Alexander Kluge : L’ Unheimlichkeit (inquiétance) du temps

En mémoire de Paul Virilio
4 janvier 1932 – 10 septembre 2018

D‘Halberstadt à Alep
(en passant par Nantes avec – en hommage à – Paul Virilio)

Des bombardements de la ville d’Halberstadt à ceux d’Alep, je fais un détour par Nantes avec – et en hommage à – l’architecte, urbaniste et essayiste Paul Virilio. En construisant une sorte de dialogue franco-allemand, posthume pour l’un, entre les deux auteurs, comme un échange d’expériences vécues ainsi que le souhaite Alexander Kluge lui-même. Je le fais à partir de deux extraits de l’un et l’autre de ces deux « enfants de la guerre» (Virilio), extraits qui ne résument pas leurs œuvres mais signalent le point de départ d’une démarche qui à la fois se rejoint et reste différente.

L’actualité éditoriale est celle d’Alexander Kluge. Les éditions P.O.L viennent de publier le deuxième tome, de la « Chronique des sentiments » d’Alexander Kluge, l’Inquiétance du temps, chronique composée de 18 cahiers comprenant des ensembles historiques tels que : « Le bombardement de Halberstadt », « La casse par le travail » et « Le génie de la métropole ».

Deux photogrammes extraits de l’abc de la guerre de Bertolt Brecht. A gauche : population de Londres pendant une attaque aérienne. A droite : sans légende. ABC de la guerre. Presses Universitaires de Grenoble. Traduction Philippe Ivernel

 

 

Alexander Kluge :
„Der Himmel hört auf zu malen und wendet sich der Kritik zu“

Dort, über den Bergen, östlich von Aleppo, wo sonst aus den Morgennebeln die Sonne heraustrat: jetzt silbrige Glitzerpunkte in Reihe. Um sie herum – wie an so vielen anderen Tagen der gleichen Jahreszeit – färbte sich der Himmel nach Angaben von Zeugen, aber doch täglich stets etwas anders: stachelbeerfarb, bläulich-virtuos, flanellgelb, rotschimmernd, engelsfarb, hysterieweiß, rosa-melange. Und immer das Echo am entgegensetzten Westhorizont. Noch immer im Dunkel antwortete er auf die Lichtspritzer des Ostens.

Die Farbfülle zerstach die noch winzigen Artefakte, deren Motorenlärm in der Höhe ihrer Erscheinung vorauseilte. Noch waren sie Punkte. Und schon zog ihr Geräusch („die Posaune“), nämlich die Vorauserwartung, alle Aufmerksamkeit der Betrachter auf sich. Zwanzig Minuten später war die Stadt zerstört. Obwohl es sechs oder acht solcher Angriffe bedarf, um sie tatsächlich auszulöschen – und dann sind immer noch Nester von Menschengeist im Gange, die sich zu retten und neu einzurichten suchen. Der Angriff der Flugzeuge, eine solche Einwirkung BEWAFFNETER INDUSTRIE, INGENIEURSZENTRIERTER HIMMELSMACHT, enthält einen starken SCHUB VON KRITIK.

Im Luftschutzkeller gefragt: Wo war die letzte Abzweigung für mich und meine Kinder, wenn es darum geht, dem Verhängnis, das in zwei Meilen Höhe über uns hereinbricht, zu entgehen? Vor zwanzig Jahren? Hätte ich gestern noch entkommen können? Wohin ausweichen? Kenntnis der sicheren Orte ist der Anfang der Philosophie.

Ein Bombengeschwader am frühen Morgen am wie immer gefärbten Himmel begründet das Denken neu. Wäre mein Körper aus Stahl und so biegsam wie eine junge Pappel, ich könnte das Bombenfragment, das mich treffen will, abfedern. So kritisiert der SICH VERÄNDERNDE HIMMEL OBEN, den Körper, die Sinne und den Geist und fordert dringlich den Homo Novus, wie er zuletzt 1917 von den Biokosmisten der russischen Revolution ins Auge gefaßt wurde. Wo Brüder seid Ihr jetzt in meiner Not? Es war genug Zeit, mit Euch in Verbindung zu treten, aber ich war beschäftigt. Ich habe die kristallenen Farben des Himmels abzuzählen versucht. Der Himmel in der Frühe und der in der Abenddämmerung ist in unseren Breiten ein begabter Maler. Einige Sekunden vor meinem Ende (und das meiner Lieben) – und wenn der Einschlag den Nachbarn trifft künftig immerfort – will ich himmelschreiender Kritiker sein. Ich sauge an den Zitzen der Wölfin, um dieses Wundermittel in mich hineinzufüllen, falls mir Zeit bleibt.

« Le ciel cesse de peindre et se tourne vers la critique »

« Là-bas, au-dessus des montagnes à l’est d’Alep, où d’habitude le soleil émergeait des brumes matinales, scintille maintenant une rangée de points argentés. Tout autour d’eux – comme en bien d’autres journées de cette saison – le ciel se colorait, selon des témoins, mais un peu différemment tous les jours : couleur groseille à maquereau, bleu virtuose, jaune flanelle, vermeil, couleur d’ange, blanc hystérique, rose mélangé. Et toujours leur résonance lumineuse à l’horizon opposé, côté ouest. Encore sombre, celui-ci faisait écho aux fulgurations éclatantes émises à l’est.

Perçant la profusion des couleurs, les artefacts encore minuscules dont l’apparition était devancée par le bruit des moteurs. Ce n’étaient encore que des points. Et déjà leur vrombissement (« le son des trompettes »), l’anticipation anxieuse, focalisait l’attention du spectateur. Vingt minutes après, la ville était détruite. Bien qu’il faille six ou huit attaques de cette sorte pour vraiment l’anéantir. Et même dans ce cas il y aura toujours DES FOYERS D’ESPRIT HUMAIN en activité, qui tenteront de s’en tirer et de se réorganiser. Pareille attaque aérienne, à savoir l’intervention D’UNE INDUSTRIE ARMÉE, D’UN POUVOIR CÉLESTE FONDÉ SUR L’INGÉNIERIE, implique une FORTE CHARGE CRITIQUE.

Et de s’interroger au fond de l’abri anti-aérien : À quel moment aurions-nous pu encore bifurquer, mes enfants et moi, afin d’échapper à cette fatalité qui s’abat sur nous d’une hauteur de 3000 mètres ? Était-ce il y a vingt ans ? Aurais-je pu l’éviter hier encore ? Où se mettre à l’abri ? La connaissance des lieux sûrs est le commencement de la philosophie.

Une escadrille de bombardiers qui surgit tôt le matin dans un ciel aux couleurs immuables refonde la pensée. Si mon corps était d’acier tout en ayant la souplesse d’un jeune peuplier, alors je pourrais amortir l’impact d’un fragment de bombe qui cherche à m’atteindre. Ainsi le CIEL CHANGEANT, TOUT LÀ HAUT, critique-t-il le corps, les sens et l’esprit, réclamant urgemment l’Homme nouveau tel qu’en dernier lieu les biocosmistes de la Révolution russe l’avaient conçu en 1917. Où êtes-vous, mes frères, alors que je suis en détresse ? Le temps n’a pas manqué pour entrer en contact avec vous, mais j’étais occupé. Je tentais de compter les couleurs cristallines du ciel. Sous nos latitudes, le ciel d’aurore, comme celui du crépuscule, est un peintre fort doué. À quelques secondes de ma fin (et de celle des êtres qui me sont chers) – et à tout jamais si c’est mon voisin qui est frappé – je veux clamer jusqu’aux nues ma critique. Je tête les mamelles de la louve pour absorber en moi ce remède miraculeux, si le temps m’est donné.

Alexander Kluge, Chronique des sentiments, Livre II, Inquiétance du temps. Édition dirigée par Vincent Pauval. Traductions de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval. P.O.L, pp 12-14

Dès la préface de la Chronique des sentiments II, Alexander Kluge donne l’exemple ci-dessus de ce qu’il appelle des contre-récits qu’il oppose aux fantasmes produits par le monde globalisé et fonctionnalisé des algorithmes. La même inquiétance unit les bombardements d’hier à ceux d’aujourd’hui. Enfant de la guerre, Alexander Kluge vit dans un abri-antiaérien, le avril 1945, les bombardements et la destruction de sa ville natale, Halberstadt et fait le constat du «surgissement d’une industrie porteuse de bombes» et de l’émergence d‘une «stratégie d‘en haut». J’ai déjà amplement parlé du Raid aérien sur Halberstadt paru en édition séparée et qui avec quelques variantes est contenu dans la Chronique des sentiments II.

«L’aiguillon de l’inquiétude est le même aujourd’hui, lors d’un bombardement dans la région d’Alep, qu’en ce mois d’avril 1945 où ma sœur et moi-même avions dû trouver refuge dans un abri antiaérien. L’écart entre première et seconde nature – entre le surgissement d’une industrie porteuse de bombes (stratégie d’en haut) et l’idée de fuite, la quête d’une issue pour nous, les prisonniers du sous-sol (stratégie d’en bas), demeure un absolu.» (Kluge Chronique II)

Dans l’avant-propos aussi, l’auteur allemand exprime le souhait d’une mise en commun des expériences des sociétés française et allemandes. Je vais tenter non une mise en commun mais une mise en relation entre Alexander Kluge et Paul Virilio, décédé en septembre dernier. J’ai été quelque peu troublé de n’apprendre sa mort qu’avec trois mois de retard. Paul Virilio, autre enfant de la guerre, est témoin, à la même époque, des bombardements anglo-américains à Nantes, et de ce que lui appelle «l‘avènement du dessus», dans son rapport à la ville. Il a assisté en même temps à des phénomènes d’exode. Kluge et Virilio ont le même âge. Ils sont tous deux nés la même année à un mois d’intervalle. Voici comment Paul Virilio relate cette expérience, depuis un balcon où il assiste à l’apparition de la verticale qui barre la ligne d’horizon :

19 janvier 1991, Bagdad, Irak. Viseur d’un avion de chasse français prenant pour cible un dépôt de munition irakien pendant la Guerre du Golfe. Catalogue de l’exposition Ce qui arrive conçue par Paul Virilio à la Fondation Cartier en 2002-2003

Paul Virilio : « L’avènement du ciel dans l’histoire»

Je me souviens de ce balcon à Nantes, sur la rue Saint-Jacques, une cheminée d’usine dépassait derrière la façade, en vis-à-vis. Aligné sur sa fumée, je naviguais comme un capitaine à la barre… A cette époque, tout venait ou s’en allait de l’horizon vers l’horizon : les réfugiés du Nord qui passaient la Loire vers la zone libre (exode), les envahisseurs surgissant un midi en colonne armée, après la fuite des Anglais à Saint-Nazaire. Ces longues files de véhicules abandonnés sur les routes, vides.

Cet avion prémonitoire, abattu, et qu’une longue suite de badauds allait contempler, comme venant d’un autre monde. Une autre époque débutait, celle du ciel usagé, pratiqué, en conquête… Tous ces gens qui regardaient en l’air, abandonnant leurs travaux dès que le bruit haut et lointain d’un appareil se faisait entendre, un autre monde.
[…]
On n’a pas assez vu l’avènement du dessus, la saturation de l’espace, au détriment du dessous, fascinés que nous sommes depuis toujours par le dedans et le dehors.
Notre vie quotidienne, horizontale et bidimensionnelle. La longueur, la perspective sur la ligne d’horizon, l’aplatissement désormais sensible qui allait tout renverser, basculer cul par-dessus tête, les idées, les usages, les moyens et les hommes.
Les villes détruites ne le furent pas par hasard, par cruauté, aux considérations stratégiques de l’offensive aérienne s’ajoutait implicitement le fait qu’elles avaient de tout temps ponctué la conquête de la terre ; de la plus petite à la capitale, elles étaient toutes les ports du nouveau littoral : le littoral vertical. Le point de chute de l’étendue spatiale, l’infini commençait au ras des toits.
Ce gigantesque basculement du monde ne nous a pas assez alertés.
[…]
La seconde guerre a été ma mère, mon père. L’extrémité des situations vécues m’a instruit, il ne s’agit pas de complaisantes violences, comme cette tête coupée dans le caniveau ou ces camions de morts et de blessés remontant la rue (ma rue) vers l’hôpital Saint-Jacques après la destruction de l’Hôtel-Dieu, mais d’une vision du monde, inaltérable. La deuxième guerre est un réservoir de sens indispensable à la connaissance de la seconde paix qui est la nôtre.
L’avènement du ciel dans l’histoire, la hauteur, usuelle désormais, le dessus, présent et omniprésent à partir de l’an 40. Les bombardements stratégiques sont indispensables à l’analyse du phénomène urbain. Il ne s’agit pas ici d’un goût morbide pour le cataclysme, mais de la cruelle nécessité de considérer cliniquement l’agonie des villes pour entrevoir la construction future, la vie nouvelle. Cités, miroirs, agonies, jeux de glaces de la destructuration-construction de la vie mortelle et de la mort vivante».

(Paul Virilio : extraits de Urbain trop urbain introduction à L’insécurité du territoire (Stock 1976)

Je construis à ma façon cette petite constellation, persuadé que cette histoire aurait intéressé Paul Virilio qui avait aussi de l’amitié pour Heiner Müller. S’ils témoignent de « l’avènement du ciel dans l’histoire», il y a bien sûr des différences entre les deux vécus, entre le balcon et l’abri, mais surtout dans le fait, qu’à Nantes, le sol était occupé par les Allemands, dans les villes, on cohabitait avec l’ennemi, et que les libérateurs dominaient le ciel et déversaient leurs bombes sur les cités, ce qui ne facilitait pas la critique. Jusqu’à Hiroshima. En passant par Halberstadt. L’occupation du ciel était alors encore inédit.
Si Halberstadt est la ville natale de Kluge, Nantes n’est pas celle de Virilio né à Paris mais la ville sur la Loire fut son école.

« Ce qui m’a instruit, ce n’est pas l’horreur des emmurés vivants dans les caves, asphyxiés par l’éclatement des conduites de gaz, noyés par celui des canalisations d’eau (simplement, depuis, lors des alertes, je refusais de descendre aux abris, préférant cours et jardins, préférant risquer l’impact des éclats à l’enfermement des décombres), mais cette soudaine transparence, ce changement à vue de l’espace urbain, cette motilité de l’inanimé, de l’immeuble». (Paul Virilio ibidem)

Il a bien sûr aussi connu les abris qu’il a vécu comme Lebensraum, espace vital qui n’était pas un espace de vie mais un espace de peur. D’où son intérêt pour le Bunker comme machine à survivre. Son premier livre s’intitule Bunker Archéologie.

Avec la guerre, la forteresse Europe devient une forteresse sans toit. Partir de [19]40, ce n’est pas repartir comme en quarante car ce qui débute dans l’avènement du ciel et l’apparition d’un littoral vertical, n’a cessé depuis de se perfectionner jusqu’aux drones et à la mise en place d’une techno-sphère de réseaux satellitaires qui enserrent, emprisonnent la terre et contrôlent les villes devenues des smart-cities. On les dit intelligentes mais elles sont très bêtes. Qu’est ce dès lors qu’habiter ? Autre point commun de l’architecte et urbaniste et l’écrivain : la ville. On peut rappeler ici que les stratégies de dissuasion nucléaire sont anti-cités. Une poétique de la ville reste à inventer.

Le 8 avril 1945, 218 bombardiers américains de type B-17 (forteresse volante) appartenant à la 1ère Division de la Huitième Air Force a largué lors d’un bombardement en nappe 595 tonnes de bombes conventionnelles et incendiaires, détruisant le centre-ville à 82 %. Chez Alexander Kluge, dont l’ensemble Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945 déjà paru séparément est inclus dans une version un peu élaguée dans Chronique des sentiments II, la « meute » de bombardiers est décrite comme un regroupement « en fabrique », chaque quadriréacteur à long rayon d’action formant un « atelier ». Selon une procédure d’où sont exclus « comme irrationnels » « des facteurs ayant joué un rôle dans la phase initiale tels que la confiance en Dieu, l’univers militaire des formes, la stratégie, la propagande interne à destination des équipages pour stimuler leur pugnacité, les indications sur les particularités de l’objectif, le sens de l’assaut, etc ». Ce n’est plus le citoyen en armes de Valmy mais le fonctionnaire spécialisé qui mène les assauts de sorte que les équipages vivent cela comme « l’histoire journalière de leur entreprise » sans nécessité de lui donner du sens. Nous sommes dans un système de rationalité industrielle.

« Le raid aérien ne devient réel et perceptible que quand il est raconté» (Kluge) Il s’agit d’une construction post-traumatique qui passe par l’écriture, la construction d’une mémoire non pas comme reconstruction du passé mais comme exploration de l’invisible » (Jean-Pierre Vernant : La traversée des frontières. Entre mythe et politique II.Points Essai page 151). Cette notion d’exploration de l’invisible pourrait figurer elle aussi parmi les définitions du poétique au sens où l’emploie Kluge. Un peu comme lui, Virilio voulait « naviguer au creux des intervalles». C’est peut-être aussi cela LE POETIQUE : une manière de lire le monde.

Le ciel cesse de peindre (Kluge). Il devient espace critique (titre d’un livre de Virilio) au sens où, sur terre, il devient fractal mais aussi au sens où l’espace devient lui-même objet de la critique. Au sens encore où cela appelle une autre vision de l’espace-temps et de nouvelles perspectives, orientations. Ce n’est plus le monde dans lequel on peut se fier au soleil. Le ciel est devenu technologique. Au dessus d’Alep, il remballe sa palette de couleurs différentes selon l’est et l’ouest en se voyant percé d’artefacts technologiques précédés par les trombones (de Jericho autre référence aussi pour Virilio), die Posaune. Kluge oppose à la stratégie du haut, celle du bas. Il y reste au fond de l’abri anti-aérien des niches d’ anti-entropie qui luttent pour la (sur)vie. Faire face à ce qui arrive. Il est aussi le lieu d’interrogations, de la quête des bifurcations. Qui sont d’abord celles d’un qu’aurais-je pu faire pour ne pas me retrouver dans cette situation : « À quel moment aurions-nous pu encore bifurquer ?» La réponse ne peut être que collective.

« Où êtes-vous, mes frères, alors que je suis en détresse ? Le temps n’a pas manqué pour entrer en contact avec vous, mais j’étais occupé».

Seul un collectif peut espérer conjurer la catastrophe. Quand il est absent, il est trop tard.

La guerre déstructure la ville, métamorphose son urbanité, autre point commun. Chez Kluge, cela se fait en cassant les lignes de frontières qui la traverse y compris celles des langues. On pourrait mettre en évidence d’autres points de rencontre entre les deux auteurs. Que soit simplement encore évoqué ici, puisque la Chronique y consacre plusieurs pages sous le titre La casse (Verschrottung) par le travail, l’enfouissement d’unités de productions sous les montagnes du Harz. Cet enfouissement sous terre avait à la fois un objectif de production et d’anéantissement (Kluge). Virilio parle de « l’enterrement de la puissance de production allemande, pour résister à la domination par le ciel». (Paul Virilio / Marianne Brausch : Voyage d’hiver Entretiens. Editions Parenthèse 1997 page 27)

L’Unheimlichkeit du temps

A partir de ce point, je fais des bonds à l’intérieur de la Chronique en avant en arrière, je picore au milieu de ces centaines d’histoires en tissant ma propre toile, chaque lecteur fera la sienne et ce ne sera pas la même, en quête du POETIQUE car peu importe la chronologie, on remonte à 200 milliards d’années avant J.C., ce qui compte, c’est la manière dont les différents temps agissent sur les corps, les sens, les pensées, bref ce qui constitue les sentiments qui s’enchaînent à travers l’histoire. Les différents temps se réunissent dans une même INQUIETANCE. Sur la chronologie, Kluge s’inspire du personnage du moine orthodoxe dans la Chronique des éons d’Andrei Bitov, un moine qui échange souvent sur Internet pour nous fournir ce qui est peut-être sa propre vision de la Chronique des sentiments :

« En travaillant sur cette chronique, écrit le moine Bitov, je dois lutter contre une erreur que font pas mal de mes collègues. Une chronique organisée chronologiquement donne l’impression que les époques révolues disparaissent dans le présent. Or les temps nouveaux ne succèdent pas, même sur le plan de la causalité, aux temps anciens, mais ils sont CONNECTES entre eux»

C’est ce qui autorise de s’écarter des repères temporels, à les désorganiser. Cette interconnexion à travers tous les temps est une dimension du POETIQUE comme une façon de «refaire tous les temps à neuf». Mais cela ne saurait signifier qu’il n’y aurait pas d’époques. Il s’agit d’apprendre à vivre avec les morts et leurs sentiments passés. Cela suppose la sauvegarde de la biodiversité qui inclut celle des langues : « Une opération de sauvetage est nécessaire pour sauvegarder les messages concernant les passé de l’humanité que recèlent ces catégories de langues menacée de disparition» écrit l’auteur dans une note page 1058. Si nous jetons des poignées de terre sur les cercueils des morts au cimetière disait Heiner Müller, c’est dans le secret espoir de les empêcher de continuer à vivre avec nous. A. Kluge fait le contraire. Il déterre car quelque chose du passé est toujours là dans notre présent qui détermine l’avenir. Dégeler ce qui est enfoui dans les glaces. Tout en en tenant le journal de bord, Kluge fouille, creuse, déterre met au jour comme un archéologue. C’est son grand mérite de nous transmettre le résultat de ses fouilles. Un archéologue des sentiments, à la recherche de « la rumeur des mondes engloutis», en quête d’une permanence des sentiments de « ceux d’en bas», dont il fait l’inventaire dans sa Bibliothèque d’Alexandrie. LE POÉTIQUE C‘EST FAIRE COLLECTE. Cueillir, assembler, rassembler, regrouper, réunir …. Le poétique n’est pas l’apanage du poète. S’il peut inclure la poésie, il ne s’y résume pas. Mais passe aussi par le dialogue avec les poètes. Est fortement présent dans la Chronique des sentiments II : Hölderlin qui décrivait cette tentation du Rhin de toujours vouloir couler vers l’est sans jamais y parvenir.

Y a-t-il quelque chose de commun entre les révolutions d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui ? Peut-être ceci :

« Depuis l’époque mésopotamienne, les provinces paient des impôts pour les grandes villes»

La révolution est un être vivant plein de surprises, écrit encore Kluge, elle ne survient jamais là où on l’attend. Cela produit comme une résonance d’actualité. De même que le constat que les pouvoirs savent organiser le renversement du renversement. Kluge donne ici l’exemple de la Commune de Paris. J’ajoute là mon grain de sel au menu klugien en introduisant moi aussi une citation de Walter Benjamin complétée par Heiner Müller :

Walter Benjamin : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale.  Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement.  Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le signal d’alarme ».

Müller : « Considérant le fait que le progrès technique laisse l’humanité sur place, la dépasse, c-à-d en conséquence qu’il la rend superflue, la place du révolutionnaire aujourd’hui n’est pas à l’accélérateur mais au frein»

Marx et Hölderlin

Le fondement du poétique se trouve dans la diversité des sens que nous portons en nous et qui d’une certaine façon échappe au langage de la théorie strictement discursive et rationnellement organisée. Cela ne veut pas dire que la question du sens serait évacuée. Il est même très frappant de constater comment l’auteur s’efforce de donner des directions de lecture en introduisant les différents chapitres de son livre. L’un des textes construit une rencontre entre Marx, alors jeune rédacteur à la Gazette rhénane, et le poète Hölderlin dans sa tour à Tübingen. La conversation porte sur Bonaparte. Hölderlin explique à Marx que le général n’a pas voulu rester dans le poème épique qu’il entendait lui consacrer.

« La conversation laissa Marx sur une impression contradictoire. D’un point de vue politico-économique, le poète lui faisait l’effet d’un esprit dérangé contrairement à l’image qu’il avait à cette époque de Heinrich Heine. Mais s’il y avait des révolutions, il fallait également qu’il y ait d’autres langues que celles des affaires ou celle dans laquelle s’exprimaient les journaux. Ainsi Marx appliquait-il une grille de lecture généreuse»

IL FALLAIT EGALEMENT QU’IL Y AIT D’AUTRES LANGUES – c’est moi qui souligne – que celle même de l’économie politique. A fortiori que celle des algorithmes. Autre déclinaison possible du POETIQUE qui signifie aussi tisser des liens non par volonté passéiste mais dans une perspective d’avenir.

« Quand les vies sont déchirées par le cours de l’histoire, la poétique ne saurait les raccommoder, les recoller, ou les recoudre. En revanche, s’il s’agit de comprendre ce que le monde nous réserve, elle a la capacité de créer des relations. Elle compose des toiles, à l’instar d’Arachné, cette jeune tisseuse lydienne transformée en araignée, sœur éloignée d’Internet.» [En fait, du web]

Mais qu’est-ce que cette Unheimlichkeit der Zeit, cette inquiétance du temps. L’unheimlichkeit est un de ces mots allemands très difficile à traduire sinon intraduisible. Peut-être la solution serait de ne pas le faire. Un peu comme le mot heimat que l’on devrait importer dans notre langue tel quel. Mais le français, pourtant prompt à reprendre des mots anglais à tout va, semble avoir quelques difficultés à le faire s’agissant de la langue allemande. Unheimlichkeit contient d’ailleurs le heim de heimat. Le heim(e)lichvertraut, einheimisch – désigne le familier, l’autochtone. Lunheimlich est ce qui n’est pas familier, qui est inamical, pas accueillant, qui nous sort de notre chez soi, voire ce qui fait froid dans le dos, Ce qui établit comme le soulignait Freud un rapport entre l’étrangeté et le familier, l’étrangeté l’est devenue parce qu’elle était d’abord familière mais aurait dû rester cachée. Elle n’est pas, cette étrangeté, dénuée d’une connotation qui évoque la présence de spectres, de monstres (Ungeheuer). L‘inquiétante étrangeté est la traduction française donnée en 1933 par Marie Bonaparte de Das Unheimliche de Freud. D’autres auteurs, nous apprend Wikipedia, traduisent par l’« inquiétante familiarité »(Roger Dadoun, « l’étrange familier »(François Roustang) ou même les « démons familiers » (François Stirn). Unheimlich est le mot choisi par Martin Heidegger pour traduire le deinon dans le célèbre vers de l’Antigone de Sophocle

« Il y a beaucoup de choses qui sont deina mais rien n’est plus deinon que l’homme.»

Hölderlin traduisait deinon par Ungeheur : monstrueux, deino-saure, dinosaure. Derrida ne l’a pas traduit gardant le mot grec deinon qui pour Jean-Pierre Vernant « est un monstre incompréhensible et déroutant, à la fois agent et agi, coupable et innocent, lucide et aveugle, maîtrisant toute la nature par son esprit et incapable de se gouverner lui-même»

Les traducteurs expliquent à partir de là – je l’ai un peu développé – le choix du mot inquiétance. Le néologisme a été introduit à la fois dans les traductions de Freud et de Heidegger.

Mais là il s’agit de l’homme-démon. Il est question chez Kluge d’une autre inquiétance, celle du temps.

Une note des traducteurs précise sur ce point :

« Chez Alexander Kluge, l’Unheimlichkeit der Zeit renvoie aux esprits de vengeance qui criblent le temps-monde et ses cours de vie. Le temps se fait inquiétance lorsque tout devient irréel, aspire de tous ses sens à une autre effectivité […] au risque de chuter hors de la réalité »

Chuter hors de la réalité. Quelle est cette étrange expression. L’écriture a-t-elle elle-même quelque chose d’unheimlich ? Il y a de l’inquiétance dans notre époque absence d’époque de la disruption technologique accélérée qui produit ce sentiment que le familier nous échappe, qui nous projette hors de la réalité, d’où peut-être cette envie réactive d’une deuxième peau (l’expression est de Kluge) fut-elle sous la forme d’un gilet quelle qu’en soit la couleur du surlignement et la constitution par l’intermédiaire des réseaux (a)sociaux – qui ont mis en place des dispositifs de création d’espaces communautaires – d’un second foyer virtuel et illusoire au carrefour des départementales. Cette question de la chute hors de la réalité – on peut aussi, raconte l’auteur, tomber d’une irréalité dans une autre a fait l’objet de plusieurs histoires y compris le dévissage de l’auteur lui-même trébuchant sur la bordure d’un trottoir à New-Yorck. Elle me donne l’occasion de revenir vers Paul Virilio qui parle lui du sentiment de décrocher de la réalité. Il le fait dans le contexte schizophrénique particulier de sa situation de perte de confiance, à Nantes, où le ciel et le son de la radio étaient aux Alliés, la terre et les images du cinéma aux occupants  :

« On n’était pas sûr de la réalité. Non seulement de la stabilité de la ville qui pouvait être ruinée en un bombardement mais aussi de l’amitié de ses amis, ou de l’amour de ses amants qui vous trahissaient, qui vous dénonçaient. C’est là une situation qui pour moi a été un traumatisme, non pas de la naissance mais de l’enfance.»

(Paul Virilio / Marianne Brausch : Voyage d’hiver Entretiens. Editions Parenthèse 1997 pages 18-19)

Il fallait dès lors pour lui devenir objecteur de conscience au sens où il fallait apprendre à ne pas en croire ses yeux.

« L’objection de conscience, c’est quand il y a un hiatus entre la perception réelle – les yeux – et puis la conception du réel. Le réel alors on ne le perçoit pas seulement par les yeux mais par une pensée retardée. C’est à dire qu’on a un doute sur le réel.»

(Paul Virilio / Marianne Brausch : Voyage d’hiver Entretiens. Editions Parenthèse 1997 pages 18-16)

Les bombes tombant du ciel provoquent chez les enfants de la guerre peur et curiosité, un mélange de sentiments pas vraiment réalistes qui font cependant partie de leur histoire où se mêlent subjectif et objectif. C’est ce qui chez Kluge fait chronique à l’opposé du capitalisme des sentiments qui s’exprime dans les «j’aime», dans le «combien ai-je d’amis qui me suivent» des réseaux sociaux. Ces pitoyables conceptions de l’amour et de l’amitié sont quantifiables et quantifiées. Elles produisent des hommes sans qualité (Musil). Elles ne se chroniquent pas. Alexander Kluge fait lui la chronique du non-calculable comme si celui-ci avait aussi une longue histoire qui ne passe pas comme disait Faulkner. Et Christa Wolf.

Je termine par les dernières lignes du livre :

« Si le poétique est une activité de collecte, comme la cueillette d’herbes et de baies, alors sa qualité réside dans la ténacité, l’exhaustivité, la persévérance et la passion qu’on met dans cette quête. Il en va d’un recueil-complet-ou-du-moins-presque-complet-de-soi. Une esquisse manuscrite difficilement lisible à ce sujet constitue la dernière oeuvre de Heiner Müller»

Il y a là comme une prise de relais, un passage de flambeau. A la différence du kitsch (Müller) des monuments aux morts, le monument que construit Alexander Kluge est vivant, fait de morts vivants.

Illustration extraite de la Chronique des sentiments II

Alexander Kluge, Chronique des sentiments, Livre II, Inquiétance du temps. Édition dirigée par Vincent Pauval. Traductions de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval. P.O.L, 1 184 p., 39 €

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