Heiner Müller :  » Krieg der Viren / Guerre des virus »

« Galloudec : C’est toujours un seul qui meurt.
Mais on ne compte que les morts.

Debuisson : La mort est le masque de la révolution.
Tous ou personne »

Heiner Müller : La mission

Le vidéaste Luis August Krawen imagine le théâtre de Zürich réinvesti par la nature. Dystopique. On peut retrouver l’ensemble des vidéos ici

Petite précision pour éviter d’entrée toute méprise : je n’ai pas changé d’avis sur le fait qu’un phénomène biologique qui relève de la vie ne peut-être assimilé à ce que seuls les humains sont capables de faire : la guerre. Même si un certains nombre d’entre eux sont gravement pathogènes, nous avons parmi les virus plus d’amis que d’ennemis, selon l ‘expression de Karin Mölling. Leur fonction première n’est pas de rendre malades, mais ils sont opportunistes et se saisissent des occasions que leur offrent les modes de vie des humains. Dans la nature, il n’y a ni Bien ni Mal, ni bons ni méchants, pas plus que de « monstres, » il y est question seulement de survie et de reproduction. S’il s’agissait d’une vraie guerre, il y a fort à parier que nous serions moins démunis en armements que nous ne le sommes face à la pandémie :

« Les mandarins qui gèrent l’épidémie aiment à parler de guerre. Ils font même du terme un usage littéral et non métaphorique. Pourtant, s’il s’agissait réellement de guerre, qui mieux que les Etats-Unis y eût été préparé ? Si, au lieu de masques et de gants, leurs soldats avaient eu besoin de bombes surpuissantes, de sous-marins, d’avions de chasse et de têtes nucléaires, aurait-on assisté à une pénurie ? »
(Arundhati Roy : La Pandémie, portail vers un monde nouveau Tracts Gallimard 08 avril 2020)

On voit ainsi les champions des ventes d’armes – la France est très bien placée dans ce domaine – ne pas être capables par manque de matériel de faire face à une pandémie annoncée autrement que par une déclaration de guerre à un virus alors que des bombes atomiques, ils en ont plus qu’il n’en faut et que ces dépenses-là sont jugées utiles. La ministre allemande de la défense trouve que c’est le bon moment pour confirmer l’achat de 45 avions de combats F-18 à l’américain Boeing, dont 30 « Super Hornet » destinés à la participation allemande vassale à la dissuasion nucléaire américaine. Au demeurant, les vraies guerres continuent malgré certaines réponses positives à l’appel au cessez le feu général de l’ONU. Autre chose sont les phantasmes de guerre, le besoin de héros, la recherche de substituts à la perte de la dichotomie ami/ennemi chère à Carl Schmitt, le tout plus ou moins instrumentalisé au profit d’une stratégie du choc telle que définie par Naomie Klein. Tout cela, comme nous le verrons, ne date pas d’aujourd’hui, cela dit sans déni de la nouveauté actuelle. S’il y a des textes littéraires qui parlent d’épidémies, Sophocle (Oedipe-Roi), Daniel Defoe, Albert Camus, Edgar Poe, Jean Giono, Gabriel Garcia Márquez, Goethe (Faust, on oublie que le célèbre docteur a d’abord guéri les habitants de la peste), je n’en connais pas qui parlent de virus proprement dit. Nous nous intéresserons donc à un texte de théâtre, le tout dernier avant sa mort, de Heiner Müller intitulé Guerre des virus.

« Il y a un quart de siècle, j‘ai travaillé avec Heiner Müller à la préparation de sa dernière pièce Germania 3. Quelques jours après sa mort, le 30 décembre 1995, j‘ai reçu le retour de notre publication de travail commune. Il contenait un acte dont on peut admettre qu‘il faisait partie de la pièce. On peut admettre également qu‘il s‘agissait du dernier texte de Heiner Müller pour le théâtre. Son titre : Guerre des virus ».
(Mark Lammert, peintre et scénographe dans la Berliner Zeitung du 14 avril 2020)

L’existence de la scène a donc été connue après la mort de son auteur. Le dossier contient d’autres textes et documents sur lesquels je reviendrai plus loin. De mon point de vue, le tableau dont on trouvera ci-dessous la version allemande puis française doit se lire avec Antonin Artaud dans l’optique d’un théâtre de la cruauté, d’une utopie noire.

X. KRIEG DER VIREN
Leeres Theater. Autor und Regisseur, betrunken.

AUTOR
Der Krieg der Viren. Wie beschreibt man das.

REGISSEUR
Das ist dein Job. Dafür wirst du bezahlt.

AUTOR
Tretet vor Unbekannte verdeckten Gesichts
Ihr Kämpfer an der unsichtbaren Front
Oder so
Die grossen Kriege der Menschheit Tropfen Tropfen
Auf den heissen Stein Die Schrecken des Wachstums
Das Verbrechen der Liebe das uns zu Paaren treibt
Und den Planeten zur Wüste macht durch Bevölkerung.

REGISSEUR
Und wie soll ich das auf meine Bühne bringen.

AUTOR
Was weiss ich. Was bedeutet mir deine Bühne.

REGISSEUR
Gott und die Welt.

AUTOR
Gott ist vielleicht ein Virus
Der uns bewohnt.

REGISSEUR
Was willst du. Soll ich dir
Zweitausend Greise auf die Bühne stelln
Mit weissen Bärten, Nummer eins zwei drei
Und weiter bis zweitausend. Geh ins Kino.
Die Viren zählen nach Milliarden und
Unser Theater ist ein Armenhaus.

AUTOR
Ich habe vor zwanzig Jahren in Brooklyn ein Mann auf der Strasse
nach einer Strasse gefragt und er sagte zu mir : Thats your problem

REGISSEUR
Der Mann hat recht. Ich kann ihm nur beipflichten.

AUTOR
Ich habe ein Gedicht geschrieben.

REGISSEUR
(hält sich stohnend die Ohren zu)
Sags auf

AUTOR
Tödlich der Menschheit ihre zu rasche Vermehrung
Jede Geburt ein Tod zu wenig Mord ein Geschenk
(Erdbeben Hoffnung der Welt)
Jeder Taifun eine Hoffnung Lob den Vulkanen
Nicht Jesus Herodes kannte die Wege der Welt
Die Massaker sind Investitionen in die Zukunft
Gott ist kein Mann keine Frau ist ein Virus
Du hörst mir nicht zu.

REGISSEUR
Stimmt. Warum sollte ich. Wir sind im Theater.

(Aus Heiner Müllers Szenenentwurf  Krieg der Viren. Paru dans Drucksache 20 Berliner Ensemble)

X. GUERRE DES VIRUS

Théâtre vide. Auteur et metteur en scène, ivres.

AUTEUR
La guerre des virus. Comment la décrire.

METTEUR EN SCÈNE
C’est ton job. Tu es payé pour cela.

AUTEUR
Avancez, inconnus au visage masqué
Combattants de l’invisible front
Ou bien
Les grandes guerres de l’humanité des gouttes des gouttes
Sur la pierre brûlante Les terreurs de la croissance
Le crime de l’amour qui nous fait vivre en couples
Et de la planète fait un désert en la peuplant

METTEUR EN SCÈNE
Et comment vais-je montrer ça sur ma scène.

AUTEUR
Pas la moindre idée. Que représente ta scène pour moi.

METTEUR EN SCÈNE
Dieu et le monde.

AUTEUR
Dieu est peut-être un virus
Qui nous habite.

METTEUR EN SCÈNE
Que veux-tu. Que je te
Mette deux mille vieillards sur la scène
Avec barbe blanche, numéro un deux trois
Et ainsi de suite jusqu’à deux mille. Va au cinéma.
Les virus se comptent par milliards et
Notre théâtre est un hospice.

AUTEUR
Il y a vingt ans à Brooklin à un homme dans la rue
J’ai demandé une rue et il m’a dit : Thats your problem.

METTEUR EN SCÈNE
Cet homme a raison, je ne peux que l’approuver.

AUTEUR
J’ai écrit un poème.

METTEUR EN SCÈNE
(se bouche les oreilles en gémissant)
Récite-le.

AUTEUR
Mortelle à l’humanité sa rapide multiplication
Chaque naissance une mort de moins Le meurtre un cadeau
(Tremblement de terre espérance du monde)
Chaque typhon une espérance Loués soient les volcans
Hérode et non Jésus connaissait les voies du monde
Les massacres sont investissement dans le futur
Dieu n’est ni homme ni femme c’est un virus
Tu ne m’écoutes pas.

METTEUR EN SCÈNE
Exact. Et pourquoi le ferais-je. Nous sommes au théâtre.

(Traduction : Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil. Paru dans Théâtre public n° 160-161 Heiner Müller / Généalogie d’une œuvre à venir. 2001).

Le texte Guerre des virus a été publié avec un titre précédé d’un X en chiffre romain dans le programme du Berliner Ensemble consacré à la mise en scène de Germania 3. Les textes qui composent Germania 3 Les spectres du Mort-Homme étaient numérotés de I à IX. Ceci laisse à penser qu’il s’agissait d’une suite.

La dernière pièce de Heiner Müller est une revue historique, non pas revue dans le sens d’une légèreté de spectacle de cabaret, encore que…, mais dans celle d’un collage de revisitations d’une histoire qui, comme le titre l’indique, est à la fois une fresque historique, un passage en revue, une remise en mémoire du passé et de ses fantômes depuis Verdun et ses spectres– Mort-Homme – jusqu’à la chute de ce mur que cette histoire à produite. Ce n’est pourtant pas la fin de l’histoire mais d’une histoire telle qu’elle s’est inscrite dans une géopolitique est-ouest particulière durant le « court 20ème siècle ». Avant le chapitre X, il y a le IX, Le géant rose, déjà une autre histoire. Le géant rose est le nom donné par la presse, celle qui aime ce genre de ce qu’elle appelle fait divers, à un tueur en série qui peu après le tournant de la Chute du Mur avait entrepris une série de meurtres féminicides, neuf en tout dont un bébé, jusqu’à son arrestation en 1991. Il doit son surnom à sa grande taille et au fait qu’il commettait ses crimes vêtu de sous-vêtements féminins. Il fut condamné à l’internement psychiatrique au cours duquel il obtint l’autorisation de changer de sexe. Müller inscrit cette histoire dans la réminiscence de contes cruels et dans le temps long en faisant du personnage la progéniture d’une femme violée par l’Armée rouge.

Le tableau se termine par cette phrase en contrepoint alors que le meurtrier traîne les cadavres dans les buissons :

« [NOIR CAMARADES EST LE COSMOS, TRÈS NOIR] »

C’est donc sur ce noir qu’enchaînerait le texte Guerre des virus. Noir est un terme de théâtre qui indique l’extinction des projecteurs pour un changement de scène. Je ne voudrais pas en fermer l’interprétation, ni en réduire la potentialité imaginaire, mais on sait cependant que la phrase noir est le cosmos a été prononcée par le premier cosmonaute, soviétique, Youri Gagarine ouvrant la voie à la conquête d’une techno-sphère, volonté de domination humaine sur la biosphère. Une techno-sphère qui obscurcit le monde alors que la terre se désertifie en se peuplant comme le dit le texte. Ce noir est déjà évoqué par Antonin Artaud dans le Théâtre et la peste (1933) comme celui du tragique.

« La terrorisante apparition du Mal qui dans les Mystères d’Eleusis était donnée dans sa forme pure, et était vraiment révélée, répond au temps noir de certaines tragédies antiques que tout vrai théâtre doit retrouver.
Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit.
Comme la peste il est le temps du mal, le triomphe des forces noires, qu’une force encore plus profonde alimente jusqu à l’extinction ».

(Antonin Artaud Le théâtre et son double in Œuvres complètes IV NRF Gallimard p 29)

Je ne veux pas dire que Müller ferait complètement  siens ces propos mais souligner les affinités dans ce que devrait être la fonction du théâtre : extérioriser la cruauté. Le temps noir est chez Heiner Müller l’utopie noire de l’enfer, le moment d’effroi, par lequel, selon Nietzsche, la philosophie doit commencer. Encore faut-il que le théâtre puisse avoir lieu. Au-delà de son interruption pour cause de pandémie.

« Les moments exceptionnels ou de crise peuvent aider à porter un regard critique sur ce que chacun considère comme « normal ». J’ai proposé ailleurs qu’on se regarde dans le « miroir de la terreur » pour mieux comprendre la société du capitalisme tardif qui avait engendré les formes nouvelles de terrorisme. De façon analogue, je crois pertinent de réfléchir aux temps présents à partir de l’image en train de se former sur le miroir obscur de la pandémie».

(Gabriel Zacharias : Dans le miroir obscur de la pandémie )

Guerre des virus

Le dossier de Heiner Müller sur Germania 3, dont parle Mark Lammert, contient cet article de l’hebdomadaire Der Spiegel (n°49 (1995) 6, p. 176-177.) Je n’en montre ici que la première des deux pages. Elle permet de voir d’où vient le titre du fragment müllérien. Et que le virus dont il est question est le HIV apparu à la fin des années 1970, provoquant dans les années 1980 une pandémie quelque peu oubliée mais qui sévit toujours et qui a fait plus de 32 millions de morts. C’est moi qui surligne.

Sans être exhaustif, je relève, pour les non-germanistes, quelques éléments du champ lexical. Materialschlacht = dans le corps de la personne infectée se déroule si l’on traduit littéralement une bataille de matériel. Materialschlacht est une référence explicite à Verdun, au déluge d’abattage matériel dans la guerre de tranchées de la Première guerre mondiale. Il est fascinant de relever dans cet article les emprunts au vocabulaire de la guerre 14-18. Il contient d’ailleurs l’expression Stellungskrieg = guerre de position. Il est question de « guerre de titans », d’ « armées de milliards de cellules immunitaires », d’ « escadrons de la mort », etc…, plus fantasmé, tu meurs. Spectres du Mort-Homme est le sous titre de la pièce de Germania 3. C’est comme si le virus était un substitut d’ennemi apparu dès la rupture des équilibres géopolitiques de l’ancien monde. Bien avant que le néo-terrorisme ne le remplace. Cet article date d’il y a 25 ans et nous permet de mesurer ce qu’il en est du nouveau monde guerrier que le recul de 25 années n’a pas fondamentalement modifié.

J’ai évoqué le virus HIV mais ce n’est pas le seul que Müller avait à l’esprit. Dans une note contenue dans les archives, il évoque un autre sujet traité la même année par l’hebdomadaire der Spiegel, ce que Müller appelle « la caverne de Kinshasa » (sans doute die Kitum-Höhle, la taverne de Kitum) qu’il met en relation avec la « caverne de Platon ». L’hebdomadaire allemand avait à l’époque des titres tels que Le déluge arrive, Le démon de la brousse, les virus tueurs bondissent de leur niche, quittant leur « paradis » Dans ce dernier article, l’hebdomadaire cite le micro-biologiste Joshua Lederberg pour qui les virus « sont nos seuls vrais concurrents dans la lutte pour la domination de la planète »

Black Mirror

La jaquette de la première édition en livre de la pièce qui valut à son éditeur un procès de la part des héritiers de Brecht présentait un poème de Müller intitulé Vampire qui ouvre une autre optique de lecture. Le premier vers est le suivant :

« Les masques sont usés fin de Partie »

Et les deux derniers

« A la place des murs des miroirs tout autour de moi
Mon regard cherche mon visage Le verre reste vide »

Indépendamment de la note d’humour sur le verre vide, cela peut désigner aussi le vide de l’écran du smartphone. Müller a par ailleurs écrit un texte intitulé Black Mirror, miroir noir, dédié au peintre Gottfried Helnwein dans lequel il rapporte un rêve et un passage à l’acte nazis d’un adolescent aux Etats-Unis. (J’en ai parlé ici).

Capture d’écran d’une vidéo du Berliner Ensemble dont Heiner Müller fut directeur, fermé en avril 2020 pour cause de pandémie. La saison est définitivement interrompue.

Théâtre vide. Auteur et metteur en scène, ivres.

Deux personnages : l’un nommé auteur, l’autre metteur en scène. En dialogue, si l’on peut dire. Plutôt, lu dans le contexte actuel, dans une forme de distanciation sociale. Moi auteur, toi metteur en scène dans une relation dont le moins que l’on puisse en dire est qu’elle n’est pas très collaborative : That’s your problem. A chacun son job. Sont-ils ivres parce que le théâtre est vide et qu’ils sont des-oeuvrés ? Ou cela doit-il suggérer que ce sont plutôt deux clowns, finalement ? Un côté Fin de partie, peut-être. Et l’auteur dont on imagine qu’il est de théâtre se met à écrire … un poème. Et pourquoi le metteur en scène l’écouterait-il puisque nous sommes au théâtre qui n’est pas fait pour cela ? Voilà qui n’est pas sans nous rappeler la situation qu’a connue William Shakespeare privé de théâtre pendant la peste de Londres.

« Lors d’une terrible épidémie de peste en juin 1592, lorsque les théâtres furent fermés pendant près de six mois, Shakespeare se tourna vers la poésie : ses longs poèmes narratifs Vénus et Adonis et Le viol de Lucrèce furent tous deux composés pendant cette période, peut-être parce que leur jeune auteur était désespérément à la recherche d’une source de revenu plus fiable. Si les maisons de théâtre étaient restées fermées et que sa carrière de poète forcée par une pandémie avait décollé, il n’y aurait peut-être pas eu Lear – ou Roméo et Juliette, Hamlet, Macbeth, Antoine et Cléopâtre, ou l’une des meilleures œuvres de Shakespeare » écrit Andrew Dickson.

Le Dieu-virus

«AUTEUR
Dieu est peut-être un virus
Qui nous habite.»

 Il y a bien sûr une ironie dans le renversement. On peut prendre cela comme un simple enchaînement de boutades, ne sont-ils pas ivres ? L’ironie enchaîne sur l’expression Gott und die Welt / Dieu et le monde. Gott und die Welt est en allemand une expression qui signifie Tout et rien, La pluie et le beau temps. Ici, elle désigne le monde de la scène de théâtre. Les épidémies ont longtemps été des fléaux de Dieu punissant les hommes. Aujourd’hui les virus le remplacent et menacent les hommes qui se prenaient pour des dieux. Yuval Noah Harari affirme en ouverture de son blog que « L’Histoire commença quand les humains inventèrent les dieux et se terminera quand les humains deviendront des dieux ». J’imagine Heiner Müller prenant la parole et lui demandant ironiquement : Et si Dieu était un virus ?
Je vois poindre beaucoup de métaphores virales. Je m’en méfie un peu en ce qu’elles ont tendance à nier la réalité biologique, ce que Müller, j’en suis convaincu, ne fait pas. Je pense en particulier à la manière dont le philosophe slovène Slavoj Žižek a réintroduit la « théorie » de la littérature virale de Tolstoï, celle-là même au nom de laquelle Tolstoï a condamné Zola et Beethoven comme non viraux et non artistiques.

Essayons de jouer avec la métaphore müllérienne.

On peut souligner le peut-être qui place la question sur le terrain de l‘hypothèse. Cette hypothèse est levée plus loin sans le rapport à la femme et l’homme. Supposons que le nom de Dieu soit l’incalculable, je suis frappé par le fait que le virus qui nous soucie actuellement semble déjouer les calculs, troubler notre rapport aux chiffres, bousculer la science elle-même. Comme on l’aura observé les statistiques et les modélisations sont discutables manquant souvent des données essentielles non prises en compte. Elles font l’objet de nombreuses critiques. « L’actuelle accumulation de chiffres est à ce point imprécise et porte tellement la marque du sensationnalisme médiatique que c’est vraiment la dernière chose dont nous avons besoin dans cette situation. », écrit le médecin Paul Robert Vogt qui dirige une fondation médicale suisse qui travaille en Asie. Les choses se compliquent encore davantage dans la proximité d’un espace de trois frontières où chacun fait ses propres calculs rendant les comparaisons impossibles.

Et il y a les chiffres du nombre de décès égrené chaque soir auxquels nous sommes incapables de donner un sens véritable. Ce qui rejoint la phrase de Heiner Müller mise en exergue qui veut dire que la mort continue en fait d’être enfouie, tabouisée dans les statistiques des morts. C’est toujours une personne singulière qui meurt mais les singularités sont absorbées dans une totalité indifférenciée statistique et/ou probabiliste, « tous ou personne ». Dichotomie jacobine. Cela vaut aussi pour les vivants et les singularités locales. C’est dans le Haut-Rhin qu’il y a dans l’Est la plus forte surmortalité due à l’épidémie Covid19. Aucune raison sinon idéologique de l’enfouir dans les statistiques d’une entité brumeuse nommée Grand Est.

On peut répéter à cet endroit que les virus sont présents dès l’origine de la vie sur terre, qu’ils constituent 50 % de notre patrimoine génétique, qu’ils sont innovants et moteurs de l’évolution. Ils nous habitent.

Un virus qui nous habite.

Nous sommes en quelque sorte une hostellerie à virus :

« D’un autre côté, rien ne prouve que l’être humain soit la forme de vie dominante sur terre. Peut-être les virus le sont-ils et que nous ne sommes qu’une sorte de troquet pour virus. L’homme-bistrot – cela aussi n’est au fond qu’une question d’optique »

(Heiner Müller : Da trinke ich lieber Benzin zum Frühstück (1989) / Je préfère encore boire de l’essence au petit-déjeuner. Entretien avec Frank M. Raddatz. Gespräche 2 pp 438-4398)

Les virus n’habitent pas que les humains mais toutes les espèce vivantes.

Parler de virus au théâtre est une difficulté réelle, c’est l’autre aspect de la question du poème. Se pose aussi celle du nombre. De figurants, par exemple et celui des budgets.

METTEUR EN SCÈNE
Que veux-tu. Que je te
Mette deux mille vieillards sur la scène
Avec barbe blanche, numéro un deux trois
Et ainsi de suite jusqu’à deux mille. Va au cinéma.
Les virus se comptent par milliards et
Notre théâtre est un hospice.

Les deux dernier vers, Die Viren zählen nach Milliarden und / Unser Theater ist ein Armenhaus, peuvent se lire aussi : les virus comptent en milliards et / Notre théâtre est une Maison-Dieu, une aumônerie, la maison des gueux. Ils se comptent aussi par milliards, 10 puissance 33 pour être précis.

Va au cinéma. Voir quoi ? Pourquoi pas Oedipe-Roi de Pasolini ? Le film ne manque pas de figurants. Allons-y.


Dans son film, Pasolini interprète lui même le rôle du prêtre à la tête d’une délégation de Thébains. Il s’adresse à Œdipe, roi de Thèbes, pour demander son intercession auprès des dieux afin d’endiguer le fléau et de sauver la ville de la peste. Il dit ceci chez Sophocle repris par Pasolini :

« LE PRÊTRE. – Eh bien ! Je parlerai. O souverain de mon pays, Oedipe, tu vois l’âge de tous ces suppliants à genoux devant tes autels. Les uns n’ont pas encore la force de voler bien loin, les autres sont accablés par la vieillesse ; je suis, moi, prêtre de Zeus ; ils forment, eux, un choix de jeunes gens. Tout le reste du peuple, pieusement paré, est à genoux ou sur notre place ou devant les deux temples consacrés à Pallas ou encore près de la cendre prophétique d’lsménos. Tu le vois comme nous, Thèbes, prise dans la houle, n’est plus en état de tenir la tête au-dessus du flot meurtrier. La mort la frappe dans les germes où se forment les fruits de son sol, la mort la frappe dans ses troupeaux de bœufs, dans ses femmes, qui n’enfantent plus la vie. Une déesse porte-torche, déesse affreuse entre toutes, la Peste, s’est abattue sur nous, fouaillant notre ville et vidant peu à peu la maison de Cadmos, cependant que le noir Enfer va s’enrichissant de nos plaintes, de nos sanglots ».

(Sophocle Oedipe Roi. Traduction reprise ici)

Donc notre auteur de théâtre écrit pour un metteur en scène qui se bouche les oreilles, un poème issu du noir enfer :

 « Mortelle à l’humanité sa rapide multiplication
Chaque naissance une mort de moins Le meurtre un cadeau
(Tremblement de terre espérance du monde)
Chaque typhon une espérance Loués soient les volcans
Hérode et non Jésus connaissait les voies du monde
Les massacres sont investissement dans le futur
Dieu n’est ni homme ni femme c’est un virus
Tu ne m’écoutes pas ».

 Se boucher les oreilles pour pas entendre cette « poussée vers l’extérieur de la cruauté latente » (Artaud), du rêve des catastrophes pour régler les questions de l’humanité et à la faveur desquelles pourront s’appliquer des stratégies de choc à la Milton Friedman. En accusant les dieux, l’ennemi invisible ou les monstres. Hérode est la figure de l’hybris, de la « démesure du Prince » « s’abandonnant à sa folie furieuse, tel un volcan en éruption, et entraînant toute sa cour dans sa propre destruction ». Il est le symbole d’une « création devenue folle » (Walter Benjamin : Origine du drame baroque allemand).

Le Géant rose comme féminicide et la Guerre des virus après l‘effondrement de la structure ami/ennemi, ce n’est pas la fin de l’histoire. Mais celle-ci se ramène à la façon d’échapper à la grande catastrophe. Cette dernière a un double visage pour Heiner Müller. Dans un entretien, en 1991, avec Michael Opitz et Erdmut Wizisla sur les aspects infernaux chez Walter Benjamin, et l’importance pour aujourd’hui des chocs (= les collisions du passé et du futur), il déclare :

« Peut-être qu’en fin de compte la seule question qui reste est de savoir qui l’emportera sur qui, la nature sur les humains ou les humains sur la nature. Dans les deux cas, c’est une catastrophe pour l’humanité »

(Heiner Müller : Jetzt sind eher die infernalischen Aspekte bei Benjamin wichtig [Maintenant, ce sont plutôt les aspects infernaux chez Benjamin qui sont importants] in Heiner Müller Gespräche 3 p.124)

C’est d‘une nouvelle façon de co-habiter dont nous aurions besoin. Avec, pour intégrer la phrase de Gagarine, une relation au cosmos que ne résume pas l‘expression «conquête de l‘espace », une relation qui échappe à cette volonté de nous faire croire que la techno-sphère peut se passer de la biosphère, ce qu’Augustin Berque appelle une cosmicité.

A partir de là, reste la question du tragique et du cosmos noir. A l’écoute de Bernard Stiegler et à la lecture de son dernier livre, Qu’appelle-t-on panser 2, je dois introduire ici la question de savoir si nous sommes encore, à l’ère cybernétique, dans le tragique tel que l’évoquait Antonin Artaud. Pour les Grecs, si le destin des humains était tragique, le ciel, lui restait immortel, stable. Est-ce encore le cas pour nous ? Le philosophe nous propose l’expression « plus que tragique » qui inclut la possible mort thermique de l’univers.

Au moment où je terminais la rédaction de ce texte, je recevais la lettre d’information des Éditions Pontcerq avec notamment cette citation de Charles Péguy, écrite en 1912, qui résonne fortement avec mon sujet et notre actualité :

« Depuis quarante et des années pas une guerre ; pas une guerre civile ; pas une émeute même ; pas une révolution ; pas un coup d’État. Pas une articulation de relief. À peine un gonflement, à peine un léger pli. Dont d’ailleurs, et pour combler le manque, nous avons voulu faire des montagnes. Mais nous savons très bien que ce n’étaient pas des montagnes. Et nous savions très bien que par contre de véritables bouleversements s’accomplissaient en dessous. »

(Charles Péguy, Clio, p. 332)

N’est-ce pas parce que le virus tombe dans le désert nihiliste dans lequel nous sommes, dans une catastrophe déjà là (Walter Benjamin), qu’il pose de tels problèmes alors qu’en sous-main se préparent de grandes transformations ?

Noir. Rideau.

Brigitte Maria Mayer, la veuve du dramaturge et sa fille Anna, ont expérimenté en vidéo la scène. Vous pourrez en juger pas vous-même ici.

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