Dans un courriel accompagnant ce que vous découvrirez ci-dessous, Kza Han et Herbert Holl m’écrivaient ce qui nous servira de présentation :
voici, cher Bernard, le poème « apocryphe » de Hölderlin, sans titre : « In lieblicher Bläue… ». En prose, il parachève Phaëthon, roman philosophique épistolaire de Wilhelm Waiblinger (1804-1830), admirateur éperdu de Friedrich Hölderlin, qu’il visita assidûment dans sa tour de Tübingen chez le menuisier Zimmer en 1822/1823. Écrit en 1827, publié en 1831, il relate la catastrophe de Phaéton, sculpteur et poète, perdant la raison au chevet d’Atalante, sa bien-aimée à l’agonie.
« In lieblicher Bläue », testament poétique de Phaéton, est annoncé dans l’ultime lettre du roman : « Tout le papier qu’il pouvait se procurer, il le remplissait en ce temps-là. Voici quelques feuillets prélevés sur ses papiers, qui permettent en même temps de plonger le regard dans l’état effroyable de son esprit en désarroi. Dans l’original, Urschrift, ils sont partagés en vers sur le mode pindarique . » Transcription d’un grand poème habité par le destin d’Œdipe, l’un de ces textes que Hölderlin conservait précieusement en des rouleaux, antérieur dès lors à 1816, sans doute écrit en 1807/1808 et remis à Waiblinger le 3 juillet 1822 ? Chant pindarique triadique au change des tons développé, comme le pense Dieter E. Sattler ? Collage de fragments hölderliniens épars ? Accès de « caméléonisme » chez Waiblinger, auteur de La vie, la poésie et la folie de Hölderlin ? Ou alors inquiétance d’une osmose Waiblinger/Hölderlin ?. Hölderlin « parle toujours de souffrances, quand il est intelligible, d’Œdipe, de Grèce », écrivit Waiblinger dans son Journal.
Notre ensemble résulte de notre expérience partagée à Nantes, de février 2009 à février 2011, avec Ekkehart Rautenstrauch, tout au long de la genèse de ses comètes visuelles suivant la trajectoire de notre traduction : « Regards doubles – 12 Images stéréoscopiques pour “En bleuité suave” de Friedrich Hölderlin ». « Bläue », ce hapax hespérique chez Hölderlin, entre en résonance avec les chastes « bleuités » de Rimbaud dans « Premières communions », qui fermentent dans « Le bateau ivre » de toutes les « rousseurs amères de l’amour » , telles les taches de son helléniques qui dans le poème parsemèrent le « pauvre fils de Laïos ». Pour Œdipe, le coupable innocent qui bifurqua de la vie à la mort sur une trifurcation, « Dreiweg », en Phocide, « à l’endroit où se rencontrent les deux routes qui viennent de Delphes et de Daulis (Jocaste au v. 753 sq), le sol de la terre, Gaïa, s’est enfin entr’ouvert pour « l’accueillir et le mettre à l’abri de toute souffrance » (V. 1661 sq.), au sein de cette « nécromasse noétique » d’où selon Bernard Stiegler « les morts nourrissent et protègent les vivants qui tentent de garder la mesure de leur place ». [voir ici sur Le kleos de la grand-mère Léonie]
NB. Le texte In lieblicher Bläue avait déjà été brièvement évoqué ici par Jean-Paul Sorg
Friedrich Hölderlin
In lieblicher Bläue
En bleuité suave
oOo
Kza Han / Ekkehart Rautenstrauch
Gesangsgesetz Ruinengesetz
Loi de chant loi de ruine
Brutalité en pierre
Violemment
s’avère
loi de chant
à travers
loi de ruine
à travers
livre de ruine –
Ah ! bleui
carminé
pétrifié
visage de poète
dans l’aura !
C’est là que réside
Hölderlin Benjamin Kluge.
Ah ! bleui
carminé
pétrifié
écho
à travers
calciné
cendré
noirci
angle de site !
o
Brutalität in Stein
Gewaltig
offenbart sich
Gesangsgesetz
durch Ruinengesetz
über Ruinenbücher
hindurch –
Ach! blaubeleuchtetes
karminrotes
versteinertes
Gesicht des Dichters
in der Aura!
Dort wohnt Hölderlin,
Benjamin, Kluge.
Ach! blaubeleuchtetes
karminrotes
versteinertes
Echo
über verbranntem
aschenbeleuchtetem
geschwärztem
Höhenwinkel!
oOo
Friedrich Hölderlin / Wilhelm Waiblinger
In lieblicher Bläue blühet mit dem metallenen Dache der Kirchturm
En bleuité suave fleurit au toit métallique le clocher.
In lieblicher Bläue blühet mit dem metallenen Dache der Kirchthurm. Den umschwebet Geschrei der Schwalben, den umgiebt die rührendste Bläue. Die Sonne gehet hoch darüber und färbet das Blech, im Winde aber oben stille kräht die Fahne. Wenn einer unter der Gloke dann herabgeht, jene Treppen, ein stilles Leben ist es, weil, wenn abgesondert so sehr die Gestalt ist, die Bildsamkeit herauskommt dann des Menschen. Die Fenster, daraus die Gloken tönen, sind wie Thore an Schönheit. Nemlich, weil noch der Natur nach sind die Thore, haben diese die Ähnlichkeit von Bäumen des Walds. Reinheit aber ist auch Schönheit. Innen aus Verschiedenem entsteht ein ernster Geist. So sehr einfältig aber die Bilder, so sehr heilig sind die, daß man wirklich oft fürchtet, die zu beschreiben. Die Himmlischen aber, die immer gut sind, alles zumal, wie Reiche, haben diese Tugend und Freude. Der Mensch darf das nachahmen. Darf, wenn lauter Mühe das Leben, ein Mensch aufschauen und sagen: so will ich auch seyn? Ja. So lange die Freundlichkeit noch am Herzen, die Reine, dauert, misset nicht unglücklich der Mensch sich mit der Gottheit. Ist unbekannt Gott? Ist offenbar er wie der Himmel? dieses glaub’ ich eher: des Menschen Maaß ist’s. Voll Verdienst, doch dichterisch, wohnet der Mensch auf dieser Erde. Doch reiner ist nicht der Schatten der Nacht mit den Sternen, wenn ich so sagen könnte, als der Mensch, der heißet ein Bild der Gottheit. | En suave bleuité fleurit au toit métallique le clocher. Qu’environne le cri des hirondelles, qu’enveloppe la plus touchante bleuité. Le soleil passe très haut et colore la tôle, mais au vent là-haut craille en silence la girouette. Si aucun sous la cloche descend alors, ces escaliers, c’est une vie silencieuse, puisque, quand détachée tellement est la figure, la plasticité ressort alors de l’homme. Les vitraux d’où résonnent les cloches sont tels portails en beauté. C’est-à-dire, puisque d’après nature encore sont les portails, ceux-ci ont la semblance d’arbres de la forêt. Or pureté est aussi beauté. Dedans, de disparate naît un grave esprit. Mais aussi simples les images, aussi saintes sont-elles, au point vraiment de craindre souvent de décrire icelles. Or les célestes, qui sont toujours bons, tout à la fois, tels des fortunés, ont cette vertu et joie. À l’homme il est permis d’imiter cela. Permis, si la vie n’est que labeur, à un homme de lever les yeux et de dire : tel je veux être aussi ? Oui. Tant que l’amicalité encore au cœur, la Pure perdure, ne se mesure infortuné l’homme avec la divinité. Est inconnu dieu ? Est-il manifeste comme le ciel ? c’est ce que je crois plutôt : de l’homme c’est la mesure. Non sans mérite, pourtant poétiquement habite l’homme sur cette terre. Plus pure pourtant n’est l’ombre de la nuit avec les étoiles, si je pouvais ainsi dire, que l’homme, qui s’appelle une image de la divinité. |
Es ist die Wesenheit, die Gestalt ist’s.
C’est la quintessence, la figure, c’est.
Giebt es auf Erden ein Maaß? Es giebt keines. Nemlich es hemmen den Donnergang nie die Welten des Schöpfers. Auch eine Blume ist schön, weil sie blühet unter der Sonne. Es findet das Aug’ oft im Leben Wesen, die viel schöner noch zu nennen wären als die Blumen. O! ich weiß das wohl! Denn zu bluten an Gestalt und Herz, und ganz nicht mehr zu seyn, gefällt das Gott? Die Seele aber, wie ich glaube, muß rein bleiben, sonst reicht an das Mächtige auf Fittigen der Adler mit lobendem Gesange und der Stimme so vieler Vögel. Es ist die Wesenheit, die Gestalt ist ’s. Du schönes Bächlein, du scheinest rührend, indem du rollest so klar, wie das Auge der Gottheit, durch die Milchstraße. Ich kenne dich wohl, aber Thränen quillen aus dem Auge. Ein heiteres Leben seh’ich in den Gestalten mich umblühen der Schöpfung, weil ich es nicht unbillig vergleiche den einsamen Tauben auf dem Kirch-hof. Das Lachen aber scheint mich zu grämen der Menschen, nemlich ich hab’ ein Herz. Möcht ich ein Komet seyn? Ich glaube. Denn sie haben die Schnelligkeit der Vögel; sie blühen an Feuer, und sind wie Kinder an Reinheit. Größeres zu wünschen, kann nicht des Menschen Natur sich vermessen. Der Tugend Heiterkeit verdienet auch gelobt zu werden vom ernsten Geiste, der zwischen den drei Säulen wehet des Gartens. Eine schöne Jungfrau muß das Haupt umkränzen mit Myrthenblumen, weil sie einfach ist ihrem Wesen nach und ihrem Gefühl. Myrthen aber giebt es in Griechenland. | Y a-t-il sur terre une mesure ? Il n’y en a pas. C’est-à-dire n’entravent jamais le cours du tonnerre les mondes du créateur. Une fleur aussi est belle, puisqu’elle fleurit sous le soleil. Il trouve, l’œil, souvent dans la vie créatures qui seraient plus belles encore à nommer que les fleurs. O ! je le sais bien ! Car de saigner à la figure, au cœur, entier de n’être plus, plaît-il à dieu ? Mais l’âme, comme je crois, doit rester pure, sinon parvient à puissance sur ses rémiges l’aigle avec un chant de louange et la voix de tant d’oiseaux. C’est la quintessence, la figure, c’est. Toi beau ruisseau, tu parais touchant, tandis que tu roules, aussi limpide que l’œil de la divinité, à travers la voie lactée. Je te connais bien, mais des larmes s’écoulent de l’œil. Une vie sereine je la vois qui dans les figures m’enfleure de la création, puisque sans iniquité je la compare aux colombes solitaires au cimetière. Mais le rire paraît des hommes me contrister, c’est-à-dire j’ai un cœur. Voudrais-je être une comète ? Je crois. Car elles ont la vélocité des oiseaux ; elles fleurissent de feu, et sont comme enfants de pureté. De souhaiter plus grand la nature de l’homme ne peut se démesurer. La sérénité de vertu mérite aussi d’être louée par le grave esprit qui parmi les trois colonnes souffle du jardin. Une belle pucelle doit couronner sa tête de myrtes, parce qu’elle est simple de par son essence, et son sentiment. Or des myrtes il y en a en Grèce. |
Wenn einer in den Spiegel siehet, ein Mann, und siehet darinn sein Bild,
wie abgemahlt: es gleichet dem Manne.
Si aucun regarde dans le miroir, un homme, qu’il y voie son image, comme
dépeinte : elle ressemble à l’homme.
Wenn einer in den Spiegel siehet, ein Mann, und siehet darinn sein Bild, wie abgemahlt: es gleichet dem Manne. Augen hat des Menschen Bild, hingegen Licht der Mond. Der König Ödipus hat ein Auge zuviel vieleicht. Diese Leiden dieses Mannes, sie scheinen unbeschreiblich, unaussprechlich, unausdrüklich . Wenn das Schauspiel ein solches darstellt, kommt’s daher. Wie ist mir’s aber, gedenk’ ich deiner jezt? Wie Bäche reißt das Ende von Etwas mich dahin, welches sich wie Asien ausdehnet. Natürlich dieses Leiden, das hat Ödipus. Natürlich ist’s darum. Hat auch Herkules gelitten? Wohl. Die Dioskuren in ihrer Freundschaft, haben die nicht Leiden auch getragen? Nemlich wie Herkules mit Gott zu streiten, das ist Leiden. Und die Unsterblichkeit im Neide dieses Lebens, diese zu theilen, ist ein Leiden auch. Doch das ist auch ein Leiden, wenn mit Sommerfleken ist bedekt ein Mensch, mit manchen Fleken ganz überdekt zu seyn! Das thut die schöne Sonne: nemlich die ziehet alles auf. Die Jünglinge führet die Bahn sie mit Reizen ihrer Strahlen wie mit Rosen. Die Leiden scheinen so, die Oedipus getragen, als wie ein armer Mann klagt, daß ihm etwas fehle. Sohn Laios, armer Fremdling in Griechenland! Leben ist Tod, und Tod ist auch ein Leben. | Si aucun regarde dans le miroir, un homme, qu’il y voie son image, comme dépeinte : elle ressemble à l’homme. De l’homme l’image a des yeux, de la lumière la lune par contre. Le roi Œdipe a un œil de trop peut-être. Ces souffrances de cet homme, elles paraissent indescriptibles, indicibles, inexpressibles. Si le drame présentifie pareille chose, ça provient de là. Mais qu’ai-je donc, à me ressouvenir de toi maintenant ? Comme torrents m’emporte la fin de Quelque chose avec soi qui s’étend comme l’Asie. Naturelle est cette souffrance qu’a Œdipe. Naturelle elle l’est pour ça. Hercule aussi a-t-il souffert ? Certes. Les Dioscures dans leur amitié, n’ont-ils porté aussi souffrance ? C’est-à-dire tel Hercule se quereller avec dieu, c’est souffrance. Et l’immortalité à envier cette vie, de partager celle-là, est une souffrance aussi. Pourtant c’est aussi une souffrance, si de taches de rousseur un homme est couvert, de maintes taches être tout recouvert ! C’est le fait du beau soleil : c’est-à-dire celui-là élève toute chose. Des jouvenceaux il conduit l’orbe par attraits de ses rayons comme par des roses. Les souffrances paraissent, que porta Œdipe, telles un pauvre homme se plaignant que quelque chose lui manque. Fils de Laïos, pauvre étranger en Grèce ! Vie est mort, et mort est aussi une vie.Traduit de l’allemand par Kza Han et Herbert Holl |
Leben ist Tod, und Tod ist auch ein Leben.
Vie est mort, et mort est aussi une vie.
oOo
Kza Han / Ekkehart Rautenstrauch
En croisées de souffle
Fugato
Dans ce bois
chargé de soufre
où son tronc fut marqué
par un signe de croix
le voici de retour
le violon aux quatre cordes
par sa cambrure oblongue
animant les fils de bois
de l’âme —
adirato-affetuoso
afflito-affretando
affretato-agitato
par des stridences de l’archet
invisible
en croisées de souffles
numériques :
“ Ist unbekannt
Gott ? Ist offenbar wie der Himmel ? ”
*
“ Inconnu que
Dieu ? ostensif comme le ciel ? ”
Hölderlin
o
Fugato
In diesem Holz
mit Schwefel gesättigt,
in diesem Stamm
mit Kreuz angelascht,
ist sie heimgekehrt
mit vier Saiten die Geige
durch ihre oblonge Wölbung
die Holzstriche belebend
der Seele –
adirato-affetuoso
afflito-affretando
affretato-agitato
durch Bogenschrillen
unsichtbar
in dieser Atemkreuzung
*
« Ist unbekannt
Gott ? Ist offenbar er wie der Himmel ? »
Hölderlin
Change de tons
Dans son halo
se contemple l’ovale
des yeux mi-clos ;
sur le front arqué,
sur la commissure
des lèvres closes,
sur le sombre bord
des paupières
se reflète l’orbe de lune ;
à l’écoute des cordes d’épinette
pincées,
à la recherche du grundton
kunstton
dans son hexaèdre
Hölderlin :
“ Augen hat des Menschen Bild,
Hingegen Licht der Mond. ”
*
“ De l’homme l’image a des yeux,
De la lumière la lune par contre. ”
o
Wechsel der Töne
In seinem Lichthof
betrachtet sich das Oval
von halb geschlossenen Augen ;
über gebogener Stirn,
über dem Mundwinkel
von geschlossenen Lippen,
über dem dunklen Saum
von Augenlidern
spiegelt sich der Mondkreis ;
gezupften
Spinettsaiten lauschend,
nach dem Grundton
Kunstton suchend,
in seinem Hexaeder
Hölderlin
*
« Augen hat des Menschen Bild,
Hingegen Licht der Mond. »
oOo
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