Au commencement était le virus

„Sagt es niemand, nur den Weisen,
Weil die Menge gleich verhöhnet:
Das Lebend’ge will ich preisen“

« Ne le dis à personne qu’aux sages,
Sinon le vulgaire se moquerait :
C’est le vivant que je veux célébrer »

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) : Le Divan d’Orient et d’Occident
(Traduit  et présenté par Auxeméry dans le cadre de ses poèmes du confinement)

 

« Penser les maladies sur le modèle de la guerre, ce qui est courant, c’est se méprendre sur l’essence du vivant. »

Claire Marin, philosophe

Karin Mölling au cours d’un entretien avec Alexander Kluge. Copie d’écran.

Saloperie de virus. Combien de fois ne l’avons nous pas entendu, et même pire, surtout en ce moment. Attention danger ! Et si cela n’était pas aussi simple ? Notre situation d’assignés à résidence est une occasion de réfléchir à certaines questions non comme des infantilisés mais comme des citoyens qui se voudraient éclairés. Elles pourraient se résumer en ceci : qu’est-ce que la vie ? Pour ce qui concerne les virus, le terme de guerre est particulièrement inapproprié. Un virus n’est pas en guerre contre les hôtes dont il a besoin. Il est opportuniste et saisit les occasions qui se présentent à lui quand il vient à manquer de ses hôtes naturels. Dans la nature, il n’y a ni Bien ni Mal, ni bons ni méchants, il y est question seulement de survie et de reproduction, explique Karin Möling, virologue et cancérologue. Karin Mölling, née en 1943 a été 20 ans chercheuse à l’Institut Max Planck de génétique moléculaire à Berlin avant de devenir professeure et directrice de l’Institut de médecine virologique à l’Hôpital universitaire de Zürich. Au centre de ses travaux : le virus HIV et le développement de nouvelles thérapies contre le sida et le cancer. Elle a publié en 2015, en allemand, un livre étonnant : La suprématie de la vie / Voyage dans l’étonnant monde des virus. En anglais, le titre choisi est particulièrement évocateur de sa thèse : Viruses: More Friends Than Foes (Virus: plus d’amis que d’ennemis). Les virus sont pour le moins présents dès l’origine de la vie. Ils lui sont indispensables. Une infime minorité devient pathogène pour l’essentiel pour des raisons environnementales. J’ai été scotché par une telle démarche quand j’ai pour la première fois entendu Karin Mölling s’exprimer là dessus dans un long entretien public au Centre culturel de Lucerne, en Suisse, et chez Alexander Kluge. D’autres entretiens à la radio dans lesquels elle faisait un important effort de vulgarisation m’ont permis de comprendre son livre par ailleurs, par endroits, assez ardu en raison de la complexité des cas particuliers traités et du langage de la spécialité. Mais il contient aussi suffisamment de passages dans lesquels elle résume son propos de manière accessible. Son livre décrit un moment de l’évolution des connaissances sur les virus tout en précisant à chaque fois tout ce qu’on ne sait pas, ou pas encore. Elle fait aussi état des difficultés rencontrées par certains virologues dont des découvertes pourtant devenues primordiales ont été jugées, en leur temps, trop insolites. Cela évoque l’état de la recherche dont je dirai un mot à la fin de ce texte. Elle raconte également ce qu’elle a elle-même laissé passer ou raté. Tout cela donne du crédit à ses propos.

Nota Bene

Le mot latin « virus », dans le Dictionnaire latin français, de Félix Gaffiot

Contrairement à ce que certains allemands eux-mêmes croient, on dit das Virus et non pas der Virus, quand bien même le masculin serait toléré dans le langage courant. Le virus est, en allemand, un nom très expressivement neutre. Mais cet aspect grammatical n’est pas le seul à considérer. Les questions de vocabulaire sont importantes. On se retrouve rapidement en terrain glissant. Exemple : quand on dit comme Carl Zimmer (Planète de virus. Belin) que l’océan est contaminé par les virus, on induit en erreur. C’est même tout à fait faux si l’on se souvient que contaminer signifie étymologiquement souiller par un contact impur. L’océan n’est pas contaminé, il contient comme le corps de chacun d’entre nous un nombre incroyable de virus qui ne sont ni purs ni impurs. Boire la tasse dans une mer pleine de virus ne rend pas malade.

Il ne sera pas ici question du coronavirus Covid 19. L’auteure ne l’évoque pas dans son livre, et pour cause. Il a été publié en 2015. Elle a cependant travaillé sur – et évoque – le SRAS, le premier Coronavirus de 2002 et le MERS, coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient. On trouvera pour l’actuel les informations qu’il faut. Je recommande en particulier le site de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Où l’on peut d’ailleurs constater que d’autres épidémies sévissent au même moment dans le monde sans qu’on en parle. On peut par exemple y lire ceci :

« Le 12 février 2020, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) a signalé une augmentation du nombre de cas de dengue en Guyane française, en Guadeloupe, en Martinique et à Saint-Martin. En janvier 2020, les autorités sanitaires de la région ont déclaré une épidémie de dengue en Guadeloupe et à Saint-Martin, et ont indiqué qu’il existait aussi un risque d’épidémie à la Martinique. »

Ou l’exposition virtuelle sur le Convid 19 au Palais de la Découverte, la Conférence du professeur Philippe Sansonetti au Collège de France : Covid-19 ou la chronique d’une émergence annoncée dont est extraite la diapositive ci-dessous qui évoque le lien entre virus et anthropocène, etc.


Ce qui m’a intéressé au départ, c’est l’idée générale que l’on ne peut pas faire l’équation virus = maladie, voire mort. Or, c’est bien cette idée fausse qui se transmet. Et en termes guerriers.  J’ai entendu, une « psychanalyste » sur France Info, Claude Halmos, dire sans nuance qu’aux enfants petits, « on peut expliquer que les virus sont des petites bêtes invisibles, et très malines mais que l’on peut être plus malins qu’elles, leur faire la guerre, et la gagner ». Il parait que c’est une façon ludique d’enseigner… Or, « penser les maladies sur le modèle de la guerre, ce qui est courant, c’est se méprendre sur l’essence du vivant » . Entre temps, mais, comme on le voit l’idée était déjà là, l’État nous a déclaré en guerre. Ce qui nous place en situation infantile. Et j’ai vu passer l’expression pédagogie de guerre. Pauvres enfants.

Je fais à travers ce livre et les entretiens que j’ai pu dénicher une sorte de reportage d’étonnements tel un candide que je suis. Commençons par un tutti sur les virus, tiré du livre de Karin Mölling qui devint biologiste mais aurait pu être organiste. Avec comme d’habitude un extrait en allemand plus court que la traduction française qui suit.

Hier kommt eine Schlussapotheose auf die Viren. Orgelspielern ist vertraut, dass bei Johann Sebastian Bach nach dem Präludium die Fuge folgt, die mit einer «Engführung» und Tutti endet. Hier ein Tuti auf die Viren: Die Viren waren von Anfang an dabei, die Viren haben alles ausprobiert, und wir brauchen nur die heute vorhandenen Viren aufzulisten, um daran die Stufen der Evolution nachzuvollziehen. Diesen Ansatz habe ich in diesem Buch verfolgt. Die Enwicklungsstufen des Lebens sind an der heutigen Viruswelt ablesbar. Das ist erstaunlich, wo doch 99 Prozent aller Arten zwischendurch zugrunde gegangen sind. Die Viren verfügen über viel mehr Information als alle Zellen zusammen. Die Genome von Viren weisen alle erdenklichen Formen auf, sie bestehen aus komplexen Genomstrukturen, RNA oder DNA, einzel oder doppelsträngig oder beides. Oder beides nur partiell, zirkulär, fragmentiert, strukturiert, Kodierend oder auch nicht. Gegen solch eine Vielfalt erscheint unsere zelluläre DNA-Doppelhelix als Erbgut langweilig, Doch sie ist vielleicht das Endprodukt nach vielen Bewährungsproben, den erwähnten Schlampereien, vielleicht mit den Viren als kreativen Ausprobierern! Viren besitzen die größte Vielfalt in ihren Strategien zur Replikation sowie in ihren Regulationen. Sie sind extrem erfinderisch. Die minimalistischen viralen Strategien finden sich im unseren Stoffwechselvorgängen zwar extrem viel komplizierter, aber nicht grundsätlich anders wieder; so leistet ein Viroïd als Ribozym so viel wie hundert Proteine im unseren menschlichen Zellen, beispielsweise beim Spleißen. Die Viren decken zudem ein Größenspektrum von vier Zehnerpotenzen ab, Nanopartikel bis 0,5 Mikrometer, mit einer Anzahl von Genen von null bis 2500. Null Gene bezieht sich auf die ncRNA der Viroide, die für keine Proteine kodieren und ganz ohne genetischen Code auskommen. Das andere Extrem sind die 2500 Gene des Pandoravirus, P dulcis, fünfmal mehr als bei vielen Bakterien. Auf ein paar besonders kuriose chimäre Viren wurde hingewiesen, als Überbleibsel von Übergangsformen und als Zeitzeugen von Entwicklungsstufen. Dazu zählen die doppeldeutigen seltenen Retrophagen und Retroviro- ide. Viren sind die Entwicklungshelfer der Zellen, die Erbauer unserer Genome.
Man kann also argumenteren, die Viren haben nicht die Zellen bestohlen, sondern haben sie beliefert. Beide haben außerdem voneinander gelernt, Zellen von den Viren, aber auch umgekehrt, durch Koevolution. Besonders geeignet waren dazu wohl die als DNA integrierten Retroviren mit der Reversen Transkriptase. Diese waren nach der Integration sofort als «Zellgene» zur Stelle, mit etwa 10 Mutationen pro viraler Replikation (wegen der Fehlerrate der RT). Die Fehler wurden von den DNA-Proviren den Zellen gleich mitgeliefert. Damit leisteten die Retroviren phantastische Innovationsschube und führten so zu Immunsystemen, antiviraler Abwehr, den Introns, vielleicht den Zellkernen, denn all das sind modifizerte virale Elemente, die die Zellen bereirchert haben, Allein schon durch ihr Tempo sind die Viren bei der Vermehrung allen anderen Erneuerern millionenfach überlegen. Leben Viren also? Beinahe, eher ja als nein!

Karin Mölling :Supermacht des Lebens / Reisen in die erstaunliche Welt der Viren. C.H. Beck. Seite 282-83

Virus : plus d’amis que d’ennemis : titre de l’édition en anglais

Un tutti sur les virus

« Voici l’apothéose finale sur les virus. Les amateurs d’orgue savent bien que, chez Jean Sébastien Bach, la fugue suit le prélude et qu’elle se termine par une strette et un tutti. Voici donc le tutti sur les virus. Les virus étaient présents dès le début, les virus ont tout essayé et il nous suffit aujourd’hui de lister les virus existants disponibles pour y retrouver les étapes de l’évolution. C’est cette démarche que j’ai adoptée dans ce livre. Les étapes de l’évolution de la vie peuvent être lues dans le monde viral d’aujourd’hui. C’est étonnant dans la mesure où 99 % de toutes les espèces ont été anéanties. Les virus disposent de bien plus d’informations que toutes les cellules réunies. Les génomes de virus présentent toutes les formes imaginables, ils sont constitués de structures génomiques complexes, ARN ou ADN, à brin simple ou double ou les deux. Ou les deux seulement partiellement, circulaires, fragmentés, structurés, codants ou non. Comparé à une telle diversité, notre patrimoine génétique d’ADN cellulaire à double hélice paraît ennuyeux. Mais il est peut-être le produit final d’une traversée d’épreuves nombreuses depuis le chaos primordial, avec peut-être les virus comme expérimentateurs inventifs. Les virus disposent de la plus grande diversité de stratégies de réplication tout comme de régulation. Ils sont extrêmement inventifs. Les stratégies virales minimalistes, on les retrouve dans nos processus métaboliques certes de manière bien plus complexes mais pas fondamentalement différentes. Un viroïde comme ribozyme réalise autant que cent protéines dans nos cellules, par exemple pour l’épissage. Les virus couvrent un spectre de grandeur 104,, des nanoparticules jusqu’à 0,5 micromètres, avec un nombre de gênes de zéro à 2500. Le zéro se rapporte à l’ARN non codant du viroïde, qui ne code pas de protéine et concerne les virus dépourvus de code génétique. L’autre extrême est représenté pas les 2500 gênes du pandoravirus, P.dulcis, 5 fois plus que nombre de bactéries. J’ai évoqué un certain nombre de curieuses chimères [recombinaison de virus différents] virales, vestiges de formes de transition et témoins d’étapes de développement. Parmi ces derniers, on compte les rares et ambigus rétro-phages et retro-viroïdes. Les virus sont les vecteurs de développement des cellules, les constructeurs de nos génomes.

On peut donc argumenter : les virus n’ont pas été piller les cellules, ils les ont fournies. En outre les uns et les autres ont appris les unes des autres, les cellules ont appris des virus et inversement par coévolution. Particulièrement aptes à cela sont les rétrovirus intégrés sous forme d’ADN avec la transcriptase inverse. Ces derniers étaient après leur intégration immédiatement à disposition sous forme de « gêne cellulaire » avec environ 10 mutations par réplication virale (en raison du taux d’erreur de la transcriptase inverse). Les erreurs ont été livrées en même temps aux cellules par le provirus à ADN. De cette manière les rétrovirus ont réalisé de formidables poussées d’innovation et ont conduit aux systèmes immunitaires, aux défenses anti-virales, les introns, peut-être aux noyaux des cellules, car tout cela, ce sont des éléments viraux modifiés qui ont enrichi les cellules. Ne serait-ce que par leurs rythmes, les virus sont pour leur reproduction des millions de fois supérieurs à tous les autres innovateurs. Les virus sont-ils vivants ? Plutôt oui que non !

[…]

Dans la nature, il n’y a pas de Bien et de Mal. Il y est toujours question de survie et de reproduction. Quand les virus rendent malade, c’est le plus souvent la faute des humains eux-mêmes qui ont rompu des équilibres. Les virus sont des opportunistes, des extrémistes, des minimalistes, pluralistes, égoïstes, mutualistes ! Il a été question de manteaux partagés, de maternage de couvées étrangères, de la protection et de l’aide à la survie des hôtes. Les virus peuvent tricher, ils savent profiter d’eux-mêmes et des autres, ils entrent en symbiose, réparent des gênes défectueux, s’adaptent à leur milieu et se multiplient – comme toute vie. Ils coopèrent et entrent en compétition. Il semble que ces propriétés humaines premières soient déjà présentes chez les virus, elles font partie de la vie.

[…]

J’ai souligné que les micro-organismes ne rendent pas malades dans un environnement, un écosystème équilibrés. Mais un tel système n’existe pas sinon nous ne serions jamais malades. Et des milieux pondérés, il y en aura de moins en moins compte tenu tant de la surpopulation que du changement climatique et les catastrophes naturelles qui en découlent.Le manque de place et la proximité tant des humains que des animaux porteurs de virus infectieux sont de moins en moins évitables. Le stress et le manque peuvent activer les virus. Les maladies infectieuses restent alors une importante cause de mortalité dans le monde.

Les micro-organismes et les virus existeront bien plus longtemps que les mammifères et les eucaryotes, ils étaient déjà là avant nous depuis 2 milliards d’années. Nous sommes arrivés bien plus tard, ils n’ont pas besoin de nous mais nous nous avons besoin d’eux. Nous en sommes dépendants.

Pour autant que nous sachions, les micro-organismes se jettent sur d’autres hôtes quand les hôtes primaires viennent à manquer. Lorsque, au Nouveau-Mexique, le hanta-virus en vint à manquer des souris, il prit les humains pour hôte. Cela dure aussi longtemps qu’il existe des hôtes alternatifs. Nos mobilités rendent les nouveaux hôtes rapidement atteignables, comme nous l’avons vu pour le SRAS ; sa diffusion de Hong-Kong à Vancouver n’a duré que quelques heures. Mais que se passe-t-il quand les micro-organismes ne trouvent plus du tout d’hôtes ? Ils changent de stratégie : ils ne tuent pas plus longtemps leurs hôtes quand il n’y en a plus de nouveaux, mais s’arrangent, s’adaptent dans une coexistence. Il y a longtemps que c’est ainsi ; des exemples comme les singes et les koalas résistants au VIH ont été évoqués, ils s’arrangent avec les virus par leur endogénéisation. Ainsi le micro-organisme ne sera plus un danger mortel pour l’humanité.

[…]

Les virus sont des éléments génétiques mobiles et inventifs, qui contribuent au maintien de la vie et à l’accroissement de la biodiversité. Rien que dans la mer s’échangent quotidiennement, entre virus et hôtes, 1027 gênes. Chez les humains, c’est moins mais ils nous aident pour survivre et nous adapter. Car les virus ont développé jusqu’à présent tout ce qui est nécessaire pour la vie et la survie de toutes les espèces sur cette terre. Sans virus, il n’y aurait pas de diversité, pas de progrès. Sans eux nous ne serions pas. Merci aux virus  »

Karin Mölling :Supermacht des Lebens / Reisen in die erstaunliche Welt der Viren. C.H. Beck La suprématie de la vie / Voyages dans l’étonnant monde des virus. Extraits des pages 282 à 296.

Traduction de l’allemand : Bernard Umbrecht

Les virus « architectes » de paysages. Les mégavirus des algues marines Emiliania huxleyi, les Coccolitho-virus (du grec κοκκος «pépin», λίθος «pierre») transforment le calcium des algues en carbonate de calcium et forment ces falaises de craie que l’on peut voir sur l’île allemande de Rügen. Et ailleurs. L’éditeur anglais dont le siège se trouve à Singapour ayant, contrairement à l’éditeur allemand, opté pour des images couleurs, je vous en fais profiter. Karin Mölling explique à ce propos qu’elle a refusé de cautionner un projet visant à un enrichissement en fer des océans pour que les algues captent plus de CO2 de l’atmosphère. Elle trouvait cela trop dangereux.

Le refus d’un vocabulaire guerrier

L’être humain est un super-organisme. Il forme un écosystème complexe. En bonne santé, il est composé en tout d’environ 1012 cellules et peuplés par 10 14 bactéries et encore de 100 fois plus de virus qui forment une sorte de second et troisième voire quatrième génome si l’on ajoute les mycètes (champignons). Ils forment notre microbiome. « Dans cet écosystème, ne règne pas de guerre permanente, pas de course aux armements, mais un équilibre, une coévolution qui a conduit à l’adaptation ». Gare cependant à la rupture de cet équilibre par des influences extérieures ! « La plupart du temps, ce sont les humains eux-mêmes qui en sont la cause – alors apparaissent les maladies ». Les virus et les bactéries sont les profiteurs « opportunistes » de situations inhabituelles, de « la faiblesse de leur hôte ». Ce sont-là les seules formulations que l’auteure admet, refusant le « vocabulaire guerrier ». Et pour cause. Sans les virus, nous n’aurions pas de système immunitaire. On dit qu’il y a plus de virus sur terre que d’étoiles dans le ciel. Et plus de virus que d’humains. 1024 étoiles, 1033 virus, 1010 humains. On peut même dire que ce sont les humains qui ont pénétré le monde des virus et non l’inverse. D’ailleurs ils nous ont préexisté. Une certaine histoire de la médecine nous induit dans l’idée partielle que virus = maladie alors que les virus peuvent aussi guérir. Ils sont plus des amis que des ennemis.

La question de savoir si les virus sont des êtres vivants ou pas est controversée dans la communauté scientifique. On aura noté que Karin Mölling penche pour le vivant.

« Selon de nombreuses définitions du vivant (entité matérielle réalisant les fonctions de relation, nutrition, reproduction), les virus ne sont pas des êtres vivants. Cependant en élargissant la définition du vivant à une entité qui diminue le niveau d’entropie et se reproduit en commettant des erreurs, les virus pourraient être considérés comme vivant ». (Wikipedia)

Selon Erwin Schroedinger, le vivant est ce qui produit de l’entropie tout en étant capable d’en soustraire, ce que l’on appelle aujourd’hui de la néguentropie.

« Quel est le trait caractéristique de la vie ? Quand dit-on qu’une portion de matière est vivante ? Quand elle ne cesse de « faire quelque chose », de se mouvoir, d’échanger des matériaux avec le milieu environnant et ainsi de suite… »

(Erwin Schroedinger : Qu’est-ce que la vie. Points Sciences. P 126.)

Karin Mölling faisant référence au livre de Schroedinger écrit :

« La vie suit les lois de la thermodynamique et de la conservation de l’énergie. Les cellules vivantes se caractérisent par l’entropie négative, elles se basent sur des structures ordonnées pour lesquelles l’entropie est une mesure du désordre. Un exemple : d’elle-même, ma table de travail devient toujours plus désordonnée. Quand cependant je mobilise de l’énergie pour la ranger, l’ordre revient. Il en va ainsi de la vie et de la deuxième loi de la thermodynamique : nourriture et donc énergie permettent une vie ordonnée. Schrödinger s’interrogeait sur les lois de la vie, pas sur son origine »

Elle confirme que le livre de Schrödinger a constitué une étape importante pour la biologie moléculaire. Elle-même a commencé par étudier la physique. C’est à la fin des années 1960 à Berkeley, en plein « 68 », qu’elle a fait le saut de la physique à la biologie moléculaire. Sur recommandation de l’un des pionniers de la discipline, Gunther S. Stent, elle fait sa thèse à l‘Institut Max Planck de Tübingen. Son sujet : la réplication des rétrovirus.

Les virus sont-ils des êtres vivants ? Plutôt oui que non. Ils forment les premières biomolécules capables de duplication et d‘évolution. Ils ont besoin d‘énergie extérieure mais cette dernière ne doit pas forcément être délivrée par les cellules, elle peut être électrique ou chimique. Peut-être que les fumeurs noirs ont fourni l‘énergie primordiale. Les mégavirus sont très proches des bactéries, ils disposent même d‘un bout de machine de synthèse protéinique. Pour l‘auteure, les virus se situent dans le cadre des débuts de la vie sur terre, cadre dont elle a une conception élargie. L‘acide ribonucléique (ARN) est la première molécule qui peut tout sauf coder. Elle les nomme viroïdes primordiaux : Ur-Virus. Ils sont analphabètes mais peuvent tout. Ils ont une fonction régulatrice et sont sensibles aux environnements. Ils hantent nos cellules. La palette des virus s’étend pour Karin Mölling, du viroïde, dépourvu de gêne, au virus XXL, les mégavirus qui font passer les bactéries pour des nains. Dans l‘extrait ci-dessus, elle cite le pandoravirus, virus géant ainsi appelé, par ses découvreurs du CNRS d‘Aix Marseille, d‘une part parce qu‘ils n‘ont pas la forme d‘un icosaèdre mais d‘une amphore et‚ d‘autre part, parce que sa découverte ouvre vers plein de surprises comme quand on soulève le couvercle de la boîte de pandore. On n‘arrête pas de découvrir des mégavirus.

Nous vivons dans un océan de virus que nous sommes loin de connaître tous. L‘enfant naît avec une sorte de seconde peau virale qui le protège. Les virus constituent notre système immunitaire tout en pouvant induire une immunodéficience, qui si elle est nécessaire à l’embryon, est catastrophique dans le cas du sida qui a fait 32 millions de morts et en fait encore. On comptait environ 37,9 millions de personnes vivant avec le VIH à la fin de 2018. (Source OMS). Karin Mölling a inventé une technique thérapeutique qui pousse le pathogène au suicide.

Grâce aux rétrovirus, les humains n’ont plus à pondre d’œufs

« Sans doute que le résultat le plus conséquent d’un virus bienfaisant se trouve-t-il dans la constitution du placenta chez les humains. Grâce aux rétrovirus, nous n’avons plus à pondre d’œufs et à les couver. Car les rétrovirus ont la capacité d’induire une immunodéficience. La même qui a conduit à la plus grande catastrophe virale, la maladie du sida par le VIH. Mais c’est aussi cette même capacité, fort crainte, d’étouffer le système immunitaire, qui empêche le rejet immunologique de l‘embryon par la mère. Une tolérance immunologique due à un rétrovirus fait en sorte que l’embryon puisse se développer dans son corps. L’enveloppe protéinique Env d’un rétrovirus endogène défectueux HERV-W, très précisément le syncytiotrophoblaste à multiples noyaux, s’est inséré dans le placenta humain et induit une immunodéficience locale. Grâce à cela, à l’endroit où il naît, l’embryon ne subit pas de réaction de rejet immunitaire. De sorte que chez les humains, il n’y avait plus besoin de coquille d’œuf comme chez la poule ou d’une poche comme chez le kangourou qui permet à l’embryon de grandir hors du corps, séparé et protégé de la réaction de rejet immunologique du corps maternel. Il s’agit là d’un avantage de l’évolution d’un type particulier. Nous avons grâce à un rétrovirus passer l’étape de la ponte d’œufs. »

Le polydnavirus

Karin Mölling a son virus préféré : le polydnavirus, un trublion qui ne se laisse pas facilement cataloguer. Il bouscule la définition scolaire du virus. Il révèle une relation coopérative entre le virus et son hôte. Surtout, il détient une capacité étonnante qui montre que la nature est capable d’essais de thérapie génique. Il faut pour cela s’intéresser aux guêpes. Le polydnavirus tire toute son ADN de l’hôte, il n’infecte aucune cellule pour se multiplier car le travail pour la production de générations futures, l’hôte le réalise seul.

« On pourrait appeler cela outsourcing [externalisation]. L’ADN viral est intégré dans le génome de l’hôte, une guêpe, et veille à la production de nouvelles particules virales dans ses ovaires. Quand arrive l’heure de la naissance des bébés guêpes, les œufs sont expulsés et les virus avec. La guêpe pose des œufs pour l’éclosion sur des chenilles. Les oeufs sont accompagnés par les virus qui, cette fois, font quelque chose. Ils transmettent aux 30 plasmides [molécules d’ADN non chromosomique] de l’information sur les gênes de la toxine qui tuera la chenille dont les restes serviront de nourriture prédigérée pour bébés. C’est un parfait échange de rôles : des virus avec des gênes d’hôtes, des hôtes avec des gênes de virus. […] La multiplication ne se fait donc pas horizontalement mais verticalement, de génération en génération comme pour un virus endogène tout en en étant pas un, car il est en même temps un virus exogène qui est actif même en dehors de l’hôte. Pourquoi tout cela est-il si compliqué ? Pourquoi les œufs de guêpes ont-elles besoin des virus comme force mobile d’intervention ? Il y a encore une autre façon de jouer pour les virus : au lieu de transmettre des gênes de toxine, ils peuvent aussi apporter des gênes pour bloquer le système immunitaire de la chenille »

Celle ci a un comportement « maternel » particulièrement curieux. Elle protège ceux qui vont la tuer.

Thérapie génique topique naturelle

Karin Mölling souligne à cet endroit surtout « un principe victorieux de la nature » qui mériterait d’être imité à savoir le fait que les virus sont des véhicules de transferts de gênes.

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Nécromasse virale

« Notre patrimoine génétique est un cimetière de rétrovirus fossiles », cimetière d’anciennes infections virales. Depuis des millions d’années, des virus sommeillent dans notre génome : on les appelle rétrovirus endogènes humains, les HERV. Karin Mölling fait ici notamment référence aux travaux du virologue français Thierry Heidmann qui avait réussi à en faire renaître un de ses cendres d’où son nom : Phoenix. Ce sont des virus qui ont infecté nos ancêtres, pour certains il y a des millions d’années, et dont le génome a été intégré au nôtre. Avant le Projet génome humain dont les résultats bruts ont été publiés en 2001, « personne ne pouvait s’imaginer de quoi était constitué notre patrimoine génétique. De virus !! De virus plus ou moins complets, d’anciens virus, d’éléments proches des virus ». Tout cela forme 50 % de notre patrimoine génétique. C’est l’une des raisons, écrit-elle, pour laquelle elle a publié ce livre.

« Une infection virale est pour notre patrimoine génétique une grande poussée innovatrice. D’un coup un jeu de gênes se rajoute au patrimoine génétique existant. Cela apporte du nouveau puisque les virus sont les plus grands inventeurs. Ils sont le moteur de l’évolution. On remarque déjà où ça va : les virus, les micro-organismes nous ont fait ! Cela nous donne une toute autre vision du monde ».

Par analogie, je pourrais dire que ce travail sur les virus m’a fait faire un saut de carpe hors de l’étang de mon ignorance. Une formation accélérée qui me rappelle mes courts débuts rapidement abandonnés d’études de médecine, en 1968, à Strasbourg.

Pour qu’il n’y ait pas la moindre confusion, je rappelle que, bien entendu, il y a des virus pathogènes tout comme il y a des virus thérapeutiques. Mais ils sont rarement sinon pas du tout les seuls facteurs, par exemple de cancers. Sur ce point mais aussi plus généralement pour les pandémies, l’auteure nous avertit de ne pas raisonner en de stricts termes de mono-causalité. Dans quelles circonstances les virus deviennent-ils infectieux ? Prenons l’exemple des carpes Koï au Japon où ils sont l’équivalent des vaches sacrées en Inde. En 2005, Tokyo a connu une hécatombe de carpes Koï due aux modifications de leur milieu de vie qui ont activé le virus de l’herpès. Karin Mölling considère qu’il s’agit là d’un bon exemple du développement d’un virus due à l’activité humaine dont les interventions dans la nature provoque les maladies infectieuses.

« D’abord, les rives du lac ont été rectifiées, les roseaux ont manqué, le frai rendu plus difficile et il manquait les canaux pour remonter le courant. Il y a donc eu de nouvelles conditions environnementales, du stress pour les koïs qui a pesé sur leur système immunitaire et conduit à l’activation du virus de l’herpès ».

J’ajoute qu’une hécatombe de carpes non pas koï mais ordinaires a eu lieu en Irak, l’an dernier, en 2019. Le continent européen n’est pas épargné. Les virus peuvent aussi contaminer ce qui nous sert de nourriture. L’herpès s’est propagé.

« Comment expliquer la propagation d’une maladie de poisson d’eau douce à une aussi large échelle en quelques années ? Ceci est le résultat de l’intense commerce international de carpes ornementales. Partie émergée de cet iceberg commercial, les compétitions internationales de carpes japonaises («showkoï») ont participé à leur mesure à cette vaste dissémination selon un principe simple : des poissons originaires de régions très diverses sont mis en contact quelques heures dans un même bassin pour le plaisir d’amateurs ou l’intérêt de professionnels, puis repartent dans leur région d’origine ou sont transférés chez un acquéreur à la fin de la compétition. Si un poisson est porteur du virus, la transmission aux individus en contact est quasi assurée étant donné le fort potentiel contagieux de ce virus. »

(Laurent Bigarré, Joëlle Cabon, Marine Baud et Jeannette Castric : Un herpesvirus émergent chez la carpe. Bulletin épidémiologique de l’ ANSES. Décembre, 2009)

Dans le stress provoqué par les interventions humaines dans les milieux naturels, s’inscrit la relation entre épidémies pouvant évoluer en pandémies et la question de l’anthropocène. Les trop fortes densités de populations animales ou humaines, l’intense circulation des uns et des autres en sont des vecteurs. Les écosystèmes artificiels (élevages et plantation intensifs) et la désorganisation des écosystèmes naturels par la destruction des espèces, des milieux, etc., engendrent de nouvelles situations favorisant les transferts de virus d’un hôte à l’autre. Et donc produisant des conditions où les équilibres subtils entre virus et hôtes sont chamboulés.

Il faudrait rappeler que les zoonoses sont à double sens, non seulement transmission de l’animal à l’homme mais aussi de l’homme à l’animal. Le virus de la grippe porcine est un descendant de la souche influenza de grippe espagnole qui a tué plus de 50  (voire 100) millions d’hommes… jeunes sacrifiés sur l’autel des patries en 1918. Difficile de se laver les mains au savon dans la boue des tranchées. Cela nous rappelle que guerre veut dire secret militaire.

Les virus procèdent à l’intérieur de la cellule par couper / coller grâce aux ciseaux moléculaires. Pour écrire cela, je viens de faire un couper/coller numérique. Dans ce processus, ils font des essais / erreurs . « Toute la biologie vit d’erreurs ». sachant que l’absence d’erreur signifie la mort, et que trop d’erreurs conduit à la catastrophe. La vie est dans un équilibre entre le trop et le pas assez. Les virus s’appauvrissent dans l’abondance. La nécessité les rend inventifs. Nous avons des choses à en apprendre.

« Je suis, comme découvreuse de la Ribonucléase H (RNaseH) dans les rétrovirus, étonnée par ce qui m’a échappé au cours de mon activité de recherche : l’enzyme qui m’a occupée pendant des décennies, la RNaseH des rétrovirus, participe à la réplication de l’ADN dans le patrimoine génétique des bactéries et jusqu’aux humains. Il participe à la constitution du système immunitaire des humains, tant de l’interféron que de l’immunoglobuline, il participe au tressage de l’ARN des bactéries jusqu’à celui des humains. Il contribue à la défense anti-virale chez les bactéries, les plantes, les hommes. Les RnaseHs semblent participer à tous les systèmes biologiques possibles, virus, bactéries, mitochondries, même au développement de l’embryon humain et aux maladies génétiques héréditaires. On les remarque aussi particulièrement dans les spermatozoïdes où on les appelle piwi, c’est la RNaseH de la protéine argonaute RNAsi.
Les ciseaux RNaseH sont le plus important domaine de toute la biologie, selon les résultats du bio-informaticien Gustavo-Caetano-Annolés de l’Illinois [spécialiste de la génomique comparative]. Même moi j’en ai été surprise. La RNaseH est le plus ancien ciseau du monde. Elle porte presque une douzaine de noms, pour des raisons historiques. Elle succède à l’activité du ribozyme. De l’ARN ciseaux on est passé à la nucléase coupante. Pour réfléchir à cela, il a fallu que je sois à la retraite. C’est un constat triste et joyeux à la fois. C’est le résultat de la spécialisation et de la domination du quotidien, et – sous forme d’excuses – du fait que tout cela est nouveau. Néanmoins, comment tout cela a-t-il pu m’échapper ? »

N’était la complexité technique, avec son vocabulaire spécialisé, d’un grand nombre de façon de procéder des virus, c’est un conte d’émerveillement qu’elle nous conte. Elle procède d’ailleurs par l’extraction d’étonnements. Je n’en ai repris que quelques-uns. Je vais m’arrêter dans la lecture du livre. Je pourrais encore parler par exemple du rétrovirus hydra ou de la paragénétique, qui, contrairement à l’épigénétique dont la descendance subit un effacement dans la durée, se transmet elle durablement. J’évoquerai un peu plus loin encore une question en débat sur la relation virus-hôte.

Avant cela, une excursion hors du livre mais en restant avec la même auteure sur le rôle d’un virus dans la Tulipomanie de 1639, aux Pays Bas. Cela permet aussi de rappeler que, à l’époque comme aujourd’hui, dans les crises, les spéculateurs spéculent. La tulipomanie est considérée comme la première bulle et crise financières de l’histoire. Quel rôle y ont joué les virus ? Karin Mölling s’y est penchée. Les anglophones pourront trouver son étude dans la revue roumaine de chimie sur son site web.

Anonyme, La vente des oignons de tulipe, XVIIe siècle. Huile sur bois.                                                           Musée des Beaux-Arts de Rennes. (Source),

Je la résume à l’aide d’un entretien qu’elle avait accordée, en 2017, à la revue Spektrum. Le virus de la panachure de la tulipe conférait aux plantes des formes et des couleurs inédites, notamment à la Semper Augustus des stries rouges et blanches particulièrement recherchées. Le problème est que les modèles produits par l’interaction du virus avec les gênes de couleur étaient certes beaux mais imprévisibles et surtout éphémères car non reproductibles. On ne pouvait donc pas les cultiver en reproduisant des formes standard de tulipes rouges et blanches. La demande a dépassé l’offre, elle-même soumise au hasard. Les prix ont flambé. Les bulbes importés de Constantinople aux Pays Bas sont devenus des produits de luxe. Le marché a produit du vent, Windhandel, comme disent les Néerlandais, littéralement « commerce du vent », parce que les transactions ne portaient pas sur des bulbes réels mais sur des bulbes à venir. À partir de 1634, les spéculateurs entrent en compte. C’est à ce moment que les prix commencent à s’envoler. La spéculation aurait été amenée suite à une demande subite et élevée en France.

« Le pic des prix est atteint début février 1637. Pour un bulbe de Semper Augustus, il fallait compter 5.500 florins [dans les 60 000 euros]. Par la suite, les prix s’effondrèrent pour une raison floue. Le 24 février 1637, les fleuristes se réunissent à Amsterdam et stipulent qu’uniquement les contrats précédant le 30 novembre 1636 seront respectés. Pour ceux à partir du 1er décembre, l’acheteur se voit dans le droit de ne payer que 10% de la somme. Cette mesure va être refusée. Trois jours plus tard, l’État intervient et décide de suspendre tous les contrats. Les vendeurs peuvent vendre au prix actuel du marché, qui venait de s’effondrer » (Source : Musée de la Banque nationale de Belgique)

Revenons-en au virus de la tulipe.

Semper Augustus

« Les virus dans les tulipes sont si difficiles à analyser car les tulipes ont l’un des plus grands génomes du monde. Il est dix fois plus grand que celui des humains. Les humains ont trois milliards de paires de bases dans le double brin de leur ADN, qui porte toutes les informations génétiques. Une tulipe en a 30 milliards. Et la composition génétique consiste en des répétitions, huit à dix fois. Cependant, ceux-ci ne sont pas identiques, mais se sont développés au fil du temps – et il est très difficile de les différencier même avec les méthodes d’aujourd’hui. Les producteurs de tulipes y ont probablement contribué. Le poil d’un bison suffit à décrypter son ADN. Une expérience comparable a jusqu’à présent échoué avec la tulipe. […]

L’épigénétique est une expression temporaire, non héritable, altérée, des gènes qui est déclenchée par l’environnement. Par conséquent, il n’était pas possible pour les producteurs de tulipes du 17ème siècle de créer les couleurs et les motifs spéciaux des fleurs de tulipes dans la prochaine génération de tulipes. Il en va différemment avec les «vraies» mutations qui modifient la séquence d’ADN: les caractéristiques modifiées restent stables dans les êtres vivants au cours de toutes les générations suivantes, qui peuvent être utilisées spécifiquement pour de nouvelles variétés dans les plantes aujourd’hui.»

La paléovirologie nous confirme cette conclusion importante : les virus sont, sinon l’origine même de la vie, je laisse cette question ouverte, du moins sont-ils présents dès l’origine de la vie. Sans virus pas de vie. Au commencement n’étaient pas Adam et Eve, écrit Karin Mölling mais le virus, plus précisément un viroïde, un quasi virus. Am Anfang war das Wort, lit-on dans la Bible, littéralement : au début était le mot ce que l’on rend d’habitude par au commencement était le verbe. L’expression allemande est plus proche de la biologie si l’on admet que les premières biomolécules d’il y a 3,9 milliards d’années les ARNs sont composés de nucléotides dont les bases sont figurées par quatre lettres A-T-C-G (en allemand AUGC)

« Les virus sont partout, ils sont le plus ancien élément biologique sur notre planète. Et de loin les plus nombreux. La plupart des virus et bactéries ne nous rendent pas malades mais se sont développés avec nous dans les millions d’années passées. Les virus et les humains sont entrés pour l’essentiel dans une coexistence pacifique. Les maladies surviennent quand un équilibre est rompu, lors de modification de l’environnement par des barrages, défrichages, manque d’hygiène, voyages, villes surpeuplées, etc. Les maladies, les humains eux-mêmes en sont le plus souvent la cause ; ce sont en quelque sorte des accidents ».

Attribuer aux virus une volonté de guerre est un non-sens. Le virus est toujours déjà là sans qu’on ne le connaisse forcément. L’expression populaire, j’ai attrapé ou pris froid, résume selon Karin Mölling toute la virologie en une phrase. Les situations de ce qu’elle nomme le stress, c’est-à-dire les modifications de l’environnement, le changement de nourriture, de température, le manque d’espace, d’oxygène, activent le virus.

« Un refroidissement provient d’un courant d’air, comme on le dit fort justement en langage populaire. Et c’est une des influences externes les plus inoffensives, ce n’est même pas un changement environnemental, mais cela suffit pour activer la multiplication des virus. Nous sommes avec notre environnement dans un équilibre subtil, dont la rupture peut conduire à des maladies ».

Les virus, il y en a 1033. Seuls entre 150 et 250 d’entre eux sont pathogènes pour l’homme. Il y en a une telle variété qu’on utilise l’expression de quasi espèce. Il n’y a pas non plus une volonté de tuer. Ce serait attribuer aux virus des comportements humains. Karin Mölling procède à l’inverse. Elle part des virus pour aller vers l’homme. Une démarche bottom-up.

Une problématique en discussion

Il nous reste un sujet de discussions. Maël Montévil, chercheur en biologie théorique à l’Institut de Recherches et d’innovation, a bien voulu accepter de relire le texte que j’avais rédigé. Il m’a signalé un point qui lui paraissait problématique. Il concerne la phrase suivante :

„Soviel wir wissen, weichen die Mikroorganismen auf andere Wirte aus, wenn die ursprünglichen knapp werden „.

Ce que j’ai traduit par :

« Pour autant que nous sachions, les micro-organismes se jettent sur d’autres hôtes quand les hôtes primaires viennent à manquer [se raréfient]. »

Pour Maël Montévil ,

«  ils se jettent sur d’autres hôtes quand ils en ont l’occasion. Il y a une différence entre l’ours ou le sanglier dont on détruit l’habitat et qui du coup va en trouver un autre, potentiellement près de l’homme et le virus qui n’a pas, à ma connaissance, de réponse organisée à la disparition de ses hôtes à ce niveau là [le fait de ne pas tuer ses hôtes est une réponse organisée, mais à un autre niveau] ».

Ce n’est pas que l’affirmation de Karin Mölling soit fausse, ni que les virus ne soient pas opportunistes. L’exemple qu’elle donne de l’ hanta-virus est à cet égard éloquent. La question était de savoir s’il s’agissait d’un principe généralisable. Pour pouvoir dire cela, il faudrait montrer que les virus répondent spécifiquement à un manque d’hôte.

Le mieux était de poser la question directement à Karin Mölling.
Elle m’a répondu dans un échange de courriels et je l’en remercie  :

« Le hanta-virus est un exemple impressionnant.
Il s’agit cependant d’un processus stochastique [aléatoire], les virus sont un mélange de différents mutants, ce que l’on nomme une quasi-espèce. Si un mutant arrive sur un hôte chez lequel la multiplication n’est pas bonne, la reproduction s’interrompt et nous ne le remarquons pas. Si le virus trouve un hôte chez lequel la reproduction est bonne, il se développe. Si ensuite, il y a encore beaucoup d’hôtes de même sorte, cela peut devenir explosif.

C’est toujours l’inquiétante question de savoir si un virus spécialisé sur les animaux passe chez l’homme et ensuite d’homme à homme. S’il y a beaucoup d’humains, il s’opère une sélection pour une transmission entre humains. La plupart des virus atteignant l’homme proviennent des animaux, voir le VIH etc. Ce processus chez les virus est un processus d’évolution en accéléré, une sélection de ceux qui sont en meilleure forme dans les conditions données »

Maël Montévil commente cette réponse ainsi :

« Oui, il s’agit de variations aveugles, couplées avec la rencontre aléatoire (mais changée dans l’Anthropocène) avec des hôtes potentiels (et il y a de nombreuses nouvelles rencontres dans l’Anthropocène – en plus de l’effet bouillon de culture des élevages et plantations intensives). C’est bien différent par contre du cas des sangliers, des tigres ou des chauves-souris qui changent de territoire lorsque le leur est détruit … et apportent leurs virus avec eux (les virus font un peu cela mais au sens où ils doivent toujours trouver de nouveaux hôtes individuels, mais pas à ma connaissance en changeant d’espèce hôte) ».

Il ne nous semble toutefois que cela ne réponde pas complètement à nos questions qui restent ouvertes. En tout état de cause, la destruction massive de la biodiversité à laquelle nous assistons facilite l’extension du phénomène, l’accélère même.

Pour la recherche fondamentale

Le livre de Karin Mölling est aussi un plaidoyer pour la recherche fondamentale. Je voudrais à ce propos, et pour finir, citer le témoignage de Bruno Canard, chercheur du CNRS spécialiste des Coronavirus, lu au moment du départ de la manifestation #facsetlabosenlutte.

« Je suis Bruno Canard, directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille. Mon équipe travaille sur les virus à ARN (acide ribonucléique), dont font partie les coronavirus. En 2002, notre jeune équipe travaillait sur la dengue, ce qui m’a valu d’être invité à une conférence internationale où il a été question des coronavirus, une grande famille de virus que je ne connaissais pas. C’est à ce moment-là, en 2003, qu’a émergé l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et que l’Union européenne a lancé des grands programmes de recherche pour essayer de ne pas être pris au dépourvu en cas d’émergence. La démarche est très simple : comment anticiper le comportement d’un virus que l’on ne connaît pas ? Eh bien, simplement en étudiant l’ensemble des virus connus pour disposer de connaissances transposables aux nouveaux virus, notamment sur leur mode de réplication. Cette recherche est incertaine, les résultats non planifiables, et elle prend beaucoup de temps, d’énergie, de patience.
C’est une recherche fondamentale patiemment validée, sur des programmes de long terme, qui peuvent éventuellement avoir des débouchés thérapeutiques. Elle est aussi indépendante : c’est le meilleur vaccin contre un scandale Mediator-bis.
Dans mon équipe, nous avons participé à des réseaux collaboratifs européens, ce qui nous a conduits à trouver des résultats dès 2004. Mais, en recherche virale, en Europe comme en France, la tendance est plutôt à mettre le paquet en cas d’épidémie et, ensuite, on oublie. Dès 2006, l’intérêt des politiques pour le SARS-CoV avait disparu ; on ignorait s’il allait revenir. L’Europe s’est désengagée de ces grands projets d’anticipation au nom de la satisfaction du contribuable. Désormais, quand un virus émerge, on demande aux chercheur·ses de se mobiliser en urgence et de trouver une solution pour le lendemain.
Avec des collègues belges et hollandais·es, nous avions envoyé il y a cinq ans deux lettres d’intention à la Commission européenne pour dire qu’il fallait anticiper. Entre ces deux courriers, Zika est apparu…
La science ne marche pas dans l’urgence et la réponse immédiate.
Avec mon équipe, nous avons continué à travailler sur les coronavirus, mais avec des financements maigres et dans des conditions de travail que l’on a vu peu à peu se dégrader. Quand il m’arrivait de me plaindre, on m’a souvent rétorqué : Oui, mais vous, les chercheur·ses, ce que vous faites est utile pour la société… Et vous êtes passionnés » […]

On peut lire ici l’intégralité du texte

Remerciements

Mes remerciements à Maël Montévil, pour ses importantes remarques et suggestions et sa collaboration et à Bernard Stiegler, philosophe,  pour ses encouragements et pour m’avoir mis en relation avec Maël Montévil.

Merci à Karin Mölling pour ses réponses à nos questions. Et pour son livre.

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