Georg Büchner : « Qu’est-ce qui en nous (fornique) ment, vole et tue ? »

La célèbre question de Georg Büchner est dans sa radicalité toujours d’actualité même si bien sûr le contexte notamment industriel s’est beaucoup métamorphosé depuis le début du 19ème siècle, plus encore aujourd’hui où l’automatisation industrielle d’éléments psychiques font que la bêtise est devenue « systémique » (Bernard Stiegler)

Mais d’abord les textes.

La question Qu’est-ce qui en nous ment, vole et tue ?– ou autre traduction Qu’est-ce qui en nous ment, assassine, vole ? – apparaît dans une lettre à sa fiancée Wilhelmine Jaeglé en mars 1834 :

« J’étudiais l’histoire de la Révolution. Je me sentais comme anéanti par le fatalisme atroce de l’histoire. Je trouve dans la nature humaine une épouvantable similitude – dans les relations humaines une violence inexorable accordée à tous et à personne. L’individu n’est qu’écume sur la vague, la grandeur un simple hasard, la domination du génie un jeu de marionnettes, un combat ridicule contre une loi d’airain, la reconnaître est le maximum de ce que l’on peut faire, la dominer est impossible. L’idée ne me vient plus à l’esprit de faire la courbette devant les chevaux de parade et les tire au flanc de l’histoire. J’ai habitué mon œil au sang. Mais je ne suis pas un couperet de guillotine. Il faut est l’une des paroles de condamnation avec lesquelles l’homme a été baptisé. Le mot selon lequel il faut certes que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui il arrive – a de quoi faire frémir. Qu’est-ce qui en nous ment, assassine, vole ? Je n’ai pas envie de suivre plus avant cette idée. »

On retrouve la même question dans la bouche de Danton avec en ajout la dimension sexuelle :

Danton : « Il faut que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui le scandale arrive. Il faut, c’était ce même il faut. Qui maudira la main sur laquelle est tombée la malédiction du il faut ? Qui a prononcé il faut, qui ? Qu’est-ce qui en nous fornique (se prostitue), ment, vole et tue ? Des marionnettes, voilà ce que nous sommes, et des puissances inconnues tirent nos ficelles
La mort de Danton Acte II, scène 5,

Büchner découvre le règne de la nécessité et des pulsions, des automatismes qui nous constituent. Elles sont associées à l’image de la marionnette manipulée par des forces inconnues qui en tirent les fils.

Quelque chose nous fait défaut

Büchner a écrit : « Qu’est-ce qui en nous ment, assassine, vole ? » pour aussitôt s’interrompre : « Je n’ai pas envie de suivre plus avant cette idée. » La radicalité de sa question n’a d’égale que sa suspension…

« Ce qui sépare Büchner de nous tous, dit le poète Volker Braun, c’est autant l’acuité de ses questions que l’hésitation résolue à y répondre. Il n’omet aucun argument désarmant : Une faute a été commise quand nous avons été créés, quelque chose nous fait défaut, je n’ai pas de nom pour ça, mais on ne se l’arrachera pas l’un l’autre des entrailles, alors à quoi bon s’éventrer ? Il avance des propositions effarantes : Il nous faut crier, rien de plus bête que de serrer les lèvres quand ça vous fait mal. C’était le moment d’une crise : celle de la pensée bourgeoise des avancées face à la violence et aux souffrances de la marche de l’époque. Personne n’a exprimé plus durement la désillusion ; elle est ce sel radical qui demeure, une fois évaporé le sens englobant le monde et l’être humain. Nous y goûtons voluptueusement, enfants que nous sommes d’une nouvelle rupture historique ».

Volker Braun dans son discours de réception du Prix Georg Büchner, s’arrête lui-aussi sur la célèbre interrogation :

« La question brutale : Qu’est-ce qui en nous ment, vole et tue ? était énoncée sous la torture, d’un intérêt obsédant, et exigeait l’examen des réflexes et affects de la créature ainsi que des mouvements et soubresauts du grand corps de notre espèce. Il fallait pour cela le complot des expériences pour atteindre le point névralgique que ne dépassaient pas la pensée matérialiste et la réforme libérale. Le tranchant de la lame était appliqué contre une préparation expérimentale bien plus imposante : l’ordre des choses ; cette énigme douloureuse dans laquelle parle Büchner cherche une double solution : l’homme et la société »

« L’examen des réflexes et des affects de la créature » (Volker Braun)

Büchner découvre les automatismes biologiques et psychiques et la bêtise. Il est intéressant de mettre les textes précédents en relation avec d’autres passages car, si les réponses sont ouvertes, les questions sont encadrées :

Dans une lettre à ses parents, il écrit : :

« Je ne méprise personne, et surtout pas à cause de son intelligence ou de sa culture, parce que personne n’a le pouvoir de ne pas devenir un sot ou un criminel – parce que des circonstances égales nous rendraient sans doute tous égaux, et parce que les circonstances sont hors de nous. Et l’intelligence surtout n’est qu’un côté très restreint de notre nature spirituelle, et la culture n’est qu’une forme très contingente de celle-ci. Celui qui me reproche un tel mépris prétend que je donnerais des coups de pied à un homme parce qu’il aurait une veste en mauvais état. Autrement dit, cette brutalité dont jamais on ne croirait quelqu’un capable dans le domaine du corps, on la transpose dans le domaine de l’esprit, où elle est encore plus vile. Je suis capable de traiter quelqu’un de sot sans le mépriser pour autant; la sottise [Dummheit] fait partie des caractéristiques universelles des choses humaines; »

C’est moi qui souligne. On retrouve le thème dans la bouche de Camille Desmoulins :

« C’est bien la peine de faire la bouche en cœur, de se mettre du rouge et de parler avec un accent choisi ! Nous ferions bien d’ôter, pour une fois nos masques. Nous verrions alors, comme dans un cabinet à glaces [miroirs], partout la même et imperturbable tête d’imbécile [d’andouille] archi-vieille et bien commune, ni plus ni moins. Les différences ne sont point si grandes, nous sommes tous des coquins [Schurke = voyou] et des anges, des idiots [Dummköpfe] et des génies, et tout cela ensemble. Ces quatre choses trouvent assez de place dans le même corps, elles ne sont pas aussi vastes qu’on se l’imagine. Dormir, digérer, faire des enfants voilà ce que tout le monde fait. Le reste ne constitue que des variations de tons différents sur le même thème. C’est bien nécessaire de se dresser sur la pointe des pieds et de prendre des airs, d’avoir honte l’un devant l’autre ! Nous avons attrapé le mal en mangeant tous à la même table et avons la colique »
La mort de Danton acte IV sc 5

Il suffirait de traduire comme il se devrait Dummheit par bêtise pour que les choses s’éclairent soudain. N’a-t-on pas traduit la conférence de Robert Musil Über die Dummheit par De la bêtise ? Nous voyons alors apparaître plus nettement encore sous la plume de Büchner le couple bêtise/intelligence. La bêtise est la chose la mieux partagée par les humains, elle fait partie de ses qualités universelles.

Mais qu’est-ce que la bêtise ?

« Le bêtise n’est pas l’ignorance : elle est ce qui nous rend honteux d’être homme. (…) L’intelligence n’est pas la connaissance ou la science – et chacun sait qu’il est possible de produire de la bêtise sous caution scientifique. L’intelligence est ce qui nous élève au-dessus de notre propre bêtise, et telle qu’elle est toujours à reconquérir : l’intelligence a une tendance inéluctable à retomber en bêtise. C’est pourquoi Valéry peut écrire après la Première guerre mondiale : Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus . »
Victor Petit : entrée Bêtise/Intellligence dans Vocabulaire d’Ars Industrialis in Bernard Stiegler Pharmacologie du Front national (Flammarion)

Nous sommes et des idiots et des génies, tout cela ensemble fait dire Büchner à Camille Desmoulin. La bêtise est un défaut d’origine répond Bernard Stiegler. Büchner en a-t-il eu l’intuition ?

L’automatisme de la pulsion

« Dormir, digérer, faire des enfants voilà ce que tout le monde fait » Mais quand on ne veut pas être comme tout le monde ? Büchner était en quête d’individuation ou, pour parler comme Volker Braun, il était à l’âge où « il commençait à devenir intéressant pour lui-même ».

Le texte allemand est le suivant: « Was ist das, was in uns lügt, hurt, stiehlt und mordet ? ». Quelle est cette chose, cette mécanique, cette machine en nous qui nous pousse à dire et faire des bêtises ? N’est-ce pas ce que, en partie du moins, Freud appellera un demi-siècle plus tard, le ça ?

«Nous donnons à la plus ancienne de ces provinces ou instances psychiques le nom de Ça ; son contenu comprend tout ce que l’être apporte en naissant, tout ce qui a été constitutionnellement déterminé, donc, avant tout, les pulsions émanées de l’organisation somatique et qui trouvent dans le Ça, sous des formes qui nous restent inconnues, un premier mode d’expression psychique.» Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, 1938

Mais le ça ne résume pas tous les automatismes. Bernard Stiegler aborde la question dans un récent essai sur La Société automatique.

« Outre cet automatisme technologique qui envahit en ce moment le monde en toutes les dimensions, il y a l’automatisme de la pulsion. L’automatisme se présente ici comme comportements automatiques symptomatiques, et beaucoup plus généralement comme phénomènes psychosomatiques.
Je suis ému et je rougis, ou je blêmis: ce sont là des automatismes de mon corps; ou encore, l’angoisse provoque en moi des comportements automatiques obsessionnels (qui forment dans le ça un compromis entre conscience et inconscient – le ça est un espace d’automatismes issus à la fois de la conscience et de l’inconscient, tout son enjeu est là aux dires de Freud lui-même).
Mes comportements obsessionnels, et automatiques en cela même, dénotent aux yeux de tous – sauf aux miens – que quelque chose ne va pas: ces comportements me permettent de me cacher ce qui ne va pas, pour le refouler, l’empêcher de s’exprimer en le laissant malgré tout s’exprimer, mais comme automatisme, c’est-à-dire par défaut et sans que je le voie, «inconsciemment».
Ces automatismes de l’inconscient et du ça, qui ne sont pas ceux de la pulsion, mais des mécanismes de défense contre les automatismes pulsionnels, sont pathologiques au sens où ils produisent un pathos, une émotion, une altération qui réprime ce que je nomme un traumatype et qui engendre des stéréotypes très spécifiques – la mémoire étant constituée de stéréotypes synchronisateurs qui contiennent des traumatypes diachronisateurs: les stéréotypes du névrosé font que dans certaines situations, il répète toujours les mêmes comportements parce qu’ils contiennent un traumatype qu’ils empêchent de se manifester par lui-même, c’est-à-dire de façon autonome.

Chez Freud, la question de la libido est celle de la transformation de la pulsion en tant qu’elle est automatique en autonomie du désir fondée sur la composition de la pulsion de mort avec la contre-tendance pulsionnelle et tout aussi automatique qu’est la pulsion de vie, comme pulsion de reproduction vitale. Le désir est ainsi ce qui agence reproduction technique et reproduction vitale comme deux automatismes dont la composition est autonome.

Automatisation et autonomisation de la technique

Le processus automatique qu’est le vivant, et en particulier, le vivant doté d’un système nerveux sexué et d’un néocortex – à la différence des escargots ou des limaces -, conduit à travers une transformation de ces automatismes à une conquête de l’autonomie, c’est-à-dire à un saut dans ce que Simondon appelle l’individuation psychique et collective ».

Où ça vous mène de lire Büchner !
C’est même ce qui le rend si passionnant. Ses textes ne sont pas clos bien au contraire et pas seulement parce qu’en partie ils sont encore fragments. Les questions sont ouvertes et lire Büchner implique d’y mettre un peu du sien. Avec d’autres.

Références :

Pour les lettres de Bücher, j’ai utilisé les traductions de Henri-Alexis Baatsch parues dans l’édition des textes de Büchner faite en 1974 par Jean-Christophe Bailly ,

Volker Braun : Briser l’ordre des choses. Discours de réception du Prix Georg Büchner 2000. Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein in Poésie n°94 (2001).

Bernard Stiegler : La société automatique in La métamorphose numérique Vers une société de la connaissance et de la coopération Sous la direction de Francis Jutand Editions alternatives. Pages 94-95

Précédents articles consacrés à Büchner :
Georg Büchner/ Paul Celan : la « contreparole » de Lucile
« La vie des riches est un long dimanche »
Dans les Vosges en compagnie de Georg Büchner
Georg Büchner et le corsaire de Darmstadt
Voir aussi : L’enfant et le désenchantement du monde

Print Friendly, PDF & Email
Ce contenu a été publié dans Littérature, Théâtre, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *