Pandémie et territoires (premières approches )

Les conceptions globalisées et globalisantes ont, durant cette pandémie de Covid19, à l’exception des territoires nationaux évidemment indispensables mais non les seuls pertinents, oublié ou fait mine d’oublier les autres échelles de territoires tant infra-nationaux que trans-nationaux. C’est ce que je voudrais montrer à l’exemple de l’ Alsace dont la forte contamination a été enfouie dans l’espace d’un non territoire, simple découpage administratif de l’État au détriment des potentialités présentes et futures de coopérations transfrontalières. Cet examen nous amènera à ce qui se prépare d’ores et déjà pour la suite puis à une réflexion sur la notion de territoire.

«  L’étrange et curieuse épidémie qui vient tout juste de se déclarer chez nous est un objet qui relève il est vrai de la compétence exclusive des médecins, du moins en ce qui concerne les symptômes et les remèdes à employer contre elle ; mais, pour quelqu’un qui observe simplement ce phénomène original du point de vue du géographe physique, la façon dont il s’est propagé et a cheminé à travers de vastes contrées ne manque pas non plus de susciter la perplexité et la réflexion. » (I. KANT)

Un virus pour se répandre a besoin en effet d’un moyen de transport.

Notre horizon s’est rétréci pendant la pandémie

Kant, quand il en appelle à la géographie, ne dit évidemment pas – et pour cause – qu‘il faudrait faire cette géographie dans un cadre strictement national. Si notre horizon s’est rétréci pendant la pandémie, il faut le rouvrir. Nous avons en effet, d‘un côté, en France, concernant les statistiques de la Covid19, ceci :

Copie d’écran du site de Santé publique France (Geodes)

Indépendamment du manque de précision et du fait que dans l‘est, la carte ne situe pas l’impact de l‘épidémie au bon endroit mais tient strictement compte des divisions administratives de l’État, on peut percevoir une diagonale d‘inégale répartition dans le pays.

De l‘autre, en Allemagne, nous avons cela :

Copie d’écran du site de l’Institut Robert Koch

On y décèle une diagonale également mais dans l‘autre sens, le clivage est-ouest s’inverse en Allemagne. Chez nous moins de contamination à l’ouest, en Allemagne moins à l’est. La diffusion du virus dans l’espace n’est pas homogène. C’est une pandémie qui reste concentrée spatialement, plus que d’autres infections virales telles que la grippe. Tandis qu’en France, ce sont les régions de l’Est et du Nord, ainsi que la région parisienne qui concentrent les deux tiers des cas, en Allemagne les régions les plus frappées sont les deux Länder du sud, Bavière et Bade-Wurtemberg, ainsi que la Rhénanie-du-Nord- Westphalie.

Le démographe Hervé Le Bras note :

« on voit que la diversité des contacts rapprochés est l’une des clés de l’évolution de l’épidémie. Au lieu de raisonner sur des coefficients abstraits tel le fameux nombre moyen Ro de contagions par personne, il faudrait pouvoir entrer dans le détail de ces contagions. On voit ici que les axes de circulation, les institutions et les logements occupent vraisemblablement une position stratégique ».

Il y a donc des composantes locales, régionales. On ne comprend pas dès lors comment, en particulier dans les régions frontalières et en prenant en plus le Haut Rhin comme département de référence, il peut penser pouvoir ne raisonner que dans un contexte hexagonal. Et de nous présenter des cartes strictement découpée dans ce cadre. Quand bien même les données n’auraient pas été disponibles, il convenait de noter l’existence de contacts et d’axes de circulation transfrontaliers. D’autant que le Haut-Rhin dispose, en outre, d’un aéroport international, celui de Bâle-Mulhouse. Hervé Le Bras n’a pas été le seul à nous présenter de tels schémas. Le gros danger de cette indifférenciation est celui d’une vision n’existant que dans des espaces clos et à des échelles peu propices à la compréhension.

A défaut d’une meilleure approche des réalités européennes, on peut au moins juxtaposer les cadres nationaux. C’est donc avec plaisir que j’ai accueilli le travail suivant :

Auteur Michel : Michel Deshaies, professeur de géographie, Université de Lorraine

Il contient une meilleure échelle de localisation permettant des ouvertures transfrontalières. Et ce n’est qu’une esquisse qu’il faudrait compléter par d’autres données non seulement géographiques avec, au sud de l’Allemagne, la Suisse et au nord le Luxembourg et la Belgique mais aussi avec d’autres facteurs puisque l’inégale répartition implique également des facteurs sociaux, des différences dans les modalités de gestion, jacobine en France, décentralisée en Allemagne, des taux d’équipements hospitaliers diversifiés, aussi. L’auteur de cette carte, Michel Deshaies, professeur de géographie à l’Université de Lorraine la commente ainsi :

« En Allemagne comme en France, on observe de grands contrastes géographiques dans la densité des cas attestés. Mais ces inégalités correspondent à des schémas d’organisation spatiale très différents dans les deux pays. Il est trop tôt pour pouvoir comprendre les mécanismes par lesquels ces schémas ont favorisé, ou entravé, la propagation du virus. L’étude de la répartition spatiale des densités de cas et de mortalité peut contribuer à les éclairer ».

Il ajoute en associant Sarre et Moselle, d’une part, Alsace et Breisgau, d’autre part, où les densités de cas sont proches :

« ce qui semble montrer que les échanges transfrontaliers ont joué ici un rôle dans la propagation du virus »

Peu importe, au regard de celle qui m’intéresse ici, la question des difficultés d’une approche comparative, les modes de calculs étant différents entre les pays, l’important sont les tendances générales et ce que cela révèle en termes d’échange entre différents espaces par-delà les frontières.

Si l’on retient ce critère de l’intensité des échange, la carte pré-citée offre encore un autre intérêt. Si, d’un côté, on peut en déduire l’existence d’un espace d’échange transfrontalier, force est, dès lors, de constater, de l’autre, qu’un tel espace n’existe pas du moins avec la même intensité dans cette entité purement formelle arbitrairement découpée sur un coin de table et qui fut nommée Grand-Est.

« Le virus nous a aussi montré combien peu le Grand Est correspond à une réalité sociale. Pendant toute la première phase de développement de l’épidémie, on entendait partout que le «Grand Est était sévèrement touché». En réalité, les chiffres étaient comparables à ceux du sud ouest de la France dans sept départements sur dix. Seuls les départements alsaciens et la Moselle étaient fortement touchés. Le développement de l’épidémie révèle les vraies relations socio-économiques, à savoir un échange particulier aux trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle», note Jean-Marie Woerhling.

L’ensemble de ces considérations même succinctes offre une autre vision car elles font de la Banane bleue, de Londres à Milan, le long de l’axe rhénan la région la plus atteinte même s’il faut y ajouter la Bavière.

« On note aussi une composante socio-économique, dans la mesure où ce sont essentiellement des régions riches qui ont été affectées, alors que le cœur des villes pauvres de la Ruhr, ainsi que les régions les moins prospères du nord et de l’est, sont largement épargnées par la pandémie ». (Michel Deshaies, texte cité)

Resterait la situation des plus pauvres dans les régions riches. Sur ce plan, le brusque développement de foyers d’épidémies en Allemagne dans les centres d’industrie de la viande est directement lié aux conditions de vie et de travail, aux logements misérables des travailleurs roumains qui y sont employés avec des contrats de travail indécents.

D’un autre côté,

« il est aussi frappant de constater que le couloir de circulation principal du pays, l’axe Paris-Lyon-Marseille, est jalonné par une forte densité de cas. Loin d’être accidentelle, la répartition spatiale de l’épidémie de Covid-19 est ainsi révélatrice des structures géographiques des deux pays ».(Michel Deshaies, texte cité)

Les gestions nationales, voire teintées de nationalisme, non coordonnées empêchent d’appréhender cette réalité. Il faudrait faire ce travail de comparaison transfrontalier entre l’épidémie et la pollution, par exemple.

Comparatif de la pollution au dioxyde d’azote entre mars/ avril 2019 et la même période en 2020.

La pensée globalisante masque l’hypothèse qu’indépendamment des facilités et vitesses de circulation des porteurs de virus, l’inégalité de répartition de la Covid 19, pourrait être liée à l’existence de territoires déjà malades ou du moins vulnérabilisés par d’autres facteurs par exemple le cocktail mortifère chimie-carbone.

« L’hypothèse d’un lien entre exposition à la pollution atmosphérique et risque Covid-19 a été analysée à partir des données européennes  de mortalité associée au Covid-19 – il a été montré combien l’exposition aux NO2 (dioxyde d’azote, polluant principalement lié au trafic routier) pourrait contribuer à expliquer la distribution géographique des décès. Cette étude a notamment révélé que plus de 90% des décès pour Covid survenaient dans des régions où les concentrations maximums en NO2 dépassaient les 50mmol/m2. Or ces territoires soumis à une pression environnementale forte peuvent également être ceux où se concentrent les populations ayant un état de santé moins bon que les territoires où la pression environnementale est moins importante », note un groupe de chercheuses

L’Allemagne, en l’occurrence le Land de Baden-Württemberg et non l’Etat fédéral qui a fini par suivre, avait rapidement entrepris d’« isoler » l’Alsace de son côté du Rhin, la considérant comme zone à risques en raison principalement de l’absence de tests. Peu après, le gouvernement du Bade-Wurtemberg a envoyé un courrier à tous les hôpitaux du Land en leur demandant de mettre à disposition des malades alsaciens les plus graves, des lits équipés d’appareils respiratoires. La Suisse a fait de même.

Si l’Allemagne a, elle aussi, pris des mesures de fermetures d’écoles, de « distanciation sociale », que Frédéric Neyrat appelle un « séparatisme de contrôle», on n’y avait pas considéré au départ qu’une Ausgangsperre (littéralement : un arrêt de sortie) généralisée apporte un bénéfice supplémentaire. Mais c’était là un point de vue de virologue. Au fur et à mesure de l’extension de l’épidémie, les Laenders se rapprochent des modalités d’assignation à résidence qui sont les nôtres. Ils ont des marges d’autonomie en matière de gestion sanitaire et peuvent anticiper des décisions fédérales comme cela avait ainsi été le cas pour la « fermeture » des frontières. Il y a aussi la pression de l’opinion publique. Cela dit, leur système sanitaire a subi les mêmes avaries néolibérales que le nôtre.

France-Allemagne : lits en soin intensif disponibles

Données OMS/WHO
Acute Care Beds = hospital beds that are available for curative care = lits soins intensifs

Ce graphique comparatif du nombre de lits en soins intensifs me frappe par le quasi parallélisme dans la pente descendante entre la France et l‘Allemagne. Leur nombre est en érosion constante depuis la fin des années 1990. L‘Allemagne part cependant d‘un niveau plus élevé. Le graphique ne permet pas de dire si la réunification lui a fourni un apport. « Entre 2000 et 2016, l’Allemagne a perdu 30% de ses hôpitaux publics », écrit Damien Broussole dans le document de présentation de sa visio-conférence faite dans le cadre de l’Association de prospective rhénane dont est extrait le graphique ci-dessus. En juillet 2019, la Fondation Bertelsmann préconisait au nom d’une amélioration de leur qualité la fermeture de plus d’un hôpital sur deux, proposant de passer de 1400 à moins de 600 alors même que certaines zones étaient sous-équipées. Véritable coup de hache dans l’infrastructure sociale et sanitaire. La Fondation Bertelsmann exerce une grand influence sur la politique dans un sens néolibéral. Elle est l’actionnaire majoritaire du Trust Bertelsmann, entreprise de médias (Groupe RTL) fortement dans le domaine de la musique et de la formation. Imaginons que le plan avait été réalisé !

Reste cependant qu’au début de l’épidémie la situation était plus favorable en Allemagne qui disposait de 25 000 lits de soins intensifs avec assistance respiratoire (chiffre passé à 32 000), en France environ 5 000 au départ puis 10 500 en limitant l’activité standard aux urgences. (Source ibid)

Alors que le 16 mars, Emmanuel Macron se – et nous – déclarait en guerre contre un ennemi qu’il n’arrivait pas à définir, le président allemand déclarait, lui, le 11 avril : Nein, diese Pandemie ist kein Krieg. ( Non, cette pandémie n’est pas une guerre).

Dans un précédent article à propos d’un texte de Heiner Müller, j’avais noté que la mort continue en fait d’être enfouie, tabouisée dans les statistiques des morts. C’est toujours une personne singulière qui meurt mais les singularités sont absorbées dans une totalité indifférenciée statistique et/ou probabiliste, « tous ou personne ». Dichotomie jacobine. Cela vaut aussi pour les vivants et les singularités locales. C’est dans le Haut-Rhin qu’il y a, dans l’Est, la plus forte surmortalité due à la Covid19. Aucune raison sinon idéologique de l’enfouir dans les statistiques d’une entité brumeuse. Cela a bloqué la possibilité de mesures de confinements ciblées. Dans un autre texte consacré au Docteur Faust, je notais que pour ce dernier aussi le soin s’appliquait à tout le monde ou personne, ce qui implique la recherche d’un remède universel. On ne peut cependant pas dés-individuer, délocaliser le soin. On soigne une personne – de même un territoire – avec une histoire et un contexte déterminés et non des milliards d’individus et toute la planète de la même manière comme le souhaiterait l’industrie pharmaceutique.

Territoires


Le journal Le Monde publiait récemment un éditorial titré dans l’édition en ligne : « Paris ne danse plus, ne chante plus, ne joue plus. Pour la province, c’est la plus implacable des revanches ».

On y lit :

« Le centralisme politique a joué par capillarité sur toutes les autres sphères, économique, culturelle, éducative, faisant de Paris le centre de tout. C’est si vrai que l’inédite différenciation pratiquée à l’occasion du déconfinement l’a été sous le contrôle absolu du pouvoir central, le préfet jouant le rôle de relais sur les territoires. »

Autrement dit, quand il a fallu par la force des choses procéder à une différenciation territoriale entre zones vertes et zones rouges, le pouvoir jacobin a dû se faire violence pour le faire et quand il l’a eut fait cela l’a été sous son strict contrôle. Mais, comme le note Marcel Gauchet, un jacobinisme sans efficacité se retourne contre lui :

« Les décisions, pendant cette crise, ont été rendues de manière souvent incompréhensible pour les citoyens. L’État a présenté son pire visage, soit une étroitesse bureaucratique, un côté tatillon, autoritaire, voire persécuteur, sans se montrer efficace pour autant. Le jacobinisme impotent, ce n’est pas possible ! On pouvait accepter ces mauvais côtés quand cela marchait ; mais si c’est inefficace, ça devient insupportable ».(Marcel Gauchet)

Cela d’autant plus si le dit pouvoir central est absent du domaine où son action se justifierait, par exemple celui de la coordination des essais cliniques.

Ceci dit, si chez nous, le centralisme, exacerbé sous la présidence actuelle, a montré ses limites, j’ai le sentiment que c’est le cas aussi pour le fédéralisme allemand. Reste que la pandémie y a été gérée avec moins de rigidité. On pouvait au moins faire du vélo. Et n’a pas effacé les débats. Quelles qu’aient été par ailleurs les ambitions des uns et des autres dans un contexte de fin de règne, la gestion de la crise a fait l’objet de négociations entre le pouvoir fédéral et les laenders et non de simples consultations. Avec les régions françaises, il n’y en a même pas eu. Uniquement avec les maires.
Revenons à l’éditorial précité. J’y relève encore ceci :

« Paris ne danse plus, ne chante plus, ne joue plus. Il vit sous le joug de ce microscopique virus qui continue, nous dit-on, d’y circuler bien plus vite qu’ailleurs. Et pour la province que l’on a rebaptisée ces dernières années « territoires » pour mieux en distinguer toute la diversité et la richesse, c’est la plus implacable des revanches ».

La province que l’on a rebaptisée territoires. Et qui restent définis comme province en opposition à la capitale. Je reviendrai plus loin de manière moins caricaturale, avec Alberto Magnaghi, sur la question du territoire.

Toutes ces considérations nous amènent à la nécessité pour repenser et panser l’aujourd’hui et le demain, de reconsidérer la question des échelles et des territoires pour les re-territorialiser ces derniers, approfondir leurs relations et interactions y compris dans un cadre transfrontalier dans une optique de soins au sens large du terme. Pour ne prendre que cet exemple : au lieu de transporter par convois militaires des malades de Mulhouse à Toulouse, il aurait été, et sera à l’avenir, sans doute été plus simple de leur faire franchir de quelques kilomètres le Rhin. En vision déterritorialisée, cela nous donne ceci :

L’Alsace, la Moselle et leurs équivalents allemands forment un espace d’échanges transfrontaliers produit d’une histoire longue avec une langue de commune origine. Il a certes été fracturé et tourmenté y compris dans sa langue par des guerres qui l’ont ensanglanté. Mais il contient encore des potentialités au moins de plus étroite coopération qui, comme on l’a vu, restent fragiles mais ne demandent qu’à être développées.

La question posée est

« non seulement de « décarboner » pour économiser les énergies fossiles et mobiliser les énergies durables, mais aussi d’économiser les énergies psychiques en les investissant dans des projets collectifs susceptibles de les renouveler. La question de la « transition énergétique », toujours posée au singulier, devrait dès lors se voir démultipliée : c’est la question des transitions énergétiques (physique et psychique, naturelles et libidinales) qui devrait être soulevée ». (Anne Alombert)

Mauvais débuts


Le président dudit Grand Est, n’a pas perdu le nord ni les ambitions politiques pendant le confinement. S’il a approuvé au début de la pandémie la fausse échelle de répartition de la Codid 19 qui lui permettait de se prévaloir de son ancienne profession de médecin urgentiste, il s’en est ensuite plaint quand elle était restée en rouge car c’était mauvais pour l’image de marque à laquelle se réduit l’entité qu’il dirige. En fait ce qui le gênait le plus, comme le montre l’audition évoquée plus loin, c’était le choix de la couleur qui faisait tache. Le rouge ! Par ailleurs l’une des couleurs de l’Alsace.
Les préparatifs de faits accomplis pour l’après-Covid tendent à montrer que nous sommes mal partis. Cela a commencé par l’annonce du projet, en fait antérieur, d’implantation d’Amazon à Dambach-la-Ville à une trentaine de kilomètres de Colmar. Sans concertation de la population. 18 hectares d’artificialisation de terre agricole avec la destruction des paysages et la pollution accrue qui vont avec (voir ici). La photo aérienne du futur site fait penser à un aéroport. Bienvenu aux drones qui vont encombrer le ciel et remplacer les livreurs. Entre temps des soupçons se sont fait jour sur une possible seconde implantation plus au sud, à Ensisheim, à moins bien sûr qu’Amazon n’ait plusieurs fers au feu et ne se livre à un chantage d’implantation. Une pétition a été lancée. Je n’y suis pas défavorable même si je considère que l’alternative proposée n’est pas tout à fait satisfaisante. On ne peut faire l’économie de s’interroger sur l’efficience de ce type d’entreprise. Il ne suffit pas, pour ne prendre qu’un exemple qui me concerne de près, de réclamer des libraires dans les centres villes sans poser la question d’une qualité de service équivalente, par exemple pour la commande et l’achat de livres en langue allemande, ce que à l’exception de Strasbourg, peut-être, les libraires de la région ne se sont pas mis en capacité de faire. Par ailleurs, on sait moins l’activité d’Amazon dans le domaine des technologies de vidéo-surveillance et de reconnaissance faciale.

On verra que ceci n’est pas sans lien avec ce qui suit car il y eut le lancement d’un « Business Act Grand Est »rebaptisé en y ajoutant post-covid, puisque aussi bien le projet était déjà dans les tuyaux. En l’absence de désir de ce type de région, l’objectif est de le forcer d’en haut. Au mépris de la langue, le Business Act Grand Est entend développer trois grands axes :

– la performance et la transformation industrielle, « premier actif du Grand Est »,
– la transition écologique et énergétique « qui est une attente forte des citoyens et un impératif partagé de l’Union Européenne ». Et non une nécessité interne ?
– la transformation numérique, « levier de compétitivité nécessaire pour tous les secteurs clefs du Grand Est ».

Quatre « master-classes » ont été mises en place sous le contrôle de la préfète Josiane Chevalier qui codirige l’opération. Son arrêté en faveur de l’irrigation du bassin du Tech vient d’être condamné par la Cour administrative d’appel de Marseille.
L’objectif affiché est « d’intégrer rapidement le meilleur des révolutions numériques, environnementales et industrielles et de comprendre le cadre macro-économique mondial, européen et national dans lequel s’inscrit la démarche ». Il s’agit très clairement d’emblée de s’inscrire dans la globalisation industrielle et numérique. Les anglicismes sont, comme de bien entendu, un snobisme de rigueur.
Un coup d’œil sur les titulaires des dites classes de maîtres, terme pompeux pour désigner en fait des auditions, est éloquent :

– Macro-Economie, avec Nicolas Bouzou, économiste, essayiste néo-libéral qui s’est distingué en considérant qu’il y avait trop d’hôpitaux en France et qu’il fallait en tout état de cause les « désoviétiser »
– Nouvelle Donne Verte, avec Bertrand Piccard présenté comme Chairman (ils ne savent décidément plus parler en français) et fondateur de Solar Impulse. Lui, c’est plus compliqué. Il est le disrupteur et solutionniste de la bande : « Mon action du moment n’est pas de changer l’état d’esprit de l’être humain mais d’implémenter des technologies propres comme premier pas indispensable », déclarait-il La technique d’abord. Comme si la question de l’esprit était seconde et pouvait être dissociée.
– La Révolution Industrielle 4.0 en post-Covid, avec, prévue au départ Isabelle Kocher l’ancienne directrice générale d’Engie. Elle a été remplacée par Pierre Veltz. J’ai failli le rater car le fil RSS n’est pas non plus ce qu’il devrait être : efficace. Il était en compagnie de Carmen Munoz Dormoy présidente de Planète A. Leur contribution est discutable néanmoins pas inintéressante. On y a au moins parlé de régulation du marché voire de planification donc d’un rôle de la puissance publique. Pierre Veltz a répété ce qu’il dit depuis longtemps, que nous ne sommes pas dans un processus de désindustrialisation mais d’hyper-industrialisation. Précision utile. Il dit certes que tout ce qui est automatisable ne doit pas forcément l’être, resterait à savoir ce qui pourrait y constituer un frein. Limiter le degré d’automatisation pour préserver des jobs peu qualifiés ne m’apparaît pas comme constituant une solution. Mais, surtout, l’automatisation pose d’autres questions comme celle par exemple de la prolétarisation qui est perte de savoir-faire, de savoir vivre et de savoirs tout court autant que de saveurs. Surtout quand on affirme que « l’Internet des objets doit devenir l’Internet des usages » (Y a-t-il des objets sans usages ?) et « l’économie qui se développe est celle qui sera en lien avec l’intimité des individus ». Bref, Pierre Veltz plaide pour de « nouvelles formes de globalisation », là où, de mon point de vue il faudrait, au contraire, les mondialiser au sens évoqué par Alain Supiot de rendre habitable.

Comme déjà signalé plus haut avec Anne Alombert, il ne suffit pas de poser la question climatique et celle du carbone, il faut poser celle de l’Anthropocène dans toutes ses dimensions de destruction de la bio-diversité, de la noo-diversité et de la dissipation des énergies.

Quatrième « master class » : – La Révolution Numérique et son Utilisation Demain, avec Fabienne Billat, Conseil en communication et stratégie digitale. Si vous y tenez, son audition est ici (la qualité de restitution n’est pas bonne). Je retiens de tout ce bavardage d’entre-soi communicationnel que tout se gouverne par le haut pour développer encore d’avantage le numérique à partir de ce que les populations ont été contraintes de faire pendant qu’elles étaient assignées à résidence. Pas sûr que le bilan en soit aussi positif qu’on veut bien le dire. Il faut donc encore plus de connectivité, puisque… « c’est le progrès » ! « Nous devons être des citoyens numériques parce que ….le numérique est partout ». « La culture numérique est empirique »(Là, je dis bravo! ). C’est parti pour la promotion de l’intelligence artificielle, c’est à dire de la bêtise, et l’Internet des objets, de télétravail et de télémédecine. Pour une approche critique, on repassera. Pour la médecine, par exemple, il y aurait, liées à la Codvid 19 d’autres priorités comme la prévention de l’obésité et du diabète. Et j’attire aussi l’attention sur une tribune parue dans Le Monde du 31/05/017, du CoSE – Collectif Surexposition Écrans, dans laquelle les professionnels de santé alertent sur leur expérience clinique préoccupante concernant l’ évolution du nombre d’enfants jeunes présentant des retards importants dans le développement de la communication, du langage et de la cognition et interrogent un constat commun à savoir une évolution du temps de ces enfants passés devant les écrans.

On parle de numérique, mais à aucun moment ne sont évoqués ceux qui mènent la danse dans ce domaine, gouvernent le supermarché du visible (Peter Szendy), à savoir les GAFAM et ce qu’ils récoltent comme profits qu’ils rapatrient en se servant des dispositifs mis en place et financés localement.

Tout cela m’a fait penser à ce que relevait récemment Naomie Klein dans son texte qui a été traduit sous le titre : La stratégie [en fait une doctrine] du choc du capitalisme numérique :

« Ce futur qu’on nous vend est un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus jamais exclusivement des espaces personnels, mais aussi, grâce à la connectivité numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos gymnases et… nos prisons. Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, ces mêmes maisons étaient déjà devenues nos lieux de travail et de divertissement avant la pandémie, et la surveillance des détenus « dans la communauté » était déjà en plein essor. Mais dans ce futur qui se construit à la hâte, toutes ces tendances sont prêtes à se radicaliser.

Il s’agit d’un avenir où, pour les privilégiés, presque tout est livré à domicile, soit virtuellement par le biais de la technologie de streaming et de cloud, soit physiquement par un véhicule sans conducteur ou un drone, puis « partagé » par écran interposé sur un réseau social. C’est un futur qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de conducteurs. Il n’accepte ni argent liquide ni cartes de crédit (sous couvert de contrôle des virus), et dispose de transports en commun squelettiques et de beaucoup moins d’art vivant. C’est un avenir qui prétend fonctionner grâce à une « intelligence artificielle », mais qui est en fait entretenu par des dizaines de millions de travailleurs anonymes cachés dans des entrepôts, des centres de données, des usines de modération de contenu, des ateliers de misère électronique, des mines de lithium, des fermes industrielles, des usines de transformation de la viande et des prisons… en première ligne des maladies et de l’hyper-exploitation. C’est un futur dans lequel chacun de nos gestes, chacun de nos mots, chacune de nos relations est traçable et exploitable par une alliance sans précédent entre gouvernements et méga-entreprises High Tech ».

Il ne s’agit pas de s’opposer aux nouvelles technologies. A l’objectif de s’adapter sans critique ni discernement à ce qui vient, ce qui implique de s’adapter aussi à leurs effets toxiques tant mentaux, qu’environnementaux et sociaux, il faudrait opposer celui de l’adoption des nouvelles technologies, c’est à dire de la capacité de s’en emparer pour les faire bifurquer dans d’autres finalités comme la sobriété territoriale.

Avec ce qui se profile dans le Grand Est, nous sommes loin de la démarche des territoires apprenant contributifs qui s’appuient sur une recherche contributive en association avec les habitants considérés comme capables de savoirs et de savoir-faire et d’être tous collectivement apprenants.

Quelle ville pour demain ?

Il m’arrive de lire dans la presse locale, mais c’est rare, des choses intéressantes, tel cet entretien avec Pascale, Jan Richter et Anne-Laure de l’agence l’agence d’architecture Richter. Extrait :

«Q:  Pourquoi parler de milieu et non d’environnement ?

Pascale et Jan Richter : Dès lors que l’on parle de milieu, la nature n’est plus extérieure mais s’inscrit dans une globalité intégrant l’humain, l’architecture. Trop souvent l’environnement n’est qu’un décor alors que dans un milieu on est actif. Il faut faire plus confiance à des notions de culture plutôt que de technique et d’indicateurs mesurables dont nous, architectes ayant une conscience de l’intérêt général, on souffre. S’appuyer sur la culture, c’est aller chercher dans l’histoire, des savoir-faire, des solutions de bon sens qui se sont constituées lentement. Aujourd’hui, on arrive à défendre l’environnement parce qu’il est facteur de croissance.

Q : La ville évolue entre permanence et mouvement mais à l’échelle d’un village, d’une ville moyenne, d’une métropole ou des périphéries, les enjeux sont différents ?

P.R. Reste que des thématiques semblables traversent ces différentes échelles qui sont la base de notre métier. Ce qui est important, c’est le génie du milieu et avant toute chose il est important de le repérer sinon on produit une ville générique. Une des solutions serait de construire uniquement sur des sols qui sont déjà fondés. Pourquoi ne pas considérer le paysage comme un bien public ? On assiste à une certaine privatisation de l’espace public à laquelle on est farouchement opposé ».

Qu’appelle-t-on territoire ?

Pour le comprendre, je fais appel aux travaux de l’architecte et urbaniste italien Alberto Magnaghi auquel le texte cité précédemment me semble quelque peu faire écho. Il définit le territoire comme un néo-écosystème vivant produit d’une histoire longue :

« Le territoire comme néo-écosystème vivant de haute complexité est donc une œuvre d’art et de science, fruit des savoirs collectifs des nombreuses générations et des civilisations qui se sont succédées au cours du processus de territorialisation de longue durée. Le paysage dans lequel nous vivons aujourd’hui est la manifestation sensible (perceptible avec les sens) de cette œuvre collective de l’histoire humaine. Une interprétation structurale du paysage décode le processus historique de coévolution entre l’établissement humain et le milieu en identifiant les invariants structuraux, les règles génétiques et les règles de transformation qui permettent la reproduction de l’identité des lieux. Ces règles, dynamiques et à réinterpréter, une fois connues, nous indiquent la voie pour la connaissance et le soin collectifs du territoire comme bien commun.
[…]
Placer le bien commun « territoire » au centre des politiques publiques permettra de concilier la dimension qualitative et non pas seulement quantitative, des biens individuels qui le composent: l’eau, le sol, les villes, les infrastructures, les paysages, la campagne, les forêts, les espaces publics et ainsi de suite. La résolution de la plus importante des crises écologiques, qui pèse sur les écosystèmes, l’énergie, la santé, le climat, l’alimentation, les relations ville-campagne et enfin sur l’empreinte écologique, passe par la défense et la promotion des caractéristiques particulières de chaque lieu dans ses composantes urbaines, naturelles et agro-forestières car c’est sur la modalité spécifique d’interaction entre ces trois composantes que se fonde, en chaque lieu, la forme précise de la reproduction de la vie humaine, matérielle et sociale.

Cette vision du territoire comme bien commun a été attaquée sur deux fronts par la civilisation contemporaine: le premier avec la privatisation et la marchandisation de ses principales composantes, le second en reléguant le bien commun territoire à quelques zones « compensatoires » de la protection du développement.

Sur le premier front, différents facteurs concourent historiquement à la liquidation des biens communs depuis l’enclosure des commons qui se poursuit avec la privatisation progressive des usages civiques et avec la marchandisation et la privatisation de nombreux biens et services publics (comme l’eau, l’électricité, les transports, etc.). Ils transforment le citoyen utilisateur d’un service en client d’une marchandise sur le marché, les entreprises de production et de gestion des marchandises-services en multinationales en éloignant de plus en plus les centres de décision de la portée du citoyen (de la mairie aux grands multiutilities) et les sources d’énergie des lieux d’approvisionnement par des grandes infrastructures de transport sur de longues distances.

Le territoire local n’est plus connu, ni interprété ou mis en scène par les habitants comme un bien commun producteur des éléments de reproduction de la vie biologique (eau, sources, rivières, air, terre, nourriture, feu, énergie) ou sociale (relations de voisinage, conviviales, communautaires, symboliques). En ultime analyse, la dissolution des lieux, et de leur devenir, dans le cadre d’un processus général de déterritorialisation de la vie, produit une perte totale de souveraineté pour les individus comme pour les communautés locales et aussi bien du point de vue des formes matérielles, sociales, culturelles que symboliques de leur existence. L’agora et la politique s’envolent vertigineusement loin de la vie quotidienne. Elles agissent dans un hyperespace de plus en plus inaccessible globalisé, fortifié, déguisé en illusion de démocratie télématique. D’un autre coté, les formes de direction du travail, de décisions sur les consommations, sur les informations, sur les formes de la reproduction de la vie, ne sont plus reconnaissables.

Sur le second front : la notion de territoire considéré comme bien commun a été reléguée par la civilisation contemporaine à quelques aires territoriales limitées: les aires naturelles protégées, les biens culturels et paysagers ce qui a produit un « système dual » d’utilisation du territoire. D’un coté, la plus grande partie de sa surface est traitée, avec les règles de l’économie, comme un support aux établissements humains et n’est pas considérée comme un patrimoine. De l’autre, les espaces protégés de nature et d’histoire (patrimoine culturel et paysager) doivent être préservés des règles du développement ».

(Alberto Magnaghi : LA BIORÉGION URBAINE. Petit traité sur le territoire bien commun. Eterotopia. pp 16-18)

Toute destruction de paysage est une forme de dé-territorialisation. Le territoire est en quelque sorte une sculpture écologique et sociale vivante produit dans le temps long de la relation entre l’homme et son milieu. L’enjeu n’est ni la croissance ni la décroissance mais une économie de la sobriété et du soin qui inclut le soin de la langue. L’ensemble des systèmes territoriaux locaux « organisés en systèmes réticulaires et non hiérarchisés, en équilibre dynamique avec leur milieu ambiant », Alberto Magnaghi le nomme « biorégion urbaine ». Concept qu’il désigne d’abord comme une « méthode » pour reconquérir le bien commun territoire et le rendre habitable en revisitant et redynamisant le patrimoine matériel et immatériel légué par l’histoire. Il convient d’opérer une distinction voire une bifurcation (j’y reviendrai) entre projets dans un territoire qui dé-territorialisent (Amazon) et un projet de territoire qui ré-territorialise, ce qui n’est pas à confondre avec ce que l’on nomme actuellement un peu vite voire facticement relocalisation. Cela pose bien d’autres questions comme celle par exemple des marges d’auto-gouvernementalité à conquérir, ce qui est loin d’être gagné.

 

J’ai abordé la question de la destruction physique et mentale des paysages par la guerre et sa reconstruction dans texte sur René Schickele, tel un phénix à Badenweiler

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