La réunification allemande et les fantômes de l’Europe

Sujet : Le Mur. Verbe : chuter. Où ? : à Berlin. Quand ? : le 9 novembre 1989. Comment ? On le verra. Question : comment un mur fait-il pour chuter ?

Le 9 novembre 1989, au soir, le Mur tombait à ce que l’on dit. Un an plus tard, la RDA cesse formellement d’exister. Je n’ai pas le goût des anniversaires. Celui-ci, à mesure qu’il avance en âge, se cinématographie, et l’esprit critique s’affadit. Je n’avais au départ nulle envie d’y revenir encore une fois si je n’étais pas tombé sur un article du journal suisse Le temps ainsi intitulé et chapeauté :

« Futur antérieur / Quand les fantômes du passé masquent les périls du présent. L’Union européenne vient de réaffirmer solennellement l’unité de ses valeurs, alors qu’elle est plus divisée que jamais. L’occasion de relire Christa Wolf qui, après la réunification allemande, s’interrogeait sur ce qui sépare les discours officiels et la réalité ».

Bonne idée en effet de relire l’Adieu aux fantômes de Christa Wolf, texte auquel l’article cité fait référence.

Extrait du fac-similé de l’édition originale du Struwwelpeter de Heinrich Hoffmann, littéralement Pierre l’ébouriffé très heureusement traduit par Cavanna Crasse Tignasse

Wenn es auch eine Legende ist, die Ostdeutschen hätten das, was sie jetzt bekommen, ja selbst gewählt – die DDR-Bürger dachten mit der Einheit und der parlamentarischen Demokratie den Wohlstand zu wählen, mit Freiheit und Gleichheit, naiverweise sogar Brüderlichkeit -, so ist doch zu sehen, dass diese Wahl die DDR zum Sonderfall machte unter den Ländern des Staatssozialismus mit ihren langwierigen, opferreichen und zum Teil wohl vergeblichen Versuchen, Anschluß an die Marktwirtschaft zu finden. Auch im Osten Deutschlands ist der Preis dafür, nicht in ein sogenanntes Dritte-Welt-Land abzusinken, sehr hoch, besonders für viele Menschen über fünfzig. Sie müssen sich mit der Tatsache abfinden, daß es unter den politischen Kräfteverhältnissen im Deutschland des Jahres 1990 und bei dem hohen Rang von Eigentum und Besitz in der kapitalistischen Wirtschaftsform keine Chance gab, zum Beispiel durch eine einzige Umkehrung in einem zentralen Gesetz – Entschädigung vor Rückgabe! — ihren bescheidenen Besitzstand anzuerkennen, ein Unmaß von Kummer und Wut in den neuen Bundesländern, Unfrieden, Haß, Neid zwischen Ost- und Westdeutschen zu vermeiden, von denen sich übrigens gar nicht wenige auch in eine Rolle gedrängt sehen, die ihnen nicht paßt. Die Wiederherstellung alter Eigentumsverhältnisse hatte den Vorrang vor entspannten, freundschaftlichen Beziehungen zwischen den Deutschen. Dieser schlichte politische, soziale, juristische Tatbestand wird entwirklicht, indem er unter den Einheitsteppich gekehrt oder auf die »höhere Ebene« der Moral gehoben und solange wie möglich dort gehalten wird, weil, wer ins Unrecht gesetzt ist, begehrt nicht so leicht auf. Wenn er nicht eines Tages blindlings um sich schlägt.

Worauf will ich hinaus? Ich finde, es ist an der Zeit, im Osten wie im Westen Deutschlands von dem Phantom Abschied zu nehmen, welches das je andere und damit auch das eigene Land lange für uns waren. Zur Sache, Deutschland! Warum eigentlich nicht. Wir wissen ja, wohin geleugnete verdrängte Wirklichkeit gerät: Sie verschwindet in den blinden Flecken unseres Bewußtseins, wo sie Aktivität, Kreativität schluckt, aber Mythen hervortreibt, Aggressivität, Wahndenken. Das Gefühl von Leere und Enttäuschung, das sich ausbreitet, erzeugt mit diese Anfälligkeit für soziale Krankheitsbilder und Anomalien, bei der Gruppen von Jugendlichen »plötzlich« aus der Gesittung herausfallen, in unserer Zivilisation für gesichert geltende Übereinkünfte aufkündi- gen — junge Zombies ohne Mitgefühl, auch für sich selbst.

Christa Wolf : Abschied von Phantomen/ Zur Sache : Deutschland in Auf dem Weg nach Tabou/ Texte 1990-1994. Dtv pp 336-337

Crasse Tignasse de Heinrich Hoffmann. Adaptation : Cavanna. Les lutins de l’école des loisirs

« 

Même si une légende veut que les Allemands de l’Est aient librement choisi leur sort – les citoyens de RDA pensaient en fait choisir le bien-être en optant pour l’unité et la démocratie parlementaire, ils pensaient choisir la liberté, légalité, voire, bien naïvement, la fraternité -, on peut néanmoins constater que ce choix fait de la RDA une exception parmi les pays du socialisme d’État, voués à l’effort lent, plein de sacrifices et en partie vain pour s’intégrer à l’économie de marché. À l’est de l’Allemagne aussi, le prix à payer est élevé si l’on ne veut pas descendre au niveau de ce qu’on appelle le tiers-monde, en particulier pour ceux qui ont dépassé la cinquantaine. Mais les rapports de force politiques dans l’Allemagne des années 1990 et la place accordée à la propriété dans l’économie capitaliste étaient tels que ces gens n’avaient pas la moindre chance (par exemple par un retournement de la loi donnant priorité à la restitution sur le dédommagement) de voir reconnaître leur modeste patrimoine et d’échapper à toute cette inquiétude et colère qui gagnent les nouveaux Länder, ainsi qu’à tant de conflits, de haine et de jalousie entre Allemands de l’Est et de l’Ouest (nombre de ces derniers étant conduits à jouer un rôle qui ne leur convient aucunement). On a privilégié la restauration des anciens rapports de propriété aux dépens de relations détendues, amicales entre Allemands. Et l’on explique que cette situation juridique, politique et sociale est un épiphénomène de l’unité; ou bien on lui confère une valeur plus élevée et l’on veille à ce que cette vue des choses dure le plus longtemps possible — car celui qui s’est mis dans son tort ne pro- teste pas facilement; à moins qu’un jour, aveuglé de colère, il ne finisse par cogner.

Où veux-je en venir? Je crois que le temps est venu, tant à l’est qu’à l’ouest de l’Allemagne, de prendre congé du fantôme que fut longtemps pour nous l’autre pays, et donc également le nôtre propre. Revenons-en à l’Allemagne ! Pourquoi pas, après tout. Nous savons bien ce qu’il advient de la réalité quand elle est niée et refoulée : disparaissant dans les zones obscures de la conscience, elle y dévore activité et créativité tout en faisant surgir mythes, agressivité et délire. Le sentiment de vide et de déception qui se répand est un terrain propice aux maladies sociales et aux anomalies, qui voient des jeunes franchir «soudainement» les bornes de la civilisation, rejeter des conventions supposées bien établies — jeunes zombies sans pitié ni pour les autres ni pour eux-mêmes.

»

Christa Wolf : Adieu aux fantômes / pour en revenir à l’Allemagne in Adieu aux fantômes. Fayard. Pp 237-238. Traduction Alain Lance et pour cette partie avec Renate Lance-Otterbein.

Discours prononcé le 27 février 1994 à l’Opéra de Dresde.

Pouah, Rda, pouah !

Ce en quoi consistait la RDA a été déréalisé (entwirklicht) afin de pouvoir passer par pertes et profits ce qu’il en avait été, pour glisser ce qu’il en restait sous le tapis de l’unification comme s’il s’agissait de poussières. Mais sous le tapis, il y avait aussi des fantômes.

Après rappel du contexte, on trouvera ci-dessous quelques réflexions que m’inspire aujourd’hui la lecture du recueil de textes de Christa Wolf parus sous le titre en allemand : Auf dem Weg nach Tabou (littéralement : En chemin vers Tabou). Il rassemble des écrits d’une période allant de 1990 à 1994.

Ouverture contre-révolutionnaire

Les ouvertures pratiquées dans le rideau de fer, comme l’a appelé Winston Churchill, le 9 novembre 1989, ont d’étranges héros, dont on parle peu. Pour la première fois dans l’histoire, un évènement est annoncé dans les médias avant d’avoir eu lieu dans la réalité. C’est ce que s’est efforcé de démontrer un historien allemand, Heinz-Hermann Hertle du Centre de recherche sur l’Histoire contemporaine de Potsdam. Grâce à une comparaison minutieuse des différentes temporalités, celles des agences de presse, de la radio, de la télévision et celles vécues sur le terrain, il n’y a, pour lui, pas de doute : quand le présentateur de la télévision s’est écrié que le Mur était ouvert, les envoyés spéciaux sur le terrain était encore face à un …mur. Ce n’est qu’après l’annonce médiatique que les choses se sont emballées. Paraphrasant Marx, il affirme qu’ »une fiction médiatique  s’est emparée des masses et est devenue réalité« . Paul Virilio parlera de communisme des affects. (Voir ici pour les détails.)

L’expression même de « Chute du Mur » – pourquoi ne dit-on pas que le rideau de fer s’est levé ? – n’est pas très réaliste, un mur comme cela ne tombe pas. On comprend que l’image d’un mur qui tombe d’est en ouest avait quelque chose de ravissant aux oreilles des idéologues du moment. Le Mur  s’est ouvert là où il l’était déjà. Les barrières se sont levées pour tout le monde et pas seulement pour les privilégiés dont j’étais. Ce n’est qu’un peu plus tard que l’on est monté dessus pour y danser et faire la fête puis pour le démolir.

Comment les évènements se sont-ils enchaînés pendant que Mme Merkel, pas vraiment une dissidente, était au sauna, le Chancelier d’Allemagne fédérale, Helmut Kohl, son futur mentor, en Pologne où il tint à rester au dîner de gala, et moi, en banlieue parisienne au chômage, viré de l’hebdomadaire Révolution par les anti-gorbatchéviens Marchais, Gremetz et consorts. Décontenancé par la vitesse des évènements, j’étais alors peu enclin à tenter de les penser. Heiner Müller quitte un moment les répétitions de Hamlet pour se rendre à New York afin de participer au concert de Heiner Goebbels « L’homme dans l’ascenseur », un de ses textes, dans lequel il intervenait. La célèbre réplique dans l’œuvre de Shakespeare quitte le théâtre : « The Time is out of joint ». Elle était de circonstance :  « le temps est sorti de ses gonds », le temps a disjoncté, s’est détraqué, marche à l’envers… .

Pour continuer de paraphraser Hamlet, « il y a quelque chose de pourri » dans le récit des évènements. Comme le dit le cinéaste Thomas Heise, ce que l’on voulait effacer avec l’ouverture du Mur, c’est ce moment où les citoyens sont montés en première ligne pour parler d’eux-mêmes. Ce souvenir là, on n’en veut pas.

« Nous fêtons la Chute du Mur mais pas le fait qu’un peuple s’est déclaré souverain face à une vacance de pouvoir ni comment à la suite de cela, il n’y a pas eu de réunification mais une annexion, le rétablissement de l’ordre par la destruction des utopies.  La République fédérale ne pouvait pas se permettre l’existence d’un peuple souverain dans une partie de l’Allemagne, elle n’y aurait pas survécu. Le Mur a été ouvert pour empêcher que la révolution n’ait lieu ».

Le Mur a été ouvert pour effacer le « sourire » d’une population qui s’était mise à rêver de souveraineté. « Nous sommes le peuple ». Quelle insolence !

« Où est passé votre sourire ? », se demande Christa Wolf reprenant le texte d’un graphiti bombé sur une façade en 1990. Il y a trente ans désormais, la partie la plus riche de l ‘Allemagne absorbait la partie la plus pauvre. Et qui l’avait toujours été. C’est même pour cela qu’on la leur a laissée quand après 1945, il fallait au plus vite récupérer la partie au plus fort potentiel capitaliste. Pour le chancelier Konrad Adenauer, l’Asie commençait à quelques kilomètres à l’est de la Porte de Brandebourg.

« Nous sommes le peuple ». Et puis quoi encore ? Si vous ne voulez plus de nous, on lâche tout, tel était alors l’état d’esprit des dirigeants est-allemands. Et c’est ce qu’ils ont fait. Après nous, le déluge. A l’ouest, Helmut Kohl eut vite fait de manipuler le slogan en transformant ce nous sommes LE peuple en nous sommes UN peuple.

Funérailles de l’utopie

Le processus d’unification était lancé. En accéléré comme on dit au cinéma.

« La désintégration accélérée de presque tous les liens qui existaient auparavant fait entrer en scène les partisans acharnés d’intérêts économiques et politiques particuliers avant que la société ait pu développer des mécanismes de protection sociale et d’intégration dans tous les domaines, ou qu’elle soit immunisée contre les slogans. Bien des gens sont désemparés et succombent à la dépression. D’autres pris d’une rage qui n’est que trop compréhensible sous le coup d’une peur, d’une humiliation, d’une honte inavouable et du mépris de soi-même, cherchent la fuite dans la haine et la vengeance. Quel sort guette ces gens qui s’expriment à grands cris et espèrent bien voir leur condition s’améliorer très vite grâce à un rattachement très rapide et inconditionnel au grand, riche et puissant Etat qui fonctionne si bien sur le sol allemand ? Vers quel horizon politique vont-ils dériver, s’ils voient à nouveau leurs espoirs floués ? » (p 17).

On connaît un peu mieux aujourd’hui la réponse à cette question que Christa Wolf ne pouvait qu’entrevoir en 1990. Il y a cependant déjà un élément de réponse dans un autre texte du recueil. Dans un hommage à Heinrich Böll, elle écrit :

« Dans votre dernière interview, quelques semaines avant votre mort, en juillet 1985, vous dressiez, cher Heinrich Böll, ce constat historique : en période de crise, l’Allemagne dérive toujours vers la droite. Jamais vers la gauche. Et cela est d’autant plus vrai lorsqu’il n’existe plus aucun repère à gauche ; quand beaucoup de ceux qui se disaient de gauche ont perdu la mémoire et détournent l’attention d’eux-mêmes en désignant les autres, car il n’est guère confortable d’être assis sur le banc des perdants ; quand le nombre de ceux qui approuvaient votre mise en garde de naguère : ce sont les vaincus qui ont quelque chose à nous apprendre ! tend vers zéro. Que cela provoque la satisfaction des gens de droite, on le comprend aisément. J’imagine que vous joueriez à nouveau les trouble-fête, énumérant les périls que fait l’absence d’alternative. (pp 166-167)

Les Allemands de l’est avaient l’illusion de l’existence d’un eldorado consumériste propagé par la télévision occidentale sans qu’ils puissent y aller voir par eux-mêmes. Une anecdote à ce propos. Prenant un jour un taxi à Berlin-Est, le chauffeur ayant appris que j’étais français, me demanda comment c’était en France. Comme je lui parlais d’une brusque aggravation des chiffres du chômage, il ne m’a pas cru. Propagande communiste !

La désintégration des liens, la délocalisation, les blessures narcissiques tels que les décrit Christa Wolf proviennent de ce que nous appellerions aujourd’hui une disruption. Qui s’applique maintenant d’abord à la computérisation globalisée qui tend à laisser toute réflexion sur place mais qui peut aussi caractériser les événements d’alors. Sur le plan informatique d’ailleurs, la RDA avait accumulé les retards, tout en n’ayant jamais produit d’alternatives à l’aliénation du travail. Le Parti communiste est-allemand avait tenté d’instaurer une variante consumériste du socialisme qu’il qualifiait de réellement existant. Sur ce plan, une majorité de la population opta pour l’original contre la copie. C’est même ce qui m’avait le plus choqué à l’époque. L’ »ouest » était alors en plein retournement ultralibéral, les individus sommés de devenir les entrepreneurs d’eux-mêmes.

La même année 1989, au CERN de Genève, l’informaticien britannique Sir Tim Berners-Lee inventait le World Wide Web. Cette autre révolution sera elle-aussi démontée pièce par pièce.

Funérailles de l’utopie.

Christa Wolf s’était engagée avec d’autres, Günter Grass notamment, dans une tentative de ralentissement ouvrant la possibilité de réfléchir à toutes ces questions. Elle plaidait pour un processus constitutionnel d’intégration au nouvel Etat allemand. On ne leur en laissera pas le temps. Côté ouest, Wolfgang Schäuble était à la manœuvre. „Wir wollten Gerechtigkeit und bekamen den Rechtsstaat.“ Nous voulions la justice, nous avons eu l’État de droit, dira la dissidente Bärbel Bohley. L’État de droit ou le patriotisme constitutionnel se posent là comme objets de désir ! Au final ce sera dans l’esprit majoritaire de la population ou le deutsch mark viendra à nous ou nous irons à lui. (Cf) Et le dernier à partir éteindra la lumière. Ils ignoraient qu’ils perdront aussi ce substitut d’identité qu’était le DM car le deal sera la réunification en échange de l’instauration d’une monnaie unique puis de l’euro. (cf)

Les dirigeants de la Stasi, la police politique est-allemande, eux n’ont pas perdu le nord. Ils ont très rapidement fait une offre de service au nouvel État en échange de la préservation de quelques secrets en leur possession. Récemment, écrit Christa Wolf,

« ils étaient sagement assis les uns à côté des autres face aux caméras de télévision, quatre anciens généraux de la Stasi, ils pénétraient directement dans notre salle de séjour portant des vêtements civils bien coupés, semblaient à peine déguisés, portant des cravates assorties, conciliants et rusés à leur manière, proposant rien de moins que leur collaboration, en particulier leur silence sur certains événements, disons certaines complicités au niveau des services secrets, mais sans utiliser bien sûr des termes aussi grossiers : donc leur silence coopératif contre une amnistie et la prise en charge de leurs anciens collaborateurs qui commencent à se faire du souci et grâce auxquels ils pouvaient lancer quelques menaces voilées, tout en jurant que rien ne leur tenait plus à coeur que d’épargner des ennuis à notre Etat, et quand on leur demandait de quel Etat il s’agissait, ils répondaient d’une seule voie : la République fédérale d’Allemagne, bien sûr, à laquelle ils s’identifiaient tout à fait ». (p 31)

Ce sont ceux-là même qui ont effacé le sourire des visages des manifestants. Ils avaient été quelques 100.000 agents actifs. Et l’opération de leurs généraux a fonctionné. Une grand partie d’entre eux trouva un emploi dans la police, l’armée, les services de renseignements…( Cf ). Une même trame sert à tisser l’ensemble des textes de ce recueil de Christa Wolf. Elle traverse aussi toute l’œuvre de l’auteure. Elle est celle de l’histoire longue et de ses effets dans le temps long qui lui fait contester dans une réponse à Jürgen Habermas l’illusion qu’il put y avoir une heure zéro (eine Stunde Null). Pas plus qu’en 1945, en 1989, il ne peut être question de faire du passé table rase comme le chante l’Internationale et prendre un nouveau départ déconnecté du passé. Le passé ne meurt pas. Christa Wolf dans son roman Kindheitsmuster (Trame d’enfance) avait fait siennes les phrases de William Faulkner dans Requiem pour une nonne :

Le passé n’est pas mort ; il n’est même pas passé. Nous le retranchons de nous et faisons mine d’être étrangers.

La disparition de Troie

Christa Wolf rappelle que dans son récit Cassandre, elle avait sous le masque de Troie annoncé la fin de la RDA :

« J’ai aimé ce pays. Je savais que sa fin était arrivée parce qu’il était devenu incapable d’intégrer les meilleurs, parce qu’il réclamait des sacrifices humains. C’est ce que j’ai décrit dans Cassandre, la censure est allée fouiller dans les Prémisses [la nouvelle est précédée de quatre conférences prolégomènes] ; j’étais curieuse de voir s’ils oseraient comprendre le message du récit : la disparition de Troie est inéluctable. Ils n’ont pas osé et ont imprimé le récit sans la moindre coupe. Les lecteurs de la RDA l’ont compris. » (p 180)

Toujours à propos de Heinrich Böll :

« Vous ne nourrissiez aucune illusion, sachant avec quelle rapidité la civilisation, lorsqu’elle se réduit à une bonne éducation (ou en bon allemand une bonne tenue) peut soudain se transformer en barbarie » (p 166)

Jean en l’air. Crasse-tignasse. oc

Qu’est devenu Crasse-tignasse ?

Je me concentre maintenant sur le discours de Christa Wolf intitulé Adieu aux fantômes dont est extrait le passage cité au début. Elle commence par évoquer le célèbre Struwwelpeter écrit en 1845 par le médecin psychiatre de Francfort Heinrich Hoffmann pour ses enfants après avoir vainement tenté de leur trouver un livre à offrir pour la Noël. Effaré par la misère des histoires moralisatrices proposées par les éditeurs, il décide de leur composer lui-même son cadeau. Crasse-tignasse n’est cependant pas aux antipodes des principes d’une éducation à la bienséance. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les sanctions convoquées pour conclure les fables : noyade, vêtements en feu, doigts coupés, mort de faim. Christa Wolf se demande ce qu’est devenu Pierre l’ébouriffé. Décoiffé par les troubles de 1848, taillé à la prussienne pour partir en guerre contre la France, il a dû pas mal changer de coiffures entre temps. Quelle est son allure aujourd’hui ? Jeune cadre dynamique ou crâne rasé ? Et Gaspard qui ne veut pas manger sa soupe ? Et le petit Conrad suce-t-l toujours son pouce ? Gare au lièvre qui retourne le fusil du chasseur contre ce dernier et le rate ! Et la femme allemande qui chez Hoffmann « regarde muette » ? Cavanna qui prend quelques libertés avec la traduction pour les besoins de la rime ajoute qu’elle n’en pense pas moins, ce qu’Hoffmann ne dit pas. Où veut-elle en venir ? se demande l’auteure elle-même. A Francfort. Où parut le livre « trois ans avant la première révolution européenne qui, partie de Paris s’élancera vers l’Allemagne du Sud pour connaître à Francfort ses principales péripéties », le deutsche Michel et son bonnet de nuit semblait se réveiller. La révolution de mars 1848 devait déboucher sur le processus constitutionnel de l’église Saint-Paul. « Ils n’ont pas imaginé, ces hommes de mars, qui se rassemblent dans l’église Saint-Paul de Francfort, discutent sur un projet de constitution qu’on allait la leur subtiliser, morceau par morceau leur belle révolution ». En 1991, Christa Wolf se retrouve à Francfort dans la même église Saint-Paul à une convention pour une Constitution d’une Fédération démocratique des Etats allemands qui se terminera en 1993 par une identique subtilisation.

L’unification allemande sera, au contraire d’un processus démocratique, une entreprise endo-coloniale menée au pas de charge. Son instrument a été la fiduciaire Treuhand qui a liquidé une grande partie des entreprises y compris quand elles étaient viables. Fin des discussions.

Funérailles de l’utopie.

La Rda fait partie désormais de l’histoire. Elle ne m’intéresse plus guère aujourd’hui. Je n’en ai pas la moindre nostalgie. Car, non, ce n’était pas mieux avant. Ce que j’y ai vécu fait partie d’une expérience que je ne regrette cependant pas. J’en ai fort heureusement fait d’autres depuis quand bien même elles ne furent pas heureuses. Parfois pourtant, le fantôme de la Rda me revient avec un air de déjà vu. Non que l’histoire se répète mais ses fantômes survivent, traces des générations mortes dans le cerveau des vivants, comme écrivait Marx. J’ai vécu la déchéance de nationalité du poète chanteur, Wolf Biermann. C’est revenu comme une boomerang quand François Hollande s’y est mis. Un jour Heiner Müller m’a dit : tu verras notre passé sera votre avenir. J’avais accueilli sa réflexion avec scepticisme à l’époque. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y repenser encore une fois en entendant Emmanuel Macron inviter à la société de vigilance. Ouvrant la boîte de Pandore des phantasmes, des faux semblants, des sous-entendus, des hypocrisie, des je n’ai pas dit ce que j’ai dit, des dénis de réalité, il appelle chacun à « repérer, à l’école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi, les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la République ». Ectoplasme d’un made in GDR. Je note que dans son semblant de rétropédalage, il ne revient pas là-dessus.

« Je crois que le temps est venu, tant à l’est qu’à l’ouest de l’Allemagne, de prendre congé du fantôme que fut longtemps pour chacun l’autre pays, et donc également le sien propre ».

Toute l’histoire de l’union européenne tourne autour de la question allemande. Les fantômes au sens de phantasmes négateurs de la réalité, dont parle Christa Wolf, hantent toujours encore le Parlement européen. En témoigne une récente et scandaleuse résolution du Parlement européen désignant le pacte Molotov-Ribbentrop comme l’origine de la seconde guerre mondiale.

« la Seconde Guerre mondiale, conflit le plus dévastateur de l’histoire de l’Europe, a été déclenchée comme conséquence immédiate du tristement célèbre pacte de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939, également connu sous le nom de pacte Molotov-Ribbentrop, et de ses protocoles secrets, dans le cadre desquels deux régimes totalitaires ayant tous deux l’objectif de conquérir le monde se partageaient l’Europe en deux sphères d’influence »

La réalité historique ne semble pas faire partie des « valeurs » européennes. Cette résolution a été massivement approuvée par des euro-parlementaires des extrêmes-droites (FdI, Lega, RN, Vox, etc.), des droites (PPE, Renaissance), « socialistes » et verts. Il ne leur même pas venu à l’idée que la Première guerre mondiale ait pu jouer un rôle dans le déclenchement de la Seconde. Si l’on a bien affaire à deux totalitarismes, mettre un signe d’égalité entre les deux condamne à ne rien comprendre ni à l’un, ni à l’autre. (Voir le commentaire du député italien Massimiliano Smeriglio qui a refusé de voter le texte). Enfant de la guerre froide pas si froide que cela, d’ailleurs, l’Union européenne est sous la coupe d’une OTAN expansionniste qui a oublié la promesse faite de ne pas s’étendre à l’Est et refusé de tirer les conséquences de l’effondrement du système soviétique et du Pace de Varsovie lui préférant les spectres de la guerre froide.  La parole donnée ne fait pas partie non plus des valeurs européennes. Son élargissement centripète a libéré des forces centrifuges. Après 1989, on nous a chanté la fin de l’histoire et le village global. L’ouverture puis la destruction du Mur de Berlin a engendré une condamnation de toute forme d’utopie fussent-elles concrètes comme le réclamait le philosophe Ernst Bloch comme ouverture d’un champ de possibles et d’un principe espérance. Dès lors, l’ultralibéralisme a pu se globaliser sans frein.

En 1989, d’autres murs existaient déjà. On en dénombrait 16 équivalents à celui de Berlin. Leur nombre ne s’est pas réduit. Même pas trente ans plus tard, les dispositifs d’embarricadement s’élevaient à 70. Ils n’ont pas tous la même forme. Mis bouts à bouts, ils parviennent à une longueur équivalente à la circonférence de la terre.

Et leur sophistication digitalisée s’est accrue. En voici quelques variantes :

(Pour les deux graphiques : NZZ Infographie : Elisa Forster)

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