Johann Peter Hebel : « L’ami des bords du Rhin »

Le SauteRhin ne peut que se réjouir de l’édition en français d’un choix de textes de Johann Peter Hebel. Il n’est pas tout à fait un inconnu pour ses lecteurs/lectrices. Les éditions Circé viennent en effet de publier, sous le titre L’Ami des bords du Rhin, un florilège des contributions que l’écrivain a écrites pour l’Almanach du Pays de Bade : der Rheinländischen Hausfreund. Ce titre, il ne le prendra cependant qu’en 1808 à la suite d’une transformation impulsée par l’auteur lui-même. Je le détaille un peu plus loin. Les histoires, elles, remontent à 1803 et s’étendent jusqu’en 1819. Il y en a en tout 300. Elles figuraient donc dans un almanach (de l’arabe al-munāḵ = « moment dans le temps ») dont une partie était d’un contenu classique. Les récits occupaient la moitié de la publication. Les autres pages étaient consacrées en premier aux mérites grands-ducaux de l’année écoulée suivies d’informations pratiques utiles aux paysans, calendriers des fêtes religieuses à venir, pour chaque mois les heures de levers et couchers du soleil, les quartiers de lune, etc. Le tout faisait 52 pages
Les éditions Circé en ont sélectionné 90, traduites et présentées par Bernard Gillmann. C’est encore peu mais c’est le seul accès à Hebel, en livre, pour les francophones hormis les anciennes traductions de 1892 que l’on trouve en ligne à la Bibliohèque nationale (Gallica). Signalons aussi les efforts des éditions Pontcerq de diffuser sous forme de tract des Hebel-Kolportage. Le choix de Circé est cependant sensiblement plus large que celui des Éditions Corti, Histoires d’Almanach (1991), par ailleurs épuisé, qui n’en comptait que 35. Autant dire que Johann Peter Hebel, qui fut admiré par Goethe – qui l’a rencontré-, Bertolt Brecht, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Kafka …, qui a inspiré un écrivain comme Alexander Kluge, peine encore à être connu en France. En Allemagne, il est devenu un classique, presque comme les frères Grimm, non sans avoir subi la « suffisance » intellectuelle de ceux qui méprisent la littérature dite populaire comme le note Walter Benjamin dans son hommage au Badois – son territoire d’activité était le Pays de Bade -. Ce texte  figure en annexe du recueil.

Le SauteRhin avait déjà mis en ligne la « plus belle histoire du monde », selon le philosophe Ernst Bloch, un morceau d’anthologie : Unverhofftes Wiedersehn / Retrouvailles inespérées.

Comme à notre habitude, nous commencerons par lire un texte d’abord en allemand puis en français.

 

 

 

 

 

 

 

Denkwürdigkeiten aus dem Morgenlande

1
In der Türkei, wo es bisweilen etwas ungerade hergehen soll, trieb ein reicher und vornehmer Mann einen Armen, der ihn um eine Wohlthat anflehte, mit Scheltworten und Schlägen von sich ab, und als er ihn nicht mehr erreichen konnte, warf er ihn noch mit einem Stein. Die es sahen, verdroß es, aber niemand konnte erraten, warum der arme Mann den Stein aufhob und ohne ein Wort zu sagen in die Tasche steckte, und niemand dachte daran, daß er ihn von nun an bei sich tragen würde. Aber das that er. Nach Jahr und Tag hatte der reiche Mann ein Unglück, nämlich er verübte einen Spitzbubenstreich und wurde deswegen nicht nur seines Vermögens verlustig, sondern er mußte auch nach dortiger Sitte zur Schau und Schande, rückwärts auf einen Esel gesetzt, durch die Stadt reiten. An Spott und Schimpf fehlte es nicht, und der Mann mit dem rätselhaften Stein in der Tasche stand unter den Zuschauern eben auch da und erkannte seinen Beleidiger. Jetzt fuhr er schnell mit der Hand in die Tasche; jetzt griff er nach dem Stein; jetzt hob er ihn schon in die Höhe, um ihn wieder nach seinem Beleidiger zu werfen, und wie von einem guten Geist gewarnt, ließ er ihn wieder fallen und ging mit einem bewegten Gesicht davon.
Daraus kann man lernen: Erstens: man soll im Glück nicht übermütig, nicht unfreundlich und beleidigend gegen geringe und arme Menschen sein. Denn es kann vor Nacht leicht anders werden, als es am frühen Morgen war, und »wer dir als Freund nichts nutzen kann, der kann vielleicht als Feind dir schaden«. Zweitens, man soll seinem Feind keinen Stein in der Tasche und keine Rache im Herzen nachtragen. Denn als der arme Mann den seinen auf die Erde fallen ließ und davonging, sprach er zu sich selber so: »Rache an dem Feind auszuüben, solange er reich und glücklich war, das war thöricht und gefährlich; jetzt wo er unglücklich ist, wäre es unmenschlich und schändlich.«
2.
Ein anderer meinte, es sei schön, Gutes zu thun an seinen Freunden, und Böses an seinen Feinden. Aber noch ein anderer erwiderte, das sei schön, an den Freunden Gutes zu thun und die Feinde zu Freunden zu machen.
3.
Es ist doch nicht alles so uneben, was die Morgenländer sagen und thun.
Einer, Namens Lockmann, wurde gefragt, wo er seine feinen und wohlgefälligen Sitten gelernt habe? Er antwortete: »Bei lauter unhöflichen und groben Menschen. Ich habe immer das Gegenteil von demjenigen gethan, was mir an ihnen nicht gefallen hat.
4.
Ein anderer entdeckte seinem Freund das Geheimnis, durch dessen Kraft er mit den zanksüchtigen Leuten immer in gutem Frieden ausgekommen sei. Er sagte so: »Ein verständiger Mann und ein thörichter Mann können nicht einen Strohhalm miteinander zerreißen. Denn wenn der Thor zieht, so läßt der Verständige nach, und wenn jener nachläßt, so zieht dieser. Aber wenn zwei Unverständige zusammenkommen, so zerreißen sie eiserne Ketten.«

(Johann Peter Hebel : Die Kalendergeschichten. Sämmtliche Erzählungen aus dem Rheinländischen Hausfreund. Herausgegeben von Hannelore Schlaffer und Harald Zils. DTV2010. On le trouve aussi en ligne

Faits, gestes et propos mémorables de Levantins

1.
En Turquie où, à ce qui paraît, les choses ne sont pas tout à fait comme il conviendrait qu’elles soient, un monsieur riche et distingué repoussait à coups de canne et d’invectives un pauvre hère qui implorait une aumône, et alors qu’il avait renoncé à le poursuivre, il lui jeta encore une pierre. Les témoins de la scène en étaient gênés, mais aucun d’eux n’a compris pourquoi le mendiant avait ramassé la pierre et sans dire un mot l’avait empochée, et aucun d’eux n’aurait imaginé qu’il la garderait dès lors sur soi. Et c’est pourtant ce qu’il a fait.
Bien des années plus tard, le monsieur riche se trouve plongé dans le malheur. Pour avoir commis une escroquerie, il perd non seulement sa fortune, mais il doit au vu de tous et à sa grande honte se promener en ville monté à rebours sur un âne, comme le veut la tradition locale. Le tout sous une pluie d’injures et de quolibets, et l’homme qui gardait cette pierre mystérieuse au fond de sa poche se trouvait également dans la foule, et il reconnut celui qui l’avait humilié. Le voilà qui met vite la main à sa poche ; le voilà qui agrippe la pierre ; le voilà qui s’apprête à la retourner à l’envoyeur et, comme sous l’effet d’une bonne inspiration, il la laisse tomber et s’en va bouleversé.
Que retenir de cette histoire ? En premier lieu, dans la prospérité mieux vaut n’être ni arrogant, ni désagréable, ni offensant envers les gens de peu et de rien. Car ce que te promet le matin, le soir venu, te sera peut-être ravi, et si tu ne vois pas pourquoi quelqu’un deviendrait ton ami, ne fais pas en sorte qu’il devienne ton ennemi. En deuxième lieu, mieux vaut ne pas garder rancune envers son ennemi ni pierre en poche pour se venger de lui. Car lorsque le monsieur pauvre laissa tomber la sienne et qu’il s’en alla, il raisonnait ainsi : « Assouvir sa vengeance quand l’ennemi est riche et comblé, ç’aurait été follement dangereux : maintenant qu’il se trouve plongé dans le malheur, ce serait ignoble et inhumain ».
2.
— Rien de plus beau que de faire preuve de bonté envers ses amis et de méchanceté envers ses ennemis, opinait l’un.
— Rien de plus beau, rétorquait l’autre, que de faire preuve de bonté envers ses amis, et de ses ennemis en faire des amis.
3
Parmi les faits, gestes et propos des Levantins, il y en a, quoiqu’on dise, de remarquables.
On demandait un jour à un sage du nom de Luqman d’où il tenait ses manières affables et courtoises. Lui de répondre : « C’est en fréquentant des gens brutaux et mal embouchés. J’ai toujours fait le contraire de ce qui ne me plaisait pas dans leur conduite ».
4.
Un autre sage révéla à son ami le secret grâce auquel il s’en sortait toujours merveilleusement bien avec les mauvais coucheurs. Et d’expliquer : « Lorsqu’ils sont ensemble, un homme sensé et un insensé sont incapables de rompre un fétu de paille. Car si l’insensé veut le tirer à soi, le sensé cède aussitôt, et si celui-là renonce à poursuivre le jeu, celui-ci l’emportera. Mais si deux insensés se confrontent, ils seront capables de rompre les chaînes les plus solides ».

(Johann Peter Hebel : L’ami des bords du Rhin. Florilège. Traduction et présentation de Bernard Gillmann. Circé. 2022

Ce n’est pas la toute première histoire qui parle, elle, « de comment est organisé notre univers ». C’est la seconde du recueil dont il est question ici. Comme l’auteur par la voix de son éditeur le fait remarquer, il y a du meilleur aussi au milieu et à la fin du livre. Je l’ai choisie parce qu’elle permet d’emblée d’observer la manière de faire du poète alémanique qui toujours part de ce qu’il sait de son lecteur et dialogue avec lui. Il cultive dans son écriture même cette relation. Ce lecteur/ cette lectrice est non urbain.e, vit à la campagne du Pays de Bade. ( Merci de lire à chaque fois que j’écris, comme Hebel lui-même lecteur ou ami, aussi, pour nous aujourd’hui, lectrice ou amie).
Cette chronique date de 1803. On part en Turquie, pays où, paraît-il, les choses ne vont pas comme elles devraient. C’est ce que les gens croient. Un peu plus loin, on lit : « Parmi les faits, gestes et propos des Levantins, il y en a, quoiqu’on dise, de remarquables. Quelques années plus tard, en 1811, on y retourne et là l’incipit est le suivant : «  En Turquie, la justice n’est pas un vain mot ». Il faut entendre par Turquie les pays relevant de l’Empire ottoman. Je noterai d’abord le dépaysement de son lectorat auquel procède Hebel. Il sait qu’il a tendance à se sentir bien chez lui, qu’il se contente de voir le soleil se lever et se coucher, de voir la lune tantôt au quart, tantôt au demi enfin pleine dont les heures dont par ailleurs données dans l’Almanach, sans aller plus loin. Et il l’interpelle, car c’est un ami, un Hausfreund, un « ami de la famille » :

« Hé l’ami », assister chaque jour à un tel spectacle et ne jamais se poser de questions sur ce que tout ça peut bien vouloir dire, il n’y a pas de quoi être fier. » (p.27)

Il y a là tout le programme des histoires d’almanach : sortir le lecteur de son chez soi, de son quant-à-soi, le tirer hors de son petit monde, élargir son cosmos, ouvrir son esprit à l’autre, l’étranger. Même si souvent ce n’est guère plus qu’un décor, nombre de ses histoires se situent dans un ailleurs permettant de créer de la distanciation. On fait ainsi un petit tour d’Europe jusqu’à Londres, Moscou et les confins du Proche Orient. Hebel semble négocier avec prudence les virages dans les changement d’optique qu’il propose à ses lecteurs. On peut s’en rendre compte aussi, outre l’exemple ci-dessus, quand il parle de Mahomet : «  il serait faux de dire qu’il n’y a rien d’édifiant dans ce qu’a dit ou fait Mahomet »(p.201) Également, autre exemple, quand il démonte, en partisan de l’Aufklärung, des Lumières, les peurs et les superstitions, par exemple la croyance que les comètes sont annonciatrices de catastrophes et de guerres. Ces dernières sont – ô combien- plus nombreuses que les apparitions de l’astre chevelu. «  Non la comète ne sait rien de nous. Elle vient à l’heure qui lui incombe à elle »( p. 131)
On observe aussi dans l’histoire citée la façon dont il amène le lecteur à penser d’abord que le mendiant va se venger, œil pour œil, dent pour dent. Et ben non. Il ne le fera pas. Et s’ouvre ainsi un espace de réflexion et de discussion complété par d’autres points de vue. Cela permet au lecteur de réfléchir par lui-même.
Pour Hebel, il n’y a pas de riches sans pauvres, de bien sans mal, de bonté sans méchanceté, de beauté sans laideur, de lumière sans obscurité… . Il n’oublie pas la « part du diable »( W. Benjamin).
Il procède à l’opposé de ce que préconisait l’Académie royale de Prusse qui, en 1779, voulait expurger tous les écrits de ce qui relevait de la superstition. Il ne moque pas ses lecteurs d’en avoir. Au contraire, il en parle pour mieux la déconstruire. Il a compris et fait comprendre que les gens n’achetaient pas l’Almanach pour se voir asséner des leçons de morale. Les Lumières, oui, mais pas à la baguette, par la contrainte, et le mépris. Amicalement. Notre auteur semble compter sur la fidélité du lecteur, ce qui lui permet de renvoyer à des histoires antérieures (aujourd’hui, on fait des liens comme sur cette page-ci), d’introduire un point de vue modifié voire de construire un personnage quelque peu picaresque tel celui du brigand Ari Zundel, qui vole certes pour l’argent mais d’avantage encore pour le défi que cela représente. Il y a aussi des leçons d’histoire naturelle, matière qu’il a enseigné au Gymnasium de Karlsruhe à côté du latin, du grec et de la religion. Il nous parle ainsi des chenilles processionnaires, de l’utilité de la taupe, des lézards, les poissons volants, les comètes déjà citées. Dans son texte intitulé Le narrateur, Walter Benjamin écrit que « la tendance à s’orienter vers la vie pratique paraît essentielle chez nombre de narrateurs nés ». Il cite à ce propos Hebel et note que :

« Tout cela fait ressortir ce qu’il en est de toute vraie narration. Elle comporte ouvertement ou secrètement une utilité. Cette utilité se traduira tantôt par un proverbe ou une règle de conduite, tantôt par une recommandation pratique, tantôt par une moralité, en tout cas le narrateur est de bon conseil pour son public. Mais si être de bon conseil a aujourd’hui une consonance quelque peu désuète, la faute en est à ce que la faculté de communiquer l’expérience décroît. C’est pourquoi nous ne sommes plus de bon conseil, ni pour nous ni pour autrui ». (Walter Benjamin: Le conteur )

Aujourd’hui le conseil s’est digitalisé et est devenu un marché florissant pour des sociétés du même nom.

Couverture de la première édition du Schatzkästlein (1811)

En 1809, l’éditeur Cotta propose à Hebel de rassembler et d’éditer les textes de l’Almanach, 126 en tout, à cette date. Il en écrira encore bien d’autres. Ce sera le Schatzkästlein des Rheinländischen Hausfreundes, (Littéralement : L’écrin de l’ami de la famille du pays rhénan),  c’est-à-dire une anthologie des histoires d’almanach sans almanach. Le livre paraîtra en 1811 dans un premier tirage de 2000 exemplaires. Dans sa préface Johann Peter Hebel écrit :

« Le lecteur avisé se souviendra volontiers d’avoir déjà entendu ou lu ailleurs plusieurs des récits et anecdotes présentés, ne serait-ce que dans le vade-mecum, cette sorte de pâturage ou de pré commun dans lequel l’auteur les a en partie cueillis lui-même. Mais il ne s’est pas contenté de les recopier, il s’est efforcé d’habiller ces enfants d’humour et de bonne humeur, de les vêtir de manière plaisante et drôle, et s’ils plaisent au public, c’est qu’il a réussi à réaliser un beau souhait, et il n’a pas d’autres prétentions sur les enfants eux-mêmes ».

La morale invisible

On peut retenir de cette préface que les histoires sont rassemblées dans un livre pour prolonger leur existence au-delà de l’année pour laquelle elles avaient été écrites. On ne choisit pas seulement les meilleures histoires car elles ne peuvent ressortir comme meilleures que s’il y en a de moins bonnes. Elles viennent du domaine public, c’est-à dire qu’elles sont aussi orales, en provenance « des  pâturages » communs où elles se racontent et où elles ont été collectées. Elles appartiennent à tout le monde. Elles sont le plus souvent déjà là. Elles n’ont cependant pas été simplement recopiées mais parées d’un bel habit. Sa biographe, Heide Helwig, parle d’une « écriture palimpseste » mais n’est-ce pas le cas de toute écriture ? Et peut-être de toute lecture ? Disons que Hebel a élevé la chronique au rang de genre littéraire. Le fait que les histoires soient déjà plus ou moins familières, déjà entendues, lui permet d’autant plus facilement de les commenter sous forme d’un à retenir (Merke!) : que peut nous inspirer telle ou telle anecdote ? Quelle leçon en tirer ? Morale ? Il y a de cela mais il faudrait s’entendre sur ce mot et sur la manière dont elle s’exprime. Ce n’est pas une morale assénée, plutôt un espace de réflexion pour élaborer une sagesse. Dans bien des histoires, cette « morale » est enfouie, non pas cachée comme un trésor mais à extraire comme l’or dans une mine pour utiliser les métaphores de Walter Benjamin. Benjamin dans une autre conférence sur Hebel, de 1929, – celle qui figure en annexe de L’ami des bords du Rhin avait été prononcée en 1926 pour le centenaire de sa mort- parle d’une morale comme « continuation de l’épopée par d’autres moyens » joint à un « ethos du tact ». Benjamin cite l’histoire de L’apprenti barbier de Segringen (p.95) seul à avoir le courage de raser ein fremder von der Armee, « un étranger venu de l’armée ». Ce dernier avait en effet menacé d’embrocher le barbier à la moindre égratignure. L’apprenti courageux, le travail effectué, lui apprend que de toute façon il l’aurait devancé en lui tranchant la gorge. «  Voilà les histoires de Hebel », écrit Walter Benjamin, ajoutant :

« Elles ont toutes un double fond. En haut le meurtre, le vol et les jurons ; en bas, la patience, la sagesse et l’humanité.
La morale, élément étranger chez le narrateur médiocre, est ainsi chez Hebel la continuation de l’épopée par d’autres moyens. Et comme il réduit l’ethos à une question de tact, le concret accède ici à sa plus grand force. […] Morale – telle serait la définition de Hebel – est l’action dont la maxime est invisible. Non pas dissimulée ou cachée comme le butin d’un voleur, mais invisible comme l’or enfoui dans la terre. Sa morale est donc liée à des situations dans lesquelles les gens finissent par la découvrir. »

(Walter Benjamin : Johann Peter Hebel. Trad. Rainer Rochlitz in Oeuvres II. Folio Essais. p. 168-69)

En ce sens, la lecture aussi est palimpseste.

« Une » de la nouvelle édition de l’Almanach (1808). Une couleur et des gravures

Hebel était un homme d’église. Il a rempli de nombreuses fonctions ecclésiastiques jusqu’à l’équivalent d’un évêque de l’église protestante. C’est d’ailleurs son consistoire qui éditait l’Almanach qui portait au départ un titre imbuvable : Almanach de la campagne édité par le haut privilège du prince électeur de Bade, destiné au margraviat de Bade de confession protestante. Ce qui, soit dit en passant, ne devait pas encourager les lecteurs de confession catholique à l’acheter. Hebel qui s‘était rendu célèbre par l’édition de ses Alemannische Gedichte, Poèmes alémaniques, c’est à dire en dialecte partagé entre le pays de Bade, les régions voisines d’Alsace et d’une partie de la Suisse, y contribuait déjà. Hebel s’engage et finit par obtenir non seulement le changement de titre mais d’autres réformes importantes. Cela s’appellera donc der Rheinländlischen Hausfreund = l’ami de la maison du pays rhénan. Le Hausfreund, explique Bernard Gillmann,

« est celui qu’on connaît, qui, de passage, s’assoit à la table de la maison, le temps de boire un verre de vin et de repartir après avoir discuté du temps qu’il fait, des récoltes, de la santé des enfants, de l’accident ou du cambriolage qui s’est produit dans un autre village ou au loin » (p.12).

L’expression insiste sur la familiarité, la convivialité. Elle désigne un « colporteur de paroles » qu’il convient de ne pas confondre avec l’amant attitré de la maîtresse de maison que l’on appelle également Hausfreund. Parmi les autres réformes obtenues, on peut noter la décision d’une responsabilité éditoriale unique afin d’éviter que chaque membre du consistoire y mette son grain de sel, ce qui, on le sait, rend la soupe indigeste, l’introduction de gravures, d’une couleur en l’occurrence le rouge, comme on le voit dans l’image ci-dessus et la fin de l’obligation d’acheter l’Almanach, édictée par les autorités du pays. A la place, Hebel plaide pour que la publication soit soumise à la loi de l’offre et de la demande.

Hebel qui a travaillé à la réunion de l’église luthérienne et de l’église réformée s’est soucié de tolérance religieuse. J’ai déjà évoqué Mahomet, la religion juive n’est pas en reste avec un personnage qui porte le nom du philosophe des Lumières Moses (et non Moïse, cher traducteur) Mendelssohn, un récit quasi journalistique sur le Grand Sanhédrin de Paris, l’histoire drôle du Juif de verre. Pour ce qui est des catholiques et des protestants, Hebel pousse jusqu’à l’absurde la tentative de conversion de deux frères, l’un catholique, l’autre protestant, chacun à la confession de l’autre. Au final, le catholique devient protestant et le protestant catholique et tout recommence.

Je voudrais m’arrêter sur un récit qui a valu des ennuis à son auteur au point qu’il dut le mettre au pilon alors qu’il était déjà imprimé. Il s’agit de Der fromme Rat (Le pieu conseil) ici traduit par La demande de conseil (p.247). Dans l’édition allemande, l’histoire profite d’une illustration ce qui rend inutile d’en rajouter, écrit Hebel. La voici :


Un jeune homme catholique et pieu mais inexpérimenté se trouve au milieu d’un pont où se croisent deux processions catholiques également. Ayant appris qu’il devait s’agenouiller à leur passage, alors que les deux se rapprochent de lui, il est désemparé : laquelle choisir ? Implorant du regard le prêtre, l’un d’eux lui fit un sourire et leva l’index vers le ciel. C’est vers là haut que tu dois prier. Et le chroniqueur de conclure :

« Admirable geste que tient à saluer l’Ami de la famille même sil n’a jamais égrené de rosaire, ce qui se comprend du reste puisqu’il rédige des articles dans un Almanach protestant. » (p.248).

On a du mal à comprendre ce qui a pu mettre en fureur le nonce du Pape à Zürich pour qu’il en obtienne l’interdiction. Peut-être y voyait-il une allusion aux conflits qui secouaient alors l’Église de Rome. Toujours est-il qu’après cela, en 1815, Hebel, tout en continuant à contribuer à l’Almanach, en abandonne la direction. Il est par ailleurs submergé de travail. A côté de ses fonctions ecclésiastiques, il est depuis 1808, et jusqu’en 1815, également directeur du Gymnasium illustre, établissement d’enseignement supérieur de Karlsruhe. Et une offensive de restauration s’annonce en Europe.
Parmi les histoires que j’aime bien, je citerais celle du général Souvorov (p. 113). Comme tout général, il donne des ordres mais il a la particularité de se les appliquer aussi à lui-même, ce qui produit des situations cocasses. Il y a celle, terrible, du combat d’un homme contre un loup qui se passe à Saulieu en Côte d’Or. Le nommé Machin arrive à se traîner dans sa maison accouplé au loup dont les crocs sont solidement plantés dans sa poitrine et réussit à montrer à sa fille -âgée de 22 ans, est-il précisé – où asséner le coup de couteau à l’animal pour sa délivrance (p.114). On trouve aussi quelques échos du début de l’industrialisation. Dans l’édition citée sont publiées quelques proses diverses non destinées à l’almanach. Dans l’une d’entre elles, Hebel a sa petite idée pour expliquer pourquoi nous fumons du tabac : alors que la vue et l’ouïe, par exemple, sont constamment sollicitées de diverses manières, la bouche n’a souvent rien à faire. Alors on fume du tabac. Ou on mâche quelque chose, un chewing-gum ou son crayon. L’auteur ne connaissait pas encore l’addiction nicotinique organisée.

« Fumer du tabac est au goût ce que voir un mur, les tuiles sur le toit, un bout de bois est à la vue, ce que fredonner, faire un bruit quelconque, faire tinter quelque chose, siffler pour soi sont à l’ouïe, ce que gratter, frotter, palper sont au toucher » (p 272)

On peut tout à fait piocher dans le livre qui ne nécessite pas une lecture continue, même si c’est mieux. Pour finir, je vous propose une seconde histoire que j’aime beaucoup depuis longtemps. Elle fait partie d’un autre ensemble, celui des situations drôles, ou pas, qui reposent sur des quiproquos linguistiques.

Missvertand

„Im 90ger Krieg, als der Rhein auf jener Seite von französischen Schildwachen, auf dieser Seite von schwäbischen Kreis-Soldaten besetzt war, rief ein Franzos zum Zeitvertreib zu der deutschen Schildwache herüber: Filu! Filu!. Das heißst auf gut deutsch: Spitzbube. Allein der ehrliche Schwabe dachte an nichts so Arges, sondern meinte der Franzose frage: Wie viel Uhr? Und gab gutmütig zur Antwort : halber vieri

Malentendu

« Lors de la guerre des années 1790, alors qu’on montait la garde des deux côtés du Rhin, de ce côté-là des sentinelles françaises et de ce côté-ci des soldats du contingent souabe, un Français qui s’ennuyait d’invectiver dans sa langue son vis-à-vis allemand : Filou !, Filou !. Le brave souabe, qui ne songeait pas à mal, et croyant qu’on lui demandait l’heure [Wie viel Uhr?], de répondre serviable et en souabe : halber vieri [Trois heures et demi] »

Bonne lecture, ami.e du SauteRhin

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Une réponse à Johann Peter Hebel : « L’ami des bords du Rhin »

  1. Breuning Liliane dit :

    J’adore!

    Je vais mettre le temps qu’il faudra pour le déguster!

    Mais je tiens quand même à vous dire (même si vous haïssez les compliments) que je suis toujours sidérée par votre méticulosité (almanach (de l’arabe al-munāḵ = « moment dans le temps »)

    Quand j’étais petite, j’adorais les almanachs, souvent dans une maison, c’était tout ce qu’il y avait à lire.

    Veuillez me faire, pour une fois, la grâce d’accepter mes remerciements et ma gratitude.
    Liliane Breuning

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