Anna Seghers : « Trois femmes d’Haïti »

Anna Seghers quoiqu’un peu oubliée aujourd’hui, peut-être provisoirement seulement, était une grand dame de la littérature allemande. Pourquoi dire était ? Elle l’est toujours comme vient le rappeler la publication aux éditions Le temps des cerises de sa dernière œuvre, Trois femmes d’Haïti. Parue en 1980, elle était inédite en français. Trois nouvelles, trois femmes, trois époques, trois contextes historiques liés à un même lieu, Haïti, « fille de Colomb et de la mer ». Une écriture concise à portée universelle. Du grand art !
Anna Seghers corrigeant les épreuves à Altenhof  Source de l'image : http://www.anna-seghers.de/biographie_berlinlast.php

Anna Seghers corrigeant des épreuves à Altenhof
Source de l’image : http://www.anna-seghers.de/biographie_berlinlast.php

Dans la première nouvelle, La cache, Taoliina plonge dans la mer s’échappant du navire qui devait la ramener en Espagne pour être offerte à un grand du royaume. Changeant de direction, elle échappe à ses poursuivants et se réfugiera dans une grotte où elle vivra dans la solitude avec la « violente » nostalgie de la mer qui l’aidera à s’évader mais pas comme la première fois :
« Un jour, alors qu’elle était étendue dans sa grotte, une tempête d’une violence extrême éclata. La mer arrachait des morceaux à la côte. Des arbres furent déracinés. Les parois de la grotte cédèrent. Taoliina rampa le long de l’issue dérobée que les éboulements obstruaient en partie. Elle se cramponna à la roche le temps de reprendre haleine. Son visage fut bientôt dévoré par le sel des embruns. Où sont mes enfants ? Dans les mines ? Sous les chaînes ? En prison ? Sur la mer ? A chaque instant, le ressac menaçait de l’emporter. Elle mit ses dernières forces à s’agripper à un bloc de rocher. Au milieu de ce danger, elle sentit que la mer tentait de l’aider, la mer qui dès tout enfant lui avait été si familière.
Elle sut que son évasion était réussie. »
Dans La clef, la femme d’Haïti se prénomme Claudine. On la retrouve avec Amédée dans le Jura. Il avait réussi à se faire embaucher sur le chantier d’une construction de route pour se trouver à proximité de la prison où est enfermé Toussaint Louverture à qui ils vouent, Claudine et lui, un culte depuis le jour où …
Claudine raconte comment après avoir été achetée au marché aux esclaves, elle fut, pour une maladresse – elle avait fait tomber un vase qui valait trois fois plus que son prix d’achat à elle – enfermée dans un cachot creusé à même le mur derrière une grille qui lui écrasait les côtes. Toussaint Louverture avait été encouragé par la France révolutionnaire à libérer Haïti de l’esclavage. Elle avait eu  beau crier quand ils sont arrivés, les libérateurs sont passé  à côté d’elle sans la voir. Enfin, l’un d’eux s’arrêta :
« il se dressa à contre-courant du flot humain qui roulait autour de lui, il était fort et de grande taille. Il se pencha vers moi et me dit : Calme-toi tu seras bientôt libre. Toutefois, il n’arrivait pas à briser la serrure du premier coup. Sa voix gronda : Apportez la clef.
C’était Amédée qui gardera toujours la clef autour de son cou jusqu’à l’emporter dans sa tombe. Claudine refusera de la porter. Elle ne sera transmise à personne après sa mort et celle de Toussaint Louverture qui l’avait prise dans ses mains. D’instrument de libération, la clef était devenue une relique. Entre temps, comme dit un réplique de la pièce de Heiner Müller, La mission, tirée d’une nouvelle d’Anna Seghers Lumières sur le gibet faisant partie d’Histoires des Caraïbes, « La France s’appelle Napoléon ».
A chaque fois la libération de la femme se fait à contre-courant des flots. Il en va ainsi aussi pour Luisa dans la troisième nouvelle La séparation. Après la prison grotte pour Taoliina, la prison domestique pour Claudine, la prison d’Etat pour Luisa.
Luisa regarde s’éloigner le bateau qui emporte Cristobal dont la vie est menacée par les « Diables vaudou », les troupes de choc de Bébé Doc, rejeton dictateur de la famille Duvalier. Il est parti à Cuba apprendre à enseigner. La séparation sera définitive même quand ils se reverront. Cristobal revient marié à Mania une fille de riche qui lui permet de construire la bibliothèque dont il rêvait pour son peuple martyrisé. Il ne se préoccupe pas de Luisa qui s’est lié d’amitié avec Juan. Les tontons macoutes saccagent la bibliothèque, arrêtent Luisa qui est jetée en prison. Cristobal s’enfuit à Paris avec sa femme. N’y tenant plus, il retourne seul à Haïti « faire ce qu’il faut pour son pays dans son pays » et non pour une ancienne petite amie, motif non suffisant pour un révolutionnaire professionnel. A la chute du dictateur les prisons sont libérées non sans qu’auparavant les geôliers massacreurs ne se soient livrés dans les cellules les plus reculées aux pires exactions et mutilations envers les prisonniers. Juan rappelle à Cristobal l’existence de Luisa. Ils partent à sa recherche. Cristobal ne la reconnaît pas.  Peut-être pas seulement parce qu’elle est totalement défigurée. Juan lui la reconnaît à son doigt. Cristobal a du mal à y croire. Libre, elle restera pour lui – terrifiante instrumentalisation – « la preuve vivante et inchangée des persécutions qu’elle a subies ». Il refuse la proposition d’une opération de chirurgie esthétique. Luisa comprend que sa défiguration perpétue la séparation. Mais on ne peut pas vivre sans joie. Un petit bonheur valant mieux que pas de bonheur du tout, Luisa marie Cristobal à Susanna, la fille de Juan.
Les trois nouvelles forment un tout ? Elles ont été écrites en 1977-78 ensemble et sont faites pour être lues ensemble.  Les éditions Le temps des cerises publient en même temps, le témoignage inédit en français de Pierre Radvanyi sur sa mère : Au-delà du fleuve, avec Anna Seghers. On y lit page 146 :
« Nous n’allâmes plus à Altenhof, mais à Lindow, dans une maison de repos plus grande, au milieu d’un parc au bord d’un lac. Ma mère y corrigea les épreuves et la maquette de ses derniers récits, Drei Frauen aus Haiti (Trois femmes d’Haïti). Apprenant ce qui s’était passé au Cambodge sous le régimes des Khmers rouges, elle demanda stupéfaite : comment un gouvernement peut-il en arriver à détruire son propre peuple ? ».
Des tontons macoutes aux khmers rouges, Haïti est une métaphore du monde.
Mise en page 1
Anna Seghers : Trois femmes d’Haïti
Nouvelles – Le temps des cerises – Romans des Libertés- 8 euros
Traduit de l’allemand par Bruno Meur Postface d’Hélène Roussel
Pierre Radvanyi : Au-delà du fleuve, avec Anna Seghers Mise en page 1
Récit / Témoignage – Le temps des cerises – Récits des libertés -14 €
Netty Radvanyi est le nom véritable d’Anna Seghers. Avec son fils Pierre Radvanyi, né en 1926, on suit la famille contrainte à l’exil dès 1933, à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Après avoir trouvé refuge à Paris, c’est l’exode, la clandestinité, le père emprisonné, Marseille et l’attente anxieuse de visas et de bateaux, les Antilles, le Mexique, le retour enfin en Allemagne en 1947. Pierre, lui, choisit Paris mais rend souvent visite à sa mère.
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