L’Allemagne, une société épuisée et fière de l’être ou la leçon oubliée de Nietzsche

Dans une interview récente à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le psychologue Stephan Grünewald, sans en dévoiler les causes, décrit quelques symptômes de l’état de prolétarisation généralisée de la société allemande au sein de laquelle se développe une grande misère symbolique. C’est en quelque sorte la leçon oubliée de Nietzsche. Les conclusions de Stephane Grünewald reposent sur un travail de trois années et quelque 10 000 entretiens personnalisés. Il est question évidemment de ceux qui ont un emploi.

«  Dans nos investigations de plus en plus de personnes expriment le sentiment que notre société avec ses injonctions permanentes – « toujours plus haut, plus vite, plus loin ! » – est au bout du rouleau. Et personne n’a la moindre représentation de ce qui pourrait venir après. Nous constatons une incertitude sur l’avenir qui fait peur aux gens et qui conduit à ce que beaucoup d’entre eux se mettent en pilotage automatique (c’est moi qui souligne) dans leur quotidien. Ils veulent être en état de fonctionner pour traverser cette crise. Cette tendance à l’excès de zèle ne concerne pas seulement la vie au travail mais également les loisirs. Tout est passé au crible de la planification et du contrôle (…) »

Les Allemands sont épuisés mais cependant contents de l’être. Comment expliquer cela ? Stephan Grünewald fournit en réponse à cette question un intéressant constat :

« Autrefois, un représentant était fier de la conclusion d’un contrat, le menuisier fier de son meuble. Aujourd’hui tant de processus de travail sont si émiettés que nous n’avons plus de retour du travail effectué. C’est ce qui fait que beaucoup sont fiers du degré d’épuisement qu’ils ont obtenu en dépensant leur énergie. Lorsque je fabrique un objet, je suis contraint à des pauses soit parce, que par exemple, il faut laisser la peinture sécher, ou parce que j’ai besoin d’un temps de réflexion ou encore parce que l’atelier ferme. Aujourd’hui nous sommes actifs 24h sur 24. Arrive le moment où l’on a tout le temps mal à la tête et où l’on se trouve au bord du «  syndrome d’épuisement professionnel » (burn out) »

Les muses sont devenues une vision d’horreur

Les temps de repos sont le temps des questions gênantes : qu’est-ce que je fais de ma vie, pourquoi est-ce que je travaille toute la journée, comment est-ce que j’élève mes enfants ? Règne le diktat de la vitalité. Les loisirs aussi doivent être l’occasion de performance. Même pour les séniors, les muses sont devenues une vision d’horreur. Qui se repose, meurt.

L’Allemagne qui fut le pays des penseurs et des rêveurs, ne rêve plus. Et en perdant son imaginaire, elle perd sa créativité.

« [L’Allemagne] risque de devenir une société de drogués du travail (workaholics), et de bureaucrates. L’épuisement s’accroit et nous perdons nos capacités d’innovation et de créativité. Autant de choses qui ont toujours fait notre force »

Entretien paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung sous le titre  « Wir brauchen Träume als Korrektiv zum Alltag » (Nous avons besoin de rêve pour contrebalancer notre quotidien). Stephan Grünewald dirige l’Institut Rheingold de Cologne, institut de recherche sur la psychologie, le marché et la culture. Il vient de publier un livre : La société épuisée. Pourquoi l’Allemagne doit se remettre à rêver. Campus Verlag

Les Allemands ont oublié la leçon de Nietzsche. Je pense par exemple à celle-ci :

« Il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l’art, pour rire, pour pleurer sur nous ; il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou [bouffon] que cache notre passion de la connaissance ; il faut, de-ci de-là, nous réjouir de notre folie pour pouvoir rester joyeux de notre sagesse. Et c’est précisément parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux, et plutôt encore des poids que des hommes, que rien ne nous fait autant de bien que la marotte [bonnet du fou] : nous en avons besoin devant nous-mêmes — nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et bienheureux pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous. (Gai Savoir, « Notre ultime reconnaissance envers l’art », 107) »

Repéré grâce à l’Argonaute, lecteur de Nietzsche.

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4 réponses à L’Allemagne, une société épuisée et fière de l’être ou la leçon oubliée de Nietzsche

  1. Pierre M. Boriliens dit :

    Bonjour,

    C’est amusant, ça : « Autrefois, un représentant était fier de la conclusion d’un contrat, le menuisier fier de son meuble. Aujourd’hui tant de processus de travail sont si émiettés que nous n’avons plus de retour du travail effectué »
    Enfin ce qui est amusant, c’est qu’on n’en finit pas de réinventer Karl Marx…
    (cf n’importe quelle conférence d’Anselm Jappe, du mouvement de la Wertkritik, ici, par exemple : http://palim-psao.over-blog.fr/ )

    • Bernard UMBRECHT dit :

      Oui, bien sûr sauf que la prolétarisation est largement plus étendue à tous les domaines d’activité, y compris intellectuels, que le phénomène tourne à l’épidémie et que même les milieux d’affaires se demandent où cela mène et ce que donnera la perte d’esprit d’innovation.

  2. Pierre M. Boriliens dit :

    J’ai oublié dans mon message précédent :

    173. Les apologistes du travail.
    Dans la glorification du «travail», dans les infatigables discours sur la «bénédiction» du travail, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail — on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir —, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême.
    Friedrich Nietzsche, Aurore, 1880, livre troisième

  3. orengo dit :

    la plus belle phrase de Nietzsche, pour moi :  » Epargne à un homme l’humiliation « –

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