Dans les Vosges en compagnie de Georg Büchner

Soleil levant embrasant les pierres de granit au sommet du Grand Ballon

Georg Büchner entretenait une relation très particulière à l’Alsace, à Strasbourg, aux Vosges. Il a d’ailleurs passé, eu égard à sa courte vie de 23 ans un temps relativement long dans la région, pour une partie de ses études d’abord (1831-1833), en exil politique ensuite (1935-36 1835-36). Strasbourg avait été à l’époque avec Montpellier et Paris, la seule université française à disposer d’une faculté de médecine. Terre d’asile pour révolutionnaires pourchassés, Strasbourg était « un centre politique et intellectuel de dimension européenne » (Jan-Christoph Hauschild). Et Büchner préfèrera « l’air français orageux » à « l’atmosphère hollandaise froide et trempée qui règne en Allemagne ». A Strasbourg habitait aussi la fiancée de Büchner, Wilhelmine (Minna) Jaeglé. Dans une lettre (10 mars 1834) qu’il lui adresse, il évoque la nostalgie des Vosges :

« Il n’y a pas de montagne ici [à Giessen, ville universitaire dans le centre de la Hesse] qui offre une libre perspective. Collines sur collines et de larges vallées, une creuse médiocrité en tout ; je ne peux pas m’habituer à cette nature, et la ville est exécrable »

Büchner souffre de l’étroitesse des paysages et des esprits. Dans une lettre antérieure à l’ami alsacien Auguste Stoeber (9 décembre 1833), il écrit :

« Parfois j’éprouve une véritable nostalgie de vos montagnes. Ici tout est si étroit, si petit. La nature et les hommes, un horizon des plus bornés, auxquels je n’arrive pas, même un instant, à m’intéresser »

Et il y a la grande nouvelle littéraire de Büchner, Lenz, qui se déroule dans les paysages vosgiens. Dans l’extrait ci-dessous, Lenz hurle son besoin de montagne pour ne pas devenir fou.

« Après le repas, Kaufmann le prit à part. Il avait reçu des lettres du père de Lenz, son fils devait rentrer et lui apporter son aide. Kauf­mann lui dit qu’il gaspillait sa vie ici, qu’il la perdait sans profit, qu’il fallait qu’il se fixât un but, et d’autres choses semblables. Lenz l’interrompit vivement: « M’en aller d’ici? M’en aller? A la maison? pour y devenir fou? Tu sais, je ne puis tenir nulle part, sauf ici, dans la région. Si je ne pouvais pas de temps en temps monter sur une montagne observer la contrée puis redescendre ici, passer par le jardin, regarder à l’intérieur par la fenêtre… je deviendrais fou ! Fou ! Laissez-moi donc en paix ! Je n’ai besoin que d’un peu de repos là où je suis bien ! Partir, partir! Je ne comprends pas, ce mot pour moi gâche tout l’univers. Chacun a besoin de quelque chose; s’il peut connaître le repos, qu’a-t-il besoin de davantage ! Toujours monter, toujours lutter et rejeter ainsi pour l’éternité tout ce qu’offre l’instant, toujours se priver de tout pour connaître un jour la jouissance! Avoir soif tandis que des sources claires traversent votre chemin! Ma situation présente est tolérable, et je veux rester là. Pourquoi? Pourquoi? Parce que j’y suis bien. Que veut mon père? Peut-il me donner davantage? Impossible! Laissez-moi en paix! » – Il s’emportait; Kaufmann le quitta, Lenz était mécontent. »

« Si je ne pouvais pas de temps en temps monter sur une montagne… » Ce n’est pas la folie qui conduit à l’enfermement mais l’enfermement à la folie. « Le trou [la prison] m’aurait rendu fou » écrit Büchner évoquant la prémonition d’être mis en prison et le choix de l’exil.

Dans une lettre à sa famille datée du 8 juillet 1833, il décrit une balade de plusieurs jours dans les montagnes vosgiennes.

Je mets cette lettre en ligne et, dans un second temps, j’essayerai de la commenter en images.

Voyage dans les Vosges

11. A sa famille (voyage dans les Vosges).

Strasbourg, le 8 juillet 1833.

« Tantôt dans la vallée, tantôt sur les hauteurs, nous avons traversé cette aimable contrée. Le second jour, sur un plateau de plus de 3 000 pieds d’altitude, nous parvînmes à ces lacs qu’on appelle blanc et noir. Ce sont deux flaques sombres dans un ravin profond, dominées par des falaises d’environ 500 pieds de hauteur. A nos pieds, cette eau calme et sombre. Au-delà des sommets les plus proches, nous voyions, à l’est, la plaine du Rhin et la Forêt-Noire, à l’ouest et au nord-ouest, le plateau lorrain, au sud, de noirs nuages d’orage, l’air était sans un souffle. Une soudaine tourmente chassa les nuages au-dessus de la plaine rhénane vers le nord, les éclairs déchirèrent la nue à notre gauche et sous les lambeaux des nuages, derrière la masse sombre du Jura, les glaciers des Alpes étincelèrent au soleil couchant. Le troisième jour nous offrit le même panorama splendide ; en effet nous avons ascensionné ce jour le point culminant des Vosges, le Grand Ballon, haut de 5 000 pieds. On y voit le Rhin depuis Bâle jusqu’à Strasbourg, et la plaine derrière la Lorraine jusqu’aux crêtes de Champagne, les confins de l’ex-Franche-Comté, le Jura et les montagnes suisses de Rigi jusqu’aux plus lointaines Alpes savoyardes. Le soleil était prêt de se coucher, les Alpes rougeoyaient faiblement au-dessus d’une terre envahie de ténèbres. Nous avons passé la nuit non loin du sommet, dans la hutte d’un vacher. Les vachers ont cent vaches et près de go taurillons et taureaux sur les hauteurs. Au lever du soleil, le ciel était un peu brumeux, le soleil jetait un éclat rouge sur le paysage. Au-dessus de la Forêt-Noire et du Jura, les nuages semblaient tomber comme l’écume d’une cascade, seules les Alpes étaient dégagées, pareilles à une étincelante voie lactée. Imaginez au-dessus de la chaîne sombre du Jura et des nuages du sud, à perte de vue, les feux d’un gigantesque mur de glace, brisé seulement à son sommet par les dents et les pics des monts isolés. Du Ballon, nous sommes redescendus sur la droite dans ce qu’on appelle la vallée de Saint-Amarin, dernière vallée importante des Vosges. Nous la remontâmes, elle se termine sur une belle prairie, dans une montagne sauvage. Une route de montagne bien entretenue nous conduisit par-dessus les monts en Lorraine aux sources de la Moselle. Nous suivîmes un moment le cours de l’eau, puis nous tournâmes vers le nord et nous rentrâmes à Strasbourg par plusieurs sites intéressants. (…) »

N.B. Pour les textes français de Büchner, j’ai utilisé les traductions de Henri-Alexis Baatsch parues dans l’édition des textes de Büchner faite en 1974 par Jean-Christophe Bailly dans ce qui s’appelait à l’époque la « Bibliothèque 10-18 ». Y figurent rassemblés, Lenz, Le messager hessois, Caton d’Utique et la correspondance.

En suivant l’itinéraire de Büchner

(Pour une meilleure vision, n’hésitez pas à cliquer sur l’image)

Chemin de crête vers le Grand Ballon(au fond). A gauche de l'image la Forêt noire

En suivant l’itinéraire de Büchner et ses compagnons, on s’aperçoit à quel point ce qui l’attirait c’est l’ouverture de l’horizon, la « libre perspective », la vision panoramique qui dans la première partie mène le regard de la Lorraine à la Forêt noire et de la Forêt noire à la Lorraine, sur un chemin de crête entre deux espaces linguistiques, comme dans le pays d’Oberlin d’ailleurs où se situe la nouvelle Lenz, pour finir par une ouverture encore plus large sur l’Allemagne, la Suisse, le Jura, la Franche Comté depuis le sommet du Grand Ballon. Ce dégagement de la vue, cette ouverture trinationale, l’absence de bornes a fortement attiré le poète. Bien entendu, nous qui suivons cet itinéraire 180 ans après lui, nous savons que cet espace a été borné plus tard par trois guerres franco-allemandes, dont deux mondiales, et qu’il commence seulement à cesser de l’être. La description nous apparaît très a postériori comme une sorte de repérage au sens cinématographique.

Voici ce que l’on peut lire dans la nouvelle Lenz :

« Il parcourut la montagne dans diverses directions. De vastes étendues découvertes descendaient vers les vallées, peu de forêts, rien que des lignes puissantes et plus loin, au-delà, l’étendue vaporeuse de la plaine ; un souffle violent traversait l’air, nulle trace humaine, sauf ici et là une hutte abandonnée où les bergers passaient l’été, au flan de la montagne. Presque rêvant, peut-être, le calme se fit en lui : tout pour lui se fondant en une ligne comme une vague montante et descendante entre ciel et terre : il lui sembla être couché au bord d’une mer infinie qui ondoyait doucement. Parfois, il s’asseyait ; puis il repartait, mais lentement, rêveur. Il ne cherchait pas de chemin »

La quête du lointain n’est pas une perte de vue mais peut mener à une sensation d’infini. « L’étendue véritable n’est point pour l’œil, elle n’est accordée qu’à l’esprit » (Saint Exupéry)

La lettre de Büchner, écrite au retour à Strasbourg à ses parents, débute aux lacs Blanc et Noir sans préciser comment ni par quel itinéraire lui et ses compagnons y sont arrivés. On sait seulement qu’ils ont mis une journée pour y parvenir, sans doute à partir de Strasbourg.

 

Lac noir aujourd'hui avec la centrale hydroélectrique

Le lavis ci-dessous date de 1830 soit trois années à peine avant le passage de Büchner. Il donne une idée de ce que le poète a pu voir. Ce qui frappe surtout et cela est confirmé par d’autres images du milieu du 19ème siècle, c’est que les Vosges ont l’air moins boisées qu’aujourd’hui.

David Ortlieb : Vue du la Noir, région d'Orbey, 1830 Musée Unterlinden Colmar . Image extraite du catalogue de l'exposition "L'alsace pittoresque. L'invention d'un paysage 1770-1870". Unterlinden

Le même lac, d’en haut, offre une vue sur la Forêt noire :

Les hauteurs du Lac Blanc offrent une vue encore plus large, de la Lorraine à la Forêt-noire :

Le Grand Ballon

Le « troisième jour », Büchner est au sommet du Grand Ballon, Ballon de Guebwiller. Il ne s’attarde pas à la description de l’intervalle. Il emploie pour désigner le Ballon le terme rare de Bölgen, introuvable dans les dictionnaires, qui désignait le Ballon de Soultz ou de Guebwiller, le sommet le plus élevé des Vosges. On trouve le mot dans un dessin de François Walter qui date de 1785

GRAND BALLON, Environs ,de F. WALTER, ill. (1785) BNU Strasbourg

« Le ballon de Sultz (ballon de Guebwiller, le Boelchen des Alsaciens) se trouve par cette disposition rejeté à trois lieues à l’est de la chaîne centrale, et néanmoins il est le point le plus élevé des Vosges, son sommet atteignant 1426 mètres. Sa pente est douce vers Sultz, mais escarpée vers Saint-Amarin et Lautenbach ; ainsi isolée, cette montagne offre de son sommet un point de vue très étendu ». (Études géographique et géologique des Vosges / Jean-Baptiste Mougeot, 1827).

Une métaphore de géologue : « ainsi isolée, cette montagne offre de son sommet un point de vue très étendu »

Dans une étude parue en 1856 dans la Revue d’Alsace, sous le titre « Origine et signification des noms Bélch, Balon », Auguste Stoeber, ami de Büchner,  explique que contrairement à ce que l’on croit, le terme ballon pour désigner un sommet n’a pas de rapport avec sa forme. La racine est la même que dans l’équivalent allemand Belchen, bél ou bâl (même bol dans Bollenberg)  désigne une divinité du soleil. Le belchen ou bâlon (ballon) est un lieu consacré au culte du soleil.

J’ai longtemps retardé la publication du présent texte dans l’espoir d’un ciel moins brumeux au sommet du Grand Ballon. Büchner dans une époque moins polluée avait bénéficié d’une vue bien plus dégagée, d’un horizon bien plus lointain. Les circonstances favorables pour cela ont été la période, proche du solstice d’été, et surtout l’orage.

Quelques images toutefois :

La montée au sommet du Grand Ballon

Depuis le sommet du Grand Ballon vers la plaine d'Alsace, le soir

Au lever du soleil

Les Alpes, il m’est arrivé de les voir. C’est plus facile en hiver.  Pour l’anecdote, j’ai trouvé, accroché dans le Chalet-Hôtel du Grand Ballon, un tableau sans date et sans signature représentant une vue – rêvée ? – des Alpes depuis cet endroit :

De telles vues existent cependant. On peut en trouver sur le Net.

De là, Büchner est descendu vers Saint Amarin.

A hauteur de la ferme auberge du Haag, le chemin vers la gauche descend à travers la forêt dans la vallée de Saint-Amarin

Saint-Amarin

A l’époque de Büchner, la vallée de Saint Amarin était « bordée », comme dit un témoin de l’époque, de manufactures textiles.

La fin du voyage est la plus difficile à déterminer. Büchner passe de Saint Amarin aux sources de la Moselle qui se situe près du Col du Bussang. La Moselle se dirige de là vers le nord, Toul, Metz, traverse le Luxembourg, va se jeter dans le Rhin à Coblence après être passé à Trèves où,  à l’époque du voyage de Büchner, vivait le jeune Karl Marx. Il avait 15 ans,  Büchner en avait 20.

Procédant par chemin inverse, essayant de savoir comment passer du col du Bussang à Saint Amarin, l’une des possibilités qui s’offrait était de passer par le Drumont.

Le Drumont au dessus des nuages

Mais je ne pense pas que ce soit le bon itinéraire. Büchner évoque « une route de montagne bien entretenue ». Il se peut qu’elle soit devenue au fil du temps une route nationale. Rien en nous dit d’ailleurs qu’il l’ait faite à pied. A l’époque déjà, avec le développement des manufactures et l’industrialisation, on réfléchissait à l’importance et à l’amélioration des voies de communications.

Voir le précédent article consacré à Büchner : Büchner et le corsaire de Darmstadt

 

 

 

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