La guerre continuée d’Antonin Artaud

Nous avons vu récemment dans le texte d’Helmut Lethen, comment la psychiatrie allemande avait décrété la fin des effets de la guerre sur le psychisme et rejeté l’idée d’un ancrage durable du traumatisme dans la psyché. Florence de Mèredieu dans son livre Antonin Artaud dans la guerre, montre que tout au contraire, à l’exemple révélateur du poète, la guerre n’a jamais cessé. Il en ira de même pour André Masson et pour Louis Ferdinand Céline, par exemple.
Avec la Première guerre mondiale, « une bascule a eu lieu, qui a engendré un monde d’où nous ne sommes pas encore sorti. Bien au contraire, puisque la société qui est la nôtre n’a fait qu’amplifier – en les systématisant – les effets de ce bouleversement »(page 12)
« moi le simple Antonin Artaud (…)
à demi-bachelier
simple soldat à Digne au 2ème régiment d’infanterie en septembre 1916,
puis réformé temporaire
puis réformé définitif comme débilisé, imbécillisé »
Il s’agissait en fait du 3ème régiment d’infanterie. Le livre présente tous les documents l’attestant. On le sait peu où l’on n’en tient habituellement pas compte, ce qui est tout de même étonnant, mais Antonin Artaud a été incorporé en Août 1916, à 20 ans. La guerre fait rage depuis 2 ans. C’est la période de la bataille de Verdun. Certes, il ne connut le front que peu de temps mais Florence de Mèredieu prend au sérieux le « rôle déterminant », « fondateur » qu’eut la guerre dans la vie et l’œuvre d’Antonin Artaud.
« Si, comme l’indique sa feuille de registre militaire, Artaud a bien participé à la campagne d’Allemagne : du 9 août 1916 au 21 janvier 1917 (date à laquelle il est temporairement réformé), il a alors suivi – un temps du moins – ses camarades de combat dans les Flandres ».
On n’a cependant pas la certitude qu’il ait connu le baptême du feu. La guerre, ce n’est pas seulement le front. La boucherie marque de son empreinte l’ensemble de la société. A cela s’ajoute qu’être confronté à la psychiatrie de guerre, c’est aussi être confronté à la guerre. Florence de Mèredieu rappelle en outre que la mère d’Antonin Artaud était originaire de Smyrne. Le génocide arménien a eu lieu en 1915-1916. Un autre rapport à la guerre est celui vécu par Artaud à travers le cinéma : Les croix de bois de Raymond Bernard, Verdun Visions d’histoire de Léon Poirier.
Dans une intervention organisée par la Bpi sur le thème la création artistique et la guerre, Florence de Mèredieu commence par distinguer la création artistique après la guerre de celle fait à partir de la guerre pour en arriver à ceux qui comme Artaud, Céline, Masson ont créé dans la guerre, une guerre qui est à l’intérieur d’eux-même. L’impact de la guerre refoulé chez Antonin Artaud a été réveillé par des électrochocs. Pendant la guerre 39-45, Artaud revivra celle de 14-18.
Artaud passera cinq années errant de « maison de santé » en « maison de santé ». Le matricule psychiatrique remplacera le matricule militaire.
Certes, Artaud et Céline n’ont passé « que » quelques mois au front avant d’être réformés mais c’est comme si leur montée au front n’avait jamais cessé.
« Quelques mois seulement de contact avec le front et les combats … , c’est là ce que partagent les deux hommes. Mais l’«imagination de la mort» dont parle Céline, cette puissance fantasmatique qu’il partage avec Artaud vont faire que cette montée au front sera désormais sans fin. L’un comme l’autre ne cesseront de la revivre. De toutes les manières possibles. À la façon d’un trauma inépuisable, et pour lequel il n’est aucune abréaction possible »
Les « crisards »
Ils vivront des crises à répétition : « crises d’écriture, crises de folie, colères pamphlétaires de Céline, colères graphiques, théâtrales et gestuelles d’Artaud » qui ne font qu' »entretenir et nourrir la blessure initiale ». Les médecins des centres psychiatriques militaires parleront, à leur propos de « crisards » considérant bien entendu que la normalité, c’est la guerre. Comme si le monde entier, lui, n’était pas en crise
En parallèle, Florence de Mèredieu évoque les troubles psychiques d’André Masson et la manière dont le dessin automatique permet au trauma de se dévider. La médecine avait pour fonction de remettre les blessés, les traumatisés, les mutilés au travail ou à la guerre au prix pour les blessés psychique de véritables tortures.
Antonin Artaud s’inscrit dans le renversement de la proposition clausewitzienne : ce n’est plus la guerre qui est la continuation de la politique par d’autres moyens mais c’est  la politique qui est la continuation de la guerre. D’où cette notion de « guerre continuée », d’absence de césure entre la guerre et la paix, « guerre continuée » pour eux et dans la société avec la « brutalisation de masse »
 Je n’ai pas de difficulté avec le renversement de la proposition de Clausewitz, au contraire. Il faut cependant rappeler que la Première guerre mondiale n’a rien de « clausewitzien ». C’est la guerre du 20ème siècle et non celle du 19ème. Une guerre industrielle. Aucun stratège n’était en mesure de penser la mise en mouvement de telles masses d’hommes, de matériel et d’énergie.
Retour au livre.
Mon compte rendu centré sur un seul aspect, celui de la guerre continuée d’Antonin Artaud, ne couvre pas toute la richesse du livre sous-titré « de Verdun à Hitler » et « Hygiène mentale ». On y côtoie d’autres écrivains comme par exemple André Breton. Artaud connaîtra une phase surréaliste. Florence de Mèredieu évoque par exemple son passage à Berlin dans les années 1930 et l’ « entrée d’Hitler dans le jeu de la folie » (Dans une « lettre à Hitler », il affirmera l’avoir rencontré au Romanisches Café ). L’ouvrage est riche d’informations aussi sur la médecine et la psychiatrie de guerre avec l’affirmation d’une nouvelle catégorie d’experts, les experts en psychisme et l’installation de leur pouvoir.
La singularité d’une sensibilité particulière n’est pas isolée du monde. Les deux basculements sont liés. Le livre fait constamment, et c’est sa force, le lien entre l’individuel et le collectif, le dehors et le dedans. Artaud est la plaque sensible d’une société qui a les nerfs à vif. Le talent de l’écrivain pour le décrire en plus, bien sûr.
L’individu, le collectif, le moi, le monde dans la guerre et la littérature :
« Antoine Artaud observe, pressent, ressent. Il est comme une plaque sensible ou un insecte aux antennes à l’affût. Ce qu’il emmagasine va bien au-delà des événements réellement vécus. Il suffit que ces événements soient possibles, ou seulement envisagés, pour que – tout aussitôt – la machinerie mentale et nerveuse se mette en branle. L’analyse du contexte dans lequel lui, ses amis et les siens, se meuvent, est ainsi nécessaire pour comprendre les ressorts de son œuvre et le cheminement de sa vie. Ce contexte, c’est celui de la guerre de 14-18. La société a les nerfs à vif. Les soldats (Allemands et Français), partis au front avec enthousiasme, se retrouvent piégés au sein d’un conflit d’une ampleur qu’aucun d’eux n’aurait pu imaginer. C’est une guerre et un Théâtre des nerfs qui se met en place. Chacun y tient son rôle et le tout grince. On comprend que, quelque temps plus tard, Artaud ait pu écrire ce texte au titre éloquent: le Pèse-nerfs (1925).
L’Ombilic des limbes (1925) nous confronte encore à la « description d’un état physique» qui n’est pas sans évoquer ce que furent les blessures et amputations de guerre :
une sensation de brûlure acide dans les membres, des muscles tordus et comme à vif, le sentiment d’être en verre et brisable, une peur, une rétractation devant le mouvement et le bruit. ( … ) comme la suppression radicale d’un membre, et ne présentant plus au cerveau que des images de membres filiformes et cotonneux, des images de membres lointains et pas à leur place. Une espèce de rupture intérieure de la correspondance de tous les nerfs.
Sur le champ des opérations, dans les tranchées, tout un monde s’agite. Une mécanique se déploie, qui broie les hommes et transmue le paysage. La peur et la tension sont à leur maximum. La machinerie corporelle se brise. La machinerie mentale aussi ».(pages 87-88)
Print Friendly, PDF & Email
Ce contenu a été publié dans Histoire, Littérature, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à La guerre continuée d’Antonin Artaud

  1. Bonjour,

    Merci pour votre papier et vos références.
    Je me permets d’ajouter la référence à cette vidéo récente.
    Conférence Artaud-Céline à la Fondation Singer-Polignac
    Bien à vous.
    FM

    vidéo (en 2 parties) de la conférence Artaud-Céline Destins croisés. La guerre continuée

    http://www.dailymotion.com/video/x21ck9h_artaud-celine-destins-croises-la-guerre-continuee-par-florence-de-meredieu-1ere-partie_creation

    http://www.dailymotion.com/video/x21ck9n_artaud-celine-destins-croises-la-guerre-continuee-par-florence-de-meredieu-2nde-partie_creation

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *