Alexander Kluge, sourcier des sentiments et conteur de l’invisible

Alexander Kluge a été comme l’a été longtemps Alfred Döblin ostracisé en France où l’on préfère l’écrivain Croix de fer Ernst Jünger. Cela s’est un peu arrangé pour Döblin grâce aux Editions Agone. On souhaiterait cependant des éditions de poche plus accessibles financièrement. La même remarque vaut pour Alexander Kluge pour qui cela s’arrange un peu aussi avec la parution du premier tome (1100 pages) de la somme narrative intitulée Chronique des sentiments. Le tome I contient les Histoires de base. En tout sont prévus au minimum cinq volumes de l’envergure du premier, dans lesquels sera fondue l’œuvre littéraire complète (ou presque) d’Alexander Kluge. La structure a été modifiée par rapport à l’édition allemande. Ainsi la version française promet de devenir la forme ultime que prendra celle-ci. Merci donc aux Editions P.O.L. Et au soutien du Ministère allemand des affaires étrangères. Nous ne savons sans doute pas faire cela par nos propres moyens. On ne peut pas dire que la critique littéraire se soit précipitée sur l’ouvrage. Il y a encore du chemin à faire. Essayons d’y contribuer.
Alexander Kluge : Qu'est-ce qui sous-tend les actes volontaires ? in "Chronique des sentiments" pages 990-991

Alexander Kluge : « Qu’est-ce qui sous-tend les actes volontaires ? » in « Chronique des sentiments » pages 990-991

« La mémoire n’est pas reconstruction du passé, mais exploration de l’invisible »
(Jean-Pierre Vernant : La traversée des frontières. Entre mythe et politique II. Points Essai page 151)
« Nous avons à souffrir non seulement de la part des vivants
mais encore de la part des morts. Le mort saisit le vif. »
(Karl Marx : Préface à la première édition allemande du Capital)
Les deux citations pourraient figurer dans la Chronique des sentiments. Elles en disent toutes deux une dimension, décrivent deux idées au travail dans cette œuvre. Il faudrait cependant peut-être préciser que cette « exploration de l’invisible » dont parle Jean Pierre Vernant est d’abord le propre de la littérature. Alexander Kluge se veut le sourcier et le conteur de cet invisible.
Le contraire de raconter dit Kluge n’est pas seulement se taire :
« Le contraire de raconter est aussi le déluge d’informations qui pratiquement m’oppresse et me tue, qui m’enlève le mot de la bouche. De ce point de vue, le nouement de mon expérience, de mon expérience de vie, avec des histoires, avec la capacité de raconter, est une nourriture ».
Belle définition de la littérature qui pour Kluge consiste à imaginer des histoires puisée dans le réel, qu’il oppose au maelstrom de mots auquel participe une partie de la littérature elle-même, en particulier celle dite « vue à la télé ». Malheureusement ni les libraires en flux tendu, ni les bibliothèques publiques, elles aussi sous la coupe des éditeurs au point de devoir éclipser leurs initiatives devant celles des libraires ne sont, à de rares exceptions près, des îlots de calme dans cette mer déchaînée par l’industrie éditoriale. S’ajoute pour la bibliothèque que je pratique le fait que la gestion bureaucratique atteint des proportions alarmantes, la tendance à perdre en sérendipité et à effacer le passé en rendant les ouvrages un peu vieux inempruntables. Surtout quand cela concerne la langue et culture régionales, effacées des rayons et en voie de disparition. Le fait d’exposer de temps en temps les plus anciens en vitrine n’y change rien. « Pour moi, la bibliothèque d’Alexandrie brûle encore de nos jours » écrit A. Kluge. D’où l’importance de tenir comme lui en quelque sorte le journal de l’actualité du passé. Il le fait vivre contre la dictature du présent et dans le contexte d’une « culture » qui transforme le temple, église réformée, en école de Poudlard, pour y découvrir le plus protestant des sorciers (sic) !
Des histoires ! Mais lesquelles et comment ? Des histoires qui cherchent l’inattendu sans perdre le contact avec les réalités humaines, l’attachement au sol, la Bodenhaftung.
« Je suis fier que la littérature reconquière à chaque fois ce rapport au réel dans le récit. Dans ce cas, on peut attendre beaucoup des hommes. On croit que seul les personnes cultivées lisent Arno Schmidt, ce n’est pas vrai du tout. »
(Intervention de Kluge au Germanistentag à Bayreuth le 25/09/2016. Cité comme la précédente d’après le compte rendu de la radio Bayern2)
Pour un peu il nous rendrait optimiste. En tous cas, il l’est, il a foi dans les capacités des hommes à vouloir rester humain, voire à s’élever vers l’humain.

Récits en constellations.

L’auteur procède par petites touches à l’opposé de la grande fable (a-t-elle encore un sens?) avec un début, une direction et une fin. Ce sont des multitudes d’histoires, des synopsis. Peut-être tient-il de Charles Fourrier l’idée d’attraction gravitationnelle qui relient ces histoires entre elles en constellations. En opposition aux corrélations manipulées par l’industrie numérique. Chaque lectrice, chaque lecteur pourra relier son choix d’histoires et construire qui la Grande Ourse, qui le Chariot, qui …Marx …. Ou faire des rapprochements : La Grèce et Fukushima par exemple. Ou suivre des questions plus générales : la main, le temps, le travail
Dans Chronique des sentiments, Livre 1, j’en ai dénombré près de 400 regroupées en sept constellations : 1. Les coureurs de vie et leurs histoires de vie 2 Histoires de base (qui sert de sous titre au livre I 3. Heidegger en Crimée (ensemble auquel je consacrerai une chronique à part) 4 Description de Bataille / Edification organisationnelle d’un malheur (Quatrième et peut-être dernière version du roman de la Bataille de Stalingrad) 5 Affirmation ensauvagée de soi 6. « Qui tente un mot de réconfort est un traître » dédié au procureur Fritz Bauer que j’ai déjà évoqué  7 Comment se préserver ? Qu’est ce qui sous-tend les actes volontaires ?
Un pavé donc. Que ne doit pas effrayer. L’auteur lui-même nous rassure : « Nul ne lira autant de pages d’un seul coup ». On le garde chez soi pour pouvoir le feuilleter au besoin.
« Une chronique est une chose que l’on peut consulter, qui documente un temps long, dans lequel on peut feuilleter. Cette chronique est à lire ou devrait l’être sous l’angle subjectif, une chronique des événements serait autre chose. Ce que l’on appelle les événements réels ont toujours été accompagnés les soixante dernières années et dans le fond même avant depuis toujours de sentiments très vivants, changeants aussi. Ce qui m’intéresse dans les sentiments est ce qui reste constant, têtu. Qu’est-ce qui est constant et qu’est-ce qui est susceptible de métamorphose, flexible ? Les deux sortes de sentiments existent. Qu’y a -t-il en eux de non dévoilé ?
Je m’intéresse beaucoup aux sentiments qui ne sont pas reconnus comme tels qui sont intégrés dans des institutions et qui n’apparaissent que dans un moment de crise, au cours d’une épreuve dans un cas d’oubli de soi, sans le feu de l’action comme on dit.. Une mère sauve son enfant allongé devant un tracteur, le repousse et meure elle-même. C’est une brève action d’impulsion que l’on arrive pas à réaliser par calcul., c’est cela le sentiment ».
(Alexander Kluge : Verdeckte Ermittlung Merve Verlag. page 43)
Le champ des sentiments est vaste. C’est aussi bien la peau, le toucher, les cinq sens en général qui sont au corps ce que les fenêtres sont à une maison, à la fois ouvertures sur le monde tout en étant dotés d’une mémoire propre. Le sentiment c’est aussi la faille dans la cuirasse ou dans la centrale nucléaire, dans les institutions, le talon d’Achille du robot. Que reste-t-il de sentiment, en bien ou en mal chez l’homme en prise avec la machine industrielle ?
De tout cela Kluge tient le journal à travers le temps.
Il raconte dans A propos du concept socialiste d’héritage (pages 1004-1005 de la Chronique) et aussi au vu de l’ « ancrage profond qu’aurait chez l’homme la notion de musée » une hypothèse de l’astronaute russe Joseph Chlovski qui parut plausible à l’Académie des sciences soviétique :
« l’hypothèse que la population intellectuelle qui existait des millions d’années plutôt ou, éventuellement, une civilisation étrangère disparue ait eu l’incoercible désir d’installer un musée en orbite autour de la planète Mars ».
Je ne peux m’empêcher de penser que ce désir de transmission correspond à celui d’Alexander Kluge.
Certaines histoires semblent sortir directement de la tradition des histoires d’almanach comme celle-ci : Comment par une nuit d’hiver le hasard engendra des générations de descendants avec la double référence à Pouchkine et à Kleist : La scène se passe en 1811, dans une église en attente du mariage, la future mariée est là. Le futur marié pris dans une tempête de neige s’est égaré. S’est égaré aussi un capitaine de cavalerie qui parvient, lui, jusqu’à l’église. Ah, le voilà. La cérémonie peut commencer. Mais ce n’est pas lui, crie-telle avant de s’évanouir et lui de s’enfuir. Elle finit par épouser son pauvre aspirant qui meurt à la guerre. La voilà veuve et héritière d’un riche domaine quand se repointe le capitaine de cavalerie. Seule la peau de la jeune femme l’a reconnu. La peau a/est une mémoire. Le capitaine lui explique qu’il ne peut pas l’épouser car il s’était déjà marié dans une église en pleine tempête…. Happy end. Et ils eurent beaucoup de descendants. Alexander Kluge les a comptés :
« Les deux amoureux réunis par erreur, ont eu depuis, si l’on inclut les émigrants aux USA et ceux qui, en 1917, se sauvèrent à Paris en passant pas Constantinople, 1246 descendants qui continuent de se raconter l’événement fatidique de cette semaine de tempête de 1811. L’une des progénitures de cette souche est aujourd’hui stagiaire dans un golf de Floride, où les tempêtes de neige ne font pas partie du vécu » (pages 234-236)
Persistance sur la longue durée d’une « petite » histoire de sentiment. Cela peut toucher aussi la « grande histoire » Comme le rappel de l’inscription d’une bataille d’encerclement vers 1200 après J.C. (ou la Chanson de Roland) dans les récits sur la bataille d’encerclement de Stalingrad ou quand il écrit :« un soldat revit Parsifal ». Aujourd’hui on évoque Stalingrad à propos d’Alep.
Les récits d’Alexander Kluge permettent d’interroger les discours idéologiques contemporains. La disparition de la géographie est une idée qui lui paraît totalement étrangère. Voici un exemple de discours idéologique très récent :
« La disparition de la géographie imputée à la mondialisation transforme ainsi le monde -entier en un immense terrain de chasse aussi bien commercial que sécuritaire. Le champ de bataille, qui faisait référence à une surface (le  » champ « ), s’efface devant des frappes ponctuelles, à l’image de l’attentat, qui lui aussi est toujours ponctuel. Le véritable espace de la mondialisation n’est plus la surface liée à un territoire mais le positionnement dans une circulation infinie .
Avec la déterritorialisation, les conflits armés n’ont plus d’autres territoires que les points occupés par des « hommes dangereux », c’est-à-dire des terroristes. »
(Antoine Garapon et Michel Rosenfeld : Le drône double inversé de l’attentat in Le Monde 6 ocobre 2016)
Les récents attentats à Paris ne se sont-ils pas déroulés à l’intérieur d’un périmètre ? Sur quel terrain se trouvent les studios de cinéma de Daesh ? Où les bases de lancement des drones ? Leurs pilotes ? La vision d’individus cibleurs/ciblés uniquement reliés par le fil virtuel d’une connexion numérique « rationalisée » n’est pas celle, matérialiste, d’A Kluge mais elle est bien celle que l’on tente de mettre en place : la destruction des sentiments, c’est à dire l’effacement des singularités par leur instrumentalisation, transformation en datas.
Empathie
L’empathie désigne la capacité de comprendre les sentiments de l’autre. Sous ce vocable, « Einfühlung » qui n’est pas la sympathie « Mitgefühl », Kluge raconte une histoire que j’aime beaucoup. Elle examine un cas concret, qui est la manière de penser de cet élève d’Adorno. Un groupe d’officiers soviétiques est chargé d’anticiper le comportement des échelons du commandement allemand. Ils n’ont d’autre choix que de se mettre dans la peau de l’adversaire. Problème : nous sommes en période de purges staliniennes et c’est faillir à la loyauté soviétique que de prêter des sentiments normaux à des fascistes.
« Ils se promirent mutuellement que nul n’irait rapporter aux instances supérieures comment ils s’étaient glissés pour quelques heures dans les modes de pensée fascistes : d’ailleurs aucun ne dévoila par la suite que leur succès éclatant était dû à l’hypothèse selon laquelle on pouvait aussi prêter aux fascistes des expériences humaines universellement partagées. Où donc la bête fasciste réside-t-elle ? Manifestement dans les relations entre les hommes, entre les ennemis ; mais eux-mêmes n’étaient en substance qu’universelle humanité. En conséquence, il suffisait de les disperser, de les séparer les uns des autres. Le pays avait pour se faire l’étendue qui convenait » (pages  777-779).
Il faudrait inventer un système de polylecture, à l’image de la polyvision d’Abel Gance, permettant de lire plusieurs synopsis en même temps. C’est en effet aussi le choc des histoires et leur laconisme qui fait leur force. On se rendrait mieux compte aussi de la présence de plusieurs voix.
Le laconisme : j’aime bien l’idée qu’il partage avec Heiner Müller que ce qui est important doit être bref. « Comme une médecine » ajoute-t-il.
Je m’arrête donc là. Pour aujourd’hui. Mais je n’en ai pas fini avec mon traitement.
A suivre….
Alexander Kluge, Chronique des sentiments. Livre I. Histoires de base, 2016, P.O.L., Edition dirigée par Vincent Pauval, trad. Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Jean-Pierre Morel, Alexander Neumann, Vincent Pauval. 1136 pages, 30 €.
Il faut rendre hommage à ce travail. Les traductions remarquables sont accompagnées d’un appareil de notes ainsi que d’un glossaire fort utiles.
J’ai fait une note de lecture du livre dans l’édition de juillet du Monde diplomatique
Gallimard avait en 2003, publié sous le tire de Chronique des sentiments un choix de textes. J’en avais parlé dans Histoires d’almanach et chronique des sentiments

 

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