(Re)Lectures de MarxEngels (2) : Marx à l’envers Marx à l’endroit

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 A la fin du chapitre 2 du Manifeste du Parti communiste, MarxEngels se demandent : Que se passera-t-il, dans la société future, «les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, et toute la production concentrée dans les mains des individus associés » ?
Et répondent :
« À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous ».
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue. Dernières lignes du chapitre II : Prolétaires et communistes
La phrase a un air d’évidence même si l’on peut s’étonner de l’absence de dialectique entre le
chacun et le tous, et pourtant…. Même ceux qui pouvaient lire MarxEngels dans leur langue d’origine, l’allemand ont pu s’y tromper. Je fais appel ici au témoignage du poète est-allemand Stephan Hermlin qui, dans son essai poétique et autobiographique Crépuscule, montre comment on peut projeter dans un texte l’inverse de ce qui y figure, au point de produire un stupéfiant contresens sur le rapport de l’individu et du collectif. Après avoir évoqué ses lectures d’enfance, notamment les Mille et une nuits auxquelles il attribuait une tendance à « placer la dimension contextuelle au dessus de ce qui était réellement rapporté » et donc « à lire dans un texte un autre texte », il écrit :
 «A treize ans, j’ai lu par hasard le Manifeste communiste. Cette lecture a eu plus tard des conséquences. Ce qui me séduisit fut d’abord le grand style poétique, ensuite, le ton résolu de ce qui est dit. Le fait de l’avoir lu plusieurs fois au fil des ans, deux douzaines de fois certainement, fait partie des conséquences. Dans trois pays, j’ai entendu des cours sur le Manifeste par mon professeur Hermann Dunker. Dunker, qui était capable de réciter l’œuvre par cœur du premier au dernier mot, faisait partie de ces gens qui n’existent plus et qui parlaient encore de la théorie marxiste avec des larmes d’émotion dans les yeux. L’œuvre célèbre me conduisit à des écrits plus difficiles, plus volumineux de la littérature marxiste, mais je revenais toujours à celle-là. Depuis longtemps déjà, je croyais la connaître exactement, lorsque, aux environs de ma cinquantième année, j’ai fait une étrange découverte. Parmi les phrases qui m’étaient devenues évidentes depuis longtemps, il s’en trouvait une qui disait : La vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes est remplacée par une association, où le libre développement de tous est la condition du libre développement de chacun. Je ne sais pas quand j’ai commencé à lire cette phrase de cette façon. Je la lisais ainsi et elle signifiait ça pour moi, parce qu’elle correspondait alors à ma conception du monde. Quel ne fut pas mon étonnement, voire mon épouvante, lorsque, bien des années plus tard, je m’aperçus qu’en réalité la phrase voulait dire exactement le contraire : …où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.
Il était clair pour moi que, là aussi, j’avais pour ainsi dire lu dans un texte un autre texte, que j’y avais lu mes propres représentations, ma propre immaturité; mais ce qui là-bas pouvait être permis, ce qui pouvait même être offert, parce que le mot faisait allusion à d’autres mots, à l’inexprimé, était ici absurde parce qu’il y avait dans ma tête une connaissance, une prophétie. Un soulagement se mêlait cependant à mon épouvante. Soudain était apparu à mes yeux un écrit que j’avais longtemps attendu, que j’avais souhaité».
Stephan Hermlin : Crépuscule (Abendlicht) (Editions Les Presses d’aujourd’hui – Galllimard Trad. Eugène Guillevic et Colette Zennadi-Albertini  pages 27/28)
Il resterait à déterminer dans quelle modalité s’inscrit le renversement c’est à dire dans quelle conception préexistante s’opère le renversement. Il n’est d’ailleurs pas le seul aspect. Il reste une dimension que Stephan Hermlin n’évoque pas. En restant sur la même citation se pose aussi la question des conditions de l’individuation, c’est à dire ce qui me permet de devenir ce que je suis, et, en association avec d’autres, de construire un nous. MarxEngels parlent d‘association, d’individus associés.
Sur cette question, je fais appel à Bernard Stiegler :
«L’échec historique du communisme aura été son incapacité à penser l’association, c’est à dire son renoncement à lutter contre la prolétarisation comme perte de savoir et sur les courts-circuits dans la transindividuation qui sont évidemment caractéristiques du totalitarisme bureaucratique stalinien, tout comme ils le sont de la totalisation des conduites par le marketing : ce n’est que sur la manière de dissocier que le capitalisme et le communisme se seront distingués – ce que les marxistes situés hors du stalinisme et contre lui n’auront jamais su critiquer au fond, parce qu’ils auront toujours confondu prolétarisation et paupérisation.
Dans le monde communiste, cette dissociation a conduit de manière intrinsèque et structurelle à la négation totalitaire des structures d’existence, ce qui pendant longtemps n’a pas été le cas du capitalisme, en particulier lorsqu’il a su combiner fordisme et keynésianisme. Le capitalisme a longtemps favorisé la constitution de dispositifs de motivation fondés sur ces structures d’existence au contraire du communisme, structures qu’il a cependant captées, exploitées et finalement détruites, mais par rapport auxquelles il a été efficace, et a même constitué une nouvelle économie libidinale et de nouvelles perspectives de sublimation, à l’inverse de la dissociation communiste ».
Bernard Stiegler : Pour une nouvelle critique de l’Economie politique (Galilée 2009 pages 84 et 85)
Je reviendrai dans une autre (re)lecture de MarxEngels sur le concept central chez Stiegler de prolétarisation comme perte par transfert à la machine de savoir faire, savoir vivre et savoir tout court (savoir conceptualiser, théoriser), perte étendue à l’ensemble de la société ainsi que sur les notions liées d’association/dissociation qui reposent sur le fait que les hommes sont des individus techniques. Je me contenterais ici d’insister encore sur la manière dont l’URSS a foncé tête baissée – c’est le cas de le dire – dans le taylorisme et le fordisme. Le hasard des lectures fait que je viens de lire un livre de témoignage sur Brecht, Der Dichter und die Ratio. Erinnerungen an Bertholt Brecht (Suhrkamp), qui évoque et documente les relations d’amitiés et d’échanges intellectuels entre Fritz Sternberg, un théoricien marxiste et l’homme de théâtre et poète allemand. Dans un entretien radiophonique qui a eu lieu à Cologne en 1929, Brecht fait cette stupéfiante déclaration :
«La fabrique fordiste est d’un point de vue technique, une organisation bolchévique, elle ne convient pas à l’individu bourgeois mais colle bien mieux à la société bolchévique».
Taylor héros du travail soviétique. Le fordisme et le taylorisme ont servi d’idéologie «progressiste» à l’est comme à l’ouest. Faut-il dès lors s’étonner que l’on lise Marx à l’envers ?
Heiner Müller, dans l’intervention à la télévision que j’ai récemment évoquée, disait que la fin de la RDA n’était pas l’échec de Marx mais l’échec d’une tentative de contredire Marx.
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