Résonances actuelles des écrits de Christa Wolf

Vient de paraître (15 janvier 2015), de Christa Wolf, Lire, écrire vivre (Christian Bourgois). Après un récit, August, le journal d’un jour dans l’année, Mon nouveau siècle (Seuil), on peut découvrir des inédits en français témoignant d’une autre facette de l’auteure, sa dimension d’essayiste.
Berlin, int. Schriftstellergespräch, Christa WolfLe livre contient en effet plusieurs essais (sur Ingeborg Bachmann, sur Günter Grass et l’autobiographie ; le très fort Lire et écrire et sa quête de l’avenir de la prose sur lequel nous nous concentrerons), des discours comme celui, Réflexions sur un point aveugle, prononcé au Congrès de l’Association internationale de psychanalyse et celui sur Uwe Johnson. Il y a aussi, sinon ce ne serait pas Christa Wolf, un écrit sur la remémoration d’un discours, la très courageuse prise de parole à la cession plénière du Comité central du SED (parti communiste de la RDA) en 1965. J’aurai l’occasion de revenir ultérieurement sur cette rupture décisive des relations entre le pouvoir et les intellectuels puisqu’il aura des conséquences aussi pour Heiner Müller qu’elle ne cite pas et d’autres. Les éditeurs voulaient présenter également d’autres aspects de sa « poétique du quotidien », teintée d’humour, avec le texte sur Gerhard Wolf cherchant quoi cuisiner pour ses invités, Lui et moi et aussi La séance photo à L.A. En termes de publications, les textes s’échelonnent de 1972 à 2012.Ils ont été écrits entre 1966 et 2010.

Lectures pour de sombres temps

« Sur cette planète qui va s’assombrissant et où nous demeurons, sur le point de nous taire, reculant devant la folie grandissante, quittant les contrées du cœur, abandonnant toute pensée et prenant congé de tant de sentiments, qui ne comprendrait pas soudain – lorsqu’elle retentit encore une fois, retentit pour celui qui l’écoute – ce que c’est : une voix humaine ? »
Ingeborg Bachmann, Musique et poésie.
Cet extrait d’Ingeborg Bachmann ouvre le livre et lui permet d’emblée de résonner dans notre sombre actualité. Le premier texte de 1966 traite de La vérité qu’il faut affronter. Christa Wolf décèle dans l’œuvre de la poète et romancière autrichienne qu’elle admirait comme motif central : «devenir voyant, rendre les autres voyants», quelque-chose qui deviendra programmatique pour l’auteure de Cassandre. C’est écrit en des temps de glaciation en RDA avec pour les auteurs la question :
« Pourquoi écrire, alors qu’il n’y a plus de commande d’en haut ni, du reste, de commande du tout et qu’aucune ne fait plus illusion ? Dans quelle direction écrire, pour qui s’exprimer, et exprimer quoi, devant les gens, dans ce monde »
Heiner Müller décrira lui-aussi cette situation de fin de mission (dans La Mission) qui n’est pas la fin de l’histoire. Cependant, à mesure que l’histoire avance, elle déplace avec elle ses cadres de compréhension.
Plusieurs questions ou thèmes traversent le livre : la perception (voir le monde mais qu’est-ce que le monde, le miroir, le point aveugle) ; l’avenir de la prose (son rapport à la réalité, la question du réalisme) ; l’humanisme (qui n’est pas inné).
Quel est l’avenir de la prose dès lors que l’histoire devient la chose des historiens, la société celle des sociologues, quand la réalité et les sciences, la prolifération médiatique se retournent contre les prosateurs ? Le salut vient du principe d’incertitude de Heisenberg, de la partie non mesurable du monde, avec cette notion formidable de «l’exactitude fantastique» qu’elle trouve aussi bien dans le Lenz de Georg Büchner que dans des rapports de physiciens obligés, pour rendre compte de leurs connaissances, de parler « comme des poètes ».
Pour Christa Wolf, la littérature n’est pas un miroir :
« Laissons aux miroirs ce qui leur est propre : refléter. C’est tout ce qu’ils savent faire. Littérature et réalité ne se font pas face comme un miroir et l’objet reflété. Elle se fondent l’une dans l’autre dans la conscience de l’auteur.
En effet l’auteur est quelqu’un d’important. »
On pourrait finir par l’oublier. Certes, ce n’est donc pas demain que les robots écriront des romans mais cela n’empêchera pas l’industrie culturelle de nous vendre comme des romans des livres écrits par des robots.

Les points aveugles

S’il est beaucoup question de voir avec ou sans miroir, la dialectique conduit à s’interroger sur ce que l’on ne veut ou ne peut voir.
Le point aveugle est à la perception ce que l’oubli est à la mémoire. Excellent sujet pour un congrès de psychanalyse.
« Nos points aveugles, j’en suis convaincue, sont directement responsables des points de désolation sur notre planète. Auschwitz . L’archipel du Goulag. Coventry et Dresde. Tchernobyl. Le mur entre la RDA et la République fédérale. La déforestation au Vietnam. Les tours détruites du World Trade Center à New York. [le texte date de 2007, avant Fukushima ou, plus près de nous, Charlie Hebdo]
Ce seraient quelques exemples marquants d’une rage destructrice que libèrent les contradictions de notre époque. Nous nous habituons encore plus vite à ces « points de désolation » qui trouent la réalité à la surface de laquelle nous vivons : ces zones de en plus absurdement sécurisées où se rencontrent les dirigeants politique comme le G8. Prisons. Asiles de fous. Écoles transformées en quartiers de haute sécurité. Terrains d’essai pour missiles. Tout ce beau monde.
Nous tentons d’interpréter des symptômes isolés par des transferts d’argent mais surtout en renforçant les instruments de pouvoir afin de répondre à la violence par la violence. Là où croit le péril croit aussi ce qui sauve ? Je ne suis pas sûre que ces mots de Hölderlin vaillent encore. Nous sommes dans la situation absurde d’être dépendants des forces destructrices ; nous nous trouvons dans le même bateau, ou plus exactement le même navire de guerre et nous serons entraînés dans leur naufrage »
Ce n’est guère optimiste, le problème étant dans le différentiel de vitesse entre ce qui cause la perte et ce qui sauve.

Tweets

Il y a quelques phrases intéressantes qui se prêtent au partage par Twitter. J’en ai ainsi diffusé quelques-unes qui ont été relayées.
« Ne peut commencer à écrire que celui pour qui la réalité n’est plus évidente »
« La prose crée doublement de l’humain : par l’écriture et par la lecture »
« Il serait donc juste de dire qu’en écrivant nous devons réinventer le monde ? »
Je suis toujours très intéressé par les télescopages qui se produisent avec d’autres gazouillis venus d’horizons et de motivations totalement différents.
Exemple :
J’étais entrain de partager ce texte  sur le compte twitter du Sauterhin :
 » Je trouve dangereuse l’attitude cynique de la bourgeoisie actuelle qui déclare l’humanisme anachronique … » (Christa Wolf)
— Le SauteRhin (@LeSauteRhin) 28 Janvier 2015
quand est arrivé celui-ci :

Peu après, l’audition par la police d’un enfant de 8 ans soupçonné d' »apologie du terrorisme » sur plainte du directeur de son école signalait la perte d’humanité évoquée par Christa Wolf. Sale journée ! Il y a un livre et le contexte dans lequel on le lit.

Tabula rasa

Dans le texte Lire, écrire, Christa Wolf se livre à une expérience fictive de Tabula rasa. Elle consiste à imaginer que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu Elle décrit ainsi l’une des étapes :
« Pauvre, dévalisée , dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »
Elle veut ainsi caractériser sa génération. Cela vaut à fortiori pour ceux qui n’ ont pas lu de livre du tout.
Ne sommes-nous pas nous aussi mal partis ? N’avons nous pas un immense travail d’acculturation à faire et à inventer un nouvel humanisme, un humanisme digital, cette fois ?
Christa Wolf
Lire, écrire, vivre
Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein
Christian Bourgois éditeur
200 pages, 17 euros
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