Une lettre ouverte de la « génération » de jeunes scientifiques aux gouvernements allemands sur la gestion de la crise sanitaire.

Devant la porte fermée d’un jardin d’enfants : « Vous nous manquez »

Un groupe de plusieurs centaines de jeunes scientifiques allemands de multiples disciplines ont signé une lettre ouverte aux gouvernements fédéral et des Länder pour réclamer voix au chapitre dans la gestion de la crise pandémique et dans les discussions sur son issue. Elles et ils s’en sentent exclu.e.s et réclament que leurs points de vue en tant que génération soient pris en compte. Pour rappel : les gestions sanitaire et scolaire sont en Allemagne largement du ressort des Länder.

Si j’ai décidé de traduire ce texte et de le mettre en ligne, ce n’est pas tant pour la question de savoir s’il faut ouvrir ou non les crèches et les écoles maternelles. Le débat est mouvant et controversé. Les décisions politiques ont été reportées et peuvent changer d’un jour à l’autre. Ce que j’en retiens est que les données et études scientifiques sont pour l’instant trop minces pour permettre une décision fondée. Ce qui m’a motivé ce sont deux autres aspects. D’une part, la composition des signataires, en grande majorité titulaires d’un titre de docteur voir plus : Prof.Dr. ou Dr-Ing., donc des chercheurs, professeurs d’université. D’autre part, le texte pose de manière, me semble-t-il, inédite la question générationnelle. Ils forment une catégorie sociale et générationnelle, celle des 25-50 ans diplômés.

La recommandation des scientifiques, à dominante masculine et d’un certain âge, de la Leopoldina, l’Académie des sciences allemande, de maintenir fermées les kitas (structures d’accueil journalier de la petite enfance) jusqu’à l’été, a été la goutte qui a fait déborder le vase.

La catégorie sociale et générationnelle des signataires se pose en opposition avec la précédente. Sur le plan social, elle vit moins bien et a appris depuis la crise financière de 2008 qu’elle n’est pas épargnée quand il s’agit de payer la facture du quoi qu’il en coûte. Elle considère en outre que les décisions actuelles sont à courte vue et ne prennent pas en compte la question des générations futures. Parmi les signataires se trouve un grand nombre de femmes dans une phase sensible de leur carrière universitaire et qui se sentent à nouveau rétrogradées au statut ancien de femme au foyer.

Il y a sans doute des points à discuter. Si la question de la gestion et d’une sortie de crise sanitaire dans l’optique d’un développement durable est évoquée, elle aurait sans doute méritée d’être un peu développée et mise en relation avec les préoccupations de la génération Thunberg. L’une des initiatrices de la lettre signale en particulier, pour le déplorer, la recrudescence de la plastification dans la consommation. Sur le plan économique, les signataires en restent un peu à un schéma classique, social démocrate, de redistribution.

Exceptionnellement, je mets le texte allemand, avec la liste des 500 premiers signataires, en pdf . Les mise à jours signalées et les caractères gras sont dans le texte original.

Lettre ouverte aux gouvernements fédéral et des Länder

Mesdames, messieurs,

La crise du Corona et en particulier les recommandations de nombreux expert.e.s scientifiques qui influence de manière significative la prise de décision politique, nous ont incités à rédiger cette lettre. La lettre est donc adressée à tous celles et ceux qui décident les politiques actuelles et futures, et donc engagent l’avenir de notre société !

Qui sommes-nous? – Nous sommes un groupe de scientifiques issus de différents domaines scientifiques, avec et sans enfants, dont l’âge se situe entre 25 et 50 ans. Nous formons donc une partie du grand groupe de population qui sont le moteur scientifique, social et économique de la société, élèvent la génération future et finance les retraites de la génération plus âgée.

Que voulons-nous ? – Participer à la construction d’une voie démocratique pour sortir de la crise sanitaire actuelle et équilibrer la discussion en y intégrant la perspective de la génération entre 25 et 50 ans ainsi que celle de la durabilité

De nombreux avis et évaluations scientifiques importantes sont actuellement disponibles. La plupart d’entre eux ont été conçus et mis en œuvre par des personnes de la génération plus âgée. Cependant, le groupe d’âge que nous représentons a un tout autre point de vue économique et social entre plans de carrière, situation familiale et perspective d’avenir. Elle doit faire face à des défis sociaux et personnels différents de ceux de la génération d’avant. Parmi ceux-ci, les changements démographiques, y compris les dispositions pour les retraites et la division sociale croissante entre riches et pauvres, l’égalité des droits et l’égalité des chances, la perte de biodiversité et changement climatique, et bien plus encore. S’il y a une génération, sur les épaules de laquelle reposeront les conséquences à long terme de la crise actuelle, alors c’est cette génération.

Les commissions d’expert.e.s ne représentent qu’une petite partie de la diversité des perspectives de notre société et de ses scientifiques. C’est ainsi par exemple que le groupe de travail de l’ Académie nationale des Sciences Leopoldina se compose de 24 scientifiques hommes et de seulement deux femmes avec une moyenne d‘âge de 63 ans ( le plus jeune membre est âgé de 50 ans).

Qu’offrons-nous ? Nous offrons nos savoirs, notre temps et nos motivations pour agir positivement sur l‘avenir de notre société. Ensemble avec les autres générations, nous pouvons endosser une fonction délibérative pour les preneur.euse.s de décisions politiques. Nous pouvons ainsi contribuer à ce que les décisions à prendre dans le présent et le futur le soient collectivement. Et qu’elles soient avant tout fondées scientifiquement, examinées de multiples façons à fond, largement discutées et prises au profit de l’ensemble de la société présente ainsi que de celle à venir.

Quels sont les thèmes très actuels que nous voulons discuter

1) Le soin aux enfants

Les mesures actuelles de restrictions de sortie et de contacts touchent particulièrement les parents avec une dureté maximale. Le soin à porter aux enfants de moins de cinq ans est de fait une tâche à temps plein. Dans le cas où les enfants sont plus âgés, elles restreignent encore fortement les capacités de travail même quand le job peut être réalisé entièrement en télé-travail. Cela signifie que pendant la durée du « confinement », un adulte par famille ne peut faire son travail que de manière temporaire. Cela touche la tranche d’âge des 25-45 ans dans une phase particulièrement sensible tant financièrement que pour le déroulement des carrières. La plupart des jeunes familles ont besoin de plus que d’un salaire et sont réduites dans la situation actuelle à un seul revenu le plus souvent encore diminué. Pour les personnes qui élèvent seules leurs enfants, la situation est encore plus précaire. Les conséquences pour le développement des carrières en particulier pour les femmes s’annoncent catastrophiques [mise à jour du 23.04.2020 : en particulier pour les femmes scientifiques, les premières indications signales que le nombre de leurs publications est en baisse]. Selon de récentes collectes de données, les femmes avant tout sont, dans la période d’isolement, ramenées à leur rôle traditionnel et font passer les tâches domestiques devant leurs carrières.

Du point de vue des enfants aussi, les mesures d’isolement social sur plusieurs mois sont hautement problématiques et pèsent psychiquement lourdement. La totale interdiction de contacts avec les enfants du même âge sur un temps long conduit à la perte brutale et inattendue d’importants liens. Plus particulièrement les enfants en âge d’aller en crèche ou jardins d’enfants [en Allemagne, l’équivalent de nos maternelles de 3 à 6 ans], sont à peine en mesure de comprendre cette situation qui les insécurise. Du point de vue de la psychologie du développement, s’ajoutent d’autres inquiétudes : les faibles possibilités d’apprentissages sociaux dues à l’isolement. […] Dans le cas de situations familiales non idéales, l’isolement prolongé peut même conduire à des conséquences graves pour le bien-être physique et psychiques des enfants concernés.

Nous réclamons en conséquence d’accorder plus de priorité à la réouverture en petits groupes des Kitas [ Kindertagesstätte = Structures d’accueil journalier pour la petite enfance NdT] et des Jardin d’enfants. Un premier pas pour préparer la réouverture et en évaluer les conséquences pourrait-être la levée de l’interdiction constante de contacts pour les groupes de plus de 6 enfants. Ni les enfants, ni leurs parents ne comptent dans la plupart des cas parmi les groupes à risque. Les enfants selon de récentes études ne contribuent que marginalement à la propagation du virus. [mise à jour du 22.04.2020 : d’autres études ne révèlent pas de différence. Le très mince nombre d’études devrait donc conduite à une recherche intensifiée sur le rôle des enfants dans la propagation et aussi sur l’efficacité de mesures globales d’isolement des enfants]. Si les chiffres d’infection et le nombre de cas sévères incluant les décès devaient ne pas se développer négativement et anormalement, l’activité des Kitas pourrait reprendre prudemment pour tous. Il y aurait là aussi des possibilités de développer des modèles d’accueils partiels dans les écoles et les Kitas avec de petits groupes, des horaires réduits comme par exemple cela se fait à Hambourg [qui envisage d’ouvrir les structures aux enfants de familles monoparentales. NdT] ; plus de personnel dans les Kitas pour de meilleurs rapports personnel / nombre d’enfants ; partage de la charge de travail et compensations pour le temps de travail perdu pour s’occuper des enfants ; et continuer la distance avec les groupes à risques, etc.

2. L’économie

La situation économique des 25-45 ans s’est massivement modifiée ces 25 dernières années. Notre génération a beaucoup moins de biens et moins de ressources financières. Elle est dans une situation bien plus précaire que la même cohorte d’âge d’il y a 20, 30, 40 ou 50 ans. Si l’on divise la production économique allemande en revenus du travail et en revenus du capital, il devient clair que la crise actuelle – comme la plupart des crises – affecte particulièrement les personnes dépendantes d’un revenu du travail direct. Ce revenu du travail a été soit réduit dans bien des cas ou a été aboli par la nécessité forcée de s’occuper des enfants en raison des mesures de protections contre l’épidémie. En revanche, les revenus du capital – les pertes en bourse mises à part – ont à peine été affectés.

Les restrictions demandées aux citoyen.ne.s sont extrêmement inégalement réparties en ce moment. Cette inégalité est extrêmement préjudiciable à la solidarité sur laquelle nous comptons pour faire face à la crise.

Nous appelons donc à des façons mieux réfléchies d’être dans la crise et de s’organiser pour en sortir. Les charges mais aussi les bénéfices de la crise devraient être répartis équitablement et un déséquilibre encore plus important de revenus (comme cela s’est produit après la crise financière de 2008) doit être évité. Il serait possible de dégraisser et de redistribuer les bénéfices de la crise. Les aides d’État devraient également être soumises à conditions (par exemple, pas de dividendes ou paiements de bonus, investissements dans des stratégies durables) et être remboursées dès que le profit est à nouveau généré. La situation peut et doit aussi être utilisée pour ajuster notre modèle économique de manière prospective. Il y a sur ce sujet d’autres appels et suggestions.

Conclusion – Notre société doit pouvoir évaluer et distribuer équitablement les charges et les conséquences sociales et économiques de la crise. Dans les recommandations d’experts, nous ne voyons pas, jusqu’à présent, cela suffisamment pris en compte. Nous appelons donc les experts des recommandations précédentes et les politiciens à ouvrir de futures recommandations à la discussion avec les représentants de la jeune génération et à intégrer notre perspective dans le processus de prise de décision démocratique.

Publié le 24 avril 2020

(Trad Bernard Umbrecht)

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