Robert Musil, le réel et ses possibles

«Pour des raisons suffisamment évidentes, chaque génération traite la vie qu’elle trouve à son arrivée dans le monde comme une donnée définitive, hors les quelques détails à la transformation desquels elle est intéressée. C’est une conception avantageuse, mais fausse. A tout instant, le monde pourrait être transformé dans toutes les directions, ou du moins dans n’importe laquelle; il a ça, pour ainsi dire, dans le sang. C’est pourquoi il serait original d’essayer de se comporter non pas comme un homme défini dans un monde défini où il n’y a plus, pourrait-on dire, qu’un ou deux boutons à déplacer (ce qu’on appelle l’évolution), mais, dès le commencement, comme un homme né pour le changement dans un monde créé pour changer…».
(Robert Musil, L’ Homme sans qualités Traduction Philippe Jacottet Seuil 1982 Tome I page 328 )
Arriver dans un monde qui est déjà là est la condition d’une vita activa, ai-je écrit à propos de la naissance de Heiner Müller. Nous naissons au monde pour le transformer et nous constituer en je partie d’un nous. Dans l’extrait ci-dessus de L’homme sans qualité, Robert Musil dit même que c’est la qualité du monde que d’être là pour cela. Il est fait pour être transformé, il a ça dans le sang. S’il est discutable qu’il puisse l’être dans n’importe quelle direction, je relèverai d’abord qu’il n’y a pas d’identité prédéfinie dans un monde déjà décrit qui se satisferait d’aménagements à la marge, un ou deux boutons à déplacer. Car c’est ce qui ferait que l’homme resterait sans qualité (ohne Eigenschaft = sans caractère qui lui soit propre). L’individuation, c’est à dire, dans le langage de Bernard Stiegler, le processus qui fait que l’individu devient ce qu’il est, passe par cet effort de changer le monde que l’on peut aussi appeler travail, qui n’a rien à voir avec la discutable étymologie du tripalium. A défaut de reconnaître cela, on «hésite à devenir quelque chose». Robert Musil dans un autre passage du même livre invite à chercher dans le réel d’autres possibles que ce qui donné comme tel : «S’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible». Ce sens du possible, il le définit comme «la faculté de penser tout ce qui pourrait être aussi bien et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas». Cette disposition créatrice est affaire d’imagination. «C’est l’imaginaire qui pose ordinairement les bornes du possible et de l’impossible», disait Robespierre. Les possibles ne sont pas hors du réel. Ils y sont contenus sous forme de potentialités non révélées.Comment les trouve-t-on ? En aiguisant son regard sur la réalité pour y déceler des bifurcations possibles. Il ne suffit pas de poser la transformation pour la transformation. Sur ce plan la bourgeoisie a été révolutionnaire jusqu’à l’excès. L’affaire se complique quand les transformations débouchent sur une nouvelle ère géologique, celle de l’anthropocène, l’ère où l’homme par son industrie est force géologique. Il n’est plus possible de dire : dans n’importe qu’elle direction. Ne reste que la direction de la néganthropie. (Pour B. Stiegler, la néganthropie – avec a – désigne un système valorisant la production de remèdes à l’entropie -avec e -, c’est à dire prolongeant l’espérance de vie de la planète)
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