Quand Bertolt Brecht arrose son jardin

Pour Catherine et Daniel Muringer

Vom Sprengen des Gartens

O Sprengen des Gartens, das Grün zu ermutigen!
Wässern der durstigen Bäume! Gib mehr als genug. Und
Vergiss nicht das Strauchwerk, auch
Das beerenlose nicht, das ermattete
Geizige! Und übersieh mir nicht
Zwischen den Blumen das Unkraut, das auch
Durst hat. Noch giesse nur
Den frischen Rasen oder den versengten nur:
Auch den nackten Boden erfrische du.
Bertolt Brecht Vom Sprengen des Gartens Große Berliner Ausgabe 15, 89)

L’arrosage du jardin

Arroser le jardin, redonner vie à la verdure !
Apporter l’eau aux arbres assoiffés ! Donne plus qu’il n’en faut.
N’oublie pas les buissons, même ceux qui ne portent
Aucune baie, ceux qui n’ont plus de force
Et gardent tout pour eux ! Ne passe pas sans voir,
Entre les fleurs, la mauvaise herbe, qui elle aussi
A soif. N’arrose pas seulement
Le gazon, frais ou roussi :
Rafraîchis aussi le sol nu.
(Texte français de Maurice Regnaut in Bertolt Brecht Poèmes 6 L’Arche page 10)
Écrit en 1943 à Santa Monica où il vivait en exil, ce poème a été mis en musique et intégré dans le Hollywooder Liederbuch par Hanns Eisler. J’ai choisi de vous faire entendre une version jazzy de cette composition enregistrée par Michael Schiefel and the Wood & Stelel Trio, le  2 novembre 2016 pendant la Fête du Jazz dans la salle Boris Vian, à l’Institut français de Berlin.

Même si le poème semble parodier les conseils que pourrait contenir un manuel du parfait jardinier, il ne faut pas imaginer Brecht l’arrosoir à la main, le chapeau de paille sur la tête et le cigare à la bouche. Le mot allemand du titre, Sprengen, invite à sortir du cadre d’une première lecture. Ses multiples acceptions suggérées ne sont pas rendues par la traduction française qui se contente de l’une d’entre elle : arroser. Sprengen signifie aussi faire éclater ou faire sauter, le point commun à tous ces sens étant la notion de dispersion. Même pour l’arrosage, il est question d’un dispositif de dispersion de l’eau que ce soit par pommeau ou par jet. Le mot sprengen invite à disperser la lecture à d’autres réalités, sociales notamment. C’est aussi ce que suggère une notation de Brecht dans son Journal de travail qui évoque l’« étrange » rôle de la conscience politique :
« ce que je fais avec plaisir, c’est l’arrosage du jardin. étrange comme la conscience politique influe sur toutes ces opérations quotidiennes. d’où vient autrement la crainte qu’un morceau de gazon puisse être oublié, que la petite plante là-bas puisse ne rien recevoir ou recevoir moins, que le vieil arbre là-bas puisse être négligé tant il a l’air robuste. et mauvaise herbe ou pas, ce qui est verdure a besoin d’eau, et on découvre tant de verdure en terre à partir du moment où on se met à arroser »
(B. Brecht Journal de travail 20.10.42 L’Arche p.325)
Dans sa dimension sociale, ne rien négliger consiste à n’oublier ni les robustes plantes  ni les jeunes pousses. Et il faut tout autant prendre soin de la « mauvaise graine » voire du sol aride qui n’a encore rien produit.
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