A l’occasion du vernissage de l’exposition Wohin geht’s ? / Der Zeichner Jürgen Holtz, le 22 octobre 2022, à Potsdam, l’historien de l’art Michael Freitag a esquissé une approche du dessinateur Jürgen Holtz qui fut un acteur de renom en Allemagne. Et un ami. Je publie ci-dessous son texte. D’abord un extrait en allemand mais on pourra en télécharger l’intégralité, puis tout le texte en traduction. Je remercie Katharina Holtz et Michael Freitag pour m’avoir autorisé à le publier et la première encore pour m’avoir confié les images.
Wohin geht’s ?
Jürgen Holtz. Eröffnung. In der Cavallerie 26. Berliner Straße 26c. 14467 Potsdam. 22.10.2022
Es gibt Aquarelle von Landschaften, die im Nordwesten Schottlands entstanden sind. Darin das schwelende Dunkel der Atlantikküste, das man erwartet. Überall der Zauber zugleich eines Glimmens, das man nicht erwartet. Feine Abstufungen von milden Grüntönen, edles Violett neben bläulichen Verläufen im Lichten Ocker.
Liebe Farben – am Ende der Welt.
Ganz anders ein Blatt zum Paradies. Adam und Eva liegen bleich und farbentblößt auf Signalgrün an Pink, zum Rand hin bräunliche Mischungen aus beidem. Das Paradies, ein Wiesenbogen aus Strichlagen von geduldigstem Auftrag. Statt des tupfenden Pinsels jetzt scharrender Filzstift. Er ist ein todsicheres Mittel, gleich welches Motiv billig zu machen. Seine Farbstoffe sind kalt und synthetisch. Der Garten Eden, vergiftet und umstellt von einem hartblauen Himmel, aus dem grelle Licht-Ereignisse herabstürzen. Unten ist eine kleine Eisenbahn hingekrakelt. Sie tuckert um das Liebesnest, emsig und käferhaft, einen dünnen Lebenslaut abgebend im feindselig blühenden Revier.
Böse Farbe – am Anfang der Zeit.
Liebe Farbe :: Böse Farbe, zwei Gedichte im Singspiel „Die schöne Müllerin“ heißen so. Geschrieben von Wilhelm Müller, veröffentlicht 1820 in einem Band mit dem launigen Titel: „Sieben und siebzig Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines reisenden Waldhornisten“. Betörend leichte Verse, die später auf den Begriff „Volksliedton“ herunter etikettiert wurden. Zu Unrecht. Denn die Geschmeidigkeit des Vortrags ist das Ergebnis einer kalkulierten Kunstsprache. Sie ironisiert jene erdachte Einfalt, die 1805 mit „Des Knaben Wunderhorn“ durch Achim von Arnim und Clemens Brentano in die Literatur gekommen war. Ein Hauptwerk der Romantik. Sogar Goethe hatte es wohlwollend besprochen.
Dieses Glück hatte Müller nicht. Goethe notiert nach einem Besuch: „…unangenehme Personnage, suffisant, überdies Brillen tragend.“
Aber es kam noch schlimmer. 1823 fällt das Buch dem unglücklichen Franz Schubert in die Hände. Der komponiert den Zyklus in die Romantik zurück, ironiefrei und im Wohlklang reinen Liebesschmerzes. Feuchte Augen bis in die Nachwelt. Sie war es auch, die Müller noch einmal enteignete. Heute weiß jeder, „Die schöne Müllerin“ und die „Die Winterreise“ von Müller – sind von Schubert.
Warum erzähle ich das. Rezeptionsgeschichte ist gegenüber den Intentionen eines Werks immer Irrtumsgeschichte. Das Publikum, schreibt sie ja.
Die Hinterlassenschaft von Jürgen Holtz wird das auch ertragen müssen. Meine Rede schon ist Teil davon. Was kann er dafür, daß ich mich an Müller erinnerte, als ich seine Bilder sah. Und doch. Das Wiederlesen der Gedichte bescherte mir Lesarten im Heute, die frühere Unglücke weit in den Schatten stellten. Mein Ärger, auch über mich selbst, weil ich die unwillkommenen Sinnsprünge nicht unterdrücken konnte, brachte mich abermals auf Jürgen Holtz zurück. Ich erkläre das gleich. Und so mache ich mit Müller, den ich sonst vielleicht auf sich beruhen lassen hätte, noch ein bisschen weiter. Hören Sie ein paar Zeilen:
Die liebe Farbe
In Grün will ich mich kleiden,
In grüne Tränenweiden,
Mein Schatz hat’s Grün so gern.
Die böse Farbe
Ach Grün, du böse Farbe du,
Was siehst mich immer an,
So stolz, so keck, so schadenfroh,
Mich armen weißen Mann.
„Armer weißer Mann.“ Aus dem Off meiner Zeitgenossenschaft tönt es = Nicht O.K.! Weißer Mann nicht arm, aber böse böse – und alt dazu. Daß er bei Müller ein Müller ist, mit Mehl bestäubt, kann man zwar wissen. Aber die Unschuld ist plötzlich weg. Die Farbe „Weiß“ erregt nach 200 Jahren rassistischen Gegen-Elan, und sei es auch nur, weil er möglich wäre.
Und Grün? Grün war für Müller das Emblem der Försters. Und der Förster will dem Müller, der die Müllerin liebt, die Braut ausspannen. Uniform sticht Arbeitskluft. Heute ist Grün Bunt, Kampf-Color gegen den Klimawandel und ökologische Kriegspartei. Gut oder böse – man sollte vielleicht den Förster fragen.
Sie sehen: Ich stehe frisch im Irrsinn meiner Zeit. Jürgen Holtz stand da natürlich auch. Und so war es für mich keine Überraschung, daß dieser eigensinnige Mensch auf genau diesen Irrsinn mit eigensinnigen Zeichnungen reagiert hat. [….]
Michael Freitag
Den vollständigen Text kann man hier herunterladen
Jürgen Holtz : C’est où qu’on va ?
Michael Freitag sur l’œuvre picturale de Jürgen Holtz
Il y a des aquarelles de paysages réalisées dans le nord-ouest de l’Écosse. On y voit couver l’obscurité de la côte atlantique à laquelle on s’attend. Partout, en même temps, la magie de lueurs colorées auxquelles on ne s’attend pas. De subtiles nuances de douces couleurs vertes, des violets nobles à côté de dégradés bleutés dans l’ocre clair.
Aimables couleurs. Du bout du monde.
Toute autre, une feuille sur le paradis. Adam et Eve sont allongés, pâles et dénudés de couleurs, des corps aux contours roses sur un fond vert de sécurité. Vers le bord, des mélanges des deux couleurs, brunâtres. Le paradis, une prairie arquée aux traits de la plus patiente des finitions. Maintenant, au lieu du pinceau à tamponner, la pointe de feutre. C’est un moyen infaillible pour rendre facilement n’importe quel motif. Ses couleurs sont froides et synthétiques. Le jardin d’Éden est empoisonné et cerné par un ciel d’un bleu dur d’où tombent des événements lumineux criards.
En bas, un petit train a été griffonné. Il tourne autour du nid d’amour, comme un coléoptère empressé, émettant un mince son de vie sur terrain hostile, en fleurs.
Méchante couleur – au début du temps.
Couleur chérie – méchante couleur. Ce sont deux titres de poèmes du Singspiel « La belle meunière ». Écrits par Wilhelm Müller, ils ont été publiés en 1820 dans un recueil portant le titre amusant de « Soixante-dix-sept poèmes tirés des papiers laissés par un joueur de cor ambulant ». Des vers légers et envoûtants, qui seront plus tard rabaissés au rang de chanson folklorique. A tort. Car la souplesse d’exécution est le résultat d’un travail artistique conscient. Il ironise avec cette simplicité réfléchie qui, en 1805, fait son entrée dans la littérature avec le « Des Knaben Wunderhorn (Le cor enchanté de l’enfant)» de Achim von Arnim et Clemens Brentano. Une œuvre majeure du romantisme. Même Goethe l’avait commenté avec bienveillance.
Müller n’a pas eu cette chance. Après une visite, Goethe note : « … personnage désagréable, suffisant, en plus il porte des lunettes ».
Mais il y eut pire encore. En 1823, le livre tombe entre les mains du malheureux Franz Schubert. Celui-ci compose le cycle en le ramenant dans le romantisme, sans ironie et dans la mélodie de la pure douleur amoureuse. Des yeux humides jusque dans la postérité. Lui aussi déposséda une fois de plus Müller. Aujourd’hui, tout le monde sait que « La belle meunière » et « Le voyage d’hiver » de Wilhelm Müller – sont de … Franz Schubert.
Pourquoi je raconte cela ? L’histoire de la réception d’une œuvre est, par rapport à ses intentions, toujours une histoire d’ erreurs. C’est le public qui l’écrit.
Le legs de Jürgen Holtz devra également supporter cela. Mon discours lui-même en fait déjà partie. Holtz n’en peut mais si je me suis souvenu de Müller quand j’ai vu ses images. Et pourtant. La relecture des poèmes m’a donné des manières de lire dans le présent qui éclipsaient les malheurs du passé. Mon irritation, aussi contre moi-même parce que je ne pouvais pas réprimer les sauts de sens intempestifs, me ramena à nouveau à Jürgen Holtz. Je m’en expliquerai dans un instant. Et donc, je continue encore un peu ainsi avec Müller, que j’aurais peut-être laissé de côté en d’autres circonstances.
Écoutez quelques lignes :
La couleur chérie
Je veux m’habiller de vert,
De vert comme les saules pleureurs
Ma chérie aime tant le vert.
La couleur méchante
Ah, vert, quelle méchante couleur tu es,
Pourquoi me regardes-tu toujours,
Si fière, si effrontée, si malicieuse,
Moi, pauvre homme blanc.
« Moi, pauvre homme blanc ». La voix off de mes contemporains dit : ça ne va pas, ça ! Homme blanc pas pauvre mais méchant méchant – et vieux en plus. Que, chez Müller, il soit meunier et couvert de farine, on peut certes le savoir. Mais l’innocence a soudainement disparu.La couleur « blanc » éveille après 200 années un contre-élan raciste ne serait-ce que parce que cela serait possible.
Et le vert ? Le vert était pour Müller l’emblème du forestier. Et le forestier veut chiper au meunier, qui aime la meunière, sa fiancée. La carte uniforme plus forte que celle des fringues de travail. Aujourd’hui, le vert est bigarré, couleur de combat contre le changement climatique, et parti de la guerre écologique. Chérie ou méchante – il faudrait peut-être poser la question au forestier.
Vous le voyez : je suis en plein dans les folies de notre temps. Jürgen Holtz y était aussi. C’est pourquoi, je ne fus pas surpris que cet être opiniâtre ait réagi à ces folies avec des dessins qui le sont aussi.
Vous le savez, l’opiniâtreté n’est pas confortable. Elle est toujours contrepoint à un courant dominant. S’il a longtemps pu en être ainsi, aujourd’hui, le singulier est immédiatement considéré comme déviationniste et suspect. Ce qui est demandé, c’est l’uni-formité. Quelle que soit la question. Règne une censure qui n’a besoin d’aucune administration, l’ardeur des dévots est bien plus efficace. Elle jauge sévèrement tout ce qui est et a été. Par ignorance ou indifférence, peu importe, ce qui existe se voit privé de la richesse des contextes auxquels il était à l’origine rattaché et donc destiné à subir la dénonciation, les donneurs de leçons, l’exorcisme. Chaque jour, l’actualité en livre une nouvelle infraction. Luther et Winnetou sont sur le banc des accusés, l’un est réduit au rang d’antisémite, l’autre rehaussé en ethnie. Celui qui détestait les lunettes, Goethe, devrait suivre car il n’avait rien compris à l’écriture inclusive.
Et Holtz ? Il avait grandit avec de la grande littérature, c’était un homme de culture dont les propres textes, le plus souvent des discours, sont emprunts d’une colère, d’année en année plus forte, à propos de la propension du théâtre et de la vie artistique à se transformer en entreprise culturelle jusqu’à les rendre insignifiants. Il se plaignait de l’abandon consenti de ce qu’il considérait comme la mission publique du théâtre. Celui-ci est devenu un « havre d’une vision du monde apologétique ». Il l’avait déploré dès 1993. En lien, peut-être, avec le pressentiment que là on touchait à la fin.
C’était cela la profondeur de sa personne.
La question de savoir pourquoi il s’est mis à peindre est elle dès lors une question superficielle ? Je ne crois pas que Holtz se soit mis à l’encre de Chine contre un mal. Il détestait le dilettantisme. Et à quel genre de public aurait-il dû penser ? Il était plutôt un esprit dubitatif, un acteur fêté qui cherchait ce qu’il pouvait encore transmettre alors que le lieu de son action devenait de plus en plus du n’importe quoi.
Et nous ne pouvons guère le soupçonner de la vanité de devenir un artiste au talent universel qui est aujourd’hui la norme. Il était entouré de telles normes. Je pense même qu’à la question de savoir s’il se mettait à l’art, il aurait répondu par un sourire furibond et un « rien à foutre ».
Il a dessiné pour lui. Ne serait-ce que parce que l’« art » aurait été une alternative à rien. Il y règne les mêmes plates illusions qu’au théâtre. C’est pourquoi les deux sphères s’interpénètrent de plus en plus souvent.
Ici comme là, l’auto-liquidation, partout le crépuscule de concepts qui furent brillants. Personne ne sait où ça va. Il est certain toutefois que ça s’en va.
Qui visite aujourd’hui les grands « évènements » artistiques voit que l’art contemporain tend vers des procédés interchangeables avec l’objectif d’avoir une opinion à la place d’une idée. Son indifférence tient lieu de signification. Chacun en dit n’importe quoi. Il suffit que cela corresponde au consensus d’une idéologie, ou dans le doute qu’elle soit conforme à celle des dominants. L’idéologie n’a jamais besoin de motif, mais toujours d’ennemis. La dernière Dokumenta a confirmé ce lieu commun.
Pour le dire autrement : avant que l’on ne parle encore de graphisme, de technique, d’originalité ou d’autres dimensions de l’esthétique, la question de savoir si Holtz est un artiste est escamotée. Ne serait-ce que parce que ses conceptions et manières de voir heurtent tout ce qui peut encore figurer dans les pages culturelles des journaux.
Chez lui, des enfants sont abattus, il y a des figures qui portent des bonnets pointus qui pourraient évoquer, pour le premier hystérique venu, le Ku-Klux-Klan. Des bandes d’assassins en excursion familiale, des océans remplis de noyés (des réfugiés, peut-être?), aussi des « dames planantes avec chiens », des masturbateurs ou un soldat « au bord de la Volga ». En Russie, que l’on y pense !
Du vraiment sale, et du répugnant jusqu’à la fin. Des créatures en habits qui montrent tout ce qui devrait être caché derrière eux, avant tout des sexes en érection. Tout cela réalisé avec des moyens d’expression que l’on connaît du jardin d’enfants. Pistolet, masque à gaz et couperet, instruments d’un cauchemar bariolé aux crayons de couleurs, au rendu encore plus repoussant que s’il avait été fait aux crayons feutres. Elles pâlissent le coloriage. Point, point, virgule, tiret, des lignes tremblantes, des griffonnages sans lieu. ÇA VA ENCORE ?
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Pour éclaircir tout cela, je recommence. Avec un discours d’avant hier, si vous voulez. Il aurait pu débuter ainsi :
Mesdames et Messieurs ! Le matériau que j’ai devant moi couvre une période allant de 1990 à 2020, soit les trente dernières années de vie de Jürgen Holtz. Un examen plus précis de sa biographie montrerait cependant qu’il a toujours dessiné. Comme fils dans l’entourage de son père, comme celui qui, après guerre, avait entamé un nouveau parcours de vie à l’école des beaux-arts de Berlin-Weißensee. Ensuite, comme acteur. Pendant les répétitions, il passait en revue les espaces, les déroulements, les gestes. Il dessinait pour clarifier sa position sur scène. Dès l’un de ses premiers rôles, dans le Malade imaginaire de Molière, raconte-il, il avait réalisé une centaine de croquis pour résoudre le problème de la bonne manière de « marcher avec une canne ». Dessiner était déjà là une forme de pensée. Cela devait se situer au milieu des années 1950.
Les aquarelles de paysage, il s’était mis à en faire bien plus tôt que je ne l’avais pensé. Katharina Holtz m’a écrit, en réponse à mes questions, qu’elle et son mari étaient allés en Irlande, en 1984, peu après son départ à l’ouest. Que s’était-il passé là ? Contre la peur de ne pas savoir ce qu’il aurait abandonné et réussi, il s’était tu pendant quatre semaines pendant qu’il observait. Et il peint. Il utilise l’occasion pour se consacrer à autre chose. L’on pourrait aussi dire pour s’ex-poser ailleurs. Les aquarelles montrent très précisément cela : quelqu’un élève le regard. Il observe la nature qui, devant ses yeux, devient paysage.
La perception est si intense que Holtz rêve ce qu’il voit. Il en parle dans un enregistrement de 2001. L’extérieur pénétrait sa nuit comme un flot ininterrompu d’images qui irradiait avec une telle force accomplie qu’il se disait à lui-même : « tu n’as plus de temps dans ta vie pour t’y mettre avec ta stupide main ».
Il avait passé l’âge de 50 ans. Pas besoin d’être expert pour voir dans cet aveu un manque de dextérité. Car la « main stupide » est la main de l’artiste. C’est précisément cette maladresse, cette absence de savoir-faire, cet indisponible qui sont le point d’excitation de la créativité.
La « stupide main » est l’instrument de mesure pour établir la distance entre l’objet et soi. Son manque d’assurance démontre chaque fois à nouveau que le monde devant nos yeux restera toujours insaisissable car étant partie de la création nous ne sommes pas en face d’elle. Il faut travailler à la distanciation, travail qui suit ensuite sa propre totalité. Le chemin qui va du voir au regard est le chemin du constat à l’invention, qu’on l’appelle motif, composition ou forme propre. Il s ‘agit d’une totalité opposée à une autre totalité dont l’unité interne est l’œuvre. Ce n’est que dans l’œuvre que nous pouvons trouver une forme qui nous corresponde. C’est de cette correspondance qu’il était question quand l’acteur voulut s’engager dans une nouvelle voie de son existence. C’est ce que Holtz a compris sur les bords de l’Atlantique.
Si cela ne devait pas en rester à cette rencontre intime avec lui-même, s’il voulait aller plus loin avec ses images et s’y tenir, des clarification formelles étaient nécessaires. Elles commencent là où Holtz repousse la suprématie de l’impression de l’œil. Petit à petit il se met à isoler les regards. Il ôte aux parties de paysages leur relation à l’espace. Le sujet « nature » de l’image prend le caractère d’objets. Ce qui a été vu devient évènements insulaires qui se mettent à flotter sur la feuille.
Dans les tout derniers dessins de 2020, Holtz a 87 ans, les paysages ne sont plus que des compositions. Elles apparaissent dans les linéaments de la disposition de l’image librement conçue. Elles n’ont plus besoin de faire voir leur origine dans le village côtier de Lochinver. Les couleurs quand elles sont encore présentes ne sont plus que des réminiscences. A l’égard de la nature, son point de départ, une vision lointaine est obtenue dans laquelle la suprématie est transfigurée en maîtrise. La forme de la réalité devient la réalité de la forme.
Un long chemin semé de stations intermédiaires. En mouvements de recherche qui visent à éviter l’envoûtement du concret. Par exemple avec des scriptogrammes, des présentations typographiques ou des calligraphies. Elles surviennent entre les années 2002 à 2009, à l’âge de 70 à 77 ans. Ce moment est celui de l’exploration d’une forme hybride entre la peinture et le dessin : Holtz reste au pinceau mais passe à la monochromie. Des touches noires ou sépia écrivent sur des lignes des trames de figures vivaces qui forment les caractères d’un alphabet inconnu. Cela devient ludique. Une formulation nette devient, au rythme de l’un à côté de l’autre et de dessus-dessous, une composition complète remplie jusqu’aux bords. Il s’avère qu’on peut varier cela infiniment. La main devient plus souple en même temps que plus affermie. Mais la communicabilité disparaît. La calligraphie devient geste de pure esthétique quand l’origine mentale est trop étrangère pour rendre crédible sa forme de représentation.
Le dessinateur revient. Mais sur un autre plan que cinquante années auparavant. Dans la dernière décennie, il n’y a plus chez Jürgen Holtz que la franchise de notations provenant du tréfonds de son imaginaire. Elles ne doivent plus aller nulle part. Elles sortent de lui. Il griffonne de petits hommes qui acceptent ouvertement la proximité avec des dessins d’enfants.
Le monde alternatif maladroit, le rejet de tout illusionnisme ou autres dispositions, l’interpénétration des mondes intérieur et extérieur avait déjà dynamisé la première modernité. Elle réagissait à la crise de l’art avec une crise des moyens. Cela allait de l’effacement de l’espace pictural jusqu’à l’utilisation de matériaux de la vie quotidienne. (L’utilisation de crayons-feutres est encore l’un des derniers signaux contre la complaisance). On découvrait qu’avec ce qui passait pour primitif, on réussissait quelque chose de déterminant : la spiritualisation des choses. Une métaphysique des objets, dans laquelle la physique des espaces calculés devenus standards esthétiques n’avait pas de valeur.
Comme chez les enfants. Ils font leurs expériences dans un monde qui n’est encore clôturé par les jugements. C’est pourquoi ils ne dessinent jamais « correctement » mais toujours l’objet de ce qui les intéressent comme un tout. Il doit être complet. Même si un bras est caché, on le dessine tout de même. Il existe bien, même si on ne le voit pas. Que le visage soit un profil, il lui faut tout de même deux yeux et une bouche entière. Le point de fuite comme construction intellectuelle n’advient pas car il n’est pas une propriété de l’objet. Les enfants ordonnent les choses dans la perspective de l’importance qu’elles ont pour eux. L’important est grand, le secondaire petit quand bien même la réalité visible ne couvre pas cette décision. Apparaît alors le paradoxe d’un réalisme éloigné de la nature.
C’est exactement ce qui intéresse Holtz. Il n’imite pas le langage des enfants, il l’artificialise. Comme Wilhelm Müller avec la chanson populaire. On s’empare d’un moyen qui suit sa propre loi et s’ouvrent ainsi de nouvelles marges de liberté que l’on peut prolonger.
L’histoire de l’art ne parle de rien d’autre que la transformation de ces processus que l’on nomme appropriation. Il n’y a que les points de vue, dépourvus du sens de la complexité, pour fustiger l’appropriation comme un concept colonialiste, comme cela s’est passé récemment quand un groupe suisse s’est mis des dreadlocks et à jouer du reggae. Le concert a été annulé. Qu’en est-il du jazz ? Ou avec Emil Nolde et ses peintures des mers du sud ?
Vivre signifie franchir des lignes. Le monde entier est fait de lignes. Même l’horizon de sa forme ronde est une ligne. Je veux dire que quelqu’un (ou quelque chose) a dû d’abord tracer une ligne avant que l’on puisse la franchir. Et c’est toujours ce franchissement qui produit la douleur d’une signification. Une œuvre d’art sur (ou avec) laquelle cela se produit devient un objet incommensurable, qu’il soit dessin, sculpture, tableau ou espace, peu importe. Sa condition est et reste son incomparabilité avec tout autre. C’est n’est qu’ainsi que l’on peut penser quelque chose comme l’autonomie. Autrement dit, le sens d’une œuvre ou d’une création ne peut se situer en dehors d’elle.
Imre Kertész a sur ce point dit un jour que l’art était « sacrifice de soi et un exemple déterminé à l’extrême, et seulement un exemple… » Et : « pratiquement tout savoir qui n’est pas aussi savoir sur nous-mêmes, est inutile ». Jürgen Holtz aurait approuvé cela. Car c’est pour cela qu’il a dessiné : donner au monde une image pour qu’il sache non pas avec quoi mais avec qui il a à faire.
Michael Freitag
(Traduction : Bernard Umbrecht)
Michael Freitag est historien de l’art, directeur de musée, curateur. Il a notamment été co-fondateur et co-éditeur de la revue « neue bildende kunst » (1991-1999), puis directeur du Cabinet d’arts graphiques de la Fondation Moritzburg (2010-2014). Il y fut le curateur de l’exposition consacrée au legs graphique et pictural de Einar Schleef. Directeur de la Galerie Lyonel-Feininger à Quedlinburg (2014-2020). Le texte est le discours prononcé par Michael Freitag à l’occasion du vernissage de l’exposition : Wohin geht’s ? Der Zeichner Jürgen Holtz (C’est où qu’on va ? Le dessinateur Jürgen Holtz) à la Cavallerie26 à Potsdam
Jürgen Holtz sur le SauteRhin
https://www.lesauterhin.eu/jurgen-holtz-prix-du-theatre-de-la-ville-de-berlin-2013/