Thomas Müntzer (1488/89 – 1525) : « Bible, Babil, Babel »

 

Gravure sur bois du Maître de Pétrarque : paysans à l’assaut d’un château (1519-1520)

Thomas Müntzer
An den Allstedter Bund

Die reinen Forcht Gottes zuvor, lieben Brueder. Wie lange slaft ihr, wie lang seid ihr Gott seins Willens nit gestandig, darum daf er euch nach eurem Ansehen verlassen hat ? Ach, wie viel hab ich euch das gesagt, wie es muß sein, Gott kann sich anderst nit offenbaren, ihr mußt gelassen stehen. Tuet ihr’s nicht, so ist das Opfer, euer herzbetruebtes Herzeleid, umsunst. Ihr mußt darnach von neuem auf wieder in Leiden kommen. Das sag ich euch, wollt ihr nit um Gottes Willen leiden, so mußt ihr des Teufels Märterer sein. Darum huet euch, seid nit also verzagt, nachlässig, schmeichelt nit langer den verkahrten Fantasten, den gottlosen Boswichtern, fanget an und strcitet den Strcit des Hcrren ! Es ist hoch Zeit, haltet eure Bruder alle darzu, dag sie gottlichs Gezeugnus nicht verspotten, sunst musscn sie alle verderben. Das ganze deutsche, franzosisch und welsch Land ist wag, der Meister will Spiel machen, die Böswichter mussen dran. Zu Fulda seind in der Osterwochen vier Stiftkirchen verwuestet, die Bauern im Kleegau und Hegau Schwarzwald seind auf, dreimal tauscnd stark, und wird der Hauf je langer je groger. Allein ist das mein Sorg, daf die närrischen Menschen sich verwilligcn in einen falschen Vertrag, darum daß sie den Schadcn nach nit erkermen.
Wann euer nur drei ist, die Gott gelassen, allein seinen Namen und Ehre suchen, wcrdet ihr hunderttauscnd nit furchtcn. Nun dran, dran, dran, es ist Zeit, die Boswichter seind frei verzagt wie die Hund. Regt die Bruder an, daf sie zur Fried kommen und ihr Bcwegung Gezeugnus holen. Es ist uber die Maß hoch, hoch vonnöten. Dran, dran, dran ! Laßt euch nicht erbarrnen, ab euch der Esau gute Wort furslägt (Genesis 33). Sehet nit an den Jammer der Gottlosen. Sic werdcn euch also freundlich bitten, greinen, flehen wie die Kinder. Lassct euch nit erbarrnen, wie Gott durch Mosen befohlen hat (Deuteronomium 7), und uns hat er auch offenbart dasselb. Reget an in Dorfern und Städten und sonderlich die Berggesellen mit ander guter Burse, welche gut darzu sein wird. Wir mussen nit langer slafen.
Sieh, da ich die Wort schreib, kame mir Botschaft von Salza wie das Volk den Amtmann Herzog Georgen vom Sloß lange weil um des Willen, daß cr drei hab heimlich wollen umbringen. Die Bauern yom Eisfelde seind ihr Junkern Fcind wordcn, kurz, sie wellen ihr kcin Gnade haben. Es ist des Wesens viel euch zum Ebcnbilde. Ihr mußt dran, dran, es ist Zeit. Balthasar und Barthel Krurnp, Valtein und Bischof, gehet vorne an den Tanz ! Lassct diesen Brief den Berggesellen werden. Mein Drucker wird kommen in kurzen Tagen, ich habe die Botschaft kriegen. Ich kann es itzund nit anders machen, sonst wollt ich den Bruedem Unterricht gnug geben, daß ihnen das Herz viel großer sollt werden dann alle Slosser und Rustung der gottlosen Böswichter auf Erden.Dran, dran, dran, dieweil das Feuer heiß ist. Lasset euer Schwert nit kalt werden, lasset nit verlähmen ! Schmiedet pinkepanke auf den Anbossen Nimrods, werfet ihne den Torm zu Bodem ! Es ist nit mugelich, weil sie leben, daß ihr der menschlichen Forcht solltet leer werden. Man kann euch von Gotte nit sagen, dieweil sie uber euch regieren. Dran, dran, weil ihr Tag habt, Gott gehet euch vor, folget, folget ! Die Geschichte stehen beschrieben Matthäus 24, Ezechiel 34, Danielis 74, Esdras 16, Apokalypse 6, welche Schrift alle Römer 13 erkläret.
Darum laßt euch nit abschrecken. Gott ist mit euch, wie geschrieben 2. Chronik 20, 15-18. Dies sagt Gott : «Ihr sol1t euch nit forchten. Ihr sol1t diese große Menge nit scheuen, es ist nit euer, sondern des Herm Streit. Ihr seid nit die da streiten, stellet euch vor männlich. Ihr werdet sehen die Hulfe des Herren uber euch.» Da Josaphat diese Wort herete, da fiel er nieder. Also tuet auch und durch Gott, der euch stärke, ahne Furcht der Menschen, im rechten Glauben, Amen.
Datum zu Muhlhausen im Jahre 1525
Thomas Muntzer, ein Knecht Gottes wider die Gottlosen

 Thomas Müntzer
Aux habitants d’Allstedt.

Mühlhausen, 26 ou 27 avril 1525,
La pure crainte de Dieu avant toutes choses. frères bien-aimés ! Combien de temps dormirez-vous encore ? Combien de temps tarderez-vous encore à exécuter la volonté de Dieu, sous prétexte que, selon vous, Il vous a abandonnés ? Hélas ! Que de fois vous ai-je dit qu’il en serait nécessairement ainsi ! Dieu ne peut se révéler autrement. Il faut que vous demeuriez dans le détachement. Si vous ne le faites pas, le sacrifice et la souffrance de votre cœur affligé auront été en vain, et après cela, vous devrez derechef tomber dans la souffrance. Je vous le dis, si vous ne voulez pas souffrir pour Dieu, vous serez les martyrs du Diable. C’est pourquoi prenez garde ; ne soyez pas pusillanimes et nonchalants ; ne flattez pas plus longtemps les rêveurs pervers et les scélérats impies ; prenez l’initiative et livrez le combat du Seigneur ! Il est plus que temps !
Exhortez tous vos frères à ne pas se moquer du témoignage divin, sinon ils sont perdus. Tout le pays allemand, français et italien est en mouvement. Le Maître va commencer la partie, il faut que les scélérats en soient. A Fulda, pendant la semaine de Pâques, quatre églises conventuelles ont été dévastées ; les paysans du Klettgau, du Hegau et de la Forêt Noire se sont dressés, forts de trois mille hommes, et leur troupe ne cesse de grandir. Ma seule crainte est que ces sots ne consentent à un faux accord, inconscients du dommage qui en résulterait.
Ne seriez-vous que trois qui, ayant atteint au détachement en Dieu, cherchent seulement Son nom et Son honneur, vous ne craindriez pas cent mille des leurs. Or çà ! Sus ! Sus ! Sus ! Les scélérats sont craintifs comme des chiens. Stimulez vos frères pour qu’ils parviennent à la paix intérieure et apportent le témoignage de leur élan. Cela est d’une extrême urgence. Sus! Sus! Sus! N’ayez point de miséricorde, même si Esaü vous suggère des paroles de bonté (Genèse 33:4). Ils vous supplieront gentiment, pleurnicheront, vous imploreront comme des enfants. Mais ne vous laissez pas aller à la miséricorde, ainsi que Dieu le commanda à Moïse (Deutéronome, 7: 1-5), et ainsi qu’Il l’a à nous aussi révélé. Soulevez les villages et les villes, et surtout les compagnons mineurs et autres braves garçons, qui seront bien utiles. Nous ne devons pas dormir plus longtemps.
Voyez ! Au moment-même où j’écris ces mots, un messager de Langensalza est venu m’apprendre que le peuple veut aller se saisir du bailli du duc Georges dans son château parce qu’il a voulu faire exécuter secrètement trois hommes. Les paysans d’Eichsfeld se soulèvent contre leurs hobereaux, et ils ne veulent leur faire aucun quartier. Voilà de nombreux faits qui doivent vous servir de modèle. Allez-y ! Sus donc ! Il est temps ! Balthazar et Barthel Krump, Valtein et Bischof, mettez-vous en tête de la danse! Faites tenir cette lettre aux compagnons mineurs. Mon imprimeur viendra dans quelques jours, j’en ai reçu le message. Pour le moment je ne peux faire plus, mais j’aurais voulu enseigner à nos frères que leur cœur doit devenir plus vaste que tous les châteaux et toutes les armures des scélérats impies de toute la terre.
Sus ! Sus, tant que le feu est chaud ! Ne laissez pas refroidir votre glaive. Ne le laissez pas faiblir. Vlan ! Vlan ! Forgez en tapant sur les enclumes de Nimrod ! Jetez à bas leurs tours ! Il n’est pas possible, aussi longtemps qu’ils seront en vie, que vous vous libériez de la crainte des hommes. Tant qu’ils régneront sur vous, on ne pourra pas vous parler de Dieu. Sus ! Sus, pendant qu’il fait jour ! Dieu marche devant vous. Suivez ! Suivez ! Tous ces événements sont écrits dans Matthieu 24,Ezéchiel 34, Daniel 7, Esdras 10, Apocalypse 6, tous écrits qui expliquent Romains 13.
C’est pourquoi ne vous laissez pas détourner par la crainte. Dieu est avec vous, comme il est écrit (2 Chroniques 20), Ainsi dit l’Eternel: « Ne craignez point et ne vous effrayez point devant cette multitude, car ce ne sera pas votre combat. mais celui du Seigneur. Ce ne sera pas vous qui combattrez ; il suffit que vous vous comportiez en hommes. Et vous verrez que raide de Dieu sera sur vous 1). Quand Josaphat entendit ces mots, il se prosterna la face contre terre. Faites de même, grâce à Dieu, et qu’Il vous conforte dans la vraie foi sans la crainte des hommes, amen !
Thomas Müntzer. serviteur de Dieu contre les impies.
Traduction française de Joël Lefebvre, tirée de : Thomas Münzer, écrits théologiques et politiques. Presses Universitaires de Lyon
Après Martin Luther, Ulrich von Hutten, troisième volet du feuilleton Réforme de notre anthologie de la littérature allemande : Thomas Müntzer. Il est à la fois, dans le camp de la Réforme, l’adversaire principal de Luther, traité de « docteur menteur » et son spectre : « J’ai donc tué Müntzer ; j’ai sa mort sur le dos. Mais je l’ai fait parce qu’il voulait tuer mon Christ », dit Luther dans un propos de table de 1533 (cité par Heinz Schilling : Martin Luther Biographie Ed Salvator p. 339).
Avant de poursuivre, quelques remarques sur la traduction
« Gott kann sich anderst nit offenbaren, ihr mußt gelassen stehen. », a été traduit par Dieu ne peut se révéler autrement. Il faut que vous demeuriez dans le détachement. Maurice Pianzola (Thomas Munzer ou la guerre des paysans. Edition Héros-Limite 2015), lui, y voit carrément un « vous devez passer à l’action ». C’est oublier que Müntzer reste théologien. Et c’est ce que je voudrais, dans ce qui suit, ne pas omettre m’écartant ainsi d’une tradition dont j’ai hérité moi-même. Gelassen est associé à la foi et à la confiance placée en Dieu. Gelassen stehen est une expression utilisée également par Luther dans son texte sur l’accomplissement des dix commandements : « Gottesfurcht und Liebe im rechten Glauben, und allezeit in allen Werken fest vertrauen, ganz bloß, lauter in allen Dingen gelassen stehen, sie seyen böse oder gut ». En français  : La crainte et l’amour de Dieu dans la vraie foi ; lui faire confiance en tout ce que l’on fait ; demeurer en toutes circonstances, mauvaises ou bonnes, dans une entière et pure sérénité. Nous sommes dans un moment de crise de la foi et de la confiance. (J’y reviens ultérieurement avec quelques écrits sur la question de Bernard Stiegler).
Müntzer appelle les habitants d’Allstedt à se jeter dans la mêlée de la Guerre des paysans. Il les connaît bien pour y avoir été prêtre de mars 1523 à août 1524, s’y être marié avec une ancienne nonne, Ottilie von Gersen, et y avoir côtoyé des mineurs venus nombreux assister à ses sermons. La commune elle-même l’avait pourtant rejeté. Mais, même s’il secoue ses anciens paroissiens, l’heure n’est plus à ressasser cette question. De partout montent les soulèvements populaires. Le mouvement semble même s’accélérer. L’expression communément utilisée pour le désigner, Guerre des paysans, fausse un peu la compréhension car elle occulte un des éléments sans lequel il n’est pas tout à fait compréhensible, à savoir la participation de nouvelles couches sociales comme les mineurs et d’une partie de la population urbaine des villes.
« Das ganze deutsche, französisch und welsch Land ist bewegt » est traduit Tout le pays allemand, français et italien est en mouvement. Müntzer raisonne en fonction des parlers, des langues. L’Alsace, en mouvement elle aussi, fait partie du pays allemand. Le pays français est ici sans doute le Pays de Montbéliard où des revoltes sont connues.  Il y eut également des soulèvements en Lorraine francophone du côté de Saint Dié, Blâmont, Dieuze mais elles ont eu lieu le 17 avril 1525, ce qui supposerait que l’information ait circulé très, très rapidement. Je n’ai pas connaissance de soulèvements paysans à cette date dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’Italie. Il y en eu cependant au Tyrol qui n’en faisait pas encore partie. Müntzer parle de welschland ce qui peut désigner une région où l’on parle l’italien mais aussi bien la Romandie.
Dans ces soulèvements, Müntzer voyait autant de signes que Le Maître va commencer la partie, il faut que les scélérats en soient. J’imagine qu’il croyait en l’imminence de la lutte finale contre l’Antéchrist ou, plutôt, qu’était arrivé le moment du Jugement (traduction de krisis) tel qu’il est décrit dans l’évangile de Mathieu (25) où Jésus, qui y est aussi appelé maître, séparera le bon grain de l’ivraie promettant aux uns le châtiment éternel et aux autres la vie éternelle. N’oublions pas que cela se situe dans une incroyable atmosphère de croyances astrologiques qui l’annonçaient également.
La lettre de Thomas Müntzer est l’une des toutes dernières qu’il ait écrite, il sera exécuté le mois suivant. Contrairement à son habitude, il ne cite plus les versets de la bible en entier se contentant de leurs références, ce qui est probablement le signe de son empressement. Elle a été qualifiée par le philosophe Ernst Bloch dans ces termes :
« …cet appel, cette déclaration de guerre aux maisons de Baal et de Nimrod – le puissant tyran qui le premier, imposa aux hommes la distinction du mien et du tien – brûle et rayonne comme le plus passionné, comme le plus furieux manifeste révolutionnaire de tous les temps ».(Ernst Bloch : Thomas Müntzer / Théologien de la révolution. Trad. Maurice de Gandillac. Julliard 10/18 p 96)
Malgré la pression de la conjoncture qui appelle des urgences organisationnelles, l’héritage mystique et apocalyptique de Münzer reste présent. La théologie d’abord. Et c’est bien cet alliage original qui fait la caractéristique de celui que son biographe allemand, Hans-Jürgen Goetz, appelle le révolutionnaire à la fin des temps.
Puisque Ernst Bloch nous y invite, examinons d’un peu plus près cette métaphore de Nimrod sur les enclumes duquel il faudrait forger les armes. Il est, selon certaines traductions, le premier puissant sur la terre. Dans la Bible – Genèse 10 -, il est écrit :
« Koush enfante Nimrod
le premier à dominer le monde […]
Dès ses débuts il règne sur Babel …»
Cela se passe après le déluge. Nimrod est le premier tyran et le constructeur de la Tour de Babel. Dans la tradition juive :
« [Nimrud] peu à peu, transforme l’état de choses en une tyrannie. Il estimait que le seul moyen de détacher les hommes de la crainte de Dieu, c’était qu’ils s’en remissent toujours à sa propre puissance. Il promet de les défendre contre une seconde punition de Dieu qui veut inonder la terre : il construira une tour assez haute pour que les eaux ne puissent s’élever jusqu’à elle et il vengera même la mort de leurs pères. Le peuple était tout disposé à suivre les avis de [Nimrod], considérant l’obéissance à Dieu comme une servitude ; ils se mirent à édifier la tour […] ; elle s’éleva plus vite qu’on eût supposé.
Flavius Josèphe :Antiquités juives, livre I 114-115 (chapitre IV 2-3)
La figure de Nimrod permet de situer ce qui oppose Müntzer et Luther. Ce dernier en effet l’utilise aussi mais pour fustiger la papauté : «  je sais maintenant et je m’assure que la papauté n’est que le règne de Babylone ; c’est la puissance de Nemrod, le robuste chasseur ». (Martin Luther : Prélude sur la captivité babylonienne de l’Eglise).
Jetez à bas leurs tours ! Parfois, il est traduit de s’en prendre aux donjons, ce qui n’est sans doute pas faux mais ôte la référence à la tour de Babel, puisque c’est de cela dont il est question. Surtout on voit comment, par rapport à une même référence biblique, Müntzer modifie la perspective et l’élargit. Si les théologiens partagent le même anticléricalisme, pour Müntzer l’antéchrist est aussi présent chez les princes. Il ne réussira pas à convaincre les paysans de s’en prendre aux châteaux plutôt qu’aux couvents. Il est vrai qu’il a lui-même hésité. Au moment où Müntzer écrit la lettre ci dessus, en avril 1525, Luther n’avait encore publié son appel Contre les bandes pillardes et assassines des paysans qui date du 10 mai dans lequel il qualifie Müntzer d’ »archidiable de Mülhausen » et appelle sans retenue au massacre des paysans oubliant jusqu’à sa propre théologie, comme le note Lucien Febvre, et en violant le principe qu’il a lui-même édicté de séparation du spirituel et du temporel. Luther avait cependant déjà pris position contre les revendications des insurgés réunis dans les célèbres douze articles qu’il condamne non pas parce qu’ils ne seraient pas justes mais parce qu’ils ne se soumettaient pas dans leur démarche globale au devoir d’obéissance et de soumission aux autorités civiles. Certaines doléances, Luther les avait lui-même formulées, telle la possibilité pour les communautés de choisir elles-mêmes leur prêtre comme gage contre leur corruption. Ce que Luther condamnait, écrit Matthieu Arnold c’était « l’argument qui les sous-tendait : le fait de fonder les rapports sociaux sur l’évangile » (Matthieu Arnold : Luther Fayard p 335).
Or le pur évangile devait dans l’esprit des paysans apporter quelque chose d’une justice divine sur terre, hic et nunc. Müntzer tente de répondre à une question que Luther ne veut pas poser et qui serait celle-ci : à quoi servirait une réforme qui n’aurait aucune incidence sur la vie des gens, sur la société ? A quoi bon la liberté chrétienne si c’est pour mieux supporter l’absolutisme princier ?
La lettre a une tonalité apocalyptique, l’heure du Jugement a sonné. Il aurait voulu, écrit-il, enseigner à nos frères que leur cœur doit devenir plus vaste que tous les châteaux et toutes les armures des scélérats impies de toute la terre. Mais pour le moment, il ne peut faire plus.
Pour Müntzer, Dieu parle au cœur des hommes et il contestera pour cette raison le biblicisme de Luther c’est à dire son obsession de l’écriture comme si l’obsession chez ce dernier de la lettre en faisait perdre l’esprit. Müntzer voulait détacher ses contemporains de la crainte des hommes et donc des seigneurs et autres pouvoirs séculaires pour lui substituer la seule crainte de Dieu. Müntzer conteste toute volonté d’externaliser la relation de l’homme avec le divin que ce soit par la sola scriptum, c’est à dire l’Ecriture seule de Luther comme unique source de la révélation divine ou par le clergé à qui il reprochait d’ « externaliser la foi » (H-J Goertz oc p 278) et de perturber la relation directe avec Dieu. Si on l’exprime en termes contemporains, il voit le clergé comme une sorte de société de service employant des coaches plus ou moins automatisés et/ou automatisables.

Thomas Müntzer (1488/89 – 1525)

Müntzer est né entre 1488 et 1489, ce n’est pas très bien établi, à Stollberg, petite ville minière (cuivre) dans le sud du Harz. Il est de cinq ans le cadet de Luther. Il y a toujours beaucoup d’incertitudes dans sa biographie. Et il n’existe aucun portrait de lui fait à son époque. C’est pourquoi, je n’en mets pas : ils sont tous imaginaires. Après l’école latine, il est inscrit à l’université de Leipzig et celle de Francfort sur Oder. Il n’y a pas trace de ses diplômes mais il en avait forcément pour avoir été ordonné prêtre en 1514. Il vivra de différentes activités ecclésiastiques et de cours privés. Il sera, par exemple confesseur, d’un couvent de nonnes. En juin/juillet 1517, il est appelé à se prononcer sur les indulgences par le recteur de l’école Saint Michel à Braunschweig avant même que Luther ne publie ses thèses. La même année, et par intermittence jusqu’en 1519, on le voit à Wittenberg. Il assiste à la dispute de Leipzig entre Luther et le représentant du pape, Eck. Le réformateur le recommandera comme prêtre à Zwickau où il exerce de 1520 à 1521. On lui reproche de créer des troubles et il est obligé de quitter la ville, fait un séjour en Bohème, en partie à Prague même. Il disparaît puis réapparaît à Halle. Disparaît à nouveau. On le retrouve en 1523 officiant à Allstedt jusqu’en 1524. A Allstedt, il se marie, aura un enfant, mettra en pratique la réforme de la messe entièrement en allemand, ce qui a fait sensation. Les gens accouraient pour l’écouter, ce qui n’était pas du goût du comte de Mansfeld qui interdit à ces sujets de s’y rendre. Müntzer entre très vite en conflit ouvert avec lui. Ses idées théologiques commencent à prendre une dimension politique et sociale. C’est ainsi, l’atmosphère anticléricale ambiante aidant, que la subvention destiné aux moines de l’ordre des mendiants sert à alimenter la caisse des pauvres. Se créée une Alliance des bourgeois de la ville favorables à ses idées et menant des actions anticléricales dont celle consistant à mettre le feu à une chapelle appartenant à l’Abbaye de Nauendorf. Les autorités princières n’en demandaient pas tant mais la ville fait corps. La situation ne se calmera pas, au contraire. Un chevalier catholique se met à attaquer ses sujets qui se rendent à l’église réformée. La pression catholique s’accentue. A Allstedt affluent des réfugiés protestants. Les nobles demandent le retour de leurs serfs. La ville se met en armes et s’installent des structures théocratiques. Müntzer est convoqué à la Cour de Weimar. Ses sermons sont soumis à la censure et son imprimeur licencié, l’alliance dissoute. Abandonné par les bourgeois de la ville et craignant une arrestation, il prend la décision de fuir. Dans la nuit du 7 au 8 Août 1524. Le 15, il arrive à Mülhausen où officiait un ancien moine réformateur, Heinrich Pfeiffer. Ils en furent d’abord expulsés pour y revenir séparément mais en position consolidée après un passage à Nuremberg et, pour Müntzer, à Bâle et en Forêt Noire, très précisément plusieurs semaines à Griessen dans le Klettgau. Les habitants de Mülhausen déposent le conseil municipal et élise un conseil perpétuel. « Ce conseil n’était pas le résultat d’une ivresse apocalyptique comme on l’a souvent cru mais la conséquence politique logique des conflits sociaux qui se sont mélangées avec la problématique de la Réforme ». (Hans-Jürgen Goertz : Thomas Müntzer Revolutionär am Ende der Zeiten. CH Beck München 2005 p 194). On est bien loin de l’analogie que certains ont voulu faire avec la Commune de Paris. Il n’y avait d’ailleurs plus de temps pour cela. On entrait dans la phase finale de la Guerre des paysans.
« Le soulèvement de Thüringe n’avait certainement pas été l’œuvre d’un homme seul. Müntzer n’était pas le grand organisateur du soulèvement, comme certains le pensaient. Il n’y a pas eu non plus de Parti müntzerien, qui aurait planifié son accession à la direction du mouvement. Dans la phase finale cependant, Müntzer se mit à la tête du grand regroupement près de Frankenhausen et tenta avec de multiples écrits d’obtenir du soutien de la part des ville environnantes proches et lointaines : Schmalkalde, Sonderhausen, Eisenach, Erfurt ; à l’inverse d’autres communes s’adressaient à lui pour obtenir aide et conseil. Il ne peut y avoir de doute sur le fait que Müntzer précisément dans les derniers jours à Frankenhausen a pris un part importante à la décision. Il était prédicateur et stratège. » (Hans-Jürgen Goertz : o.c. p209)
Le 11 mai 1525, Müntzer se rend à Frankenhausen avec une armée de 300 hommes, habitants de Mülhausen. Le lendemain, aura lieu la bataille finale. Elle fera entre 5 et 6000 morts auxquels viendront s’ajouter, cinq jours plus tard, à Saverne, en Alsace, 18000 morts, selon l’historien suisse Peter Blickle ou 15 000, selon Georges Bischoff (La guerre des paysans / L’Alsace et la révolution du Bundschuh. Ed. La Nuée Bleue) qui parle de crime de masse…l’un des plus lourds de l’histoire de l’Europe avant l’époque contemporaine. Il a touché entre 10 et 15% de la population alsacienne, et cela dans l’indifférence quasi générale des générations qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui. Comme cette partie de l’histoire de l’Alsace ne fait pas, paraît-il, partie l’histoire de France, on n’en parle pas à l’école. Je le souligne ici car, lorsque l’on parle de territoire, il me paraît difficile de s’abstraire de son histoire.
Interrogé après avoir été fait prisonnier, Thomas Müntzer résumera l’essence du projet collectif d’une formule latine :
Omnia sunt communia (Tout est commun à tous).
Thomas Müntzer aura la tête tranchée à l’épée, le 27 mai 1525. Elle sera exposée avec celle de Heinrich Pfeiffer sur une pique en guise d’avertissement. Quelques jours plus tard, Luther publiera, dans le souci de le présenter comme un enragé et pour justifier que l’on avait bien eu affaire au Diable, les dernières lettres de Thomas Müntzer dont celle présentée plus haut. Il aura ainsi permis qu’elle leur survive. L’opuscule se voulant dossier d’accusation avait pour titre : Histoire épouvantable de Thomas Müntzer et jugement de Dieu contre lui, par quoi Il donne un démenti manifeste à cet esprit et le condamne.
Le texte cité figure aussi dans mon anthologie de la littérature allemande car il témoigne, lui aussi, de ce qui nous avait occupé avec Ulrich von Hutten, c’est à dire de ce passage à la scripturisation de la langue allemande qui, avec l’imprimerie, doit être associée à la Réforme. Joel Lefebre, souligne que « l’intérêt de l’œuvre de Müntzer n’est pas moindre dans le domaine de la langue allemande ». Il ajoute :
« si la langue de Müntzer est voisine de celle de Luther – ils sont originaires de la même région – leurs styles sont assez différents. Chez le premier, l’allemand est souvent plus personnel, plus vigoureux et plus riche, plus obscur aussi. Il est marqué par des créations verbales originales et surtout par la pulsation, dans l’écriture d’un souffle passionné qui est une des composantes essentielles de l’esprit de Müntzer ». (Thomas Münzer, écrits théologiques et politiques. Traductions introduction et notes par Joel Lefebvre. Presses Universitaires de Lyon p10)
Beaucoup d’écrits de cette période contiennent une conscience de leurs destinations et destinataires. Dans le texte ci-dessus, on l’observe également  : Faites tenir cette lettre aux compagnons mineurs. Mon imprimeur viendra dans quelques jours, j’en ai reçu le message. Les textes sont destinés à être imprimés, diffusés mais aussi à être lus par ceux qui savent lire aux autres qui ne le savent pas. N’oublions pas que le pourcentage de gens capables de lire tourne à l’époque autour de 10% de la population. On note aussi que l’imprimeur est mobile et se rapproche du lecteur. La profession était à l’évidence sous surveillance. Müntzer s’était fait confisquer bien des écrits déjà imprimés. Je relève aussi une forte présence dans l’ écrit de l’oral. D’une part, on sent que la lettre est destinée à être lue à voix haute. D’autre part, pendant qu’il écrit, un messager vient l’informer, son message passe aussitôt dans la lettre. Enfin, il y a les onomatopées : Sus, sus, vlan, vlan. Nous sommes dans un moment de passage de l’oralité vernaculaire à sa transcription et diffusion écrite. Formé à l’école latine, Müntzer a d’abord comme tous les prêtres officié en latin. Il est le premier, deux ans avant Luther, à avoir introduit la messe entièrement en allemand et pour ce faire à traduire un grand nombre de psaumes et cantiques qui représentent un tiers de son œuvre complète. Il l’a fait, écrit-il, « pour porter secours à la pauvre chrétienté en ruines » Après avoir précisé que la christianisation s’est faite par des moines italiens et français, j’ajouterais irlandais, il s’en explique en ces termes :
« il est facile de comprendre qu’ils chantaient en latin, parce que la langue allemande était encore tout à fait désordonnée [= non grammatisée], et aussi afin de maintenir les gens dans l’unité de la foi car au même moment toute l’Asie se séparait de la chrétienté.
Or, il serait étonnant que cette situation des débuts ne soit pas améliorée. Car toute l’activité raisonnable des hommes tend vers l’amélioration progressive.[…]
Il est insupportable que l’on prétende attribuer aux mots latins la force que leurs prêtent les magiciens, et que le pauvre peuple sorte de l’Eglise beaucoup plus ignorant qu’il n’y est entré [..] C’est pourquoi, en vue de ladite amélioration, en tenant compte de la particularité des allemands, mais en conformité absolue avec l’Esprit Saint, j’ai traduit les Psaumes, et cela plus d’après le sens que selon la lettre. Il ne vaut rien de faire des copies mot à mot car pour parvenir à l’esprit de l’Écriture, nous avons pour l’instant encore besoin de beaucoup de réflexion, jusqu’au moment où nous serons débarrassés de notre grossièreté et libérés des manières apprises […]
En conséquence, le but que je poursuis très sérieusement avec cet office en allemand est de porter secours à la pauvre chrétienté en ruines afin que tout homme de bonne volonté puisse voir, entendre et saisir comment les coquins de papistes, voués au désespoir éternel ont volé la sainte Bible pour le grand dommage de la chrétienté et empêché qu’on la comprit correctement tout en volant perfidement les biens des pauvres gens […]
Étant donné que le pauvre homme du commun n’a fondé sa foi que sur des momeries ainsi que sur des cérémonies, chants et lectures idolâtres dans les églises, et autres farces papistes, il est juste et il convient ainsi que le reconnaissent les prédicateurs évangéliques, que l’on ménage les faibles, 1 Corinthiens 3. Or, il n’est pas de moyen meilleur et plus adéquat de ménager les gens que de chanter ces cantiques en allemand, afin que les pauvres consciences faibles ne soient pas humiliées brutalement ni gavées de chansons dépourvues de signification et d’expérience de la foi ». ( Thomas Müntzer : La messe évangélique en allemand in Thomas Münzer, écrits théologiques et politiques. o.c.pages 64-66)
Pour parvenir à une langue allemande écrite, il faut commencer par se détacher de la traduction au mot à mot du latin. Luther dira quelque chose d’équivalent.
Ce travail sur la messe se déroulait à Allstedt où il se nommait directeur des consciences. Dès auparavant, dans son premier grand texte Protestation au sujet de la cause des Bohêmiens connu comme Manifeste de Prague –il était allé se ressourcer sur les terres du réformateur de Bohème Jean Hus, condamné au bûcher pour hérésie par l’Eglise en 1415 – il posait la question de l’Écriture, des Écritures, de la Bible comme instance extérieure verrouillée bloquant l’accès direct au divin :
« Ils [les prêtres] ferment à clé l’Écriture en prétendant que Dieu ne peut parler en personne aux hommes. C’est quand la semence tombe sur le champ fertile, c’est à dire dans les cœurs emplis de la crainte de Dieu, c’est là que sont le parchemin sur lesquels Dieu inscrit non pas avec de l’encre, mais de Son doigt vivant la véritable Écriture sainte dont la Bible extérieure est le vrai témoignage ». ( o.c. Page 59)
Écriture morte contre parole vivante. Parole vivante contre écriture morte.
De Prague vient aussi ce cri :« Was Bibel, Bubel, Babel, man muß auf einen Winkel kriechen und mit Gott reden », traduit par Maurice Gandillace qui était conscient de la difficulté de rendre l’allitération en «[Fi de] Bible, Babil Babel, il faut fourrer tout cela dans un petit coin et s’entretenir avec Dieu » (cité par Ernst Bloch : Thomas Müntzer, Théologien de la Révolution 10/18 page 28).
L’auteur du Manifeste de Prague l’a lui même traduit en latin – tout en l’allongeant quelque peu. Il en existe aussi une traduction partielle en tchèque. A propos de la version latine destinée aux humanistes déjà détachés de Rome, Annemarie Lohmann fait observer que dans ces milieux règne ce qu’elle appelle un strict biblicisme. C’est à ces derniers que s’adresserait Müntzer : « L’écriture sainte prise à la lettre était pour eux la norme qui régissait leur vie religieuse » (cité par Walter Elliger Tomas Müntzer Leben und Werk . Vandenhoek&Ruprecht in Göttingen page 200)

Une religion de l’oreille

La religion de Müntzer se construit, elle, comme une religion de l’oreille :
« La foi chrétienne est une assurance permettant de se reposer sur la parole et la promesse du Christ. Afin de saisir cette parole d’un cœur droit, il faut que l’oreille soit débarrassées de la rumeur des soucis et des désirs [pulsions?] » (Thomas Müntzer Contre la foi imaginaire [Gedichteten Glauben] o.c. p67 ).
Il n’est donc pas étonnant qu’il ait accordé tant d’attention à la liturgie en langue vernaculaire et qu’il ait porté un soin particulier à l’articulation des paroles avec la musique en transposant les cantiques. Il ne se voulait pas traducteur mais interprète. Curieusement, cependant, il maintient le chant grégorien là où Luther introduira le chant choral en inventant un genre musical.
La Bible sert à mortifier l’homme. Seule la capacité à faire le vide de l’esprit permet d’entendre la parole divine. Et il faut souffrir pour cela. Y compris « enfanter dans la douleur ». La foi est un chemin de croix. La voie qui conduit au ciel doit être étroite. La théologie de Müntzer n’est pas drôle. Je n’en développe pas ici les autres aspects. Je veux me concentrer sur la question de l’écrit et de l’imprimé.

« Il faut que toi homme du commun, tu deviennes savant toi-même »

Pour atteindre à la pure crainte de Dieu, il y a des obstacles. L’un d’entre eux réside dans le fait qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois. Il faut donc se détacher de la crainte des hommes et des pouvoirs séculiers des princes. Et, pour cela, il faut apprendre soi même à lire :
« Nos doctes [les docteurs de l’Écriture] voudraient bien faire du témoignage de l’Esprit de Jésus une affaire de haute école. Mais ils manqueront leur but, et de loin, car s’ils sont savants, ce n’est pas pour que l’homme du commun devienne leur égal par leur enseignement. Au contraire, ils voudraient être les seuls juges en matière de foi, avec leur Écriture usurpée, alors qu’ils n’ont aucune foi en Dieu ni devant les hommes. Car chacun voit et saisit que c’est aux honneurs et aux bien temporels qu’ils aspirent. C’est pourquoi, il faut que toi homme du commun, tu deviennes savant toi-même, afin de ne pas être égaré plus longtemps. » (Thomas Müntzer : Expresse mise à nu de la fausse foi. o.c. P 100)
Il monte encore d’un ton, dans le même texte, accusant les docteurs de faire en sorte que « l’homme pauvre, préoccupé du souci de la nourriture, ne puisse apprendre à lire et ils ont l’impudence de prêcher qu’il doit se laisser écorcher et plumer par les tyrans ». On comprend que ceux que l’on a appelé un temps les théologiens de la libération surtout en Amérique latine y ait puisé quelque inspiration. La croyance en la capacité de chacun à trouver son propre chemin fait aussi que Müntzer n’exprime aucune hostilité particulière envers les autres religions, juive et musulmane, contrairement à Luther. A ce dernier, il reproche en outre de se faire instrumentaliser par les princes allemands. S’adressant directement à lui, il écrit:
«  Outre ta vantardise, il y a de quoi s’endormir à voir ta sottise insensée. Que tu aies tenu bon à la Diète de Worms, la noblesse allemande peut t’en savoir gré, elle à qui tu as si bien graissé la gueule et donné du miel. Car elle savait fort bien qu’avec ta prédication tu lui ferais des cadeaux à la façon de Bohème : monastères et couvents, que maintenant tu promets aux princes. Si à Worms tu avais fléchi, cette noblesse t’aurait fait poignarder plutôt que libérer, tout le monde le sait ».
(Plaidoyer très bien fondé et réponse à la chair sans esprit qui mène douce vie à Wittenberg et qui, par le vol de l’écriture sainte a souillé la pitoyable chrétienté. 1524)
C’est féroce et présenté comme une opinion partagée certes, mais c’est réellement ce qu’il s’est passé. La noblesse allemande s’est enrichie des biens de l’église tout comme l’avait fait l’aristocratie de Bohème après les mouvements hussites.
Müntzer n’était pas un élève de Luther. Ils s’étaient croisés. Ils représentent deux énergies qui ont fait la Réforme en rupture avec l’humanisme. Ils ont d’abord frappés ensemble avant de s’opposer. Ils montrent, mais il y aurait d’autres exemples, que les débuts de la Réforme furent bien plus chaotiques que ce que l’on veut nous faire croire avec l’image d’un très hypothétique marteau clouant des thèses en latin (pour qui ?) sur les portes d’une église, un certain 31 octobre 1517.
Pour Müntzer, Dieu n’est pas muet, il parle aux hommes et sa parole ne passe pas par l’écriture puisqu’elle a existé avant l’écriture. Les premiers chrétiens n’avaient pas de livres. Ces derniers sont le fruit du développement humain, – » toute l’activité raisonnable des hommes tend vers l’amélioration progressive »- indépendant de la foi, tout en lui posant des questions nouvelles. La foi reste une expérience subjective qui passe par le rêve. Il ne faut donc pas se fier aux signes, textes, rituels extérieurs. Il y a toujours, chez Müntzer, cette question de l’intériorisation opposée à un système d’écriture externe impersonnel qu’il faut déconstruire. L’Écriture ne donne pas la foi. La foi n’est pas externalisée ni externalisable dans la Bible. Cette dernière n’est que témoignage. Et à ce titre, il ne cesse pas de la citer, ce qui peut paraître paradoxal. La singularité consiste dans la façon d’agencer les versets et de les interpréter. La foi ne relève pas de la raison, on ne peut parvenir au ciel avec sa tête, elle relève plus du songe. Dans ce domaine, la Bible est utile comme instance de contrôle permettant de faire le tri dans les songes, des fois qu’ils seraient suscités par le Malin. Ce qui me frappe, en tous les cas, c’est qu’au moment où se fait la grande scripturisation de la langue vernaculaire en Allemagne, que l’on commence à écrire en allemand, en faisant du latin une langue morte, et de la messe en latin, un moment de pure magie, Thomas Müntzer s’inquiète du statut de l’écriture et de la transformation de la Bible en système expert. Au moment où on la traduit en allemand, il la délittéralise, appelle, comme dirait Derrida (La pharmacie de Platon), à ne « pas prendre la lettre à la lettre ». Précisons – et ce n’est pas anodin – qu’à ce moment là, la diffusion de la traduction de Bible en allemand uniformise la langue écrite.  Avec l’imprimerie, son image se reproduit désormais à l’identique alors que la langue orale reste idiomatique. Les deux se nourriront l’un l’autre dans un long processus. Je ne sais pas si Thomas Müntzer a lu le Phèdre de Platon. Il cite, dans l’un de ses textes, le philosophe grec, mais on est frappé de l’analogie entre ce qu’écrit le théologien et ce texte de Platon dans lequel Socrate critique l’écriture qu’il compare à la peinture :
« De fait, les êtres qu’engendre la peinture se tiennent debout comme s’ils étaient vivants ; mais quand on les interroge, ils restent figés dans une pose solennelle et gardent le silence. Il en va de même pour les discours [écrits]. On pourrait croire qu’ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais si on les interroge, parce qu’on souhaite comprendre ce qu’ils disent, c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. Autre chose : quand une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire ; de plus il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s’adresser. Que par ailleurs s’élèvent à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est capable ni de se défendre ni de se tirer d’affaire tout seul. » (Platon : Phèdre. Traduction et présentation par Luc Brisson suivi de la Pharmacie de Platon par Jacques Derrida. GF Flammarion p180)
Sylvain Auroux commente ce passage qu’il cite – j’ai opté pour une autre traduction que celle de Léon Robin qu’il utilise et en prenant un peu en amont – en ces termes :
« Le défaut de l’écriture lui vient de ce qu’il n’y a pas derrière elle, comme lors de la parole vivante, un sujet humain susceptible d’en répondre. L’écrit est en quelque sorte de la parole morte, externe à l’homme qui s’engage dans son dire. La critique de Platon n’est nullement absurde : en dénonçant le fait que l’écriture n’est qu’une image, il touche bien l’essentiel. Chacun sait que dans l’écrit quelque chose de la parole se perd : le fait que ce soit la voix de Pierre, de Paul ou de Marie, les variations dans le timbre, l’accentuation, la sonorité, le rythme, les pauses, les intonations et leurs effets d’accentuation, etc. En un mot, l’écriture est abstraite. Le logocentrisme de Platon voit dans cette abstraction, une catastrophe, parce que, pour lui, elle est une perte de substance. Mais c’est grâce à cette abstraction, que l’écriture vaut pareillement pour toutes les paroles qu’elle représente. Il faut voir dans le processus de mise en écriture, ce que l’on peut appeler la scripturisation, l’un des premiers degrés de formalisation de la parole. D’une certaine façon, ce degré suit celui de la ritualisation des formules que l’on peut atteindre dès l’oral. Mais la scripturisation a l’ avantage de pouvoir être absolument générale: tout finit par s’écrire. C’est la langue entière qui est standardisée: selon la critique de Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues, au bout d’un certain temps on ne parle plus que comme on écrit. Là où le logo centrisme voit une catastrophe, il faut percevoir l’origine de la pensée scientifique et des sciences du langage. Sans écriture, saurions-nous même compter autrement que dans les procédures que permettent les cailloux, les bouliers ou les abaques ? » (Sylvain Auroux : La révolution technologique de la grammatisation. Editions Margada Philosophie et langage Liège 199, pp 161-164)
Les questions posées par Thomas Müntzer ne se sont pas éteintes avec son exécution. J’ai récemment interrogé un pasteur mulhousien. Il m’a surpris en me renvoyant à la question du signe et en me signalant que Ferdinand de Saussure était originaire d’un pays calviniste. Aujourd’hui que la révolution numérique transforme l’écriture comme la lecture et installe de nouvelles formes d’externalisations, ces questions à la fois rejoignent les anciennes et se posent de manière nouvelle.

 

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