Sur le livre d’Anne Alombert : Penser avec Bernard Stiegler

C’est un plaisir de se plonger dans cette première vue d’ensemble des travaux du philosophe le plus original de notre époque d’absence d’époque qu’a été et qu’est toujours Bernard Stiegler qui s’est donné la mort, il y a cinq ans, le 5 août 2020.

Bernard Stiegler fait partie des philosophes qui ne se contentent pas d’interpréter le monde mais travaillent à le transformer. Il en a bien besoin. Cela veut dire aussi contribuer à transformer la philosophie elle-même. C’est aussi un philosophe au parcours singulier puisque sa « conversion » à la philosophie s’est effectuée en prison.

La caverne carcérale

Le milieu carcéral a été pour Bernard Stiegler une localité d’un type particulier. D’abord la sanction d’un passage à l’acte, l’arme au poing, par lequel il tentait de braquer une banque qui lui refusait un renouvellement de crédit pour sauver le bar à jazz, L’écume des jours, qu’il avait monté à Toulouse. Le flagrant délit, après deux autres attaques à main armée, le fera condamner à huit années de réclusion. Il en effectuera cinq. Bernard Stiegler racontera cette « expérience de suspension » dans son livre Passer à l’acte (Galilée 2003) ainsi que dans un livre d’entretien Philosopher par accident (Galilée 2004). Passage à l’acte est à comprendre aux deux sens du terme, à la fois comme transgression de la loi et comme passage à l’acte philosophique. Ce dernier passe lui-même par une intense réflexion sur l’acte de lecture puis d’écriture.

Anne Alombert nous rappelle tout cela dans le prologue de son livre Penser avec Bernard Stiegler. qu’elle vient de publier (Puf, 2025). Elle y souligne que le philosophe procède à « un profond renversement » de l’allégorie de la caverne de Platon qui devient celle du poisson volant qui effectue par intermittence un saut dans l’air, un saut hors de son milieu, l’eau. Si le milieu hors les murs fait défaut au prisonnier, il continue cependant d’exister dans la mémoire collective à travers des artefacts, les livres ou les cours par correspondance, par exemple.

Il avait affiché sur un mur de sa cellule ces vers de Mallarmé :

Ma faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale
Trouve en leur docte manque une saveur égale.

Il ne lisait pas seulement des ouvrages de philosophie. Ses textes sont émaillés de références littéraires. Pour Bernard Stiegler, en prison, le passage à l’acte de lecture consistait à la fois dans l’acte de lire, de temporaliser un objet spatial, le livre, et de spatialiser ses lectures par des annotations, commentaires et synthèses.

Le refoulé de la philosophie

Dans la première partie de son livre, Anne Alombert traite des différents temps de la philosophie et de l’indissociable action politique et sociale de Bernard Stiegler, le temps de l’étude, de la thèse, de la crise du capitalisme consumériste et analogique, le temps de la fin. Enfin, celui de l’anthropocène.

Que signifie se demande-t-elle de parler de la technique comme « impensé «  et comme « refoulé » de la philosophie ? Rappelant que Stiegler a bien lu des philosophes qui se sont intéressés à la technique tels Karl Marx, Henri Bergson, Martin Heidegger, Günther Anders, Hannah Arendt, Jacques Ellul, Gilbert Simondon…, elle explique :

« Le problème est […] moins celui du refoulement de la technique en tant que telle que celui de l’opposition entre savoir et technique ou entre pensée et technique, qui témoigne de l’oubli de la technique comme condition des savoirs ou de la pensée ». (p.56)

J’ai évoqué cette question ici avec des extraits de l’intervention de Stiegler dans le film The Ister sur le mythe de Prométhée et d’Epiméthée. Il n’y a pas de pensée hors du milieu technique qui la conditionne. Ce point de vue permet de dépasser les dichotomies entre intelligible et sensible, esprit et matière, conscience et monde, intériorité et extériorité, etc… Cette sortie du raisonnement binaire oblige en quelque sorte à l’invention de nouveaux concepts qui perturbent les routines, pour penser autrement. Pas pour le simple plaisir de penser autrement mais parce que les nouvelles conditions technologiques l’imposent en rendant les vieilles catégories métaphysiques obsolètes.

« S’il fallait résumer le geste de Stiegler en une phrase, sans doute pourrait-on dire qu’il s’agit pour lui de transformer le discours philosophique et ses catégories oppositionnelles, afin de penser le rôle constitutif des supports techniques dans les temporalités psychiques et historiques dans le but de panser le fait historique de l’industrialisation de l’esprit, qui soulève des enjeux politiques inédits ». (p. 63)

Misère symbolique

Après le temps de sa thèse intitulée La technique et le temps, qui restera inachevée,

« la question de la réconciliation des avancées technoscientifiques et technomédiatiques avec les savoirs locaux et singuliers sera au cœur des futures réflexions de Stiegler, dans un contexte où, à l’inverse, l’hyperindustrialisation semble engendrer une prolétarisation et une désaffection grandissantes des individus » (p.75)

Et les publications de Bernard Stiegler se rapprochent d’une philosophie d’intervention qui, loin d’abandonner les questions de fond, s’appuient sur une interprétation philosophique d’une série de symptômes politiques et sociétaux qui les expriment. Dans le même temps, le philosophe se livre à une relecture conjointe des travaux de Freud et de Marx. Pour le premier ce sera la question du désir, pour le second, celle de la prolétarisation.

Il procède à l’analyse d’une triple crise : celle du capitalisme consumériste et financiarisé qui atteint ses limites structurelles en raison de l’épuisement des ressources naturelles et psychiques ; une crise politique « notamment provoquée par l’avènement du psychopouvoir télévisuel et du populisme industriel » ; Une crise existentielle en raison de l’état de « misère symbolique » qui frappe nos sociétés. La collision de ces trois crises conduit à

« des passages à l’acte violents ou encore à la persécution de boucs émissaires servant d’exécutoires à une souffrance dont les causalités économico-politiques demeurent non identifiées » (p. 78).

Le brouillard idéologique sciemment diffusé par un psychopouvoir a pour fonction de faire passer les effets pour des causes en exploitant les pulsions. Stiegler distingue ces dernières du désir qui consiste précisément à les différer et les sublimer. Au lieu de se laisser submerger par les pulsions, l’on prend soin des objets que l’on désire. Le capitalisme pulsionnel détruit les désirs et prive les individus de participation à la production de symboles. La notion de « misère symbolique » signifie que les individus sont « privés des symboles esthétiques, culturels, artistiques, scientifiques ou encore politiques qui donnent sens à leur existence » (p.80). Et j’ajouterais : quand bien même ils ne souffriraient pas d’un manque de moyens de subsistance.

Anne Alombert montre bien que Bernard Stiegler est un philosophe à part entière et pas seulement un « philosophe de la technique » en ce qu’il s’inscrit pleinement dans la tradition philosophique. Dans la première partie, elle évoque cette articulation entre philosophie et engagement politique et social qui le caractérise :

« Qu’il s’agisse de l’association Ars Industrialis, source de propositions politiques et économiques, de l’Institut de recherche et d’innovation, lieu de développement d’instruments numériques contributifs, du réseau Digital Studies, réseau de recherches trans-disciplinaires ou de l’école Pharmakon, école de philosophie internationale, ouverte et populaire, les différents projets élaborés par Stiegler durant les dix années qui suivent la publication de sa thèse témoignent donc d’une étroite articulation entre ses réflexions philosophiques, les champs politiques et économiques, la sphère de la recherche et de l’enseignement et le domaine du développement technologique et industriel. Ils témoignent aussi de la manière inédite selon laquelle Stiegler entend pratiquer la philosophie : non seulement en écrivant et en publiant des livres (ce qu’il fait abondamment, à raison d’environ un livre par an) mais aussi en instituant et en participant à des projets collectifs sur le long terme, porteurs de propositions et d’initiatives concrètes sur les plans politiques, culturels, économiques, technologiques, académiques et éducatifs. » (p.94)

L’humanité « en panne d’essence ».

J’adore cette expression qui ne signifie pas ici une panne de carburant encore que de ce point de vue nous assistions à l’épuisement de certaines ressources fossiles traditionnelles ce qui ne veut pas dire que l’on en ait fini avec l’extractivisme (lithium, terres rares…). Cela veut dire qu’il n’y a pas d’essence humaine. L’invention de l’homme et celle de la technique sont une seule et même chose. Stiegler s’appuie sur les travaux du paléoanthropologue André Leroi-Gourhan qui avait montré que

« la technique constituait moins un moyen au service d’un supposé sujet humain qu’un processus d’extériorisation corrélatif du processus d’hominisation » (p.121)

Il ne s’agit donc pas d’un « humain » déjà là qui aurait eu un jour l’idée de tailler du silex. L’extériorisation et l’intériorisation se font dans une relation dite « transductive » où aucun des termes ne peut exister sans l’autre et où l’essentiel se situe dans la relation de l’un à l’autre. Le silex taillé contient en même temps la mémoire du geste qui l’a produit. Il s’agit dès lors de penser la technique

« non plus comme moyen mais comme milieu et comme mémoire : comme milieu mémoriel, support des expériences passées et des attentes à venir ». (p.191)

A l’idée d’humanisme se substitue la notion d’ individuation psychique et collective qui désigne un devenir humain à la fois individuel et collectif.

La troisième mémoire / rétention tertiaire

A côté de la mémoire génétique, somatique et nerveuse dans lesquelles sont inscrits les vécus individuels, Stiegler propose d’appeler « mémoire épiphylogénétique » une troisième mémoire collective et technique qui permet de transmettre aux individus une histoire qu’ils n’ont pas eux-mêmes vécue. Le livre en est l’exemple le plus flagrant. Il est spécifiquement conçu pour la conservation et la transmission de l’héritage.

La lecture de Edmund Husserl permet à Stiegler d’inventer le concept de rétention tertiaire. Le philosophe allemand avait proposé les notions de rétentions primaire et secondaire ainsi que celle de protention (attente d’un à venir). La première est la mémoire immédiate qui consiste, par exemple, à retenir le début d’une phrase permettant d’entendre la suite, la seconde est par exemple la mémoire de l’enfance. Stiegler y ajoute celle, tertiaire, contenue dans les supports techniques et technologiques. Les métamorphoses de cette dernière modifie nos façons de lire, d’écrire et de penser.

« Une fois admise la thèse générale selon laquelle les structures et activités de l’esprit se transforment en fonction des évolutions des supports mnémotechniques, l’enjeu consiste à décrire ces transformations en étudiant les spécificités de chacun de ces supports, du point de vue de leurs effets sur les rapports au temps, sur les consciences et sur les inconscients. Les principales technologies d’enregistrement étudiées par Stiegler sont les suivantes : les rétentions tertiaires littérales qui désignent les enregistrements des flux de paroles ou de pensées à travers l’écriture alphabétique puis l’imprimerie, le livre et la presse ; les rétentions tertiaires analogiques phonographiques et photographiques qui désignent les enregistrements des flux de sons et de lumières dans les sillons des disques ou sur le papier photosensible ; les rétentions tertiaires analogiques cinématographiques qui désignent les enregistrements des mouvements animés à travers les films projetés sur les écrans ; les rétentions tertiaires analogiques télévisuelles, qui désignent les enregistrements des événements « en direct » ou « en temps réel » à travers les émissions de télévision ; et les rétentions tertiaires numériques qui désignent les enregistrements des interactions et des comportements à travers les supports électroniques sous forme de données informatiques. […]
Chacune des rétentions tertiaires ouvre de nouvelles possibilités temporelles pour les esprits (de nouvelles possibilités de se souvenir, de percevoir et d’imaginer), mais avec elles aussi, de nouveaux risques et de nouveaux dangers.
La perspective de Stiegler doit donc aussi être qualifiée de « pharmacologique » : ses analyses ne cessent de souligner l’ambivalence des supports techniques du point de vue de leurs effets sur les esprits individuels et collectifs, qu’elles peuvent à la fois soutenir et intensifier ou détruire et décomposer. Stiegler reprend à son compte la notion de pharmakon que mobilisait Platon pour souligner l’ambiguïté de l’écriture, à la fois remède et poison pour la mémoire et le savoir. Selon Stiegler, cette dimension « pharmacologique » des supports techniques, mise au jour par Platon dans le cas de l’écriture, vaut aussi pour tous les autres types de supports d’enregistrements. Ceux-ci sont nécessaires à la production, à la transmission et à l’évolution des savoirs mais peuvent aussi devenir des dispositifs de pouvoir, au service de la manipulation des esprits et du contrôle des comportements. L’analyse pharmacologique se double alors d’une analyse politique, étudiant les nouveaux modes de pouvoirs rendus possibles par les industries culturelles télévisuelles et les industries des traces numériques. » (p.149-151)

Anne Alombert approfondit du point de vue pharmacologique ces quatre dimensions qui en outre s’industrialisent et favorisent ainsi l’apparition d’un psychopouvoir télécratique puis d’un noopouvoir numérique.

Prolétarisation

En 2009, Bernard Stiegler met en débat, sous forme d’un livre, la nécessité d’une Nouvelle critique de l’économie politique. A partir de sa lecture de Marx, il développe et approfondit le concept de prolétarisation qu’il analyse d’abord comme une perte de savoirs. J’en ai parlé à l’occasion de l’une de mes (re)lectures de Marx.

Anne Alombert résume ainsi les dynamiques de prolétarisation :

« Si la classe ouvrière est la première classe touchée par la prolétarisation à travers l’extériorisation des savoir-faire dans les machines outils qui se développent dans les usines au XIXè siècle dans le contexte de la révolution industrielle, Stiegler insiste sur le fait que le processus d’extériorisation des savoirs dans les machines et appareils n’a cessé de se poursuivre depuis, notamment à travers l’extériorisation des savoirs-percevoir et des savoir-vivre dans les appareils d’enregistrement analogique (radio, cinéma, télévision) mais aussi, à travers l’extériorisation des savoir-penser dans les machines informatiques et algorithmiques. Dès lors, le processus de prolétarisation ne concerne pas seulement les savoir-faire des ouvriers ou des producteurs, mais aussi les savoir-percevoir des téléspectateurs, les savoir-vivre des consommateurs ou les savoir-penser des concepteurs et décideurs ». (p.236)

Elle précise utilement concernant les savoir-vivre, qu’il s’agit là des arts de vivre, des rythmes et rituels sociaux, des traditions et habitudes locales « qui font l’objet d’une transmission et d’une transformation intergénérationnelle ». Dès lors l’enjeu est celui d’une nouvelle économie politique industrielle reposant sur la déprolétarisation et la désautomatisation, c’est à dire la nécessité de repenser le travail pour qu’il redevienne l’expression d’un savoir et de définir la richesse comme procédant des savoirs.

Écologies et entropies dans l’ère Entropocène

La notion d’Anthropocène pour désigner la nouvelle ère géologique dans laquelle nous vivons a ceci de problématique qu’elle repose sur la notion d’anthropos, l’humain en grec, et désigne l’humanité en général là où il faudrait mettre en cause un système économique, par exemple le Capitalocène.

Bernard Stiegler y substitue la notion d’Entropocène qui

« ne repose plus sur l’opposition entre une humanité technicienne et une nature originaire, mais implique au contraire d’appréhender le lien intrinsèque entre la destruction des écosystèmes, des espèces et de la biodiversité (décrite comme une augmentation d’entropie au niveau environnemental, physique et biologique) et la destruction des savoirs, des cultures et de la socio – ou noo- diversité (décrite comme une augmentation d’entropie au niveau informationnel, psychique et collectif) ». (p.287).

Avant d’aller plus loin, Anne Alombert nous propose une « brève histoire conceptuelle de l’entropie » d’abord apparue dans la physique thermodynamique, puis dans les sciences du vivant, ensuite dans le domaine informationnel et enfin dans le champ social et mental. Elle montre que Stiegler s’est efforcé de clarifier cette notion empirique mais transdisciplinaire d’entropie et son corollaire la néguentropie pour en faire un concept qui intègre la vie technique. En résumé, l’anthropocène est un entropocène en ce que l’on y distingue l’entropie thermodynamique, l’entropie biologique, l’entropie informationnelle.

« De même que l’entropie désignait la tendance à la destruction, à l’homogénéisation et à l’inertie au niveau physique, et la néguentropie et l’anti-entropie les tendances à l’organisation, à la diversification et au renouvellement caractéristique du vivant, les concepts d’anthropie et de néganthropie ou d’anti-anthropie sont mobilisés par Stiegler pour désigner ces tendances au niveau de la vie technique, psychique et sociale » (p.322)

Comme le GIEC parle de forçage anthropique (gaz à effet de serre, aérosols, déforestation, etc.) pour le distinguer des forçages naturels ayant des effets sur le climat, la proposition est de substituer au couple Entropie/néguentropie celui d’Anthropie/Néguanthropie

L’économie, dès lors, se situe dans un rapport entre anthropie / néguanthropie et doit donc être conçue pour permettre de bifurquer de l’Anthropocène vers un Néganthropocène. Il y a urgence car les processus d’exosomatisation entièrement sous la coupe du marché et en cela niés par les puissances publiques ne sont plus seulement toxiques mais sont devenues mortifères. Par ailleurs le transhumanisme a avancé la notion inepte d’extropie, un totalitarisme à la tronçonneuse qui s’attaque à l’importance des savoirs pour lutter contre les tendances délétères des artefacts techniques et industriels.

Le rôle des savoirs

« Les savoirs peuvent être considérés comme autant de pratiques thérapeutiques qui permettent de prendre soin des environnements naturels, techniques, psychiques et sociaux : par exemple, le savoir jardiner est une manière de prendre soin du petit écosystème que constitue le jardin, le savoir cuisiner est une manière de prendre soin des corps à travers l’alimentation et des relations à travers la convivialité d’un repas, […] les savoirs linguistiques une manière de prendre soin des systèmes symboliques que constituent les langues et de leur diversité, les savoirs théoriques des manières de prendre soin des systèmes symboliques que constituent les disciplines pour les faire évoluer et enrichir les cultures, sans parler des savoirs artistiques qui permettent de prendre soin des sensibilités et de la vie de l’esprit ». (p.323).

Ces savoirs se pratiquent, se transforment et se partagent. Ils ont toujours aussi une dimension sociale et collective. Mais pour cela ils doivent rester ouverts et non enfermés dans des automatismes machiniques et algorithmiques. Ils doivent faire l’objet de luttes dans les différentes échelles de localités ouvertes les unes sur les autres.

« Pour faire face [aux] processus de destruction des écosystèmes naturels et de la biodiversité [ainsi que] de dissociation des milieux symboliques et de la noodiversité, Stiegler soutient la nécessité de reconstituer des localités néguanthropiques, c’est à dire des activités locales soutenables (économiques, professionnelles, industrielles, politiques, scientifiques) à travers lesquelles les individus et les groupes pratiquent des savoirs singuliers et prennent soin de leurs environnements. Seule une revalorisation et une revitalisation des savoirs locaux permettra de dépasser les effets uniformisants et délocalisants de la globalisation économique et de la disruption numérique, qui provoquent en retour des réactions de fermeture et de repli identitaires, favorisant la prise de pouvoir de gouvernements ultralibéraux, nationalistes et autoritaires. » ( p.346)

La revenance de Bernard Stiegler

Les dernières phrases de la conclusion du livre d’Anne Alombert portent sur la revenance de l’auteur d’une œuvre inachevée :

« Car si toute œuvre est inachevée, n’en finissant de ne pas finir à travers la diversité de ses interprétations, de ses résonances et de ses revenances, l’œuvre stieglérienne incarne de manière symptomatique cet inachèvement. La thèse qui s’ouvrait sur la question du défaut d’origine s’(in)achève en défaut de fin, amputée des quatre tomes qui devaient la compléter. Par ailleurs, les principaux projets de Stiegler, qu’il s’agisse de l’économie contributive et de l’Internation ne se sont pas concrétisés. Il nous revient de transformer ces défauts en nécessités : peut-être ces défauts de fins constituent-ils autant de chances d’infinitisation, qui permettront à l’œuvre de se démultiplier à travers différentes pensées et différents projets ? Si toute œuvre s’infinitise en nourrissant ceux qui la cultivent et la font fructifier, l’œuvre stieglérienne, plus qu’aucune autre, attend sans doute encore ses interprètes – dans les champs philosophiques et scientifiques, mais aussi politiques, artistiques, professionnels, technologiques, industriels, économiques… En ce sens, l’œuvre ouverte [Umberto Eco] de Stiegler n’a pas fini de travailler notre époque et nos sociétés : l’esprit va revenir de celui qui a tellement parlé de l’esprit, ou des esprits, et de leurs revenances intermittentes, depuis l’Hadès des supports techniques. Nous entrons dans le revenir de Bernard Siegler, qui sera aussi son avenir – s’il y en a. » (p.357)

Ces quelques lignes donnent en même temps le sens du titre de l’ouvrage : Penser avec Bernard Stiegler. Avec signifie aussi appareiller à partir de ou en dialogue avec. Il est question de se doter d’un « arsenal de concepts », bref de concevoir une organologie (du grec « organon » : outil, appareil) pour la lutte de l’esprit contre lui-même et sa bêtise. L’organologie est une façon de penser ensemble l’histoire et le devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales.

Anne Alombert est agrégée de philosophie et maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Paris 8. De 2013 à 2020, elle a participé à de nombreux projets dirigés par Bernard Stiegler, dont Plaine Commune Territoire Apprenant Contributif et Internation. Avec Bernard Stiegler et le collectif Internation, elle a écrit Bifurquer. Il n’y a pas d’alternatives (Les Liens qui libèrent, 2020). Elle est l’autrice de Penser l’humain et la technique. Derrida et Simondon après la métaphysique (ENS Éditions, 2023), Schizophrénie numérique (Allia, 2023) et Le capital que je ne suis pas ! (Fayard, 2024, avec Gaël Giraud). Anne Alombert est membre du Conseil national du numérique. Elle vient d’être nommée au Conseil scientifique et de la prospective de la CNIL (Commission nationale Informatique et Libertés). J’avais publié l’un de ses textes : Assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle. Je signale aussi deux contributions récentes : Alternatives aux réseaux anti-sociaux dans la revue AOC (Printemps 2025) et Courts-circuits algorithmiques/ Vers un nouvel âge de l’esprit dans la revue Esprit (n°520. Avril 2025)

Je rappelle quelques-uns des textes que j’ai publiés, outre ceux cités :

Heiner Müller, Nietzsche l’effroi et le regard de la méduse (esquisse)
A propos du livre Bifurquer : 1. Qu’appelle-t-on bifurquer ?
A propos de Bifurquer : 2. Anthropocène, exosomatisation et néguentropie
A propos de Bifurquer : 3. Pour une nouvelle urbanité
Bernard Stiegler :  » Qu’est ce qui accable Zarathoustra ? »
A propos du code de justice pénale des mineurs, qu’est-ce qu’être, selon Kant et B. Stiegler, mineur et majeur ?
Paul Klee, Bernard Stiegler : le circuit du sensible
Bernard Stiegler (1952-2020)
Avec Bernard Stiegler, pour un traité de paix économique mondial
Retour sur la « Pharmacologie du Front national » de B. Stiegler

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