Heinrich Heine : le Rhin est à moi

Dans la suite de la présentation de Heinrich Heine par Laurent Margantin, l’Allemagne en exil, on pourra lire ci-dessous un extrait de la préface au poème Allemagne un conte d’hiver que le poète écrivit en 1843-44 après un voyage de retour en Allemagne. Il répond aux accusations de trahison qui lui ont été faites – on lui a reproché de salir le nid (das Nest beschmutzen), de trahir les siens. Il affirme que tout en restant allemand de langue et de culture, « son » patriotisme est celui de la démocratie qu’il plaçait avec la liberté  au-dessus de la nation,  aspiration dont il créditait l’Alsace et la Lorraine. On  ne peut évidemment plus poser les questions ainsi aujourd’hui mais il est peut-être intéressant de se rappeler qu’on avait pu le faire en appelant à la démocratie universelle. Quand un philosophe comme Jürgen Habermas plaide aujourdhui pour un patriotisme constitutionnel, il ancre probablement, entre autre, là sa réflexion. On se rappellera que l’auteur de La Lorelei était rhénan, natif de Düsseldorf. On peut noter aussi, qu’aux yeux de Heine, l’Alsace et la Lorraine existaient, ce que d’aucuns nient aujourd’hui.
« (…) Je les entends déjà crier de leur grosse voix : Tu blasphèmes les couleurs de notre drapeau national, contempteur de la patrie, ami des Français à qui tu veux livrer le Rhin libre. Calmez-vous; j’estimerai, j’honorerai votre drapeau, lorsqu’il le méritera, et qu’il ne sera plus le jouet des fous ou des fourbes. Plantez vos couleurs au sommet de la pensée allemande, faites-en l’étendard de la libre humanité, et je verserai pour elles la dernière goutte de mon sang. Soyez tranquilles, j’aime la patrie, tout autant que vous. C’est à cause de cet amour que j’ai vécu tant de longues années dans l’exil ; c’est à cause de cet amour que j’y passerai peut-être le reste de mes jours, sans pleurnicher, sans faire les grimaces d’un martyr. J’aime les Français, comme j’aime tous les hommes, quand ils sont bons et raisonnables, et parce que je ne suis pas assez sot et assez méchant moi-même pour désirer que les Allemands et les Français, ces deux peuples élus de la civilisation, se cassent la tête pour le plus grand bien de l’Angleterre et de la Russie, et pour la plus grande joie de tous les gentillâtres et les mauvais prêtres de ce globe. Soyez tranquilles, jamais je ne livrerai le Rhin aux Français, par cette simple raison que le Rhin est à moi. Oui, il est à moi par un imprescriptible droit de naissance, je suis de ce Rhin libre le fils encore plus libre et indépendant. C’est sur ses bords qu’est mon berceau, et je ne vois pas pourquoi le Rhin appartiendrait à d’autres qu’aux enfants du pays. Il faut avant tout le tirer des griffes des Prussiens ; après avoir fait cette besogne nous choisirons par le suffrage universel quelque honnête garçon qui a les loisirs nécessaires pour gouverner un peuple honnête et laborieux. Quant à l’Alsace et à la Lorraine, je ne puis pas les incorporer aussi facilement que vous le faites à l’empire allemand. Les gens de ce pays tiennent fortement à la France, à cause des droits civiques qu’ils ont gagnés à la Révolution française, à cause de ces lois d’égalité et de ces institutions libres qui flattent l’esprit de la bourgeoisie, bien qu’ils laissent encore beaucoup à désirer pour l’estomac des grandes masses. Les Lorrains et les Alsaciens se rattacheront à l’Allemagne quand nous finirons ce que les Français ont commencé, le grand œuvre de la Révolution : la Démocratie universelle ! Quand nous aurons poursuivi la pensée de la Révolution dans toutes ses conséquences, quand nous aurons détruit le servilisme jusque dans son dernier refuge – le ciel ! – quand nous aurons chassé la misère de la surface de la terre, quand nous aurons rendu sa dignité au peuple déshérité, au génie raillé, à la beauté profanée, comme nos grands maîtres, les penseurs et les poètes, l’on dit et l’ont chanté, et comme nous, leurs disciples, le voulons – alors ce n’est pas seulement l’Alsace et la Lorraine, mais la France tout entière, mais l’Europe et le monde sauvé tout entier, qui seront à nous ! Oui, le monde entier sera allemand ! J’ai souvent pensé à cette mission, à cette domination universelle de l’Allemagne, lorsque je me promenais avec mes rêves sous les sapins éternellement verts. Voilà mon patriotisme.[..]
Ce 7 décembre 1844 »
Heinrich Heine
On pourra télécharger sur Oeuvres ouvertes une version du poème de Heine avec la préface dont est extrait le texte ci-dessus
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