Wolfgang Streeck et « la fin de la démocratie d’après guerre »

Un peu plus de 20 années après la Chute du Mur de Berlin qui devait inaugurer l’ère de la démocratie partagée en Europe, voici que se constate l’inverse : « la fin de la démocratie d’après guerre ». Le constat d’autodessaisissement de la politique est celui de Wolfgang Streeck, sociologue, directeur de l’Institut des sciences sociales Max-Planck à Cologne

« Pour le cas où un pays ne respecterait pas les règles budgétaires, des pans de souveraineté nationale passeraient automatiquement au niveau européen en proportion telle que les objectifs puissent être atteints… On pourrait envisager le droit de non seulement préconiser par exemple des hausses d’impôts ou des réductions de dépenses mais celui de les imposer… Dans un tel cadre, les voies de consolidations peuvent être assurées par le niveau européen même s’il ne devait pas y avoir pour cela de majorité dans les parlements nationaux »
(Jens Weidmann, Président de la Bundesbank 14 juin 2012)

Cette déclaration du Président de la Bundesbank est placée au cœur du texte de Wolfgang Streeck publié par la Süddeutsche Zeitung du 24/07/2012. Elle lui sert à montrer qu’il n’y a plus de marge pour le jeu politique comme il en existait dans le monde de Bretton Woods

Au début de son texte, le sociologue note que nous assistons à une nouvelle vague d’intégration européenne qui intervient non pas sur décision des peuples mais des « marchés ». La « dé-démocratisation » du système des Etats européens ne date pas du remplacement du Premier ministre grec G. Papandréou par un homme de confiance du Capital financier. Wolfgang Streeck situe dans les années 1970, le début de ce qu’il a appelé, lors d’une récente conférence Adorno, « la contre révolution néolibérale ». Les décisions des sommets européens sont prises « avec le pistolet à taux d’intérêt des marchés sur la tempe ». Ce procédé en dit long sur le contenu : il faut réguler les peuples et non la finance.

« Les grandes lignes des réformes successives décidées à Bruxelles peuvent se résumer en une seule : la faute de la crise incombe à la cupidité de citoyens avides de démocratie et non à celle des banques et de leur marché. Il faut donc non pas réguler les banques mais les citoyens ».

Le créancier a priorité sur le citoyen.

L’utopie de Hayek

Exit l’Etat Providence. Qu’est-ce qui le remplace ? L’Etat de consolidation :

« L’Etat de consolidation est la forme d’Etat qui correspond à une époque où les Etats sont englobés dans les marchés alors que dans le capitalisme démocratique d’après guerre les marchés étaient englobés dans l’Etat. L’institutionnalisation de cet état de fait ratifie le passage historique au néo-libéralisme. Ainsi se réalise l’utopie de Hayek d’une économie de marché capitaliste protégée de l’arbitraire politique d’une démocratie de masse et des impuretés d’interventions discrétionnaires pour établir la justice sociale. La tâche de la politique n’est plus de distribuer des calmants mais des potions amères. Au lieu de redistribution, des réformes ; au lieu d’une dévaluation extérieure par rapport à une autre monnaie, une dévaluation intérieure : compétitivité par des baisses de salaires, des réductions des pensions de retraite, des emplois flexibles de toute sorte, un tonneau sans fond (…) »

Du « delorisme » au dolorisme

Il y aura en Europe des pays plus égaux que d’autres, l’Union européenne passera d’une organisation d’Etats égaux à un impérium bruxellois. La démocratie elle n’existe plus que pour dire aux Grecs qu’ils sont responsables des turpitudes de leurs dirigeants et qu’il ne leur reste plus qu’à payer puisqu’ils les ont élus.

A part cela :

« La démocratie existe encore comme promesse d’un effet secondaire inespéré produit par l’union fiscale. Cette perspective doit conduire les amis d’une Europe démocratique à sauter dans le train de l’intégration même si cela fait un moment que ce train est conduit par l’industrie financière. La logique est celle du néo-fonctionnalisme, une théorie honorable selon laquelle chaque transfert de compétence à des organismes européens entraînerait le transfert de compétences liées et donc que l’européanisation de la politique fiscale ouvrirait la voie à l’européanisation de la démocratie par une ruse de la raison induite par les nécessités »

La dernière fois qu’un tel néo-fonctionnalisme a été convoqué, c’était en 1992 pour faire monter la gauche dans la barque néolibérale. On connaît le résultat : le « delorisme » s’est transformé en dolorisme. [Le jeu de mot est de moi et non de W Streeck qui cite cependant J. Delors et la dimension sociale qui devait découler du marché unique et qu’on attend toujours]. Le passage ci-dessus semble en particulier viser Jürgen Habermas qui vient à nouveau de cosigner, à la demande du Parti social démocrate, un texte demandant la constitutionnalisation d’une « démocratie supranationale » qui ne passerait pas par une Europe fédérale.

Post-démocratie

Arrivons-en à la conclusion de Wolfgang Streeck :

« Ce qui en vérité se profile est une expansion rapide de ce qu’on appelle aujourd’hui post-démocratie. L’économie y est préservée de la “pression de la rue’’ et dépend d’une politique économique régulée par les banques centrales et les autorités de régulation. Mis à part les éléments résiduels d’Etat de droit et d’Etat policier, la démocratie est à disposition pour des mises en scène publiques de toute sorte : pour le spectacle politique destiné aux couches moyennes qui suivent les informations tout comme pour la mobilisation des ressentiments nationaux – d’en bas contre les fainéants du sud, ou les allemands arrogants ou les élites ; d’en haut à la manière de Monti [Président du Conseil des ministres italiens] et Rajoy [Premier ministre espagnol] pour obtenir un soutien intérieur malgré la politique de restrictions et pour améliorer les positions de négociations ».

Mario Monti vient d’ailleurs de réclamer dans un entretien à l’hebdomadaire Der Spiegel la possibilité pour les pouvoirs en place de s’émanciper des parlements confirmant ainsi le point de vue de Wolfgang Streeck.

Url de l’article : Das Ende der Nachkriegsdemokratie (La fin de la démocratie d’après guerre)

De Wolfgang Streeck, nous avions sur le SauteRhin évoqué un texte sur le passage au keynésianisme privé en décembre 2011
On peut lire aussi dans le Monde diplomatique de janvier 2012 un autre texte sur le point de départ de la crise actuelle

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