Heiner Müller (1929-1995) : Une vie dans le matériau RDA

Il se racontait que :
« Heiner Müller aurait dans les Alpes autrichiennes laissé tomber derrière lui des pièces de monnaie de RDA. A la question de savoir pourquoi il faisait cela, il avait répondu que c’était pour faire apparaître aux archéologues du futur la RDA plus grande qu’elle n’était ».
Voici introduit par son anecdote finale ce que l’on pourra lire ci dessous qui traite des rapports entre le dramaturge allemand et son pays, la RDA, qu’il n’a jamais renié et qui malgré la « mondialisation » de l’auteur est resté sa base de lancement.
Le texte est celui de l’intervention de Kristin Schulz au colloque international Silence et prise de parole. Les intellectuels communistes dans les sociétés de type soviétique, qui a eu lieu au Centre Marc Bloch à Berlin, les 14-15 juin 2013. Je la remercie d’avoir bien voulu me le confier.
J’en retiens cette idée pour moi particulièrement forte qu’il ne faut pas jeter dans la poubelle de l’histoire l’expérience des échecs mais en garder une mémoire.
La mise en ligne de cette contribution  se fait à une date qui se trouve à mi chemin entre cette année (2015) le vingtième anniversaire de la mort de Heiner Müller, le 30 décembre 1995, et l’année dernière 2014, le 85ème de sa naissance, le 9 janvier 1929.
La Rda n'a jamais existé

« La RDA n’a jamais existé » inscription présente en 2009 encore au bord de la Spree à Berlin

« Tu peux m’appeler RDA ».
Le positionnement de Heiner Müller par rapport à la RDA
par Kristin Schulz

En 1992, à l’occasion de la publication de son autobiographie Guerre sans bataille : Vie sous deux dictatures, l’écrivain Heiner Müller interrogé sur les dates biographiques les plus importantes de sa vie, répondit :
« La date de naissance, cela va de soi. Sans elle, il n’y en a pas d’autres mais la première date importante est 1933. La seconde est 1945, la troisième 1953, la quatrième 1961, ensuite 1968, puis 1989. Ce sont étrangement toutes des dates historiques, qui sont en lien avec l’histoire et c’est peut-être la seule chose intéressante que j’ai essayé de raconter, la relation entre une biographie et l’histoire d’un pays1,
Jetons un rapide coup d’œil à ces dates : en 1933, Kurt Müller, le père de Heiner Müller membre du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne est arrêté par la SA [Sturmabteilung organisation paramilitaire du parti nazi] – une scène que Müller désigne comme la «scène originaire de son théâtre» et qui sera le point de départ d’une intense confrontation littéraire ; 1945 correspond à la fin de la guerre que Müller vit comme une libération du national-socialisme et non comme une «défaite» ; 1953, la mort de Staline et le soulèvement du 17 juin ; 1961 est à l’année de construction du Mur et en même temps du scandale autour de sa pièce La déplacée dont la production puis l’interdiction constituent une césure radicale dans sa vie : il est menacé d’arrestation, il écrit son «autocritique» qui n’empêche pas son exclusion de l’Union des écrivains, ce qui équivalait à un interdit professionnel. En 1968, l’ «année des chars», meurt avec l’entrée de l’Armée rouge en Tchécoslovaquie l’espoir d’une réforme possible du système socialiste que symbolisait le «Printemps de Prague» : les chars jadis salués comme «accoucheurs de la république allemande» sont ravalés au rang de «dernier argument» faisant du «rêve d’un socialisme sans char» un naïf «rêve d’enfant». La dernière date citée, 1989, est celle de la Chute du mur et de la fin de la RDA réellement existante.
«Vivre dans le matériau» – telle pourrait être ramassé en une formule le couple Müller/RDA, une interprétation qu’il a lui-même toujours suggérée.
 « J’avais quatre ans, lorsque mon père a été arrêté, c’était en 1933, et mon enfance a été très marquée par cette époque que j’ai pour cette raison vécue un peu plus consciemment que beaucoup d’autres. Lorsque la RDA fut créée – en 1949 – j’avais 20 ans, et tout ce que j’ai écrit , se rapporte d’une manière ou d’une autre à la RDA, son histoire et les prémisses de son existence2.».
On pourrait aussi raconter l’histoire autrement : Heiner Müller dans la chambre d’échos des discours postmodernes internationaux si l’on pense à Hamlet-machine (1977) : une «tête réduite» de sept pages seulement élaborée par Müller à partir de l’original et l’ «obsession» shakespeariens. Hamlet quitte son rôle parce que son drame n’a plus lieu :
« mon drame, s’il avait encore lieu, aurait lieu dans le temps du soulèvement(..) Ma place, si mon drame avait encore lieu, serait des deux côtés du front, entre les fronts, au-dessus 3.».
La didascalie sur la «mise en pièces de la photographie de l’auteur» pourrait ainsi facilement être déchiffrée comme la «mort de l’auteur» proclamée par Barthes/Foucault. Mais même dans ce cas «Hamlet» se retrouverait dans le décor devant le monument d’un homme «qui a fait l’histoire», une histoire transformée en «un espoir pétrifié». Et même alors, après avoir à l’essai «quitté son rôle», il retournerait en «BOULEDOGUE REPLET DANS LA CUIRASSE» et «dans l’armure fend[rait] avec la hache les têtes de Marx Lénine Mao»- et assumerait ainsi le legs, la trace, que le drame lui a laissé sans alternative. «Neige. Époque glaciaire» – ainsi la suite dans la pièce. Il ne reviendrait plus alors qu’à Ophelia de changer si possible le cours de l’histoire4.
Le mouvement en avant de l’histoire défini par Marx – dans la pièce de Heiner Müller, La construction (1964) encore suggéré par l’idée de « ponton entre l’ère glacière et la Commune » – ne peut peut-être pas perdurer plus longtemps (sur le plan téléologique), mais la formule de Rosa Luxemburg «socialisme ou barbarie» continuera de déterminer la vision de Heiner Müller jusqu’à la fin de sa vie malgré ou peut-être à cause de l’absence d’alternative de sa dichotomie.
Jetons un regard en arrière. Müller était depuis les années 1950 connu surtout comme auteur de théâtre et toutes les controverses publiques concernaient soit des pièces soit leurs mises en scène ou interdictions : depuis L’homme qui casse les salaires jusqu’à Macbeth, de Mauser à Germania Mort à Berlin, à chaque fois, on lui reproche une compréhension de l’histoire «négative» quand ce n’est pas «contre-révolutionnaire», «nihilisme», «mépris de l’humain» et «pessimisme» ne serait-ce qu’en raison des figures fort éloignées des «héros positifs» que l’on réclamait de la littérature et du passé qui jette son ombre sur le présent.
Néanmoins, la prise de parti de Müller en faveur de la jeune RDA est incontestable. Les premières recensions et textes en prose en témoignent.5.Dans le Rapport sur le grand père6., de 1951, il décrit ainsi la vie de ce dernier :
«Pour lui, il y avait un bon côté à tout : forcé de manger du pain sec, on apprenait à l’apprécier ; sans travail, on avait le temps d’aller aux champignons ; avec le salaire aux pièces, on n’avait plus de temps pour des pensées qui, de toute façon, ne causaient que du désordre ; en temps de guerre, tout le monde avait moins. […] Dans la période agitée d’après 1918, alors qu’en Saxe aussi les ouvriers se battaient pour une vie meilleure, il raccommoda les souliers des grévistes comme des briseurs de grèves, des traîtres comme des vaillants, meilleur marché que quiconque ».
La critique à l’adaptation aux circonstances culmine dans l’appréciation finale qu’il porte à son grand-père chez qui « à la fin ça ne tournait plus très rond dans sa tête ».
Quand le grand-père à la fin soutenait avec entêtement,
« J’ai toujours été un bon ouvrier,[…] alors maintenant tout doit aller bien pour moi dans l’Etat ouvrier »,
le narrateur commente :
« Il ne comprenait pas qu’il fallait de la patience pour éliminer les suites de la patience. Ils étaient trop à avoir trop patienté trop longtemps ».
Lorsque le grand-père meurt «impatient, des suites de la patience», le narrateur révèle ainsi une compréhension plutôt mono-causale de la société. Ce n’est que plus tard après ses propres expériences à partir des années 1950 que Müller relativisera ce point de vue rigide qu’il qualifiera d’ «attitude de permanent du parti»7. Une modification de cette attitude n’est pas sans lien avec le rejet officiel des premières pièces.
Dans L’homme qui casse les salaires (1956), par exemple, il confère à l’activiste et ouvrier méritant Balke, qui crée de nouvelles normes de travail en réparant un four en activité au mépris de sa santé, un passé national-socialiste qui est en outre la condition (mentale) pour son fonctionnement dans le nouveau système (s’il n’a pas saboté Hitler, il ne sabotera pas non plus la construction). Pourtant la pièce se termine avec une vision optimiste de l’avenir : l’ouvrier méritant et son contradicteur construisent ensemble le socialisme :
« Quand est-ce qu’on commence ? – Le mieux tout de suite. On n’a pas beaucoup de temps »
et cette lecture finit par s’imposer à la fin des années 1950 après de longues discussions. Cependant avec sa pièce La déplacée sur la transformation socialiste de l’agriculture de la RDA – de la réforme agraire à la collectivisation et création des coopératives de production en 1960 – Müller rompt définitivement avec le tabou de la représentation des débuts difficiles. Autant le dessin des figures est typé, autant les problèmes existentiels de la communauté villageoise sont présentés de manière réaliste. Les parcelles réparties suffisent à peine à la survie, les déplacés sont traités comme des «réfugiés», insultés comme «polack» et «vermine 8.», pour les puissants, ce qui compte est que celui qui s’est élevé ne retourne pas à l’étable :
«La main / S’est ramollie, le pouvoir rend les mains molles»
Et pour que leurs champs soient labourés les paysans bradent leur propre fille aux tractoristes. Si la transformation de l’agriculture ne se déroule pas sans accroc, «selon les prévisions du plan», ce sont avant tout les hommes qui y font obstacle9.
Compte tenu de cette approche critique, c’est moins l’interdiction de la représentation qui étonne que l’appréciation portée en propre par Müller sur sa pièce et les répétitions :
« nous avons fait cela en toute innocence en pensant que nous faisions quelque chose d’énorme pour le socialisme et la RDA ».
La construction du mur complique encore d’avantage la situation et là aussi on est étonné par une frappante erreur d’interprétation de Müller :
« Nous étions heureux de cela [ie la construction du mur] car nous pensions que désormais, comme le méchant ennemi ne pouvait plus nous déranger, nous allions pouvoir parler et écrire ouvertement sur ce qui se passait dans le pays. Nous le croyions tous. Au même moment – cela je ne l’ai appris que plus tard par Stephan Hermlin – Otto Gotsche, le secrétaire d’Ulbricht, avait dit à Hermlin : maintenant nous avons le mur et nous y écrabouillerons quiconque sera contre nous. Ce qu’après coup je trouve si remarquable, c’est notre naïveté, notre innocence ».
Cette innocence et cette naïveté, on la fera passer à l’auteur et au metteur en scène. On en fera un exemple. Après des interrogatoires sévères encore dans la même nuit, les comédiens ont pris position contre la pièce, toutes les institutions culturelles importantes devaient prendre position. Ni les quelques témoignages de solidarité lors de la réunion de l’Union des écrivains, ni la défense de Müller ne purent atténuer les conséquences drastiques et l’exclusion de l’Union des écrivains10.
 Si à la suite de cela, il se consacra avec Philoctète en apparence à un thème de l’antiquité grecque, la pièce suivante traite à nouveau un matériau de RDA : la théâtralisation du roman d’Erik Neutsch «Spur der Steine»(La trace des pierres). Chez Müller, une pièce qui transpose la construction du socialisme dans la métaphore générale du «chantier de construction» et qui donc s’appelle La construction, mais là aussi le succès ne sera pas au rendez-vous : La pièce est parue parallèlement à la célèbre version filmée de la pièce, sans qu’il y ait eu de point de convergence au-delà du matériau de base ; presque au même moment tant le film que la pièce ont été sévèrement critiqués au 11ème Plenum du Comité central du SED en décembre 1965 et interdits. Müller a fait plusieurs tentatives pour sauver la pièce après son interdiction, il y en a en tout sept versions et après le rejet de la quatrième version (publiée début 1965 11.) il continue de modifier le texte en faisant de la «conquête RDA» une expérience historique établie dans ses fondements essentiels. Mais les efforts pour réussir ainsi à obtenir des représentations de la pièce échouent, elle reste interdite et Müller retire les modifications. Dans ce contexte, il y a une histoire intéressante que raconte Müller dans les années 1990 :
« [Heinar Kipphardt] m’a raconté un jour une version ramassée de ma biographie. Je l’ai trouvée très éclairante. Il a dit que ma biographie lui rappelait l’histoire d’un homme invité par un autre homme, un homme très riche, dans sa villa à l’entrée de la ville, ils ont une très bonne conversation, boivent bien, mangent bien. Après cela l’hôte dit à son invité : vous pouvez prendre un raccourci, passer par le jardin et vous serez plus rapidement à l’arrêt de bus… L’invité passe par le jardin, tombe dans une fosse à purin réussit au bout d’un moment à en sortir. L’année suivante le riche hôte l’invite à nouveau. Ils ont une très bonne conversation, boivent bien, mangent bien. Après cela l’hôte dit à son invité : vous pouvez prendre un raccourci, passer par le jardin. L’invité tombe à nouveau dans la fosse à purin. L’année d’après même chose. A nouveau la fosse à purin. La morale de cette histoire était selon Kipphard la suivante : la première fois, l’on pouvait encore admettre qu’il s’agissait d’un regrettable accident. La deuxième fois, on pouvait se mettre à suspecter l’hôte d’être une méchante personne. La troisième fois, il fallait bien commencer à se demander si l’invité n’était pas un idiot. Ce serait une version raccourcie de ma biographie»12.
«Tu peux m’appeler RDA», cette citation ironiquement détournée, tirée de  La construction est le revers de la biographie : la fixation de Müller sur l’utopie de l’arrivée d’une nouvelle époque, même si elle a l’allure d’une «vieille femme sanguinolente» comme l’exprimait Brecht, est concevable car nonobstant le caractère artificiel de sa construction, la RDA reste une alternative au national-socialisme de l’enfance vécu comme une dictature.
«La pression de l’expérience pousse la langue dans la poésie».
Avec ce credo (de TS Eliot), Müller pose les jalons pour la lecture d’une œuvre qui repose sur l’expérience d’une «Vie sous deux dictatures».
On a beaucoup reproché à Müller, surtout du coté occidental, et surtout après 1989, son attachement au socialisme. Même si, à partir de 1970, se met en place petit à petit une réhabilitation de l’auteur, commencée en 1973 avec la mise en scène de Ciment  par Ruth Berghaus et officialisée par l’attribution du Prix national de la RDA en 1986, cela ne se fait pas sans discussion. Ce qui est nouveau, c’est qu’en raison de sa notoriété internationale grandissante, il peut se rendre dans les pays étrangers «non socialistes» mais c’est précisément cela qui le conforte dans sa vision de la RDA du moins dans les prises de position publiques :
«rentré chez moi de Francfort la dévastée en passant par la vitrine de Berlin-Ouest dans la trouble lumière de la gare Friedrichstrasse, je suis content que Rosa Luxemburg, juive de Pologne, révolutionnaire en Allemagne soit enterrée de ce côté-ci du mur ».
« Ce côté-ci » du mur est celui à partir duquel Müller écrit. Il est celui d’un positionnement sans réserve pour la RDA même s’il participe au discours international. Rosa Luxemburg est la garantie du ,bon côté ‘ ce que cela signifie n’est pas explicité en tant que tel pas plus que le fait de rester en RDA n’est justifié de manière positive :
« On me demande parfois pourquoi je reste en RDA . Personne ne demanderait à un français pourquoi il reste en France13 ».
De cette constellation naît un dilemme qu’on ne peut peut-être décrire que comme un grand écart. Un exemple : dans la lettre culturelle au journal Le Monde (1979), il tente de faire comprendre quelque chose des problèmes de réception du théâtre en RDA au-delà du «cliché médiatique dissidence et/ou dogme» «bureaucratie et censure» sans admettre que la possibilité d’être compris soit donnée : «ce qui sépare deux expériences ne se prête pas à discussion». L’Est et l’Ouest se concrétisent en «deux expériences allemandes séparées» transformées en deux états : la RFA, «firme assainie par rétrécissement, fondée sur le terrain des réalités, qui est le sol marécageux de l’histoire allemande», la RDA comme «naissance prématurée par césarienne entre les classes, les familles, les individus[…], avec pour fondement, l’utopie» dont la population, cependant, vit sous  le feu roulant de la publicité», ne paye pas sa contribution à la consolidation de l’avenir avec des hourras».«Marécages de l’histoire» versus «utopie» et «avenir», les mots sont sans équivoque et attribués (de manière polémique) à chaque côté. Ainsi Müller refuse dans ce texte les modèles de description typiques de la dichotomie en cours de «dissidence et dogme» (en d’autres termes «prise de parole/ silence14.»)en faveur d’une vie dans le socialisme. Cependant sa vie ne le mène pas en dehors de ces dichotomies. «Je regrette d’être resté dans des généralités. Il est difficile sans espace public et à distance de ne pas écrire en lettres capitales». Si donc Müller à la fin du texte se contente de saluer «l’arbre solitaire à l’entrée de l’aéroport CHARLES DE GAULLE» cela reflète le dilemme de l’auteur, quand les destinataires se perdent, un processus que Müller dans les textes de années 1980 reflétera pour un public de RDA.
Après 1989, nouveau déplacement de ligne. Müller pressé de tous côtés de livrer la pièce adéquate pour la chute du mur, ne la livre pas. Son dernier drame Germania 3 Les spectres du Mort Homme fait se succéder en flashes différentes scènes de l’histoire allemande sans thématiser directement la Chute du mur, ce qui cependant constitue typiquement un commentaire à la manière de Müller car l’insistance sur l’histoire avec ses trames répétitives dit plus de choses sur l’actualité qu’une soi-disant pièce d’actualité :
« la période la plus riche dans la dramaturgie fut celle de la renaissance élisabéthaine, l’époque de Shakespeare. L’événement historique le plus marquant a été la destruction de l’Armada signalant la fin de la domination mondiale de l’Espagne. Cet événement n’est évoqué dans aucune pièce de cette période. Mais ses échos forment le matériau. Il n’est pas nécessaire que le factuel apparaisse »
Après 1989, la poésie devient un miroir singulier de l’auteur :
Dans la nuit à l’hôtel ma scène
N’est plus ouverte Les textes
Viennent non rimés la langue refuse le vers blanc
Devant le miroir se brisent les masques Aucun
Comédien ne m’ôte le texte Je suis le drame
MÜLLER VOUS N’ÊTES PAS UN OBJET POÉTIQUE
ÉCRIVEZ DE LA PROSE Ma honte a besoin de mon poème 15.
peut-on lire dans un texte de 1992. S’il s’agissait dans les pièces selon sa propre expression de devenir «sujet de l’histoire16.»et d’acquérir un pouvoir d’agir, les sujets des poèmes ont besoin d’une scène au plus pour l’auto-réflexion. Mais si le miroir devient un accessoire nécessaire il renvoie toujours à celui qui l’utilise17 Vingt-huit années après l’«autocritique» qui a succédé à l’interdiction de  La déplacée arrive cette assimilation poétique de la forme schématique partidaire :
« AUTOCRITIQUE
Mes éditeurs fouillent dans de vieux textes
Parfois quand je les lis j’ai froid dans le dos J’ai
Écrit cela DÉTENTEUR DE LA VÉRITÉ
Soixante ans avant ma mort présumée
Sur l’écran je vois mes compatriotes
Avec leurs mains et leurs pieds voter contre la vérité
Dont il y a quarante ans j’étais détenteur
Quelle tombe me préservera de ma jeunesse18.
Il ne pourrait pas formuler plus nettement la distance envers son propre texte mais aussi exprimer la honte que «la propriété privée de la vérité» dans une société qui se définit principalement par des rapports de propriété collectifs soit condamnée à l’échec quand les «compatriotes» et donc la majorité de la population vote : la démocratie comme décision majoritaire (même si c’est avec les mains et les pieds, la «tête» = la pensée reste explicitement absente). N’étant plus en «possession de la vérité», Müller engage une révision des premiers textes. Il en ressort parfois d’étonnants renversements que nous n’aborderons pas ici.
Dans les années 1990, on n’épargnera cependant pas à Müller les reproches publics d’être malgré ses critiques resté en RDA, d’avoir joui des privilèges de la liberté de voyager, etc. Avec une effrayante patience, il ne cesse de réagir encore et encore avec la responsabilité de l’écrivain envers son œuvre et l’affirmation qu’il n’aurait pas pu écrire ce qu’il a écrit dans d’autres circonstances. On pourrait dire que la formule de titre de cet essai, «Tu peux m’appeler RDA» retombe littéralement sur l’auteur comme une méchante et ironique allusion de l’histoire quand, en 1993, dans le débat public, en raison des reproches de collaboration avec la Stasi, à l’exemple de son rôle/sa personne, on évoque de nouveau de manière exemplaire la RDA, en mélangeant (comme déjà chez Christa Wolf et d’autres) résolument l’œuvre et l’auteur et l’on parle en conséquence de « la détérioration de la littérature par ses auteurs »
« Et il reste beaucoup / Telle sur les épaules une /charge d’échecs / A maintenir.
(Und vieles/ Wie auf den Schultern eine/ Last von Scheitern ist/ Zu behalten).
Cette citation de Hölderlin redevient actuelle pour Heiner Müller et il continue de considérer que son travail consiste à «s’exprimer comme écrivain» c’est à dire par la littérature. Il réalise ainsi un travail de mémoire et en même temps exerce une résistance comme le refoulement, car le refoulé, tel est l’avertissement de Müller, fait retour sous une forme différente le plus souvent violente
«quand la Lit[térature] la mémoire […] (Tâche de l’art : réappropriation de l’espace contre les remous du temps- conservateur dans un sens presque déjà révolutionnaire aujourd’hui (→ poubelle de l’histoire) – nouvelle incapacité à faire le deuil qui se retourne en violence sourde // je parle d’un deuil qui est le contraire de[la]pleurnicherie (nostalgie) + un nouveau travail de l’art 19.»
Les notables efforts de Müller pour ne pas jeter son expérience avec la RDA dans les « poubelles de l’histoire » ne sont ainsi que la poursuite logique de son travail dans lequel le passé appose son sceau sur le présent et ne se contente pas d’être une réaction à des blessures personnelles. Les expériences sont moteur de l’art, le travail de l’art en est l’expression, il n’y a pas de fin en vue car le fantôme de Hamlet – symbole de l’inachevé (du passé) – hante encore notre présent aujourd’hui. L’accent de ce travail de mémoire est placé sur «l’échec» comme expérience. Historiquement, il offre d’être dans une avance d’expérience puisque, selon Müller, elle reste à venir aussi pour les « vainqueurs » de l’histoire.
«Comme des morceaux non digérés qui remontent – de l’enterré qui se lève (la main sortant de la tombe)/ texte=pierre tombale ».
L’enfant mort du conte de Grimm20, dont le bras s’élève hors de la tombe, ne le retire qu’après que la mère dans un dernier geste de punition l’ait frappé avec la férule21. Contre ce traitement manuel du refoulement se dresse la conception de Müller du souvenir comme dialogue, la mémoire devient la reconnaissance du fond dont les morts veulent sortir et les textes acquièrent la fonction de pierres tombales.
Mais, pour savoir tout ce qu’il y a de non digéré, il faut de l’archéologie ce qui fait que l’impulsion principale se trouve dans les années 1990 aussi, sous le signe du concept de « Fouiller et se souvenir » de Walter Benjamin :
« Qui tente de s’approcher de son propre passé enseveli doit faire comme un homme qui fouille. Il ne doit pas craindre de revenir sans cesse à un seul et même état des choses – à le disperser comme on disperse la terre, à le retourner comme on retourne le royaume de la terre22
Sur ce point, une dernière anecdote de la fin des années 1980, dont il conviendrait de vérifier la véracité indépendamment de la probabilité de l’événement : Heiner Müller aurait dans les Alpes autrichiennes laissé tomber derrière lui des pièces de monnaie de RDA. A la question de savoir pourquoi il faisait cela, il avait répondu que c’était pour faire apparaître aux archéologues du futur la RDA plus grande qu’elle n’était.
Avec ces pièces (avec lesquelles selon le point de vue le désir et la réalité soit s’unissent soit se séparent) Müller paye son passage dans l’avenir qui ne s’en sortira pas sans ses fossoyeurs dans tous les sens du terme.
(Traduction Bernard Umbrecht)

 

1„Heiner Müller oder Leben im Material“ Müller im Gespräch mit Hermann Theißen, 1992, in: Die Deutsche Bühne, Nr. 8, 8.8.1992, S. 8-12. et Interview mit Wilfried F. Schöller: „Geschichten aus der Produktion“ (1975). In: Die Gespräche I.
2 Entretien avec Wilfried F Schöller (1975)
3 Hamlet-machine Les éditions de Minuit (Traduction Jean Jourd’heuil et Heinz Schwarzinger), page 76
4 Dans l’ »abysse » : «Furieuse attente / dans l’armure terrible / des millénaires» ibidem page 80
5 Même s’il a rétrospectivement dégradés les recensions comme « alimentaires »
6 Le texte se trouve dans La Bataille et autres textes Les éditions de minuit (Traduction Jean Pierre Morel)
7 Funktionnärshaltung
8 Les livres sont là pour être bazardés ou servir de chauffage : «la moitié du village fait cuire sa maigre soupe et s’essuie le cul avec la bibliothèque du château. .. Tu veux lire des livres, l’estomac dans les talons ? Déjà que j’arrive trop tard : les plus gros sont partis. Le meilleur c’est Meinkampf, celui-là, à Berlin, l’américain l’achète». (La déplacée –Traduction Irène Bonnaud et Maurice Tazschman -Les Editions de minuit, page 33)
9 Le passé ne pèse pas seulement sur le secrétaire du Parti, Flint : comme un épilogue symbolique, les spectres de Hitler et de Fréderic 2 lui sautent sur le dos et à chaque tentative de s’en débarrasser tombent l’un après l’autre tous les accessoires de déplacement et de propagande («le vélo, le drapeau,la pancarte, les livres»). Le résultat est lugubre : «Regarde de quoi il a l’air, notre État : rapiécé avec nos propres restes après douze ans de Heil Hitler et deux guerres, selon un modèle qui n’a pas poussé sur notre fumier. Et le vieil État, on ne l’a pas démonté nous-même. Résultat : ça coince au montage. Très vite, une pièce est mal assortie, la changer, ça prend du temps, et il faut le faire pendant la course, à pleine vitesse, vu qu’ils nous piquent les roues dès que la voiture s’arrête» Cf La déplacée (Traduction Irène Bonnaud et Maurice Tazschman) Les Editions de minuit, respectivement pages 33-34 et 89-90
10 Tragelehn a été licencié sur le champ du Théâtre de Senftenberg et mis à l’épreuve dans une mine de lignite à ciel ouvert à Klettwitz
11 Revue Sinn und Form 1-2/1965
12 Cette version raccourcie, Müller la qualifie dans son autobiographie  Guerre sans bataille  de 1992 de «très bonne histoire», mais dans l’entretien avec Hermann Theissen il souligne qu’il s’agit de la version de Kipphardt et que lui-même raconterait cette histoire autrement.
13 Cf l’entretien de Müller avec Rolf Rüth et Petra Schmitz Une des raisons d’écrire est la joie maligne : «c’est aussi une raison essentielle qui me fait rester en RDA, je n’ai pas besoin d’y remplir une déclaration de revenus»
14 En français dans le texte
15 MÜLLER A L’HOTEL HESSISCHER HOF in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 pages 120-121 Christian Bourgois Editeur. (Traduction . M. Taszman)
16 Cf la déclaration de Müller : «J’ai toujours été un objet de l’histoire et je cherche pour cette raison à en devenir un sujet (acteur) » in Je crois au conflit sinon je ne crois à rien, entretien avec Sylvère Lotringer
17 Müller note : «Si j’écris sur F(aulkner), j’écris bien sûr (au moins aussi) sur moi. Plus je disparais de moi-même, plus je deviens important. J’ai été si longtemps entraîné à m’ignorer que pour le reste de mon temps je ne vois quelque chose que dans un miroir» Archives Heiner Müller 5275
18 Extrait de TELEVISION in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 page 97 Christian Bourgois Editeur (Traduction Jean Jourdheuil, J.F. Peyret)
19 Esquisse tirée de l’archive Heiner Müller 5275. Les ratures ont été faites à la main sur le tapuscrit
20 Das eigensinnige Kind(l’enfant entêté) dans Contes pour les enfants et la maison des Frères Grimm
21 Ce geste de punition jusque dans la mort équivaut au rituel d’enterrement consistant à jeter de la terre sur le cercueil, selon Müller «un rituel barbare visant à maintenir les morts sous terre pour conjurer le scandale de la résurrection qui signifierait la fin de notre monde » in Müller Werke 2. Page 177
22 W. Benjamin : Ausgraben und Erinnern. In: Gesammelte Schriften, Bd. IV.1, S. 400-401n:
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