre nourrit son corps en le diminuant »

(Ovide : Les métamorphoses. Livre VIII.
Traduction : Marie Cosnay aux bien-nommées Editions de l’ogre)

C’est la version d’Ovide que reprend Ronsard. Ce dernier y ajoute la dimension de la dette.

Qu’il puisse pour vanger le sang de nos forests,
Tousjours nouveaux emprunts sur nouveaux interests
Devoir à l’usurier, et qu’en fin il consomme
Tout son bien à payer la principale somme.»

Chez Calimaque de Cyrène, l’arbre abattu était un peuplier dont le bois était destiné aux poutres de sa salle à manger, dans lequel il comptait donner des festins.

La forêt est différente chez Ovide :

«  Ici s’élevait un immense chêne, au tronc plein d’années, tout un bois. Des bandelettes, des tablettes de souvenir, des tresses l’entouraient, témoins des vœux réalisés. Souvent, sous l’arbre, les dryades menaient les chœurs, souvent, mains unies, elles se rangeaient autour de lui et, si on devait mesurer en brasses le tronc, il en faisait trois fois cinq. Le reste de la forêt était sous l’arbre et l’herbe sous le reste de la forêt ».

La punition contre le geste guerrier attaquant pour son confort le bois sacré de Déméter est irrémédiable. Il est particulièrement intéressant de relever chez Ovide, qui le traite de criminel sacrilège qui vend en les prostituant les pouvoirs de métamorphose de sa propre fille, qu’il est lui-même interdit de métamorphose car « il méprisait la force des dieux ».

Il « nourrit son corps en le diminuant ». On pourrait dire aussi en référence au dernier rapport du Giec : se nourrir de la terre en la diminuant. L’humanité épuise la terre. On peut y voir l’expression de la dynamique de croissance exponentielle de notre économie qui à mesure qu’elle exploite les ressources les raréfie.

Dans la Divine comédie de Dante Allighieri, où Erysichthon est évoqué dans le Purgatoire (XXIII, 24) comme symbole de n’avoir plus que la peau sur les os, on peut lire, ailleurs, ceci :

« Il sort rempli de sang de la triste forêt, qu’il laisse en tel état, que même dans mille ans on ne la pourra plus reboiser comme avant. » (Purgatoire XIV, 64-66)

Les mille ans, nous y sommes.

Ce n’est pas n’importe quelle forêt à laquelle s’attaque sauvagement Erysichthon et cela justifie que l’on puisse évoquer la forêt amazonienne, poumon et patrimoine de l’humanité, qui devrait être sanctuarisée. Cette fonction de poumon n’est bien sûr pas évoquée dans les légendes. Si les fonctions changent, elles convergent vers une même exigence de respect. Les forêts sont toujours plus qu’une ressource de bois à exploiter de plus en plus industriellement. Elles ont une dimension symbolique qui va au-delà de la question d’une gestion durable, ou non, des forêts. Et les arbres aujourd’hui meurent aussi d’une autre façon : la maladie et la sécheresse. Leur préservation est une des solutions, non la seule, permettant de lutter contre le réchauffement climatique.

«Une exploitation plus durable des terres, une réduction de la surconsommation et du gaspillage de nourriture, l’élimination du défrichement et du brûlage des forêts, une moindre exploitation du bois de chauffage et la réduction des émissions de gaz à effet de serre nous offrent un réel potentiel d’amélioration et contribueraient à résoudre les problèmes de changement climatique en lien avec les terres émergées»,

a déclaré Eduardo Calvo, coprésident de l’équipe spéciale du GIEC pour les inventaires nationaux de gaz à effet de serre.

S’il fallait nommer un Erysichthon d’aujourd’hui, même s’il n’est pas le seul responsable, il y a d’autres bûcherons et il est le produit d’un système social, le nom du président d’extrême droite du Brésil conviendrait assez bien. Sous son pouvoir, la déforestation de la forêt amazonienne s’accélère. L’Institut national de recherche spatiale du Brésil fait état de 2 254 kilomètres carrés de zones amazoniennes déforestées en juillet 2019, contre 596,6 en juillet 2018, soit une hausse de 278 %. Il est notable que Ronsard passe d’Erysichthon aux peuples ingrats qui ne savent pas reconnaître les bienfaits de la forêt.

Quelle malédiction pour Jair Bolsonaro et son nihilisme ?  Que ses cheveux repoussent en croissance exponentielle, à mesure qu’il les fait couper, de sorte qu’il ne pourra plus jamais quitter son salon de coiffure où il finira ruiné ? Ouvrons plutôt la question, avec Ronsard : « Combien de feux, de fers, de morts, et de destresses / Merites-tu, meschant» ?

Post-scriptum : Déforestation et colonialisme

Un post-scriptum pour évoquer, cela me semble de circonstance, le rapport entre la déforestation et le colonialisme à partir d’une lecture postérieure à la rédaction du texte ci-dessus. Il concerne « le déplacement vers le Sud des dégâts et conflits forestiers » vers le milieu du 19ème siècle. Dans leur livre L’évènement anthropocène (Points, Seuil), Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz notent que :

« si en Europe, du fait du recours aux énergies fossiles, les tensions sociales et écologiques autour de la forêt s’atténuent, c’est au prix de la déforestation accélérée des zones tropicales depuis 1850 ou de leur transformation en forêts monospécifiques d’eucalyptus (papier), d’hévéas (caoutchouc) ou de palmiers à huile. Dans la seconde moitié du XIXè siècle, le modèle de la forêt réglée (né en Allemagne puis autour de l’École forestière de Nancy) se globalise pour rationaliser les forêts du Sud, devenues réservoirs du Nord . La création de l’Indian Forest Service en 1860, puis la fondation d’administrations équivalentes au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, et dans les territoires colonisés d’Afrique, font qu’à la fin du XIXè siècle les forestiers britanniques gèrent une surface équivalente à dix fois celle de la Grande-Bretagne. Dirigé au début du XXè siècle par Gifford Pinchot, ancien élève de l’École de Nancy et figure du conservationnisme, le domaine public forestier des États-Unis est lui aussi gigantesque : avec celui du Canada, il couvre 15 % de la surface du continent nord-américain. À la faveur de l’affirmation de l’État-nation et des empires, qui donne une place croissante à l’expertise scientifique, la gestion soutenable des forêts permet de redéfinir ces espaces immenses en propriété nationale où impériale, et d’en organiser l’exploitation réglée. Elle permet également de contrôler des populations locales dans leur rapport à la nature. »

S’arrêtant sur le cas indien, où l’administration forestière coloniale a conduit à de nombreuses révoltes en raison de la privation des droits d’usage de la forêt ôtées aux populations autochtones, la destruction des villages , etc, ils soulignent :

« Comme en Europe autour de 1800, les conflits forestiers constituent donc un phénomène global où se joue une lutte essentielle entre une nature optimisée, connectée au marché en vue de servir les besoins de consommateurs lointains, et un environnementalisme des pauvres des communautés villageoises privées de droits d’usage et de gestion commune.
L’historien Ramachandra Guha dresse un bilan environnemental négatif de cette foresterie technocratique conservationniste en soulignant que les forêts d’Inde sont aujourd’hui en bien plus mauvaise condition qu’en 1860. Alors que le service forestier gère toujours 22 % de la surface de l’Inde, moins de la moitié de ces 22 % est boisée . »

(Christophe Bonneuil / Jean-Baptiste Fressoz : L’évènement Anthropocène / La Terre, l’histoire et nous. Seuil poche pp 293-295)

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