La « guerre des paysans (12). Un épilogue et un film documentaire

Gravure satirique allemande contemporaine des débuts de la Réforme sur le thème du monde à l’ envers. Les seigneurs ecclésiastiques sont directement visés. (Bibliothèque municipale de Colmar, Cabinet des Estampes)

Je suis loin d’avoir fait un tour complet de l’histoire de la « guerre des paysans ». Ce n’était pas mon intention. Celle-ci n’était que d’ouvrir des fenêtres pour éclairer quelques moments de ce « passé palimpseste », selon l’expression de Georges Bischoff dans son dernier ouvrage. Car c’est une mémoire enfouie et oubliée sous les couches d’histoire postérieures. En France, cela reste encore largement vrai. En Allemagne moins depuis ces dernières années après, faut le dire, de longue périodes de silence.
L’écriture de cette histoire est loin d’être achevée et, en relation avec des préoccupations contemporaines, de nouveaux angles d’approche apparaissent. J’ai, dès le premier de mes douze articles, signalé la question de la participation des femmes au mouvement. La dimension écologique est, elle aussi, examinée par les historiens. Elle peut se lire en filigrane des XII articles et, par exemple, sur les questions de développement durable concernant la pression sur les ressources en eaux, forêts et la chasse, avec celle de leur partage. Plus incongrue, voire totalement absurde, est la réapparition d’une approche en termes de guerre de religions.
La « guerre des paysans » est pour moi la résultante d’une crise multifactorielle. Crise de la féodalité en mal de réforme et crise de la foi, non en dieu, la population est restée très croyante, mais en ses représentants sur terre, le pape et l’église de Rome, plus préoccupés par leurs biens matériels que soucieux de remplir leur mission spirituelle. Cela dans un contexte de bouleversements du monde et des esprits remodelés par les découvertes scientifiques et la révolution de l’imprimerie. Cette nouvelle technologie de l’esprit va au-delà d’une simple question de diffusion des écrits et des idées. Elle métamorphose le rapport à la mémoire et à la pensée, comme le fait aujourd’hui la révolution numérique.

«  Partie à la recherche des épices de l’Asie, l’Europe rencontre … l’or et l’argent de l’Amérique. Pour les conquérir, Hernando Cortez s’empare du Mexique en 1519, Francisco Pizarro, du Pérou en 1531 et Diego de Almagro, du Chili en 1535. Dès lors, rien n’empêche les métaux précieux de se répandre sur tout le continent.
On estime qu’entre 1492 et 1550 leur stock, d’abord essentiellement constitué d’or, puis à prédominance d’argent, a été multiplié par un coefficient de 8 à 12. Un phénomène inattendu se produit alors : dans toute l’Europe, les prix s’accroissent à une vitesse vertigineuse. Les victimes sont comme toujours les titulaires de revenus fixes (ouvriers et nobles peu fortunés passant leur temps aux armées) alors que les propriétaires nobles ou bourgeois, vendant leurs produits, les commerçants et les banquiers, en sont les bénéficiaires. Ainsi, s’opère définitivement la transition entre deux mondes, le monde médiéval gouverné par sa règle de modération dans sa poursuite du lucre et sa condamnation du gain pour le gain et le monde nouveau où le marchand va devenir roi. Désormais l’or pourra tout acheter. .. jusqu’au salut des âmes ; L’or, dit Christophe Colomb, est le trésor, et celui qui le possède a tout ce qu’il faut en ce monde, comme il a aussi le moyen de racheter les âmes du Purgatoire et de les installer au Paradis. L’Église rentrera dans ce jeu-là lorsqu’en 1515, le pape Léon X accordera des indulgences à tous ceux qui contribuent financièrement à l’achèvement de la basilique Saint-Pierre de Rome. La violente réaction de Martin Luther (1483-1546), qui déclenchera la Réforme, n’ira cependant pas – même si elle s’inscrit dans la ligne d’un retour vers le passé – jusqu’à condamner le principe de tout commerce de l’argent, dès lors que les taux ne sont pas usuraires ; quant à Calvin (1509-1564), Max Weber (1864-1920) a montré comment sa conception de l’ascétisme laïc combinée à la réhabilitation de la réussite dans les affaires a efficacement contribué à l’accumulation sur laquelle devait s’appuyer l’essor du système capitaliste. »

(René Passet : Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire. Editions Les Liens qui Libèrent p. 104)

L’historien suisse Peter Blickle note à propos de la doléance sur la main-morte, cet impôt sur l’héritage dont les insurgés demandaient la suppression, que cette revendication porte avant tout sur un partage des bénéfices de l’agriculture selon un principe d’équité. Il ajoute :

« Ce n’est pas un pur hasard si la guerre des paysans a eu lieu là où les échanges marchands étaient particulièrement intenses, le nombre de villes particulièrement élevé, la population particulièrement nombreuse et la demande en produits agricoles particulièrement vivante, surtout pour les produits de grande valeur et demandant une intensité de travail importante comme, par exemple, le vin. Pourquoi les gains n’auraient-ils profité qu’aux représentants des maîtres et servi qu’aux églises, monastères, châteaux pour lesquels les paysans payaient déjà des redevances dues aux seigneurs auxquelles s’ajoutaient de nouveaux impôts. La revendication visant à permettre aux enfants d’hériter problématisait la réalité existante sous la forme d’un respect social du travail ».

(Peter Blickle : Der Bauernkrieg. Die Revolution des gemeinen Mannes. CH Beck. 2012. p. 68)

L’aspect à prendre en compte est donc celui du développement d’une économie marchande avec des zones blanches et une intensité inégale des soulèvements. Mais aussi avec des éléments de financiarisation avec d’un côté un appauvrissement de la paysannerie et de l’autre un élargissement de la propriété foncière. Charles Quint pour rembourser aux banquiers Fugger les sommes d’argent qui lui ont permis d’acheter son statut d’empereur leur octroie des seigneuries, expliquait Georges Bischoff dans une conférence. Il ajoutait que l’évêque de Strasbourg était allé jusqu’à vendre le droit de manger du beurre pendant le carême. La dimension monétaire permet aussi de comprendre la pratique de libération des insurgés capturés moyennant de lourdes amendes tant individuelles que collectives, véritable manne financière pour ceux qui organisaient la répression. Globalement, les inégalités sociales se sont creusées.

Faire tourner la roue de la fortune

Frontispice de l’écrit anonyme An die Versammlung gemayner Pawerschafft, die in hochdeutscher Nation und vielen anderen Orten mit Empörung und Aufruhr entstanden ist, etc. Ob ihre Empörung in gerechter oder ungerechter Weise geschieht und was sie der Obrigkeit schuldig oder nicht schuldig sind, etc. Gegründet auf der Heiligen Schrift, von oberländischen Mitbrüdern guter Meinung verfasst und beschrieben, etc. « A l’assemblée de la commune paysannerie, qui s’est soulevée avec indignation et par des émeutes dans le sud de la nation allemande et en mains autres endroits, etc. Pour savoir si leur indignation est justifiée ou non, et si l’autorité est coupable ou non, etc. Fondé sur les saintes écritures, conçu et décrit par des frères du pays haut, de bonne opinion, etc » (Source)

L’inscription au milieu et au dessus de la gravure donne le sens de l’image :

hie ist des Glücksrad stund und zeyt
Gott wayst wer der oberist belybt

Voici l’heure et le temps de la roue de la fortune
Dieu dira qui restera en haut

Sur la roue tournée par un moine sont ficelés le pape et un évêque. A gauche, les paysans et les bons chrétiens, à droite les romanistes (partisans de l’église de Rome) et les sophistes. Les inscriptions en dessous du dessin opposent le péché capital de l’avarice des maîtres (der Herren gyz), l’hubris d’accaparement des biens, au modèle républicain suisse (Wer meret Schwyz). L’écrit et le frontispice expriment, selon Thomas Kaufmann, « la conscience d’un kairos apocalyptique » proche de celui de Thomas Münzer. Le kairos signifie le moment opportun à saisir. Ce qui est particulièrement intéressant dans cet écrit, dont il est impossible de mesurer l’impact qu’il a pu avoir, c’est qu’il tente de pousser le mouvement jusqu’à l’idée de république. Mais cela ne suffit pas pour parler d’une révolution. Alors venons-en à cette question laissée ouverte dans l’introduction.

Révolution ?

Si tous les historiens s’accordent pour considérer que la « guerre des paysans » a été un considérable mouvement de masse dans l’empire romain germanique, et admettre son caractère de mouvement d’émancipation politique – « ils veulent être libres » -, la question de son interprétation reste cependant encore ouverte. Il est certain toutefois qu’elle a fortement ébranlé le système féodal.
Peter Blickle avait substitué à l’expression inadéquate et attribuée par les vainqueurs de « guerre des paysans », qui ne comprenait pas que des paysans, celle de « révolution de l’homme du commun », Revolution des gemeinen Mannes, révolution des assujettis. Le gemeinen Mann désigne dans son esprit celui qui subit une domination. Comment en était-il arrivé à cette expression ? Avant tout en raison des objectifs programmatiques des insurgés qui accompagnent leurs capacités d’organisation. Il l’explique ainsi :

„Das göttliche Recht bildete den Ansatzpunkt zur Entwicklung neuer Verfassungsmodelle. Sie fußten auf der Prämisse, das Evangelium könne den Parameter für weltliche Ordnungen abgeben […] Gemeinsam ist allen Programmen, daß sie die Land- und Stadtgemeinden zur Basis des staatlichen Aufbaus machen und das Prinzip der Wahl für alle politischen Ämter durchsetzen wollen. So gelesen können die Programme insgesamt das Attribut »revolutionär« beanspruchen und der Bauernkrieg als solcher die Bezeichnung »Revolution des gemeinen Mannes«. Strittig freilich ist, ob die regionalen Entwürfe soweit abstrahiert werden können, wie es ein solches Interpretationskonzept verlangt, und inwieweit die programmatischen Aspirationen nicht Äußerungen von Intellektuellen darstellen (Hubmaier, Hipler u.a.) und folglich nur wenig Verbindlichkeit reklamieren können“

« Le droit divin a constitué le point de départ pour le développement de nouveaux modèles constitutionnels. Ils reposaient sur la prémisse que l’évangile pouvait fournir le paramètre pour les ordres temporels […]. Le point commun de tous les programmes est le fait qu’ils ont pris pour base de la construction de l’état, les communautés de pays et de villes, et qu’ils voulaient imposer le principe de l’élection pour toutes les fonctions politiques. Lus ainsi, les programmes pouvaient revendiquer l’attribut de ‘révolutionnaire’ et la guerre des paysans comme telle celle de ‘révolution de l’homme du commun’. La discussion porte sur la question de savoir si l’on peut suffisamment abstraire les projets régionaux pour que cela corresponde à un tel concept d’interprétation et dans quelle mesure les aspirations programmatiques ne sont pas celles d’intellectuels (Hubmaier, Hipler et autres) et donc ne réclament que peu d’engagement. » (Source)

Cette dernière remarque conduit à se demander dans quelle mesure la majorité des insurgés avait faite sienne un programme de transformation. L’idée d’une révolution est contestée par ceux qui pensent qu’elle s’est surtout mobilisée pour l’amélioration des conditions de vie et de travail dans le cadre de l’ordre existant. D’autres insistent plus sur la notion de demande de participation à la vie commune du village, de la cité, du pays (Landschaft). Se pose aussi le problème de la réticence des villes et la frilosité des bourgeois urbains à participer au mouvement.
Pour Georges Bischoff, la « guerre des paysans »

« n’est pas une révolte mais une révolution, un mouvement profond sans équivalent. C’est aussi un accélérateur historique qui a fait que le monde d’après n’était plus celui d’avant »
(Entretien au journal L’Alsace du 24 mai 2025).

Pour l’historien de l’Alsace, c’est une révolution sociale, religieuse et politique, un mouvement de fond, dont le but est d’instaurer un ordre nouveau en renversant l’ordre ancien. Surtout en Alsace, c’est un mouvement programmé qui s’effectue par la violence, certes, par une organisation nouvelle surtout, et enfin à partir d’un programme. Il est parti du peuple pour un renversement vers un monde de liberté, d’égalité, de fraternité.

« Un événement révolutionnaire existe à partir d’une attente et d’un projet. Ici, les facteurs matériels ne sont pas des conditions suffisantes. Et la goutte d’eau qui fait déborder le vase n’a qu’une importance secondaire. Non, la Révolution de 1525 est le produit d’une culture et, plus encore, d’une espérance. Ses racines chrétiennes sont, semble-t-il, déterminantes. »

Georges Bischoff : « Ils veulent être libres ». La révolution de 1525 entre Vosges et Jura. Société d’Histoire du Sundgau. 2025. p.295)

Sur ce plan, deux choses m’ont frappé au cours de ce travail. C’est, d’une part cette sorte de projection d’utopie en un jeu de miroir inversé, comme dans la première image de renversement des rôles ci-dessus. D’autre part, m’est venue au cours de ce travail, peut-être parce que je suis passé d’Alsace en Alsace, l’idée d’un processus, que l’on peut peut-être qualifier de révolutionnaire à terme s’il n’avait pas été stoppé net, dans la mesure où l’on peut percevoir une sorte de maturation quand on considère l’ensemble des mouvements en évolution. Un processus qui a d’abord consisté à sortir de simples révoltes, pour mieux s’organiser et se doter de programmes eux-mêmes s’enrichissant au fur et à mesure. Une sanglante répression y a mis fin.
Je propose de verser dans la discussion sur cette question de la révolution une réflexion de Walter Benjamin :

« Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par lequel l’humanité qui voyage dans ce train, tire les freins d’arrêt d’urgence [Notbremse] »

(Walter Benjamin, cité et traduit par Michael Löwy, in Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », L’Éclat, 2018, p. 123.)

Sans intention critique envers les insurgés, ce qui serait non seulement ptétentieux mais surtout anti-historique, plutôt à l’attention de mes contemporains, il me semble que l’imaginaire d’une inversion des rôles est suranné. Un renversement n’est pas la construction d’une bifurcation alternative. Je continue de penser que les insurgés ne se sont pas engagés dans une guerre civile. Ce n’était pas non plus une guerre des pauvres.  Reste qu’en certains endroits, les féodaux ont perdu le pouvoir pour un temps. Ils ont senti passer très prêt le boulet au point d’en arriver à la conclusion : plus jamais ça !

Le monde d’après

Si l’on admet l’idée de révolution, peut-on ou faut-il dire qu’elle a échoué ? Malgré le lourd prix en sang payé par les insurgés, la réalité du monde d’après ne permet pas de parler d’une simple restauration de l’ordre ancien.

„Trotz der militärischen Niederwerfung kam es, vornehmlich in den Alpenländern und in Teilen Oberdeutschlands, zu bemerkenswerten Kompromissen und Entlastungen für die Bauern, so daß von einem generellen Scheitern des Bauernkriegs nicht die Rede sein kann. Die Obrigkeiten waren vom Aufstand des gemeinen Mannes zutiefst irritiert und fürchteten, wie die Reichstagsverhandlungen (1526, 1529, 1530) hinreichend zeigen, einen neuerlichen Ausbruch der Unruhen“.

« Malgré l’écrasement militaire, de remarquables compromis et des allègements notables pour les paysans ont été obtenus, principalement dans les pays alpins et dans certaines régions de l’Allemagne, de sorte qu’on ne peut pas parler d’un échec général de la guerre des paysans. Les autorités étaient profondément irritées par le soulèvement de l’homme du commun et craignaient, comme le montrent suffisamment les négociations du Reichstag (1526, 1529, 1530), une nouvelle flambée de troubles ». (Source)

Ce point de vue est aussi celui de Georges Bischoff :

« La Guerre des Paysans est un moment fondateur. L’ordre qui lui succède n’est pas une restauration, mais quelque chose de différent. Ce n’est pas un retour en arrière, comme on pourrait le penser, mais une recomposition, invisible, des forces politiques et sociales ».(G. Bischoff oc p. 244)

Le médiéviste propose de renverser la réplique que l’on prête souvent à Tancrède dans le Guépard de Luchino Visconti, il faut que tout change pour que rien ne change, en  il faut que rien ne change – en apparence – pour que tout change.
La vraie réplique est la suivante : « si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ».

Après 1525,

« Les conflits entre communautés et seigneurs sont canalisés par des institutions, les droits, fixés une fois pour tous, dans des procédures familières. La marge de progression qui autorisait des empiétements et des abus s’est réduite comme une peau de chagrin. Encadrée par l’État, et par l’Église, plus disciplinée qu’elle n’était grâce à la contre-réforme, la judiciarisation de la société s’impose ». (Bischoff : o.c. p. 294-295)

En conférence, il avait donné à l’appui de cela des exemples concrets concernant le contrôle des prix, la mise en place de stocks et de greniers d’abondance, la disparition du servage, la limitation des corvées et des humiliations les plus graves, le respect des coutumes, la réforme des églises, le tout par un renforcement des structures étatiques contre les absolutismes locaux des seigneurs.

Au cinéma

Pour finir, je vous invite à voir un film documentaire dont voici l’ouverture :

1525, la révolution oubliée. Porté par des illustrations originales de John Howe, le film retrace l’histoire de la « guerre des Paysans ». Durée : 52 minutes – Réalisation : Alexis et de Yannis Metzinger – Production : Carigo Films avec la participation de France Télévisions.
Le documentaire dans son intégralité est en accès libre ici

Sommaire de la série

Dans mon reportage à l’intérieur des livres d’histoire sur la Guerre des paysans, j’ai opté, tout en restant dans la chronologie, pour la sélection de quelques moments qui me paraissent particulièrement intéressants voire inspirants. J’en rappelle le sommaire :

(1) Il y a 500 ans, la « guerre des paysans » dans l’Empire romain germanique

On l’appelle la guerre des paysans. Il faudra examiner cette expression qui désigne un vaste mouvement de soulèvements populaires qui culminèrent dans les années 1524-1525 dans une grande partie du Saint Empire romain germanique. Il s’étendra de l’Alsace à la Thuringe, au Tyrol et à l’Autriche sans oublier la Suisse.

(2) Les révoltes du Bundschuh

La guerre des paysans n’est pas tombée comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle a été précédée de nombreux signes avant-coureurs. Je ne ferai pas la liste des soulèvements ayant eu lieu dans ce « Moyen-âge rebelle » (Christian Pantle). Je retiendrai deux aspects. Le premier concerne une phrase venue d’Angleterre qui fit florès dans l’aire germanique, le second les pèlerinages de masse de Niklashausen. Puis, il sera question des révoltes du Bundschuh de 1493 puis 1501-1502, 1512-1513.

(3) Le cauchemar d’un ermite et le soulèvement du pauvre Conrad

Je change un peu d’optique, cette fois pour établir un lien entre un soulèvement, celui du Pauvre Conrad, et un écrit non théologique qui est un appel non seulement à ne pas se laisser faire mais également à ne pas être complice de ce qu’il se passe tout en se basant sur une conception de la bonne économie opposée à celle néfaste des féodaux. Son auteur est Alexander Seitz. On lui doit notemment un essai sur le rêve (Traumtraktat).

(4) Mais que vient donc faire ici cet escargot ?

Nous nous intéresserons à un aspect sur lequel les historiens sont peu diserts. Pourtant, pas moins de trois chroniques de l’époque évoquent une étrange histoire de coquilles d‘escargots qui aurait fait déborder le vase déjà bien plein de l’homme du commun. L’épisode se situe dans le comté de Stühlingen, dans le sud de la Forêt Noire près de la frontière avec la Suisse.

(5). Les trois bandes paysannes (Haufen) de Haute Souabe à l’origine des XII articles de Memmingen

Nous passons de Stühlingen, considéré comme « le berceau de l’insurrection », en 1524 à Memmingen plus à l’est où les représentants des bandes de révoltés, réunies en mars 1525, adoptent les douze articles du manifeste de Memmingen.

(6) Les XII articles de Memmingen

Les trois bandes insurgées réunissant quelque 20 000 personnes sillonnent la région de la Haute Souabe et se rassemblent en une Assemblée chrétienne. Elles envoient début mars 1525, des délégués dans la ville de Memmingen pour y adopter un programme commun : une « première tentative vague d’un projet de constitution » (Bundesordnung), le 7 mars, puis les désormais fameux XII articles qui sont « à la fois articles de doléances, programme de réformes et manifeste politique ».

(7) La guerre des seigneurs contre les paysans

A partir de l’assimilation de la révolte à une atteinte violente à l’ordre public (Landfriedensbruch), une accusation jusqu’ici réservée à la noblesse, c’est celle-ci qui définit le terme de la conflictualité, à savoir que ce sera la guerre.

(8). Allons à Mühlhausen en Thuringe

La Thuringe qui est à la fois le pays de Martin Luther et de Thomas Müntzer. La bataille de Frankenhausen. Omnia sunt communia.

(9). De Mühlhausen (Thuringe) à Mulhouse (Alsace)

Nous voici revenus en Alsace où tout a commencé avec les révoltes du Bundschuh. L’insurrection déborde quelque peu ce territoire puisque les événement se déroulent non seulement de part et d’autre du Rhin mais s’étendent des Vosges et du plateau lorrain au Jura.

(10). En chansons de l’époque

Cet article ne concerne que les chansons que l’on peut attribuer à l’époque, autour de 1525, et n’évoque pas celles plus connues qui ont été écrites ultérieurement. Deux chansons particulières seront mises en avant : celle du Rosemont, en langue comtoise et celle dite des Armagnacs sur le siège de Wattwiller, en langue germanique.

(11) Albrecht Dürer : Traumgesicht / Vision de rêve

Quel rapport une aquarelle de Albrecht Dürer et la description d’un rêve qui l’accompagne a-t-elle avec la « guerre des paysans » ? Sa place dans l’histoire des rêves. « Projet de colonne commémorative d’une victoire sur les paysans» de Dürer.

(12) Un épilogue et un film documentaire.

On revient sur la question restée ouverte de savoir si la « guerre des paysans » était une révolution. Présentation du documentaire : 1525, la révolution oubliée

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« Guerre des paysans » (11). Albrecht Dürer : Traumgesicht / Vision de rêve

Lavis d’Albrecht Dürer, Traumgesicht. 1525. Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche. L’image se trouve dans l’un des cahiers du peintre

Transcription du texte manuscrit et sa traduction

Im 1525 Jor nach dem pfinxstag zwischen dem Mitwoch und pfintzdag in der nacht im schlaff hab ich dis gesicht gesehen wy fill großer wassern vom himmell fillen Und das erst traff das erthrich ungefer 4 meill fan mir mit einer solchen grausamkeitt mit einem uber großem raüschn und zersprützn und ertrenckett das gannz lant In solchem erschrack ich so gar schwerlich das ich doran erwachett edan dy andern wasser filn Und dy wasser dy do filn dy waren fast gros und der fill ettliche weit etliche neher und sy kamen so hoch herab das sy im gedancken gleich langsam filn. aber do das erst wasser das das ertrich traff schir herbey kam do fill es mit einer solchen geschwindigkeit wynt und braüsen das ich also erschrack do ich erwacht das mir all mein leichnam zitrett und lang nit recht zu mir selbs kam Aber do ich am morgn auff stund molet ich hy oben wy ichs gesehen hett. Got wende alle ding zu besten.

L’année 1525, dans la nuit du mercredi au jeudi après la Pentecôte, je vis en rêve ce que représente ce croquis ; une multitude de trombes d’eau tombant du ciel. La première frappa la terre à une distance de quatre lieues ; la secousse et le bruit furent terrifiants, et toute la région fut inondée. J’en fus si éprouvé que je m’éveillai. Puis, les autres trombes d’eau, effroyables par leur violence et leur nombre, frappèrent la terre, les unes plus loin, d’autres plus près. Et elles tombaient de si haut qu’elles semblaient toutes descendre avec lenteur. Mais, quand la première trombe fut tout près de terre, sa chute devint si rapide et accompagnée d’un tel bruit et d’un tel ouragan que je m’éveillai, tremblant de tous mes membres, et mis très longtemps à me remettre. De sorte qu’une fois levé, j’ai peint ce qu’on voit ci-dessus. Dieu tourne pour le mieux toutes choses.

(Traduction reprise de l’essai de Marguerite Yourcenar : Le temps, ce grand sculpteur / Essais. Gallimard 1983. V. Sur un rêve de Dürer. 1977).

Il y a longtemps que j’ai ce document par devers moi et, depuis, il m’intrigue. Et c’est une bonne occasion d’en parler. J’en avais pris connaissance pour la première fois dans le livre de Peter Blickle : Der Bauernkrieg. Die Revolution des gemeinen Mannes. Quel rapport avec la « guerre des paysans » ? Je vais tenter sinon de l’expliquer du moins de défricher quelques éléments contextuels. L’aquarelle est aussi importante du point de vue du rêve. Elle a quelque chose de surréaliste. Comme le note Marguerite Yourcenar, dans l’essai cité :

« On a du passé peu de rêves authentiques ; j’entends de ceux que le rêveur lui-même a notés hâtivement à son réveil. […] Nous avons pourtant d’un homme du XVIe siècle le récit extraordinaire d’un rêve qui n’est qu’un rêve, accompagné, qui plus est, d’un croquis à l’appui. On le trouve dans le Journal de Dürer.[…]
Examinons le croquis, le lavis plutôt, qui reproduit ce rêve. L’énorme trombe pareille à un empilement de nuages noir-bleu fait involontairement penser un homme d’aujourd’hui à un champignon atomique; rejetons cette trop facile anticipation. Le paysage semble écrasé d’avance sous les coulées bleu sale qui tombent verticalement du ciel ; la terre et l’eau déjà déversée se mélangent en un brun boueux et un glauque trouble ; s’il fallait absolument identifier ce lieu à un endroit quelconque du monde, on penserait à la plaine lombarde, que Dürer a plus d’une fois traversée, à cause de ces quelques arbres clairsemés, vaguement présents dans cette atmosphère de catastrophe, mais qu’on sent plantés et peut-être taillés de main d’homme. Très loin, rapetissées par la distance, à peine visibles au premier regard, quelques bâtisses brunâtres se pressent au bord d’un golfe, prêtes, à ce qu’il semble, à retourner à l’argile. Ce qui va être détruit n’est pas particulièrement beau ». (Marguerite Yourcenar : oc)

C’est un peu plus qu’un simple rêve. Fascinant aussi de constater que Albrecht Dürer y enregistre des sons, évalue les distances et les vitesses. Mais ce que Marguerite Yourcenar ne relève pas, c’est l’importance de la datation du rêve. Cela n’a pas tout à fait échappé à l’écrivain et critique d’art Michel Butor sans qu’il ne se souvienne cependant ne serait-ce que de l’année :

« Un des plus beaux [rêves], c’est cette magnifique aquarelle d’Albrecht Dürer, qui dit que c’est le rêve qu’il a fait dans la nuit du tant au tant. Dans la littérature, nous avons des récits de rêves, qui sont quelquefois des récits datés, mais c’est beaucoup plus rare que ce qu’on pourrait croire, parce que le rêve se refuse en quelque sorte au langage ».

(Michel Buror : Des profondeurs. Texte extrait de la rencontre organisée dans le cycle Impromptu au Petit Palais, à Paris, le jeudi 12 novembre 2009, et diffusée en direct sur France Culture puis podcastée dans Les Chemins de la connaissance, à l’occasion de la parution de Allemand et Butor, 2009)

Quelle est donc cette date ? La nuit du mercredi au jeudi après la Pentecôte, c’est à dire la nuit du 7 au 8 juin 1525. A ce propos, Peter Blickle écrit dans l’ouvrage cité :

« Une bonne semaine avant, Thomas Müntzer avait été exécuté à Mühlhausen en Thuringe. Cela avait été précédé de deux jours par la prise d’assaut de la ville, et encore dix jours avant, à proximité de Frankenhausen, les paysans de Thuringe avaient été massacrés. La même semaine, le duc de Lorraine avec les batailles des 16, 17 et 20 mai avait laissé une traînée de sang à travers l’Alsace. Cinq jours avant le rêve s’est déroulé la bataille de la proche Königshofen, et trois jours avant, celle d’Ingoldstadt.
Rêve de Dürer ?
Des centaines de milliers de paysans morts – le chiffre circulait dans l’empire et constituait en gros la somme de ce que les rumeurs avaient rapporté des batailles. […]
Peu d’événements de l’histoire allemande ont laissé de traces aussi profondes dans l’art comme l’a fait la guerre des paysans » (o.c. p.103).

Thomas Müntzer, qui était passé dans la ville de Dürer, Nürnberg (Nuremberg), l’année précédente accordait beaucoup d’importance aux songes. Pour lui, en opposition à la suprématie de l’écriture, la foi restait une expérience subjective qui passe par le rêve. Albrecht Dürer, bourgeois de Nürnberg avait, comme la ville, adopté la Réforme tout en se méfiant bien entendu des tendances iconoclastes. Son rêve semble scander l’écho des batailles :

Puis, les autres trombes d’eau, effroyables par leur violence et leur nombre, frappèrent la terre, les unes plus loin, d’autres plus près.

Peter Blickle parle ensuite d’un autre peintre et graveur de Nürnberg, Barthel Beham. Ce dernier, avec son frère cadet Sebald et Georg Pencz, un employé-apprenti de l’atelier de Dürer, furent proches des idées de Thomas Müntzer. Ils seront jugés en janvier 1525 comme « peintres impies » et expulsés de Nuremberg. On peut ajouter le sculpteur Tilman Riemenschneider dont la légende voulait que ses mains fussent écrasées en prison pour avoir soutenu le soulèvement, le peintre Jörg Radgeb dont on dit qu’il fut écartelé, l’écrivain humaniste Hans Denk banni de la ville, etc. Tous trop müntzériens, Bonjour l’ambiance.
Barthel Beham dessine, en 1525, la gravure ci-dessous, transformant en cauchemar un thème favori de la Renaissance, un paysage dans lequel repose paisiblement un nu féminin :

Barthel Beham (1502-1540) : Der Welt Lauf oder Die schlafende Justitia (Ainsi va le monde ou Justice endormie), 1525, estampe. Collection RosenWald, National Gallery, Whashington.

Le visage de souffrance de cette femme endormie et enchaînée avec l’allégorie de la justice anéantie, la balance à terre et le glaive emporté par un loup, symbolise l’état du monde (Der Weltlauf). Et elle nous parle encore aujourd’hui. L’image, qui a l’origine portait l’inscription 1525, est révélatrice du profond traumatisme produit par l’anéantissement brutal des bandes insurgées. Il y a d’autres exemples, et pas seulement dans l’art.

Un ami de Albrecht Dürer, Kaspar Nützel, membre comme lui du patriciat de Nürnberg et du conseil de la ville écrivit au duc Albrecht de Prusse. Concédant que, certes, les insurgés avaient franchi des limites, celles-ci l’avaient été également, et au-delà de toute raison, par la répression.
« Aucune personne dotée de raison ne peut nier la bêtise, la manière non chrétienne (uncristenlich) et démesurée » avec laquelle l’autorité (Oberkeit) a traité ses sujets.
Dans la même missive, il écrit qu’il doute que :

„ob auch die Straf, so daruf gegen inen mit Entleibung, Verprennung, Nemung irer Hab und Guter, Witwen- und Weisenmachen, in das Elend zu verjagen und ander grausamlicher Verfolgung“ angemessen und dem Frieden dienlich sei und nicht vielmehr das „Pluet der armen umbkumen Unschuldigen umb Rach gen Himel schreien und Gott zu einem schwerlichen Widergelten mussigen wird“.

«la punition, qui consiste à leur prendre la vie, à les brûler, à confisquer leurs biens, à faire des veuves et des orphelins, à les chasser dans la misère et les soumettre à d’autres persécutions cruelles » soit appropriée et serve la paix. Ne faut-il pas plutôt considérer que « le sang des pauvres innocents tués crie vengeance au ciel et oblige Dieu à une terrible réponse ».

(Cité par Werner Paravicini : Adelsherrschaft in der Krise: der Bauernkrieg von 1525)

Comme je l’ai déjà signalé, la sauvagerie était telle que même un chef mercenaire comme Asche von Cramm en fut ébranlé. Il avait mené un détachement de l’armée saxonne à Frankenhausen. Après la victoire, il plaide auprès du prince-électeur de Saxe pour la clémence et la protection des prisonniers.
Le secrétaire et hagiographe du duc de Lorraine, Nicolas Volcyr de Sérouville, notait à propos de la bataille de Lupstein :

« Le massacre fut très cruel. Le sang mélangé à l’eau de pluie coulait dans les ruelles du village : c’était un horrible spectacle. »

Nous avons vu aussi les efforts de la ville de Bâle pour éviter un bain de sang en haute Alsace. On peut en citer d’autres qui ne semblent pas admettre que les massacres soient un jugement divin. Tout cela me semble bien opposé à l’appel au meurtre de masse de Martin Luther dans son pamphlet Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans :

« tous ceux qui le peuvent doivent assommer, égorger et passer au fil de l’épée, secrètement ou en public, en sachant qu’il n’est rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un rebelle »

Dans l’image, note encore Marguerite Yourcenar,

« pas de symbole religieux rajouté en marge, pas d’anges vengeurs signifiant la colère de Dieu; pas d’emblème alchimique des forces qui vont vers le bas, inutile en présence de la terrible gravitation des cataractes. Pas de méditation humaniste non plus, tragique comme chez Michel-Ange, mélancolique comme elle le sera chez Poussin, sur le tout et le peu que nous sommes en présence de l’univers déchaîné. À moins toutefois que le meilleur de la notion d’humanisme ne soit inclus dans cette capacité, même en rêve et au sein d’une sorte d’angoisse ontologique, de continuer à jauger. »

Dieu tourne pour le mieux toutes choses, écrit Dürer à la fin de son texte.

« Le récit, lui, se termine par une formule pieuse, mise là par l’homme éveillé de son rêve. Elle nous rappelle, si nous étions tentés de l’oublier, que Dürer était chrétien, et l’était pour ainsi dire deux fois, en tant qu’héritier et sublime interprète de la piété médiévale et en tant que bourgeois de Nuremberg accueillant vers la fin de sa vie la Réforme. Elle peut au choix s’interpréter comme une formule propitiatoire quasi machinale, assertion plus ou moins sincère d’un optimisme fondé sur la bienveillance divine, aussi peu concluante qu’un distrait signe de croix, ou, au contraire, comme un acte de soumission très réfléchi à l’ordre des choses, partout caractéristique de tout grand esprit authentiquement religieux, Marc Aurèle acceptant ce que veut l’univers, Lao-tseu d’accord avec le vide et Confucius avec le Ciel. Mais cet « au contraire » est de trop. Nous devinons que la confiance ingénue et l’adhésion impersonnelle se rejoignent quelque part, à des profondeurs de la nature humaine où le principe de contradiction ne pénètre pas. Telle quelle, cette mantra chrétienne a sans doute aidé Dürer à émerger indemne de son terrible songe. » (Yourcenar : texte cité)

Reste que ce contexte déprimant mais bien réel, pour Dürer et pour nous, ne dit pas la signification que l’on pourrait donner au rêve. Une catastrophe cosmique ? Ces trombes d’eau lavent-elles le sang versé ? Difficile à croire. Déluge ? Des images de déluges ne manquaient pas. On les trouvait dans les prédictions annonciatrices de la catastrophe de 1524-25. Ainsi celle de Leonhard Reynmann qui la prévoyait pour 1524 :

Sous le signe de la constellation des poissons, la rencontre entre l’ordre supérieur de l’empereur, du pape, des cardinaux, à droite et un groupe de paysans armés à gauche. Dans le corps du poisson à l’avant la rencontre en février 1524 de la Lune, du Soleil, de Saturne, Jupiter, Mars et Venus associés à une mort annoncée. Le groupe de paysans accompagné de musiciens semble dirigé par un vieil homme avec des béquilles et une faux symbolisant le dieu Saturne, le dur labeur, la mélancolie, le malheur. Du poisson sortent des trombes d’eau qui inondent la ville.

Le rêve de Dürer signale-t-il que la catastrophe, le déluge a bien eu lieu ? Cela ne me paraît pas impossible. Il est temps de se pencher sur un autre document : le projet de monument que Dürer a élaboré la même année, cette fois sur le thème bien précisé de la « guerre des paysans ».

Le monument de la « guerre des paysans »

Albrecht Dürer : projet de colonne des paysans avec la colonne et son piédestal ici associés mais figurant en deux planches séparées dans son manuel destiné aux peintres et aux artisans : Instructions pour la mesure, à la règle et au compas, des lignes, plans et corps solides. (Underweysung der Messung, mit dem Zirckel und Richtscheyt, in Linien, Ebenen unnd gantzen corporen) paru en 1525.

Le dessin de Dürer s’intitule Projet de colonne commémorative d’une victoire sur les paysans. Monument de victoire ? Le titre ne semble pas correspondre au contenu du projet. A moins que…
Dürer commente lui-même son croquis. Sur le premier socle de 20 pieds de large (1 pied équivaut à 30 cm environ) et 1 pied de haut, des bœufs, des moutons, des cochons et aux quatre coins d’ un deuxième socle des paniers contenant les produits du travail de la paysannerie : fromage, beurre, œufs oignons, herbes « ou tout ce qui te viendra à l’esprit » (kes/butter/ayer/ zwiffel und krueter oder was dir zufelt).
La colonne proprement dite repose sur un coffre qui se rétrécit vers le haut. Il porte l’inscription anno 1525. Il est surmonté d’une marmite renversée puis d’une jarre à fromage, d’un tonneau à beurre, un pot à lait sur lequel se trouvent une série d’outils de labourage et de récolte, enfin une cage avec laquelle les paysans transportent les poules au marché et, sur celle-ci, un pot à saindoux renversé où est assis un paysan accablé avec une épée enfoncée dans le dos (ein trauretten Bauren darauff der mit einem swert durchstochen sey). Il ne semble pas encore mort.

« Une épée bonne et bien aiguisée peut servir à la justice comme au meurtre. L’épée est-elle pour autant meilleure ou pire ? Il en va de même des arts » avait écrit Albrecht Dürer (Vom Nutzen des Wissens in Schriften und Briefe). L’épée peut-être glaive de justice emporté par un loup comme chez Beham ou coup lâche porté dans le dos d’un démuni chez Dürer. Examinons de plus prêt le sommet de la colonne :

Le paysan est poignardé dans le dos mais ne porte lui-même pas d’arme. Victime d’une traîtrise ? Il se peut. Par qui ? Ce n’est pas dit. Légèrement penché en avant, il soutient sa tête qui porte un chapeau, une attitude qui en rappelle d’autres comme on le verra plus loin. Il porte un pantalon troué au genou, l’une des chaussures usée laisse sortir ses doigts de pieds.
Par comparaison avec cette figure de paysan démuni et accablé, voici, dans un contraste saisissant, celle que pouvait dessiner Dürer un peu plus de 10 ans plus tôt, des êtres bien en chair :

Albrecht Dürer : Marktbauer und sein Weib. Couple paysan au marché Staatsgalerie Stuttgart, Graphische Sammlung,

Dürer avait contribué à donner bonne figure aux paysan.ne.s jusque là médiatiquement absent.e.s. La pose de l’homme sur la colonne fait penser à deux autres gravures de l’artiste. On observe une frappante similitude avec la Petite Passion et son Christ crucifié assis sur un coffre dans une attitude de tristesse mélancolique qui en évoque une autre encore : la Melencolia I avec, comme pour la colonne, un rapport aux outils de travail.

Souffrance et mélancolie donc, dans les trois cas. La mélancolie, je le rappelle, n’est pas bien vue des religions.
La colonne de la « guerre des paysans » est tout sauf un arc de triomphe ou une colonne de la victoire, peu honorable par ailleurs. Vaincre les paysans n’était pas un titre de gloire. Si le projet de Dürer n’est pas une prise de parti en faveur des paysans, il ne célèbre pas non plus la victoire de leurs adversaires.

«  C’est un acte artistique de compassion et une protestation silencieuse contre la façon dont les armées des princes ont massacré en masse les paysans et les ont soumis sans pitié à une justice de vainqueurs. »

(Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg. Ein Medienereignis [La guerre des paysans. Un événement médiatique] Verlag Herder. 2024. S. 317)

C’est aussi, bien qu’enfoui dans un volumineux manuel technique de mesure, un geste mémoriel par delà le manichéisme religieux du bien et du mal. Dürer avait écrit :

„Welicher ein victoria auf richten wolt darumb das er die aufruerischen bauren vberwunden het der moecht sich eins solichen gezeugs darzuo gebrauchen / wie jch hernach leren wil …“

« Si quelqu’un veut dresser un monument de victoire parce qu’il a soumis les paysans rebelles, il devra utiliser les éléments que je vais enseigner… »

Et si un vainqueur s’était avisé à le construite ainsi que le suggérait Dürer, cela aurait été pour lui un monument de la honte.

Quant à la vision de rêve et son texte présentés au début, l’historienne d’Oxfort, Lyndal Ropper les reprend aussi en y voyant l’expression du cauchemar refoulé de la « guerre des paysans ». Laissons leur cependant à la fois leur mystère et leurs possibles résonances actuelles. Et après tout, les images de ce qui provoque des traumatismes de guerre sont de retour dans l’actualité que ce soit à Gaza, en Ukraine ou ailleurs.

500 ans plus tard, le projet de Dürer a été réalisé à Mühlhausen, en bronze, par le sculpteur Timm Kregel. Il a été financé par des dons, une subvention de la ville et une contribution du loto. Il est situé devant la Kornmarktkirche, l’église du marché aux grains.

Prochain et dernier article : La « guerre des paysans (12 et fin) Un épilogue et un film documentaire

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« Guerre des paysans »(10). En chansons de l’époque

Je précise d’emblée que cet article ne concerne que les chansons que l’on peut attribuer à l’époque, autour de 1525, et n’évoque pas celles plus connues qui ont été écrites ultérieurement. Deux chansons particulières seront mises en avant : celle du Rosemont, en langue comtoise et celle dite des Armagnacs sur le siège de Wattwiller, en langue germanique.

La chanson du Rosemont

Chant de Rosemont pdf
(Sourcé : Georges Bischoff : Le Chant du Rosemont et l’insurrection paysanne de 1525 dans les Vosges méridionales, de l’amnésie à l’histoire. En ligne).

Sur la colonne de gauche, se trouve le texte tel que publié par Henri Bardy : Les Suédois dans le Sundgau (in Revue d’Alsace, 1853, p. 27-29). Il existe une variante de Auguste Corret : Le chant du Rosemont ou les Suédois (in Histoire pittoresque et anecdotique de Belfort et de ses environs, Belfort, J.-B. Clerc, 1855, p. 46-49). A droite, la traduction en français moderne.

Le Rosemont se situe sur le versant franc-comtois du Ballon d’Alsace dans les Vosges et aujourd’hui dans le territoire de Belfort. La seigneurie du Rosemont était passée à la couronne d’Autriche après avoir appartenu au comte de Ferrette. La chanson du Rosemont est l’un des plus anciens textes en langue franc-comtoise. Elle montre que la « guerre des paysans » a débordé les pays de langue germanique. Son auteur est inconnu.

A l’exception de la première et de la dernière, bien évidemment, chaque strophe sur l’ensemble des 17 quatrains, reprend les deux derniers vers de la précédente. La version, recueillie au 19ème siècle, avait d’abord été interprétée comme un soulèvement contre les Suédois. Oublions les, ils séviront plus tard, dans la région. Je passe aussi sur les considérants mémoriels et la démonstration de méthodologie que vous retrouverez dans la référence citée. Il a pu être établi, à partir d’un faisceau d’indices linguistiques, historiques et géographiques que Jean Neuri de Vessemon, cité d’entrée comme le personnage de l’épopée, est très probablement Jean André de Chaux, capitaine des bandes du Rosemont et que la chanson parle de la « guerre des paysans ».

« Les bandes qui se sont formées dans le Rosemont et autour de Montreux, sous l’appellation de moncels (équivalent welsche de Haufen) contrôlent de la trouée de Belfort jusqu’aux environs de Montbéliard ; elles sont des satellites du « gros moncel » du Sundgau, du fait même de leur appartenance aux Pays antérieurs [de la Maison d’Autriche] »

(Georges Bischoff : « Ils veulent être libres ». La révolution de 1525 entre Vosges et Jura. Société d’Histoire du Sundgau. 2025. p.67)

La dernière strophe :

« S’ils avaient passé par Angeot, / En revenant par Larivière,/ Tous les enfants du Rosemont, / Seraient devenus des seigneurs ».

souligne à la fois l’élan insurrectionnel de l’action, en même temps qu’elle contient l’idée d’une erreur tactique, d’une fausse manœuvre, en l’occurrence la dispersion du moncel, qui a empêché « les enfants du Rosemont » d’opérer un renversement de l’ordre féodal et de devenir à leur tour des seigneurs.
C’est une des rares chansons favorable aux insurgés. Il n’en va pas de même de la plupart des autres qui sont en général écrites du point de vue des vainqueurs. Ainsi celle intitulée Geckenkrieg et traduite par « guerre des Armagnacs »

La chanson de Wattwiller

Geckenkrieg de Lienhart OTT

Daniel Muringer a composé une musique pour cette chanson. Il l’a interprétée pour la première fois lors d’une soirée commémorative à Wattwiller, le 16 octobre dernier, au cours d’une conférence en compagnie de l’historien médiéviste Georges Bischoff. Je remercie Daniel Muringer pour cet extrait de l’enregistrement réalisé par Patrick Osowiecki. Il couvre les six premiers couplets. Vous pouvez donc l’écouter tout en suivant le texte tel qu’il est présenté sur la première page du document ci-dessus.

Comme le précise Jean-Baptiste Weckerlin dans sa courte présentation, la source du texte en langue germanique est le collectage du poète Ludwig Uhland, dans son recueil de Chansons populaires anciennes en haut et bas allemand (1844-1845). Il lui a donné son titre de Geckenkrieg. La version française est de Weckerlin. D’après Thomas Kaufmann, il semblerait qu’il y ait eu une édition originale à Strasbourg, autour de 1525, chez l’imprimeur strasbourgeois Thiebold Berger avec comme titre : Ein new lied vom Bauren Krieg, wie sie die statt Wattwyler im Obern Elsass gestürmb haben…am zinstag vor unser Frawn Geburt tag im jar MDXXV…. . . Avec ce titre, la chanson nous dit comment ils ont pris d’assaut la ville de Wattwiller, le jour du paiement des intérêts avant la nativité de Marie. Celle-ci se fête le 8 septembre.

Comment passe-t-on de Geckenkrieg à « guerre des Armagnacs ». Geck signifie au départ idiot, fou. Les Armagnacs, en allemand Armagnaken, désignaient en Alsace ceux que l’on appelait ailleurs les écorcheurs, c’est à dire les mercenaires commandés par le connétable Bernard D’armagnac au service du roi de France. Ils étaient venus à plusieurs reprises en Alsace pour y laisser un très mauvais souvenir de frayeurs. L’allemand Armagnaken a donné par analogie phonétique et par dérision armer Jacken puis armer Gecken, pauvre fou, pauvre idiot. La chanson utilise pour désigner les insurgés de manière particulièrement péjorative le mot de gecken pour inspirer l’effroi. Gecken avait été traduit par René Biéry et Joseph Rémy, quand ils ont publié « Le chant de Léonard Ott sur l’assaut de Wattwiller et la prise d’Uffholtz (4-6 septembre 1525) » dans l’Annuaire de la Société d’Histoire des régions de Thann-Guebwiller,(1948-1950), par les gueux, ce qui n’est pas inintéressant. Le mot perd sa connotation de folie mais reste péjoratif ce qui répond à la volonté de l’auteur.

Selon le Littré, gueux désigne un « nécessiteux, réduit à mendier (ce qui se dit avec un sens de dédain plutôt que de pitié) ». Le même dictionnaire précise :

« Les gueux, nom que prirent au seizième siècle les huguenots des Flandres, à l’occasion du discours peu mesuré de Marguerite de Parme, gouvernante des Pays-Bas, qui avait dit en parlant des seigneurs calvinistes que c’était des gueux qu’elle ne redoutait pas.
Gueux de mer, s’est dit des marins hollandais qui armèrent à la Brielle, en 1572, pour faire la course contre les Espagnols.
Gueux des bois, s’est dit, à la même époque, des paysans armés qui commencèrent à faire la guerre en partisans, pour fonder l’indépendance des Provinces-Unies »

Gueux est par ailleurs relativement modéré si on compare ce terme à ceux qui ont été utilisés par une chanson, dans le royaume de France. Elle traite ceux que l’on appelait les luthériens de « pourceaulx fangeux », comme on le verra plus loin.

La chanson de Lienhart Ott décrit la défense de la petite ville de Wattwiller assiégée par la bande du Sundgau, le 6 septembre 1525. Son auteur était instituteur. Il précise, dans le texte, qu’il y a lui-même pris part. Les meneurs des Sundgoviens sont nommément désignés : [Heinrich] Wetzel qualifié tour à tour d’empereur et de commandant en chef du Sundgau et de la haute-Alsace (oberster Hauptmann uber Suntgaw und ober Elsässen). Il est accompagné de son lieutenant Hans von der Matten. Wetzel avait, après la rupture de la trêve dans le Sundgau par l’archiduc d’Autriche, lancé une seconde insurrection vers le Piémont des Vosges. En quête d’une place forte, après avoir échoué à Soultz, il assiège Wattwiller.

« Malgré le genre épique qui l’anime et une certaine tendance à l’hyperbole, la geste des habitants de la petite ville fourmille d’informations de première main : les insurgés sont correctement identifiés tandis que leur action est décrite avec un luxe de détails qui fait défaut à la plupart des récits ».

(Bischoff : (Georges Bischoff : « Ils veulent être libres ». La révolution de 1525 entre Vosges et Jura. Société d’Histoire du Sundgau. 2025. p. 217)

J’ajoute quelques éléments. Dans les documents de l’époque, il est rare que l’on parle de la présence des femmes. Ici, c’est le cas, à deux reprises. Une première fois comme messagère des insurgés, ce qui choque profondément l’auteur de la chanson :

C’est une grand honte pour les Armagnacs :
N’ont-ils pas de messager dans leur pays
Pour faire porter leurs lettres par des femmes ?
En vérité c’est une chose misérable,
De faire parler d’eux de cette façon.

La messagère dut être remplacée par deux hommes. La seconde évocation est un hommage à la participation des femmes dans la défense de la ville contre les assaillants.

Je loue aussi toutes les femmes
Qui, jeunes et vieilles, portaient des pierres
Sur la muraille et les remparts ;
On les jetait à maint Armagnac,
Auquel les yeux tournaient aussitôt.

A propos des moyens de défense, la chanson cite des flèches de Saint-Etienne, c’est à dire des pierres de lapidation, l’eau bouillante et les ruches d’abeilles.

La grande majorité des chansons germanophones, et celle de Wattwiller ne fait pas exception, sont de la propagande dissuasive contre toute forme de révolte. A l’intérieur de ce corpus, une partie se distingue par la présence d’un minimum d’empathie envers les victimes. C’est un petit peu le cas ici, à partir des veuves :

Ils commencèrent le troisième assaut,
Cela coûtera la vie à bien des hommes,
qui furent tués là à coups de feu :
Que de femmes armagnacques les pleureront !
Elles n’en auront pas joui longtemps

Et bien entendu, les chansons voyaient la main de dieu dans les plus petits succès remportés contre les insurgés : Dieu tienne toujours le prince sous sa protection !

La « guerre des paysans » dans la chanson germanophone

Thomas Kaufmann, dans son livre sur la « guerre des paysans » examinée sous l’angle médiatique, consacre un chapitre à la chanson. A commencer par  Der Baurenn krieg. Ein schönes lyed / wie es inn allem Teutschenn landt mit den Baurenn erganngen ist …  . La guerre des paysans. Une belle chanson [qui raconte] ce qu’il est arrivé aux paysans dans tout le pays allemand. Elle a été éditée, en 1525, chez un imprimeur de Bamberg. Elle regroupe pour la première fois, en 47 strophes, une description chronologique des évènements rassemblés sous l’expression unificatrice et à connotation négative de « guerre des paysans ». Elle ne contient absolument rien sur les aspirations populaires. La longue liste des défaites paysannes devait servir d’avertissement dissuasif comme le souligne clairement la dernière phrase : « quoi que tu fasses, pense à ce qui arrivera à la fin ». La mélodie était celle d’un chant de la Réforme : Es geht ein frischer Sommer daher.

« A la différence des fifres et tambours qui, dans le contexte du conflit guerrier, ouvraient de nouveaux sons et occupaient de nouveaux espaces sonores en attaquant acoustiquement l’ordre existant, les chansons comme Der Baurenn krieg servaient à stabiliser musicalement l’ordre social existant »

(Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg. Ein Medienereignis [La guerre des paysans. Un événement médiatique] Verlag Herder. 2024. S. 236-237)

La chanson permettait une communication orale pour une majorité ne sachant encore ni lire ni écrire. Elle était destinée à être colportée par des chanteurs ambulants (Bänkelsänger). Il s’agissait de formater la mémoire des évènements du point de vue des vainqueurs. L’idée générale était de montrer que les insurgés ont commis un crime d’hérésie envers l’ordre divin et que leur défaite est une punition de dieu. Et de leur rappeler leur devoir de soumission à leurs seigneurs. Une chanson publiée anonymement à Speyer et qui évoque les soulèvements en Souabe et en Alsace reproche aux insurgés d’avoir voulu devenir eux-mêmes des seigneurs et de s’être inspirés des Suisses. Une autre de Franconie les qualifie de « pauvres Judas ». Bien entendu des maladresses sont exploitées pour dénigrer ces « piètres guerriers » (was das für kriegsleut seind), etc…
Il est intéressant de remarquer la proximité des auteurs de ces chansons avec les partisans de la Réforme :

« La tendance générale des publications de chansons consistait en un rejet de la révolte paysanne, la plupart des auteurs de chansons étaient proches de la Réforme et voyaient dans la répression des soulèvements une juste punition divine. Les chansons ont enfoncé le clou. Le fait que les paysans se soient servis, à l’occasion, de l’imprimerie pour articuler leurs doléances était considéré par leurs adversaires comme une insupportable arrogance. L’on approuvait et scellait la restauration de l’ordre ancien voulu par dieu, on se répandit à travers le pays avec les chansons imprimées qui louaient les seigneurs vainqueurs et prenaient acte de la juste punition infligée aux paysans. En ce sens les chansons correspondaient à la volonté restaurative de l’éthique politique de Luther et de ses partisans ». (Thomas Kaufmann : oc. p.242)

Toute une production littéraire a accompagné voire influencé la « guerre des paysans ». Et cela, des deux côtés. Mais, après la défaite des insurgés, les vainqueurs ont repris, par l’édition et la censure, le contrôle de la mémoire des événements avec peu de considération sur les réalités factuelles.

L’écho en chansons de la « guerre des paysans » dans le royaume de France

Dans le royaume de France, on ne savait pas grand-chose à l’époque de ce qu’il se passait dans l’espace germanique. Toutefois, « les citadins de grandes villes, Paris et Lyon en particulier, ont appris la nouvelle du soulèvement des gens de commun en Alsace, se réclamant de Luther, probablement en même temps que le succès de sa répression par le duc Antoine de Lorraine, en mai-juin 1525 ». Outre le texte, déjà évoqué dans l’article précédent, de Nicolas Volcyr de Sérouville, deux chansons ont été composées à Lyon. Ces productions « ne s’intéressent qu’aux événements alsaciens et lorrains, accentuent l’interprétation religieuse de la révolte et gomment son volet antiseigneurial ». C‘est ce que nous apprend Tatiana Debbagi-Baranova dans une étude intitulée Les échos de la guerre des Paysans (1525) en France. Le texte, disponible en ligne, me servira de source pour ce qui suit. Je me contenterai d’en prendre quelques extraits issus du chapitre concernant spécifiquement la chanson.

« Les chansons qui se chantent à Lyon après le retour victorieux du comte de Guise auprès de Louise de Savoie avertissent les Français que tant que l’hérésie n’est pas exterminée dans leur royaume, celui-ci reste en danger. La chanson de la deffaicte des luthériens faicte par le noble duc de Lorraine et ses fraires, auec layde de leurs amys francoys et guerdoys est une chanson de guerre typique. Elle dénigre l’ennemi et célèbre le courage des chefs nobiliaires et la solidarité des troupes, récompensée par un bon butin. Son auteur semble être un sujet du duc de Lorraine, mais il peut tout à fait s’agir d’un positionnement fictif. La mélodie de la chanson est indiquée par référence à l’air d’une autre chanson militaire, supposée connue : Ô bons francoys loyaulx et preux. Cet air avait déjà donné la mélodie à un chant de noël lyonnais, la chanson a donc probablement été écrite à Lyon » (Tatiana Debbagi-Baranova)

L’insistance sur l’hérésie luthérienne est liée à l’emprisonnement de François 1er en Espagne. Contre ce qui était considéré comme un châtiment divin, seule la fermeté contre l’hérésie en France permettrait le retour du roi. La deuxième chanson a été publiée entre août et novembre 1525 dans la plaquette La balade des leutheriens auec la chanson.
La première pièce de la plaquette, « ne parle pas de la révolte, mais condamne l’erreur luthérienne en termes généraux ». Elle transforme les « hérétiques luthériens » en « inhumaine semence ». en animaux que l’on peut abattre :

Meschans pervers dheresies assesduitz
Q’un fantosme diabolique a seduictz
Voyez vous point vostre folle credence
Vous a erreur aux bas enfers conduictz
Respondez nous : dont vient lintelligence
Leutheriens inhumaine semence
Damnes monstres : felons bouquins sauvages
Pourceaulx fangeux : on punist vostre offence
Dieu tout puissant a chascun rent ses gaiges.

Dans cette même édition se trouve La chanson des luthériens qui « s’inscrit dans la continuité » de ce que l’on vient de lire.

« Elle établit une connexion entre les événements en Alsace et le contexte français. Elle raconte que les hérétiques ont voulu piller les églises et les prêtres en Lorraine et en Picardie. Cette région a effectivement connu quelques incidents iconoclastes dans ces années-là » ( Tatiana Debbagi-Baranova)

Il y a enfin cette curiosité : une « chanson composée contre les luthériens de Strasbourg » en 1525. Elle s’intitule chanson nouvelle augurative de Strasbourg. Elle est écrite par un certain Joannes Dulcis, qui se dit clerc « du pays de Chartres ». Il augure que la ville est menacée des foudres de Cerbère et de Rhadamante si elle ne revient pas au catholicisme. Étrange utilisation de la mythologie grecque contre le protestantisme. Dans le 6ème couplet, la chanson rappelle aux Strasbourgeois le massacre des insurgés par le « bon » duc Antoine de Lorraine.

Source : Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, Paris, 1860, p. 381. Copie d’écran.

« À Lyon, comme à Strasbourg, les chansons prétendent traduire la volonté de Dieu et de la faire résonner dans les rues, par la bouche des chanteurs, matérialisant ainsi l’adage Vox populi, vox dei. La rébellion alsacienne devient une sorte d’épouvantail brandi devant les luthériens et les malsentants de la foi pour leur montrer le destin inévitable de celui qui se lève contre Dieu. Certes, ceux qui les chantent, n’apprennent pas grand-chose sur la rébellion alsacienne ou sur le contenu des idées luthériennes, mais ils cultivent la haine contre un ennemi aux contours flous, qui n’en est pas moins menaçant ». (Tatiana Debbagi-Baranova)

Prochain et avant-dernier article : Traumgesicht / Vision de rêve d’Albrecht Dürer

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« Guerre des paysans (9). De Mühlhausen (Thuringe) à Mulhouse (Alsace)

Nous voici revenus en Alsace où tout a commencé avec les révoltes du Bundschuh. L’insurrection déborde quelque peu ce territoire puisque les événement se déroulent non seulement de part et d’autre du Rhin mais s’étendent des Vosges et du plateau lorrain au Jura.

Gravure sur bois extraite du livre polémique de Thomas Murner Von dem grossen Lutherischen Narren (Du grand fou luthérien). Elle voulait montrer Martin Luther en dirigeant de la lutte armée. Strasbourg. 1522. Source : Staatsgalerie Stuttgart, Graphische Sammlung, alter Bestand

Pâques 1525 en Alsace

« L’explosion a lieu entre le dimanche de Pâques et le dimanche de Quasimodo. En huit jours à peine, elle s’étend sur une distance de 200 kilomètres du nord au sud et pour ainsi dire sur les deux rives du Rhin. Le choix de la semaine pascale n’est pas indifférent : c’est un symbole.»

(Georges Bischoff : La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh. La Nuée Bleue. 2010. p.125)

Le symbole est bien entendu celui de la résurrection. Les insurgés sauront profiter des fêtes, processions religieuses et rencontres paroissiales qui marquent la fin du carême. Le foyer du soulèvement et son début se situent à Altdof, son centre politique est Molsheim. Et la fin, dans le Sundgau (Sud-Alsace) en septembre 2025. Pendant six mois, la Landschaft, le pays commun sera aux mains des hommes du commun.

A la différence de ce qu’il se passait sur la rive droite du Rhin et dans les autres parties de l’empire germanique, en Alsace, il y n’eut pas d’attaques de châteaux. La cible principale est cléricale. Fin avril ou début mai, toutes les maisons religieuses ont été visitées. Si « la thématique dionysiaque qui associe fête et révolte est à l’œuvre chaque fois », – « Allons boire le vin du curé »-, les maisons religieuses, surtout les plus riches et les plus spacieuses, sont des objectifs stratégiques par leur capacité à devenir des camps militaires. (Cf : article bandes dans le Dictionnaire de la guerre des paysans).

« Depuis Altdorf et Marmoutier, Erasme Gerber dirige un mouvement unitaire qui n’a pas d’équivalent dans le reste de l’Allemagne où l’on assiste plutôt à un enchaînement d’insurrections sporadiques » (Bischoff. oc. p.147)

Altorf dans la vallée de la Bruche. Le jour de Pâques 1525, environ 400 insurgés s’emparent de l’abbaye bénédictine, de ses tonneaux, sacs de céréales et objets qu’elle contient. Une partie sera vendue et l’autre servira à nourrir ceux qui prendront le nom de bande d’Altorf. Elle grandira rapidement à quelques milliers. A sa tête, un tanneur de Molsheim, Erasme Gerber. Le moncel ou monceau (autre traduction de Haufen) se sépare. Une partie va vers Sélestat, l’autre à Marmoutier où ils sont rejoints par les habitants de la cité. Rapidement, se constitue un vaste réseau de bandes distantes d’une journée de marche les unes des autres, ce qui facilite considérablement la communication entre elles.

La répartition des bandes alsaciennes et au-delà. Source

Une république de conseils

A l’exception du Sundgau où seront élaborés 24 articles, comme on le verra plus loin, elles se rassemblent sur la base des XII articles dont lecture est faite de regroupement en regroupement. Elles se fédéreront solidement. Du 4 au 11  mai, Molsheim accueille les états généraux des insurgés, où sont représentées les bandes d’Altorf, de Neubourg, de Stephansfeld, d’Ittenwiller, de Truttenhausen, d’Ebermunster, auxquels se joignent des représentants des bandes lorraines, celles du Sundgau et d’Oberkirch sur la rive droite du Rhin. À l’issue de la réunion, les treize bandes décrètent la mobilisation générale et proclament le règlement de campagne de la paysannerie (Feldartikel).

« Nulle part ailleurs, la victoire de la paysannerie n’a été aussi grande. Dans son extension la plus large, elle réunit la Sarre et le Jura, la vallée du Doubs et la Forêt noire. Deux cent cinquante kilomètres en diagonale. L’Alsace en est le cœur et, en Alsace, c’est Molsheim qui occupe la place principale.[…] Le peuple des campagnes a réussi à réunir des terres que jamais un prince n’avait si facilement conquises. C’est une révolution. C’est une libération. »( Bischoff. : oc. p. 177

A l’issue des états-généraux de Molsheim, les bandes formeront une sorte de république des conseils qui se dotera d’une direction commune, d’une unité d’action et d’un capitaine général de toutes les bandes, Erasme Gerber, ainsi que d’une Feldordnung, un ensemble d’« articles à jurer lors de l’occupation de villes ou de villages ».

Feldartikel (règlement de campagne)

Il est convenu ceci  :

« I. D’assister et de faire observer la parole de Dieu, le saint Évangile, et la justice.

II. Nulle ville ou village ne doit tolérer la présence d’hommes, nobles ou communs, qui soient contre le saint Évangile et croient pouvoir disperser la paysannerie par la force.

III. De partager avec la paysannerie rassemblée l’une et l’autre fortune, en suivant les prescriptions et les interdictions, conformes à l’Évangile, d’être obéissant au commandant en chef et au régent et plus généralement à toute autorité, qui se soumettent à la conception évangélique.

IV. En recevant un ordre écrit ou, si nécessaire, par messager, tous ceux qui ont été désignés et ont prêté serment, doivent, au battement ou à la sonnerie de l’alarme, rejoindre aussitôt avec leurs armes la troupe, afin d’aider à protéger la commune paysannerie (gemein burschaft).

V. Nul ne doit entreprendre contre des gens évangéliques ni rien alléguer méchamment, ni offenser aucun pauvre homme (armen Man), ni rien prendre sans payer.

VI. En ce qui concerne les troupes, de suivre les prescriptions et les interdictions des chefs (obersten) et des régents.

VII. Nul ne doit courir au butin, sans l’accord du chef, et si quelqu’un y est autorisé, il doit le remettre à la troupe commune, contre une récompense.

VIII. Nul ne doit rien vendre sans l’accord du chef.

IX. Toute lettre sans exception, portant le sceau du capitaine et du chef, doit être observée et exécutée.

X. Les capitaines ne doivent rien entreprendre à la dérobée, à l’insu de la troupe ou des régents associés.

XI. Nul ne doit s’aviser d’offenser ou de tromper, en paroles ou en actes, la femme, l’enfant ou la servante d’un pauvre homme. En ce jeudi après le dimanche Jubilate (11 mai) an 25 toutes les troupes assemblées se sont juré de mourir et de vivre ensemble dans le saint Évangile et d’appliquer cela (ces articles) absolument »

(traduction par Alphonse Wollbrett, : La Guerre des Paysans, 1525. Société d’histoire et d’archéologie de Saverne et environs. Le livre vient d’âtre réédité.)

La direction est collégiale avec des conseils représentatifs, les états majors utilisent le vocabulaire des armées et s’adjoignent des spécialistes en écriture. L’on pourra parler d’une armée. Un système de rotation hebdomadaire avait été instauré. La troupe était divisée en quatre groupes. Seul l’un d’entre eux était « sous les drapeaux » de la révolte pendant une semaine, les trois autres restaient aux champs. Ce n’était qu’en cas de danger imminent que tout le monde devait être présent. C’est le seul exemple d’une telle capacité d’organisation. Il n’y en aura nulle part ailleurs.

Au même moment, le duc Antoine de Lorraine rassemble son armée pour «  une opération militaire spéciale » de retour à l’ordre ancien féodal en Alsace et dans ses autres possessions.

Les événements vus du royaume de France

Versoris Nicolas, « Livre de raison de Me Nicolas Versoris, avocat au Parlement de Paris (1519-1530) », in Gustave Fagniez (éd.), Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, t. XII, Paris, Honoré Champion, 1885.

Résumé du texte ci-dessus : Peu après l’emprisonnement du roi de France, le 24 févier 1525 à Pavie, un grand nombre de hauts-allemands, alléguent que tous les biens étaient communs, que les hommes étaient égaux et qu’ils ne voulaient reconnaître aucun seigneur excepté l’empereur. C’est la perception que l’on a des événements du côté du royaume de France. Outre son caractère séditieux antiféodal, l’on semble y voir surtout que les paysans sont derrière l’empereur alors que le royaume de France est affaibli.

L’« opération militaire spéciale » du duc de Lorraine

En quoi cela concerne-t-il le duc de Lorraine ? Ou dit autrement : de quoi je me mêle ? Il y a d’une part ses possessions sur le versant oriental des Vosges, la ville de Saint Hippolyte et le val de Lièpvre, une partie de la marche de Marmoutier, ainsi que le baillage d’Allemagne. Cette expression désigne les possessions germanophones du duché de Lorraine. Il a, d’autre part, des vassaux et est le protecteur de maisons religieuses qui ont des possessions en Alsace et en Sarre, notamment l’abbaye de Herbitzheim dans le Westrich que s’approprient les insurgés le 20 avril 1525 et les Antonins d’Issenheim dont le supérieur est l’abbé de Saint Chamond, abbé général des Antonins, « l’homme qui tire les ficelles du duché »(G. Bischoff). L’abbé avait été chargé par le pape « d’endiguer les progrès de l’hérésie en Lorraine et dans les régions voisines ». Il considérait « les retombées temporelles du mouvement comme aussi graves que ses positions doctrinales ». D’autant que de nombreux sujets du duc prennent parti pour l’insurrection.

La perception de la menace par Antoine de Lorraine est double. Si ce dévot, qui se veut gardien du dogme, y voit une subversion diabolique, il y a par ailleurs une réminiscence du conflit entre le royaume de France et l’empire romain germanique, en l’occurrence l’idée d’une ouverture par l’empereur Charles Quint d’un second front face au duché de Lorraine comme ce fut le cas en 1516, après Marignan. Il faut préciser ici que, du côté des insurgés, s’ils refusaient la soumission aux princes et aux évêques, ils reconnaissaient l’autorité de l’empereur.
Sur le premier point, le duc s’était déjà montré déterminé par un édit d’interdiction des thèses luthériennes en 1523. En janvier 1525, le moine réformateur Jean Châtelain est condamné au bûcher à Vic-sur-Seille (Moselle). Wolfgang Schuch, le curé « luthéranisant » de Saint-Hippolyte, subit un sort identique à Nancy.

Mais ses moyens sont limités. Aussi fait-il appel à son frère Claude de Lorraine, duc de Guise, gouverneur de Champagne et de Brie. Ce dernier, outrepassant les ordres de la régente Louise de Savoie – François 1er est prisonnier en Espagne – qui l’avait chargé du contrôle de la Meuse et des routes vers les Pays-Bas autour de Mézières, mobilise ses troupes et rejoint les forces ducales. L’apport est conséquent : 10 400 soldats aguerris.

« A l’instant même où les forces d’Antoine de Lorraine se rassemblent à Vic-sur-Seille [entre le 7 et le 12 mai] et convergent vers Sarrebourg [le 13], les paysans alsaciens sont les maîtres de l’Alsace. Seules les villes importantes ne leur ont pas encore cédé mais elles sont décidées à négocier : c’est le cas pour Strasbourg, Colmar et Bâle » (Bischoff : oc. p.190)

L’« horrible spectacle » de Lupstein

Le premier affrontement aura lieu à Lupstein, le 16 mai, où se trouvaient environ 4 000 hommes de la bande de Cleebourg qui avaient installé un fort de chariots ou camp mobile (Wagenburg). Nous sommes à une dizaine de kilomètres à l’est de Saverne, elle même occupée par les insurgés qui y seront assiégés. L’hagiographe et secrétaire du duc de Lorraine, présent à ses côtés, fait le sinistre bilan de la tuerie dont il attribue la responsabilité à « un seul homme » : Martin Luther.

« Il y avait cinq à six mille morts. C’étaient des gens du peuple qui s’étaient réfugiés dans les maisons du village et qui avaient péri brûlés vifs. Le massacre fut très cruel. Le sang mélangé à l’eau de pluie coulait dans les ruelles du village : c’était un horrible spectacle. Voilà ce qui arrive à cause de l’ambition et de la convoitise d’un seul homme. Et, pour le faire accepter, ce sale hérétique infâme compose des traités qui encouragent la noblesse à réprimer le pauvre peuple corrompu par ses coupables désirs. La victoire fut acquise avec panache sans grand perte […] C’était un miracle de Dieu qui montrait ainsi qu’Il les avait aidés au moment où ils hésitaient »

(Nicolas Volcyr de Sérouville : L’histoire et recueil de la triomphante et glorieuse victoire obtenue contre les séduits et abusés luthériens mécréants du pays d’Alsace et autres par le très haut et très puissant prince et seigneur Antoine en défendant la foi catholique, notre mère l’Église, et vraie noblesse, à l’utilité et profit de la chose publique. Publié en 1526. Transposé en français moderne par Alain-Julien Surdel. La Nuée Bleue. 2018. p.148)

Le massacre de Saverne

La bataille de Saverne. Gravure sur bois extraite du livre cité de Nicolas Volcyr de Sérouville. 1526

Saverne est « le centre administratif d’une vaste seigneurie épiscopale dont le maître est l’un des personnages les plus puissants d’Alsace : l’évêque de Strasbourg ». C’est la gardienne du col contrôlant le passage de la Lorraine à la plaine d’Alsace. Ville fortifiée donc qui, pour cette raison, intéresse les insurgés qui y ont convergé. Ils ont des partisans dans la cité qui laisse entrer un millier des leurs, le 13 mai. Erasme Gerber y arrive et organise la ville en posture défensive tout en établissant deux camps à proximité formés de plusieurs milliers d’hommes. L’armée ducale forte de 12 000 soldats arrive le lendemain aux portes de Saverne puis en fait le siège alors que son avant-garde s’en prend à ceux qui sont cantonnés hors les murs. « L’empoignade est terrible et provoque le repli des paysans à l’intérieur des remparts ». Gerber cherche la médiation de la Ville de Strasbourg « certes neutre mais marquant une certaine complaisance pour le duc de Lorraine, son fidèle allié depuis les guerres de Bourgogne ». Le 16 mai, a lieu le massacre de Lupstein évoqué plus haut annonçant que la bataille sera sanglante. Saverne se rend. Les insurgés quittent la ville sans arme avec un bâton blanc en signe de soumission. Un soudard lorrain tente d’arracher la bourse à un paysan. Une mêlée s’en suit déclenchant un massacre. Pour échapper à la tuerie les paysans refluent vers la ville mais ne parviennent pas à bloquer la porte. Les soldats du corps expéditionnaire tuent sans discernement, d’abord à l’extérieur de la ville, puis dans les rues et les maisons. Le massacre esr d’une ampleur sans précédent. Érasme Gerber est capturé, et pendu dans la foulée, en compagnie de Peter Hall, l’un des dirigeants de la bande de Herbitzheim. Le chiffre de 16 000 morts s’est imposé. A cela s’ajoute quelque 6000 prisonniers dont une partie est emmenée en Lorraine mais la plupart sera lourdement rançonnée pour être libérée.

(Source pour ce paragraphe, Daniel Peter : Entrée Saverne dans le Dictionnaire de la guerre des paysans. En Alsace et au-delà. En partenariat avec la Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie d’Alsace et l’Association 1525Une révolution oubliée. La Nuée Bleue. 2025)

Bataille de Scherwiller

La bataille de Scherwiller oppose la bande d’Ebersmunster et ses alliés dirigée par Wolfgang Wagner, soit quelques 24000 hommes – sans compter les renforts attendus – à l’armée franco-lorraine qui n’a pas subi de grosses pertes. Pour elle, le site se nomme Chenonville. Le dispositif insurgé repose d’une part sur l’occupation de Scherwiller même, d’autre part sur le gros des troupes établi dans et autour d’un fort de chariots (Wagenburg). Le tocsin sonne l’appel aux renforts. Pressé par la noblesse alsacienne, le duc de Lorraine décide d’engager la bataille dès la fin de l’après midi du 20 mai. Elle durera jusqu’à la tombée de la nuit par l’achèvement des blessés et des fuyards. L’armée lorraine passera la nuit sur le champ de bataille avant d’engager son retour. Le bilan ? Au total 6000 tués dont les chefs du côté des insurgés et 500 dans le camp féodal. Ils s’ajoutent aux chiffres des précédentes batailles.

« Loin d’être une promenade militaire, la manœuvre d’Antoine de Lorraine se solde par un effroyable bain de sang. Le chiffre de 20 à 25 000 tués a été avancé. Des indices convergents pourraient, sinon le confirmer, du moins, le considérer comme une mesure de l’horreur. Les pertes des batailles de Lupstein et de Scherwiller sont bien supérieures à celles qu’on observe dans les armées régulières de l’époque moderne (entre 10 et 20 %) : en deux heures, Ribeauvillé perd plus d’hommes que pendant la Première Guerre mondiale. » (Source)

Prolongations dans le Sundgau (Haute Alsace)

Ce n’est pas encore la fin de la « guerre des paysans » en Alsace puisque dans le Sundgau, les prolongations dureront jusqu’en septembre. Dans le Tyrol, la « guerre des paysans » tiendra jusqu’au printemps 1526.

Restée intacte, la bande de Heinrich Wetzel est

« la composante la plus durable de l’insurrection alsacienne puisque qu’elle reste active pendant six mois et qu’elle contrôle cette région jusqu’au rétablissement de l’ordre, à l’issue d’une seconde prise d’armes. C’est également celle qui expose les doléances les plus complètes, à travers les XXIV articles discutés à Bâle dans le deuxième semaine de juillet. » (Dictionnaire de la guerre des paysans. p. 424)

Les choses ont commencé avec une petit décalage par rapport à Altorf mais nous restons dans l’octave pascale. L’espace d’action est pour l’essentiel formé de terres habsbourgeoises, du sud des Vosges au Jura. La bande commence à s’installer au carrefour stratégique de Habsheim-Rixheim et occupe les monastères dans « une marche conquérante ». A l’exception des villes qui restent hésitantes voire fermées, l’on verra plus loin l’exemple de Mulhouse,

« Comment s’est fait le ralliement total du Sundgau à la paysannerie insurgée ? La prise des établissements religieux est une première rupture de l’ordre public et valide une rébellion contre l’obrigkeit [autorité religieuse ou profane] mais ce n’est pas son moment fondateur. En effet, c’est à travers un serment solennel prêté au programme des XII articles que les communautés défient les seigneurs ‘naturels’ et instaurent une légitimité nouvelle. Les mots bruderschaft unnd bund rendent compte du lien fraternel et de l’alliance qui en découlent. Au sens propre – la comparaison est d’autant plus pertinente ici, à proximité des Confédérés suisses – que c’est une Eidgenossenschaft, une association de partenaires libres et égaux.
En jurant, la main levée, l’index et le majeur tendus, les insurgés proclament leur résolution – et deviennent, ipso facto, parjures. La gravité de cette transgression est réelle : en principe, on sanctionne les coupables par l’ablation de ces deux doigts ».

(Georges Bischoff : « Ils veulent être libres ». La révolution de 1525 entre Vosges et Jura. Société d’Histoire du Sundgau. 2025. p.73)

Des mouvements dont je passe les détails accentuent, d’un côté, la pression sur Ensisheim, siège de la régence habsbourgeoise de l’Autriche antérieure, de l’autre, avancent vers le Piémont vosgien avec le ralliement du Haut Mundat (Seigneurie des évêques de Strasbourg), autour de Soultz, La principauté de Murbach, faisant jonction avec ceux de la Porte de Bourgogne (trouée de Belfort) et les montagnards de Rosemont dont je parlerai dans le prochain article, en chanson.

Les succès du duc de Lorraine dans le nord de l’Alsace inquiètent fortement les Confédérés suisses . Le bourgmestre de Bâle en parle sans ambiguïté :

« Si le duc venait à franchir le landgraben avec sa tyrannie (mit siner tyrany), alors, l’Alsace et le Sundgau, notre grenier à pain et notre cave à vins, nous et nos gens, nous serions dépouillés et nous péririons avec eux ». (Cité par G. Bischoff : oc. p. 93)

Le landgraben est une dépression marécageuse du ried de Sélestat qui séparait en quelque sorte la haute et la basse Alsace. Les Bâlois veulent éviter un nouveau bain de sang, ce qui les amène à proposer leur médiation qui débouche sur la conclusion d’une trêve négociée tous azimuts et qui sera acceptée et ratifiée par Heinrich Wetzel, le 7 juin. Elle devait servir à l’examen des doléances rassemblées dans les XXIV articles du Sundgau.

Les XXIV articles du Sundgau

Je ne les reprendrai pas ici dans leur intégralité comme je l’avais fait pour les XII articles dont ils s’inspirent. Georges Bischoff les a transposés intégralement en français dans l’ouvragé précédemment cité. Je vous y renvoie. Je n’en citerai plus loin que quelques extraits tiré de son ouvrage.

Les XXIV articles n’ont pas la portée universalisante des XII articles Le nous sujet de ces derniers abandonne toute référence concrète à des circonstances et des acteurs qui entraverait sa portée suprarégionale au profit d’une adresse au lecteur chrétien. La dernière phrase du préambule en témoigne : « C’est pourquoi, lecteur chrétien, lis avec application les articles et puis tu jugeras. »
Dans le Sundgau, les insurgés s’adressent aux autorités, directement à la Maison d’Autriche, et s’expriment en tant que communauté de communes, pourrait-on dire. « Nous, les gens du pays (wir von der gemeinen landschaft). Pays étant « considéré comme un corps politique homogène », précise G. Bischoff

Quelques extraits :

«  3) A propos de la servitude (leibeigenschaft), qui n’est pas fondée dans les Saintes Écritures, comme tout le monde le sait, et bien que la louable Maison d’Autriche n’a jamais eu de serfs (leibeigenleut), elle n’en est pas moins un sujet de plainte à travers tout le pays. Par conséquent, nous, la commune paysannerie (gemeine gepursam) et nos associés (mitgewandten), nous exigeons la suppression de la servitude et tout ce qu’elle comprend en matière d’impôts, corvées, réquisitions (tauen, tagwann), mainmorte (todfällen) et autres, avec la liberté d’aller et venir en personne et avec ses biens, de prendre femme ou mari sans encourir de peines. […]

8) Nous voulons également récupérer les communaux (allment), champs et prairies qui appartenaient de tout temps (vom altemher) à la communauté mais que certains se sont appropriés, ont clôturé et en ont transformé en étangs. S’il s’avérait que quelqu’un en a acquis loyalement et de bonne foi, nous nous entendrons avec lui équitablement, selon les circonstances.»

La liberté de circulation et de mariage étaient entravées par les seigneuries qui n’acceptaient pas que l’on puisse passer de l’une à l’autre, ni que l’on prenne pour épouse ou époux, une personne dépendante d’une autre autorité. La question des étangs de carpes, aujourd’hui encore très nombreux dans le Sundgau, mérite un commentaire :

« En reconvertissant de mauvaises terres, dans des vallons humides pour les vouer à la pisciculture, les seigneurs rentabilisent leurs domaines : il suffit de barrer un ruisseau en élevant une digue, ou plutôt, un escalier de digues successives pourvues de vannes, pour aménager des carpières. L’investissement n’est pas excessif, le fonctionnement est peu onéreux – 5 p. 100 du chiffre d’affaires – le bénéfice, au contraire, s’avère très intéressant à un moment où la surpêche a épuisé les eaux vives. Au marché de Bâle, une carpe coûte un peu plus d’un sou, le double d’un hareng saur importé du nord de l’Europe. Les profiteurs sont moins les monastères, dont les poissons sont d’abord destinés à leurs propres réfectoires, mais les ‘gentlemen pisciculteurs’ à qui la Maison d’Autriche a accordé ce droit». (G. Bischoff : oc. p. 165)

Ce droit a souvent été octroyé par des autorités désargentées à la place du paiement des services rendus.

Autres extraits

« 14) Il est de notoriété publique dans tout le pays qu’on est totalement encombré de couvents. Ceux-ci prétendent avoir renoncé au monde, et cependant, à l’instar des grandes collégiales, ramènent à eux tous les biens de ce monde, y compris des seigneuries temporelles, accumulent de grands trésors, de l’argent, du vin, du grain qui ne servent à personne, et en temps de cherté, revendent leurs stocks deux fois plus cher. En considération de cela et d’autres raisons, nous avons convenu de ne plus tolérer aucun couvent, et, par conséquent, de les fermer. Quant aux personnes qui s’y trouvent et ne peuvent pas aller ailleurs, on leur donnera de quoi assurer leur entretien jusqu’à la fin, pour qu’ils puissent mourir en paix. […]

19) Parce qu’il est contraire à l’ordre divin de condamner des gens pour des affaires d’argent et qu’on constate, partout, que les tribunaux [d’Église] exigent de l’homme du peuple (dem armen mann) des frais énormes, alors que leur compétence devrait se limiter au seul domaine spirituel, nous n’accepterons plus de supporter les juridictions ecclésiastiques, avec tout de qui en dépend.

Partout dans le pays, tout justiciable convoqué au tribunal pour une dette (zinsschuld) ou une autre cause concernant des biens fonds ou des biens meubles, aura droit à une justice rapide, peu onéreuse pour les parties.

20) De même, partout, tous les juifs seront expulsés du pays et ne seront plus reçus par les autorités en qualité de bourgeois (bürger) ou de manants (hintersäs).»

Cette dernière revendication n’est pas motivée. La régence d’Ensisheim y opposera une fin de non-recevoir. Les juifs bénéficiaient en principe de la protection de l’empereur. Beaucoup avaient déjà été expulsés des villes et bannis de Suisse. Les communautés qui restent sont clairsemées L’antijudaïsme n’est pas une spécificité de la paysannerie si ce n’est en raison de leur activité de prêt sur gage. Il est partagé par ceux que l’on appelle « humanistes »

Les pourparlers initiés par les Suisses se résument à un dialogue de sourds. La trêve sera rompue à l’initiative de l’archiduc d’Autriche qui veut « chastoyer [les insurgés] d’Elsacie». Avec des troupes de la Ligue souabe et d’autres. Heinrich Wetzel lance une seconde insurrection. Elle échoue à Soultz et à Wattwiller (j’y reviendrai en chanson) avant de se disperser. La capitulation est ratifiée à Offenburg, le 18 septembre 1525 .

Et à Mulhouse ?

L’on sait encore peu de choses sur ce qu’il s’y est passé au moment de la « guerre des paysans », beaucoup plus sur l’installation de la réforme protestante.

Mulhouse s’était alliée aux cantons suisses en 1515 pour échapper à la contrainte des Habsbourg. Elle était un zugewandter Ort, une ville associée aux Confédérés. Elle était proche du siège de la régence de la Maison d’Autriche et était entourée de possessions autrichiennes. Dès 1518, les thèses de Martin Luther y sont commentées. Avec l’ordonnance du 29 juillet 1523, le Conseil installe la Réforme. Une « équipe de choc » réunit Hans Oswald Gamsharst, le chancelier de la ville qui fit ses études à Bâle, Augustin Gschmus, qui en fit autant et qui fut prédicateur. Ce dernier a suivi les différents colloques théologiques, à Baden, Berne et Bâle qui ont marqué la Réforme. Enfin, Nicolas Prugner, formé aux mathématiques et à l’astrologie. Il fut prieur des Augustins où il accueillit le « sulfureux » chevalier poète Ulrich von Hutten qu’il ne parviendra pas à maintenir à Mulhouse. Et lui-même devra partir. Mulhouse finit par adopter la confession helvétique et non celle d’Augsbourg, luthérienne. J’en ai parlé ici.

Dans la ville, la bande du Sundgau bénéficiait de la sympathie d’au moins deux corporations et ses sympathisants se réunissait à la poêle (Zunftstube) des maréchaux. Ce qui fait que le Conseil prit la décision de fermer ses portes aux insurgés.

«  Informés de premiers troubles, vers le 24 avril, ils [les dirigeants de la cité] prennent conseil de leurs amis bâlois, puis proclament l’état d’urgence le 26, en rappelant leurs devoirs aux membres des tribus et en renforçant la garde des remparts. Les rumeurs de sédition enflent d’heure en heure. On annonce l’approche des paysans de Rixheim, et l’on évoque la possibilité d’une attaque de la cour de Lucelle. L’agitation gagne la corporation des maréchaux, puis les vignerons. Une quarantaine de bourgeois manifestent devant l’hôtel de ville. Pour désamorcer leur colère, le Conseil impose sa tutelle aux établissements religieux et propose d’encadrer leurs revenu – comme le font, au même moment, un certain nombre d’autres cités. Le désordre retombe, mais une nouvelle alerte, bien plus grave, se produit le 2 mai, lorsque plusieurs centaines de paysans en armes paraissent devant les murs et tentent de forcer la porte de Bâle. Là encore, sans succès. »

(Georges Bischoff : « Ils veulent être libres ». La révolution de 1525 entre Vosges et Jura. Société d’Histoire du Sundgau. 2025. p.76)

A suivre : la « guerre des paysans » (10). En chansons de cette époque

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« Guerre des paysans » (8). Allons à Mühlhausen en Thuringe

Le 14. mai 1525, l’encerclement de la ville de Frankenhausen se termina par la prise d’assaut de la cité par les troupes du landgrave Philippe de Hesse et le refoulement de la bande insurgée (Das Conterfei etlicher Krigshandlung vom 1523. bis in das 1527. jar1 in der Staatsbibliothek Bamberg Bl. 66. Source)

 

Ce qui est appelé ci-dessus das Conterfei est une sorte d’album de plusieurs campagnes militaires, conservé à la bibliothèque d’État de Bamberg. Il contient 66 gravures sur bois qui illustrent différentes campagnes militaires auxquelles a participé, de 1523 à 1527, la Ligue souabe, qui peut également être identifiée comme la commanditaire de l’œuvre.

Un crieur de bière

Mühlhausen en Thuringe était au 16ème siècle la ville d’Empire la plus importante de la région. Elle était de taille moyenne, environ 7500 habitants, auxquels s’en ajoutaient 2400 sur ses possessions agricoles environnantes. A titre de comparaison, Mulhouse, en Alsace, qui était une république depuis 1515 et où la Réforme s’installera fin juillet 1523, atteindra les 3 000 âmes mais pas de manière permanente. A Mühlhausen, l’ordre Teutonique était dominant et, par ailleurs, l’un des principaux propriétaires terriens.
Le 8 février 1523, un crieur de bière pas ordinaire se mit à haranguer la foule en pèlerinage devant l’Église Sainte Marie. Il s’exprima en ces termes : Je vous annonce aujourd’hui une autre bière. Habituellement, les habitants attendaient pour savoir où le breuvage avait fini d’être brassé et pouvait être acheté. Cette autre bière était une autre parole de l’évangile. Le crieur était Heinrich Schwertfeger, qui sera plus connu sous le nom de Pfeiffer, un ancien moine cistercien passé à la Réforme. Il sera compagnon de lutte de Thomas Müntzer qui n’était pas encore arrivé dans la ville mais qui devra quitter Allstett, en 1524. Dans son sermon de cervoise, le crieur de bière critiqua bien sûr le pape et l’église mais également les autorités profanes. Il fut rapidement rejoint par d’autres qui formèrent une opposition municipale non seulement sur les questions religieuses mais aussi urbaines. (Source).

Thomas Müntzer (1488/89 – 1525)

Thomas Müntzer est né entre 1488 et 1489, ce n’est pas très bien établi, à Stollberg, petite ville minière (cuivre) dans le sud du Harz. Il est de cinq ans le cadet de Luther. Il y a toujours des incertitudes dans sa biographie. Et il n’existe aucun portrait de lui fait à son époque. Après l’école latine, il est inscrit à l’université de Leipzig et celle de Francfort sur Oder. Il n’y a pas trace de ses diplômes mais il en avait forcément pour avoir été ordonné prêtre en 1514. Il vivra de différentes activités ecclésiastiques et de cours privés. Il sera, par exemple confesseur, d’un couvent de nonnes. En juin/juillet 1517, il est appelé à se prononcer sur les indulgences par le recteur de l’école Saint Michel à Braunschweig avant même que Luther ne publie ses thèses. La même année, et par intermittence jusqu’en 1519, on le voit à Wittenberg. Il assiste à la dispute de Leipzig entre Luther et le représentant du pape, Eck. Luther le recommandera comme prêtre à Zwickau où il exerce de 1520 à 1521. On lui reproche de créer des troubles et il est obligé de quitter la ville, fait un séjour en Bohème, en partie à Prague même. Il disparaît puis réapparaît à Halle. Disparaît à nouveau. On le retrouve en 1523 officiant à Allstedt jusqu’en 1524. A Allstedt, il se marie, aura un enfant, mettra en pratique la réforme de la messe entièrement en allemand, ce qui a fait sensation. Les gens accouraient pour l’écouter, ce qui n’était pas du goût du comte de Mansfeld qui interdit à ces sujets de s’y rendre. Müntzer entre très vite en conflit ouvert avec lui. Ses idées théologiques commencent à prendre une dimension politique et sociale. C’est ainsi, l’atmosphère anticléricale ambiante aidant, que la subvention destinée aux moines de l’ordre des mendiants servira à alimenter la caisse des pauvres. Se créée une Alliance des bourgeois de la ville favorables à ses idées et menant des actions anticléricales dont celle consistant à mettre le feu à une chapelle appartenant à l’abbaye de Nauendorf. Les autorités princières n’en demandaient pas tant mais la ville fait corps. La situation ne se calmera pas, au contraire. Un chevalier catholique se met à attaquer ses sujets qui se rendent au culte réformé. La pression catholique s’accentue. A Allstedt affluent des réfugiés protestants. Les nobles demandent le retour de leurs serfs. La ville se met en armes et s’installent des structures théocratiques. Müntzer est convoqué à la Cour de Weimar. Ses sermons sont soumis à la censure et son imprimeur licencié, l’alliance dissoute. Abandonné par les bourgeois de la ville et craignant une arrestation, il prend la décision de fuir. Dans la nuit du 7 au 8 Août 1524. Le 15, il arrive à Mühlhausen où officiait l’ancien moine réformateur, Heinrich Pfeiffer. Ils en furent d’abord expulsés pour y revenir séparément mais en position consolidée après un passage à Nürnberg (Nuremberg) et, pour Müntzer, à Bâle et en Forêt Noire, très précisément plusieurs semaines à Griessen dans le Klettgau, et dans le Hegau au nord du Lac de Constance. Pfeiffer revient à Mühlhausen en décembre 1524 et Müntzer en février 1525 où il devient le prédicateur de l’Église Sainte Marie.

En mars 1525, les habitants de Mülhausen déposent le conseil municipal et élisent un conseil perpétuel (Ewiger Rat). La notion de conseil perpétuel ne conrrespondait pas aux vues des deux prédicateurs qui n’y participeront pas. Elle semble plutôt répondre à des aspirations de la bourgeoisie urbaine. Elle peut surprendre aujourd’hui dans la mesure où cela signifiait la fin d’un pouvoir alternant. Mais cela avait pour objectif d’éviter une rotation trop rapide affaiblissant la fonction, avec un sytème de cooptation fréquent qui échappait au contrôle. Il s’agissait de responsabiliser les édiles, d’éviter leur corruption. Ce conseil

« n’était pas le résultat d’une ivresse apocalyptique comme on l’a souvent cru mais la conséquence politique logique des conflits sociaux qui se sont mélangés avec la problématique de la Réforme ».

(Hans-Jürgen Goertz : Thomas Müntzer Revolutionär am Ende der Zeiten. CH Beck München 2005 p 195).

Mühlhausen est un cas exemplaire où la révolte déborde de la ville et touche aux villages de la campagne environnante. Cela ne résume toutefois pas l’ensemble de la Thuringe même si à la mi-avril 1525, le landgrave Philippe de Hesse, décide qu’il faut punir la cité

« pour la raison que l’on peut imputer à ville de Mühlhausen toute cette impétueuse agitation »

(cité par Gerd SchwerhoffDer Bauernkrieg. Geschichte einer Wilden Handlung. C.H.Beck p.333)

Le soulèvement de Thuringe

Le soulèvement de Thuringe a ses singularités propres et ne peut être attribué à un homme seul :

« Le soulèvement de Thuringe n’avait certainement pas été l’œuvre d’un homme seul. Müntzer n’était pas le grand organisateur du soulèvement, comme certains le pensaient. Il n’y a pas eu non plus de Parti müntzerien, qui aurait planifié son accession à la direction du mouvement. Dans la phase finale cependant, Müntzer se mit à la tête du grand regroupement près de Frankenhausen et tenta avec de multiples écrits d’obtenir du soutien de la part des villes proches et lointaines : Schmalkalde, Sonderhausen, Eisenach, Erfurt ; à l’inverse, d’autres communes s’adressaient à lui pour obtenir aide et conseil. Il ne peut y avoir de doute sur le fait que Müntzer précisément dans les derniers jours à Frankenhausen a pris un part importante à la décision. Il était prédicateur et stratège. »

(Hans-Jürgen Goertz : o.c. p209)

Fin avril, début mai 1525, des rassemblements se tiennent en de nombreux endroits. Les doléances s’appuient sur le modèle des XII articles de Memmingen, dont une édition est présente sur le marché du livre à Erfurt.

« Pas mal de communes avaient conscience que les revendications du sud allemand ne correspondaient pas toujours à leur situation juridique et rédigèrent des articles qui leur étaient propres, ainsi à Ichterhausen ou Neustadt sur la rivière Orla. Plus de quarante catalogues de doléances sont attestés dans les villes et villages d’Allemagne centrale. Ses concepteurs ne pensaient pas à un programme universel mais se concentraient sur les problèmes qui n’intéressaient souvent que leur propre village ou ville, ou administration concernée.
Tout aussi localement délimités que leurs doléances étaient leurs soulèvements respectifs qui n’établissaient que des rapports distendus entre eux. A l’exception de la bande de Mühlhausen et de Werra, les différents groupes ne recrutaient que dans un cercle étroit […] »

(Lucas Wölbing : Der Bauernkrieg in Mitteldeutschland in Freyheyt, Katalog zur Thüringer Landesaustellug in den Mühlhauser Museen. Michael Imhof Verlag. p.226)

Les revendications en Thüringe, où le servage n’existait plus, portaient surtout, outre comme partout sur le choix du prêtre et l’installation de la Réforme, sur les biens communaux en lien avec la préservation dans les villages et petites villes des troupeaux de moutons contre l’envahissement des élevages seigneuriaux, ainsi que, par exemple, sur ce que l’on appelle le réméré, (vente d’un bien avec faculté de rachat), etc.

Le 18 avril dans la vallée de la Werra le conflit naît du refus du propriétaire terrien, un noble, d’accepter l’engagement d’un prédicateur réformé. Quatre jours plus tard 3000 insurgés étaient rassemblés sous la direction de Hans Sippel. Des couvents ont été pris d’assaut, des nobles contraints à se soumettre. La ville de Salzungen s’est jointe au mouvement et la saline a été occupée. La majorité des membres de la bande se contenta de la satisfaction de revendications locales et refusa de rejoindre les autres groupes dont celui de Mühlhausen. Le landgrave Philippe de Hesse, par ailleurs proche de Luther, avait réprimé les rebelles de Fulda qui avaient rallié l’abbaye de Hersfeld dont il était le protecteur. Leurs dirigeants furent emprisonnés puis exécutés et la bande, privée de ses meneurs, se dissoudra. Une partie rejoindra Thomas Müntzer à Frankenhausen.

Les soulèvements n’eurent pas la vitalité qu’ils eurent ailleurs. Ils étaient d’intensité très inégale et marqués par des différents entre radicaux et modérés alors que, aux premiers jours de mai, les armées seigneuriales s’étaient mises en ordre de bataille. Le landgrave Philippe de Hesse avait rejoint l’armée du duc de Brunswick. Une divergence d’opinion entre lui et Pfeiffer, qui voulait consolider les positions à Mühlhausen, fit que le11 mai 1525, Müntzer se rendit à Frankenhausen avec seulement un petit groupe de 300 hommes, habitants de Mühlhausen. 6 à 8 000 insurgés y étaient rassemblés sous la bannière marquée d’un arc-en-ciel. Conçue par Müntzer, elle portait l’inscription latine : verbum domini maneat in etternum (Que la parole du Seigneur demeure pour l’éternité).

La bataille de Frankenhausen

Le 14 mai, après avoir repoussé avec succès les premier assauts féodaux, les insurgés sortent de la ville et installent sur une colline un fort de chariots (Wagenburg). La colline se nomme depuis Schlachtberg, la colline de la bataille. Le lendemain, la troupe féodale fut renforcée. La proposition de livrer Thomas Müntzer en échange de l’impunité pour les rebelles jeta le trouble dans la bande. La décision fut mise en discussion. Alors que l’assemblée était réunie pour en délibérer, elle fut bombardée. Il n’y aura plus de bataille. La bande paysanne fut bousculée et se mit à fuir, pourchassée.

« Nous les avons poursuivis et, entre la colline et la ville, nous en avons étripé la majorité, mais beaucoup ont pu pénétrer dans la ville. Nous avons donné l’assaut à la ville et tué tout ce que nous avons pu rencontrer »

Ainsi le témoignage du comte Philipp von Solms, cité par Gerd Schwerhoff (oc 387)

La sauvagerie est telle qu’un chef mercenaire comme Asche von Cramm en fut ébranlé. Il avait mené un détachement de l’armée saxonne à Frankenhausen. Après la victoire, il plaide auprès de l’Électeur de Saxe pour la clémence et la protection des prisonniers. Il fait part de son trouble à Martin Luther. Ce dernier tentera de consoler ses remords de conscience en lui dédiant un écrit répondant à la question de savoir Si les hommes de guerre peuvent aussi être dans un état béni. Luther écrit en substance que ceux qui commenceraient à dessein et par vanité une guerre « comme le font les paysans maintenant » seront avec raison frappés par le jugement et l’épée de dieu. Un homme de guerre qui a engagé la bataille pour l’ordre devrait être certain que « sa poigne et son épée sont celles de dieu ». Luther ne précise pas si dieu fait une distinction entre guerre et massacre.

Le bilan du carnage se situera entre 5 et 6000 morts et 600 prisonniers. Parmi ces derniers, Thomas Müntzer. Heinrich Pfeiffer sera capturé quelques jours plus tard, après la prise de Mühlhausen par les mêmes troupes.

La prise d’assaut de la ville de Mühlhausen en mai 1525 et la chasse aux paysans cachés dans les champs (Das Conterfei etlicher Krigshandlung vom 1523. bis in das 1527. jar1 in der Staatsbibliothek Bamberg Bl. 65.Source)

Thomas Müntzer aura la tête tranchée à l’épée, le 27 mai 1525. Elle sera exposée avec celle de Heinrich Pfeiffer sur une pique en guise d’avertissement. Quelques jours plus tard, Luther publiera, dans le souci de le présenter comme un enragé et pour justifier que l’on avait bien eu affaire au diable, les dernières lettres de Thomas Müntzer. Il aura ainsi contribué, par son souci de le diaboliser, à sa célébrité. L’opuscule se voulant dossier d’accusation avait pour titre : Histoire épouvantable de Thomas Müntzer et jugement de Dieu contre lui, par quoi Il donne un démenti manifeste à cet esprit et le condamne.

Omnia sunt communnia

Thomas Müntzer a tenté de combler le vide laissé par Luther quand ce dernier a ouvert la brèche de la Liberté du chrétien, en la cantonnant à une liberté spirituelle, sans conséquence sur la vie quotidienne des serfs qui aspiraient à leur émancipation. Au contraire il les appelait à la soumission. Pour Müntzer, c’était non seulement un droit mais un devoir de se soulever pour la liberté du chrétien sur terre. De ce qu’il reste de son interrogatoire avant son exécution, on peut déduire un fragment de sa théologie politique, en prenant garde au fait qu’il s’agit d’un compte-rendu d’audition :

„Dye entporungen habe er [Müntzer] dorumb gemacht, das dye christenheyt sollt alle gleych werden und das dye fursten und herren, dy dem evangelio nit wolten beystehen, solten vortiben und totgeschlagen werden. […]
Ist ir [sein und der Bauern] artigkel gewest und habens uff dye wege richten wollen : omnia sunt communia, und sollten eynem idem nach seyner notdorft ausgeteylt werden nach gelegenheyt. Welcher furst, graff oder herre das nit hette thun wollen und des ertlich erinnert, den soll man dye koppe abschahen ader hengen“

« La révolte, il [Müntzer] l’a faite pour que les chrétiens deviennent tous égaux et pour que les princes et seigneurs qui ne voulaient pas accepter l’évangile soient chassés et tués.[…]
Leur article [le sien et celui des paysans] qu’ils voulaient mettre en œuvre était : omnia sunt communnia, et chacun devait se voir distribuér selon ses besoins. Le prince, comte ou seigneur qui n’acceptait pas cela, on devait lui couper la tête ou le pendre »

(Cité par Peter Blickle Die Refomation im Reich. 3. Auflage.Verlag Ulmer.p.75-76)

Omnia sunt communnia (Tout est commun) est tiré de la Bible :

« Alors cette foule de croyants n’a plus eu qu’un seul coeur et qu’un seul esprit. Personne ne revendiquait la propriété d’aucun de ses biens. Tout leur était commun. […]
Personne parmi eux n’était pauvre. Ceux qui possédaient des terres et des maisons, lors des ventes, apportaient l’argent qu’ils en avaient retiré et le déposaient au pied des apôtres. L’argent était distribué en fonction des besoins de chacun ».

(Actes d’Apôtres 4:32-35. Nouvelle traduction de la Bible. Bayard 2001)

Müntzer ne rêvait certainement pas d’une société égalitaire laïque mais, dans une vision eschatologique, de la survenue d’un royaume de dieu sur terre. Il avait une conception universelle de la foi qui n’excluait ni les juifs ni les musulmans.

« Müntzer reste le théologien qui n’avait pas son pareil pour thématiser la question de la justice sociale. Comme penseur important, il était intellectuellement l’égal de Luther, et avec ses remarques sur le leadership autoritaire du « pape » Luther comme il l’avait qualifié, il avait mis dans le mille. Son langage poétique exprimait sa grande colère contre les « gros bonnets«  (grosse Hansen) et leur régiment d’injustices que tant de gens eurent à ressentir. Et malgré sa folie des grandeurs, il reste le seul théologien qui mit des mots sur la misère des démunis. Il est le théologien du courroux, un prophète, qui a pris à son compte la colère des opprimés et qui a reconnu qu’il ne suffisait pas de rafistoler le féodalisme, qu’il en fallait plus que de se satisfaire des concessions accordées par les riches. Tout le système de domination profane et de déférence hypocrite devait être balayé. Sa rhétorique était un torrent de mots enflammés et impitoyables, dépourvu de respiration. Aux yeux de ses adversaires, il était un démagogue, qui a mené des milliers de gens à la mort. Mais il était aussi un mystique, pour qui la musique tenait une place centrale, il a consacré beaucoup de temps à concevoir une nouvelle liturgie. Il fut un organisateur talentueux de prestations politiques sachant trouver les hommes compétents pour le soutenir dans l’organisation des bandes. Il était un prédicateur captivant […] et un pasteur empathique capable de se servir de la puissance des rêves. »

(Lyndal Roper : Für die Freiheit. Der Bauernkrieg 1525. S.Fischer. p. 405)

Après ce surprenant portrait de l’historienne d’origine australienne titulaire de la chaire d’Histoire Regius à Oxford, et datant de 2024, nous retournons en Alsace où tout a commencé. Par une chaussure à lacet (Bundschuh).

Sur Thomas Müntzer, on peut se reporter à ce que j’en ai écrit en 2017. Je m’étais beaucoup intéressé à son rapport à la langue, l’écrit et l’oral et n’en ai retenu ci-dessus que les éléments biographiques.

A suivre : De Müḧlhausen (Thuringe) à Mulhouse et le Sundgau (Alsace)

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« Guerre des paysans » (7) La guerre des seigneurs contre les paysans

Carte des zones les plus conflictuelles, en foncé, de la « Guerre des paysans » en 1525 (Source)

« L’archiduc Ferdinand d’Autriche voulait l’asservissement sans condition des paysans. Georg Truchsess von Waldburg fut nommé par lui commandant en chef et somma le 15 février la bande de Hegau de se soumettre, leur écrivant : si vous le ne faites, je vous traiterai comme des criminels attentant à l’ordre public de l’empire. Par ces mots, les maîtres, avant même que le soulèvement ne prit un tournant violent, dictaient la manière de le nommer : guerre ».

(Peter Blickle : Die Revolution von 1525. Oldenburg Verlag München. 2004. p. 3-4)

A partir de cette assimilation de la révolte à une atteinte violente à l’ordre public (Landfriedensbruch), une accusation jusqu’ici réservée à la noblesse, c’est celle-ci qui définit le terme de la conflictualité, à savoir que ce sera la guerre. Et, toute offre de négociation allait s’avérer une tromperie pour gagner le temps de consolider l’armée des princes. A l’époque il n’y avait pas d’armée permanente, il fallait la recruter. Cela présentait quelques difficultés et coûtait cher. Comme je l’ai déjà signalé, une partie des guerriers mercenaires était encore occupée à Pavie. Après la victoire de Charles Quint sur François 1er, le 24 février 1525, la guerre extérieure deviendra une guerre intérieure contre les insurgés. Pendant que les délégués des bandes paysannes délibèrent à Memmingen, l’armée de Georg Truchsess von Waldburg commandant les troupes féodales de la Ligue Souabe, disposait de 1 892 cavaliers et de 11 258 fantassins. Il manquait à cette guerre voulue et annoncée un prétexte pour entrer en action. Il fallait en outre vaincre les réticences des lansquenets peu enclins à faire la guerre à la paysannerie dont ils étaient issus eux-mêmes. Truchsess opte pour une rhétorique de renversement de l’argumentation des rebelles (déjà !) – l’ordre féodal est de droit divin, blabla – et les prévient de la dévalorisation de leur réputation sur le marché du mercenariat. Il laisse à ses soldats le choix de partir ou de rester. Un bon nombre quitte le navire. Celui qui restait, écrit Peter Blickle

« était convaincu de son service guerrier, avait besoin de la solde, cherchait le butin ou était addict au champ de bataille. Le plaisir de tuer, brûler et piller est attesté pour l’époque »

La troupe princière part en direction de Ulm vers le territoire occupé par les bandes de Haute Souabe. Lorsque le 27 mars, le premier château, une dépendance de l’Abbaye de Salem, est en flammes à Schemmerberg à 26 km au sud ouest d’Ulm, se réalise ce que l’on peut appeler

« une prophétie autoréalisatrice : l’avancée des soldats de Truchsess poussera les paysans vers l’usage de la violence que l’armée devait réprimer »

(Christian Pantle : Der Bauernkrieg. Deutschlands grosser Volksaufstand. Propyläen Verlag 2024. p.80).

La première bataille de la « Guerre des paysans »

Direction Leipheim, qui appartenait à la ville d’Ulm, ville d’Empire, où aura lieu la première grande bataille de la « guerre des paysans », le 4 avril 1525. Une bande de quelque 4 000 hommes, issus d’une centaine de villages des environs s’était formée et s’était dangereusement rapprochée du centre opérationnel de la Ligue souabe. Les habitants de Leipheim s’étaient solidarisés avec les paysans.

Lors de la bataille, les désormais 5 à 6 000 lansquenets et 1800 cavaliers de l’armée de Truchess ne feront pas de quartier. Pas de prisonniers. Ceux qui n’ont pas été directement transpercés dans leur fuite, seront poussés et se noieront dans le Danube. Truchsess parlera lui-même d’un millier de morts côté paysans, ce qui est semble-t-il une estimation basse. Et concerne la bataille principale. Elle ne tient pas compte de ceux qui périront sous les coups d’autres détachements envoyés à leur poursuite dans des affrontements connexes.

« Ce n’était pas l’affrontement de deux armées mais une sanglante chasse à l’homme, pas une bataille mais une boucherie ».(Christian Pantle :oc p.82).

Au point de fortement troubler les lansquenets. 1500 d’entre eux déserteront discrètement. Les autres se mirent en grève devant l’interdiction qui leur était faite de piller la ville de Leipheim. En compensation, ils réclamaient un mois de solde en prime qu’ils finirent par obtenir après une semaine d’arrêt de travail.

Les habitants de la ville furent condamnés à de lourdes amendes et les femmes forcées pendant 30 ans de porter sur leurs habits l’emblème de la ville d’Ulm, les faisant apparaître « comme si elles étaient des prostituées ».

«  Le catholique conservateur et adversaire de Luther, Johannes Cochläus, fut particulièrement horrifié par les femmes qui s’étaient jointes au mouvement et qu’il considérait comme coupables. Il croyait qu’elles étaient plus déterminées à suivre les prédicateurs et considérait que les femmes de Leipheim furent punies avec raison à porter sur leurs habits le blason de la ville d’Ulm parce qu’elles avaient été tellement luthériennes qu’elles avaient poussé et excité leurs hommes à se soulever. Comme, dans de nombreuse villes, les femmes dans les bordels étaient identifiées par un insigne sur leurs habits, les habitantes de Leipheim avec leur blason de la ville d’Ulm apparaissaient comme des prostituées ».

( Lyndal Roper : Für die Freiheit. Der Bauerkrieg 1525. S.Fischer. P.374)

Le Traité de Weingarten

A Weingarten, se déroule un épisode singulier sur lequel les historiens s’interrogent jusqu’à aujourd’hui.

Une sorte de vue d’oiseau du champ de bataille devant Weingarten. Dessin à la plume d’un auteur inconnu, extrait de la chronique illustrée sur la « guerre des paysans » de l’Abbé Murer. Fürstlich Waldburg-Zeil’sches Gesamtarchiv, Schoss Zeil, ZA Ms 54. Seiten 34–35

Le dessin informe de la disposition des armées devant Weingarten. A gauche, l’armée de la Ligue souabe (drapeau blanc + croix rouge). Au milieu, l’armée paysanne avec deux canons. En haut, l’Abbaye de Weingarten dont l’escalier conduit à la ville. A droite, à cheval, la délégation de négociateurs venue de Ravensburg.

Après avoir bataillé contre ses propres sujets avec moins de hargne pour préserver son propre capital humain, Truchsess se retrouve à Gaisbeuren face à la bande du lac de Constance, une troupe numériquement supérieure à la sienne et dotée d’artillerie. Qui plus est, particulièrement bien positionnée. Pour les en déloger, Truchsess envoie quelques agents mettre le feu à la ville. La troupe du Lac se retire à Weingarten près de Ravensburg. Les insurgés, qui non seulement disposaient d’un nombre important de mercenaires libérés de Pavie, s’était encore renforcés et attendaient d’autres soutiens. Partout dans les villages, les cloches avaient sonné la mobilisation. Et la bande se trouve en nombre deux à trois fois supérieur. Soucieux de préserver une armée qu’il sait risquer d’affaiblir et d’être requise ailleurs devant la multiplication des soulèvements, il soumet un projet de traité qui sera ratifié par la Bande du lac. Cette dernière, si elle refuse d’être désarmée accepte de se disperser.

Le contenu du traité signé le 22 avril 1525 est

« même avec une lecture bienveillante étonnamment unilatéral »,

écrit Gerd Schwerhoff (Der Bauernkrieg. Geschichte einer Wilden Handlung. C.H.Beck. p. 186). Il tient plus d’un diktat de vainqueur que d’un accord entre deux parties. La bande du Lac devait rentrer chez elle, se soumettre à l’ordre féodal et obtenait qu’un tribunal arbitral dont ils feraient partie et composé de représentants de ville neutres examinerait les doléances de chaque village. Il leur était promis que les jugements seraient appliqués. Pouvaient-ils penser qu’avec cet article leurs revendications seraient acceptées ? Bien entendu cette dimension du Traité sera vite oubliée.

Cette reddition sans bataille interroge sur ses raisons.

Le jugement le plus sévère est sans doute celui de Friedrich Engels :

« La ruse du sénéchal [Truchsess] le sauva d’une défaite certaine. S’il n’avait pas réussi à séduire les paysans faibles, bornés, en grande partie déjà démoralisés, ainsi que leurs chefs pour la plupart incapables, timides et corruptibles, il eut été enfermé, avec sa petite armée, entre quatre colonnes, fortes d’au moins 25 à 30 000 hommes, et irrémédiablement perdu. Mais l’étroitesse bornée de ses adversaires, toujours inévitable chez les masses paysannes, lui permit de leur échapper précisément au moment où ils pouvaient d’un seul coup mettre fin à la guerre du moins en Souabe et en Franconie. Les paysans du Lac observèrent l’accord dans lequel, bien entendu, ils étaient finalement bernés avec tant de scrupule qu’ils prirent plus tard les armes contre leurs propres alliés, les hommes du Hegau. Quant à ceux de l’Allgäu, entraînés dans la trahison par leurs chefs, ils le répudièrent certes aussitôt, mais le sénéchal était déjà hors de danger. ».

(Friedrich Engels : La guerre des paysans en Allemagne [en allemand der deutsche Bauerkrieg]. Editions sociales. 2021. Traduction Emile Bottigelli en 1974. p.176- 177.)

Difficile sinon impossible de se mettre à la place des insurgés et d’en juger avec quelques siècles d’écart. L’on peut toutefois faire observer qu’une supériorité numérique n’était pas un gage de réussite et que la bande du Lac a sauvé sa peau devant des pertes certaines même en cas de victoire. Tous les insurgés n’adhéreront pas au Traité, les bandes seront dispersées mais la « guerre des paysans » continuera. Il y eut aussi, au dix-neuvième siècle, l’accusation de traîtrise. Le dirigeant de la Bande du lac Dietrich Hurlewagen, un propriétaire terrien (Junker) fut qualifié de Judas. Et Eitelhans Ziegelmüller fut soupçonné également pour avoir fait trop rapidement carrière.

L’on oublie trop que les bandes insurgées ne s’étaient pas constituées pour faire la guerre mais d’une part pour se défendre et d’autre part pour établir un rapport de force afin d’obtenir une autre justice que la justice féodale caractérisée par l’absence de libertés, le servage, les impôts toujours plus lourds.

« L’abandon sans combat de positions stratégiques de supériorité par ceux du Lac de Constance et de l’Allgäu sont moins le signe d’une lâcheté – si les paysans avaient été lâches, il n’y aurait jamais eu de soulèvement – que d’un manque d’assurance [Unsicherheit]. Le manque d’assurance était en quelque sorte installé dans les formes d’organisation et dans les conceptions constitutionnelles qui en étaient issues. En raison de leur principe démocratique, [celles-ci] alourdissaient les décisions militaires rapides et maintenaient en discussion le degré de radicalité : il n’y eu pratiquement jamais en 1525 de définition admise sur la portée du Droit divin comme base de légitimation pour la violence. Cela est prouvé par le fait qu’il ne saurait être question d’atrocités commises contre les personnes de la part des paysans […]. S’il fallait chercher des responsabilités, elles se trouveraient chez les réformateurs et la bourgeoisie car ils ont refusé de donner une épée à la révolution, et se sont engagés dans des compromis qui n’avaient pas lieu d’être : les Schapeler, Lotzer [rédacteurs des XII articles] Zell, Bucer, Capiton [trois réformateurs], Hipler et Weigandt ont semé ce qu’ils ne voulaient pas récolter »

(Peter Blickle : Die Revolution von 1525. Oldenbourg Verlag. 2004. p.212)

 En d’autres termes, si la question du degré de violence n’a jamais été tranchée du côté des insurgés, elle l’a, par contre, été du côté des féodaux sans pitié et sans vergogne. Cela sans même parler de la violence institutionnelle et symbolique de l’ordre féodal lui-même. Les insurgés, s’ils s’en prenaient aux biens du clergé et des seigneurs considérant non sans raison que se trouvait là le fruit de leur travail, brûlaient des archives où était codifié le droit ancien qu’on leur opposait, ne s’en prenaient pas aux personnes. Ce qui peut apparaître comme une figure d’ exception, l’exécution d’une quinzaine de nobles à Weinsberg mérite d’être examiné avec attention tant ce qu’il s’est passé là a été, jusqu’à aujourd’hui, instrumentalisé par la propagande féodale.
Un petit point chronologique d’abord : le Traité de Weingarten a été conclu le 22 avril 1525. Revenons quelques jours en arrière, et vers le nord-est, en Franconie début avril de cette même année.

Weinsberg

Le comte Ludwig von Helfenstein, un favori de Ferdinand d’Autriche, était bailli supérieur des possessions autrichiennes dans le Württemberg et se caractérisait par un puissant mépris envers les paysans. Son siège était une ville de 1 500 habitants, Weinsberg. Le comte âgé de 31 ans allait, par une série d’actes arrogants et prétentieux, provoquer un événement qui allait lui coûter la vie. Pour parer aux troubles à venir, il se rendit début avril à Stuttgart, capitale des possessions habsbourgeoises, pour chercher des renforts lui permettant de défendre sa ville. Il obtient 16 chevaliers et 60 hommes armés. Sur le chemin du retour, il trucida, semble-t-il, chaque paysan qui avait eu le malheur de croiser son chemin. Quoique à 60 soldats contre 6000 insurgés de la bande de la vallée du Neckar et de l’Odenwald, il continue de les provoquer. Non seulement il fait tirer sur la bande insurgée qui ne faisait que passer et en en exécutant les traînards mais il les prévient par lettre qu’il brûlera fermes et villages de ceux qui ne rentreraient pas chez eux. La bande qui avait déjà dépassé Weinsberg, délibère à 6 kilomètres de là, à Neckarsulm, et décide de faire demi-tour. Elle envoie deux émissaires demandant à la ville de se rendre ou du moins à faire partir les femmes et les enfants. En réponse, le bras droit du comte, le chevalier Dietrich von Weiler, leur répond très chrétiennement par … un tir d’arquebuse. Nous sommes le dimanche de Pâques, 16 avril 1525. En deux heures les paysans avaient conquis la ville. Le comte et une quinzaine de ses soldats sont fait prisonniers. Ils sont conduits à l’extérieur dans un cercle de paysans qui tiennent tribunal. En soi un sacrilège. Le monde à l’envers : jusqu’ici il n’y avait que les nobles pour juger les paysans. Ici, c’est l’inverse. Ils sont condamnés à un passage par les piques, un châtiment qui conduisait à la mort. Là encore, un renversement : Les paysans retournent contre les nobles un rituel punitif du droit de la guerre féodal jusqu’ici réservé aux lansquenets. Le passage par les piques consistait à faire passer le condamné entre deux rangs de soldats armés de lances avec lesquelles ils le frappent. 16 nobles périront ainsi. Le femme du comte von Helfenstein et son fils seront conduits, en charrette, en sécurité à Heilbronn. Une telle action est unique. Elle ne se reproduira nulle part pendant la « guerre des paysans »

Un mois plus tard, les habitants se verront infliger un châtiment collectif : la ville est brûlée par la troupe de la Ligue souabe et déchue de ses droits urbains. Le meneur de la bande Jäcklein Rohrbach sera arrêté plus tard, après la défaite paysanne de Böblingen et, sur ordre de Jörg Truchsess von Waldburg, brûlé vif.

Dessin à la plume colorisé de l’exécution du chef insurgé Jäcklein Rohrbach, le 20 ou 21 mai 1525. Extrait de la chronique de Peter Harer sur la « guerre des paysans » [Badische Landesbibliothek Karlsruhe Cod. K 2476, 129R]

A partir de Pâques 1525, débute une nouvelle vague d’insurrection. Elle commence en Alsace par la prise de l’abbaye d’Altorf. En l’espace d’une semaine toute l’Alsace du nord au sud se soulève. J’y reviendrai. En même temps le mouvement atteint Stuttgart, la capitale du comté du Württemberg qui sera aux mains de 6 000 insurgés. Ils y formeront et feront fonctionner de facto une sorte de gouvernement parallèle, l’ancien ayant fui dès le lundi de Pâques à Tübingen.

Je ne peux citer tous les événements de cette période. Mais un passage par la Thuringe où le soulèvement se développe, fin avril, début mai, s’impose encore. Nous nous y rendrons avec le prochain article.

Combien étaient-ils ?

Une tentative d’estimation du nombre global des insurgés peut être faite à partir de décomptes réalisés sous forme de tableau par deux historiens militaires de la RDA, rapporte Christian Pantle dans son livre cité. Ils arrivent à une estimation de 200 000 insurgés, ce qui est une fourchette basse ne serait-ce que parce que n’y figurent pas les bandes de Salzburg et du Tyrol. L’addition des bandes n’est pas facile dans la mesure où elles se réunissaient et se séparaient constamment et qu’elles pratiquaient un système de rotation entre ceux qui restaient aux champs et ceux qui portaient les armes. De son côté, l’historien et archiviste Hans-Martin Maurer estime, pour le territoire de l’actuel Baden-Württemberg, de 60 à 70 % le pourcentage de population en âge de participer s’étant engagé personnellement dans l’insurrection, c’est à dire sans compter les sympathisants.

Une « guerre » asymétrique

Du point de vue de l’historien militaire, malgré la supériorité en nombre des bandes insurgées et leur bonne organisation, cette « guerre » était profondément « asymétrique » :

« L’affrontement militaire entre les bandes paysannes et les mobilisations guerrières des seigneurs territoriaux était marqué par une profonde asymétrie. Les bandes paysannes étaient certes supérieures en nombre, elles s’orientaient dans leur organisation sur les lansquenets, pouvaient compter dans leurs rangs sur des mercenaires professionnels, et même en partie sur des chefs militaires expérimentés, disposaient même de capacités de feu importantes, elles étaient cependant clairement inférieures aux mobilisations professionnelles. Car la victoire dans la bataille reposait avant tout sur la cohésion et la coordination des forces et c’est précisément sur ce plan que les paysans accusaient les plus grands déficits. Leur armement très disparate ne permettait pas la formation de groupes de combat compacts avec lesquels l’on pouvait le mieux contrer les assauts d’infanterie et de cavalerie. Pour cette raison et par le manque de feu coordonné, il était difficile de tenir tête à la cavalerie adverse »

(Matthias Rogg : Militärische auseinandersetzungen in Freyheyt, Katalog zur Thüringer Landesaustellug in den Mühlhauser Museen. Michael Imhof Verlag. p. 245)

Les épisodes suivants de cette guerre des seigneurs contre les paysans, se dérouleront pour ne citer que les principaux, presque simultanément à la mi-mai, à Böblingen (Duché du Württemberg), Frankenhausen (Thüringe) et Saverne (Alsace), faisant en tout entre 75 et 100 000 morts.

Prochain article : Allons à Mühlhausen

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« Guerre des paysans » (6) Les XII articles de Memmingen

Les révoltes paysannes se mènent au rythme des saisons. Elles sont influencées aussi par le calendrier liturgique qui favorise les rencontres et facilitent l’organisation. Commencées en été 1524, elles culminent dans la période du carnaval (Fastnacht), c’est à dire les jours gras d’avant le carême, en 1525. Les trois bandes insurgées réunissant quelque 20 000 personnes sillonnent la région de la Haute Souabe et se rassemblent en une Assemblée chrétienne. Elles envoient début mars 1525, des délégués dans la ville de Memmingen pour y adopter un programme commun : une « première tentative vague d’un projet de constitution » (Bundesordnung), le 7 mars, puis les désormais fameux XII articles qui sont

« à la fois articles de doléances, programme de réformes et manifeste politique ».

( Peter Blickle :,Die Revolution von 1525, 4ème éd., Oldenbourg Verlag, München, 2004,)

Les premiers exemplaires imprimés apparaissent sur le marché d’Ulm, le 19 mars puis le 24 à Nuremberg. Plus d’une vingtaine d’éditeurs en différents lieux ont repris et diffusé ce texte dont on estime qu’il a atteint quelque 25 000 exemplaires ce qui est considérable pour l’époque. Il en existait même une version anglaise.

Frontispices de trois éditions des XII articles

Je vous les présente article par article en langue originale puis en traduction avec le cas échéant un petit commentaire.

Titre

Dye grundtlichen vnd rechten haupt artickel, aller baurschafft vnnd hyndersessen der gaistlichen vnd weltlichen oberkayten, von wo(e)lchen sy sich beschwert vermainen.

Les articles fondamentaux, justes et essentiels de tous les paysans et sujets [Hintersassen] des autorités ecclésiastiques et laïques desquelles ils estiment être opprimés.

On observe dès le titre que les XII articles ne concernent pas seulement les paysans mais également tous les Hintersassen. Hintersassen signifie littéralement ceux qui sont derrières, c’est à dire dépendants d’un propriétaire terrien qui peut-être séculier ou religieux. Dans les villes, les Hintersassen sont ceux qui sont privés du droit de bourgeoisie et de la participation aux corporations. On note aussi une absence de localisation et, partant, une volonté universalisante du manifeste.


(Première édition des Douze articles. Adresse au lecteur. Source : Archives de la  Ville de Memmingen. On notera dans la marge les citations bibliques de référence)

Dem christlichen leeser fryd vnnd gnad gottes durch Christum.

Es seyn vil wider christen, die yetzund von wegen der versammleten baurschafft das euangelion zu(o) schmehen vrsach nehmen, sagent, das seyn die frücht des newen euangelions? Nyemant gehorsam seyn, an allen ortten sich empor heben vnd auff po(e)men, mit grossem gewalt zu(o)hauff lauffen vnd sich rotten, gaistlich vnnd weltliche oberkaiten zu(o)reformieren, außzu(o)reytten, ja villeücht gar zu(o) erschlagen? Allen disen gotlosen freuenlichen vrtailern antwurten diese nachgeschribne artickel, Am ersten das sye dise schmach des wort gotes auffheben, zu(o)m andern die vngehorsamikait, ja die empo(e)rung aller bauren christenlich endtschuldigen. Zu(o)m ersten, ist das euangelion nit ain vrsach der empo(e)rungen oder auffru(o)ren, dye weyl es ain rede ist, von Christo, dem verhaissne Messia, welchs wort vnd leben nichts dann liebe, fride, geduldt vnd ainigkaiten lernet. Also das alle die in disen Christum glauben, lieplich, fridlich, gedultig vnd ainig werden. So dann der grund aller artickel der bawren (wie dann klar gesehen wirt), das euangelion zu(o)ho(e)ren vnd dem gemeß zu(o) leben, dahin gericht ist. Wie mügen dann die widerchristen das ewangelion ain ursach der embo(e)rung vnd des vngehorsams nennen? Das aber ettlich widerchristen vnd feynd deß euangelij wider so(e)lliche anmu(o)ttung vnd begerung sich lonen vnd auffbo(e)men, ist das euangelion nit vr-sach, sonder der teüfel, der schedlichst feynd deß ewangelij, der solches durch den vnglauben in den seynen erweckt. Hye mitte das, das wort gotes (liebe, fryd, vnd ainigkait lernent) vndergetruckt vnd wegkgenommen wurde. || Zu(o)m andern dann klar lauter volget, das dye bawren in jren artickeln solches euangelion zu(o)r leer vnd leben begerendt, nit mügen vngehorsam, auffru(e)risch genennt werden. Ob aber got die pauren (nach seynem wort zu(o) leben a(e)ngstlich ru(o)ffent) erho(e)ren will, wer will den willen gotes tadlen? Wer will in sein gericht greyffen? Ja wer will seiner mayestet wyderstreben? Hat er die kinder Israhel, zu(o) jm schreyendt, erho(e)ret vnd auß der hand pharaonis erlediget? Mag er nit noch heut die seynen erretten? Ja, er wirts erretten! Vnd in ainer kürtz! Derhalben christlicher leser, solliche nachvolgendt artickel lyse mit fleyß, vnd nach mals vrtail. ||

« Au lecteur chrétien, paix et grâce de Dieu par Christ.

Il se trouve que beaucoup d’antichrists prennent actuellement prétexte du rassemblement de la paysannerie pour mépriser l’Évangile, disant que voilà les fruits du nouvel Évangile : n’obéir à personne, se soulever et se révolter en tout lieu, s’assembler avec grand déploiement de force et s’attrouper ; contester, attaquer, voire abattre les autorités ecclésiastiques et laïques. A tous ces juges impies et arrogants répondent les articles ci-dessous. Premièrement pour mettre un terme à ce mépris de la Parole de Dieu. En second lieu pour disculper chrétiennement tous les paysans de leur désobéissance, voire de leur révolte.

Premièrement, l’Évangile n’est pas une cause de révolte ou de sédition. Car il est discours à propos du Christ, du Messie annoncé, dont la parole et la vie n’enseignent qu’amour, paix, patience et union. Ainsi tous ceux qui croient en ce Christ deviennent aimants, pacifiques, patients et unis. Or le principe de tous les articles des paysans (comme cela sera manifeste), écouter l’Évangile et vivre en conformité avec lui, ne tend qu’à cela. Comment donc les antichrists peuvent-ils alors présenter l’Évangile comme une cause de révolte et de désobéissance ? Mais que certains antichrists et ennemis de l’Évangile rejettent les attentes et les aspirations [des paysans] et se révoltent contre elles, [cela] n’est pas imputable à l’Évangile.

Mais c’est le diable, l’ennemi le plus nuisible de l’Évangile qui provoque cela en suscitant l’incrédulité parmi les siens, de sorte [qu’il advient] ceci, c’est que la Parole de Dieu (qui enseigne amour, paix et union) se trouve être opprimée et balayée.

En second lieu, il s’en suit de manière évidente que les paysans qui dans leurs articles aspirent à entendre cet Évangile pour leur instruction et pour en vivre, ne sauraient être traités de désobéissants et de séditieux. Et si Dieu veut exaucer les paysans (qui l’implorent dans la crainte pour vivre selon sa Parole), qui veut blâmer la volonté de Dieu, qui veut contester son jugement ? Mieux, qui veut s’opposer à sa majesté ? Lui qui a exaucé les enfants d’Israël (qui l’ont supplié), les a délivrés de la main de Pharaon, ne peut-il pas aujourd’hui encore sauver les siens ? Certes, il les sauvera. Et sous peu ! C’est pourquoi, lecteur chrétien, lis avec application les articles et puis tu jugeras. »

Le préambule donne au texte la dimension d’un plaidoyer au sens juridique. Sa portée se veut générale. Il y a des choses qu’on ne peut accepter si l’on se prétend chrétien. Les conditions de vie sur terre ne sont pas un domaine qui se situe en dehors des questions religieuses comme le prétendra Martin Luther. Le matériel et le spirituel ne sont pas des domaines déconnectés l’un de l’autre. On notera aussi l’audacieuse comparaison avec la libération des hébreux de l’esclavage. Ce long préambule articule pour la première fois la Réforme protestante et la révolte des assujettis. Crise de la féodalité et crise de la foi – non pas en dieu mais dans ses représentants sur terre – se conjuguent. Leurs fondements sont secoués par la révolution de l’imprimerie. (voir ici )

Première édition des Douze articles. Article 1. Source :Archives de la ville de Memmingen)

Der erst artickel

Zum ersten ist vnser diemu(e)ttig bytt vnd beger, auch vnser aller will vnd maynung, das wir nun fürohin gewalt vnd macht wo(e)llen haben, ain gantze gemain sol ain pfarer selbs erwo(e)len vnd kyesen. Auch gewalt haben, den selbigen wider zu(o)entsetzen, wann er sich vngepürlich hieldt. Der selbig erwo(e)lt pfarrer soll vns das hailig euangeli lauter vnd klar predigen one allen menschlichen zu(o)satz, leer vnd gebot, dann vns den waren glauben stetz verkündigen, geyt vns ain vrsach got vnd sein gnad zu(o) bitten, vnns den selbygen waren glawben einbylden vnd in vns bestetten. Dann wann seyn genad in vnß nit eingepyldet wirdt, so bleyben wir stetz fleysch vnd blu(o)t, das dann nichts nutz ist, wie kla(e)rlich in der geschrifft stat, das wir allain durch den waren glauben zu(o) got kommen kinden, vnd allain durch seyn barmhertzigkait sa(e)lig mu(e)ssen werden. Darumb ist vns ain so(e)llicher vorgeer vnd pfarrer von no(e)tten, vnd in dieser gestalt in der geschrifft gegrindt.

Article premier

« Premièrement, notre humble prière et [notre] requête, notre volonté et notre intention aussi, [c’est] que dorénavant nous puissions être autorisés et habilités à choisir et à élire, en communauté, un pasteur. [Nous voulons] également être autorisés à le démettre s’il se comporte de manière inconvenante. Ce même pasteur [que nous avons] choisi doit nous prêcher le Saint Évangile, dans toute sa clarté et dans toute sa pureté, sans y ajouter quelque doctrine ou commandement humains. Ensuite, toujours nous annoncer la foi véritable, qui nous conduit à prier Dieu pour sa grâce, et former en nous la foi véritable et la conforter. Car, si sa grâce n’est pas formée en nous, nous restons toujours de sang et de chair, ce qui alors ne sert de rien, comme le déclare clairement l’Écriture. Seule la foi véritable peut nous amener à Dieu ; et seule la miséricorde [de Dieu] doit nous amener au salut. C’est pour cela qu’il nous faut un tel guide, [un tel] pasteur, et c’est ainsi qu’il est fondé dans l’Écriture. »

Avec une forte détermination, les insurgés disent vouloir que ain gantze gemain sol ain pfarer selbs erwo(e)len vnd kyesen, que chaque communauté tout entière doit pouvoir elle-même choisir et élire et le cas échéant démettre son pasteur. Ce dernier n’est pas un chargé de propagande et n’a pas à s’occuper d’autre chose que de religion. C’est « une remise à plat démocratique de l’Église, de son accaparement par les puissants et, implicitement de la papauté », commente Georges Bischoff (Dictionnaire de la Guerre des paysans en Alsace et au-delà. La nuée Bleue p. 54)

Der ander artickel

Zu(o)m andern, nach dem der recht zehat auff gesetzt ist im alten testament vnd im neuen als erfüldt, nichts destminder wo(e)llen wir den rechten korn zehat gern geben, doch wie sich gebürt. Dem nach man sol in got geben vnd den seynen mitaylen, gebürt es ainem pfarrer, so klar das wort gots verkindt. Seyen wir des willen hinfüro disen zehat vnser kirch bro(e)pst, so dan ain gemain setzt, || sollen einsemlen vnd eynnemen, daruon ainem pfarrer, so von ainer gantzen gemain erwo(e)lt wirt, seyn zymlich gnu(o)gsam auffenthalt geben, jm vnd den seynen, nach erkantnus ainer gantzen gmain. Vnnd was über bleybt sol man (armen dürfftigen, so im selben dorff verhanden seynd) mittailen, nach gestalt der sach vnd erkantnus ainer gemain. Was über bleybt, soll man behaltten, ob man raysen mu(e)ßt von lands not wegen. Darmit man kain landts steüer dürff auff den armen man legen, sol manß von disem überschuß außrichten. Auch ob sach were, daz ains oder mer do(e)rffer weren, die den zehenden selbs verkaufft hettent auß ettlicher not halben, die selbigen so darumb zu(o) zaigen, in der gestalt haben von aynem gantzen dorff, der sol es nit entgelten, sonder wir wellen vns zymmlicher weyß nach gestalt und sach mit im vergleychen, jm sollichs wider mit zymlicher zyl vnd zeyt ablassen. Aber wer von kainem dorff sollichs erkaufft hat vnd jre forfaren jnen selbs solchs zu(o)geaygent haben, wo(e)llen vnd solen vnd seynd jnen nichts weyters schuldig zu(o)geben, alain wie obstat vnsern erwo(e)lten pfarrer darmit zu(o) vnderhalten, nachmalen ablesen oder den dürfftigen mittailen, wie die hailig geschryfft innho(e)lt, sy seyen gaistlich oder welttlich. Den klaynen zehat wo(e)llen wir gar nit geben. Dann got der herr das vich frey dem menschen beschaffen, das wir für ain vnzymlichen zehat schetzen, den die menschen erdicht haben. Darumb wo(e)llen wir jn nit weytter geben.

L’article suivant

« Par ailleurs, alors même que la vraie dîme a été établie dans l’Ancien Testament et [qu’elle] est accomplie dans le Nouveau [Testament], nous ne sommes pas moins disposés à donner volontiers la juste dîme des céréales. Mais de la manière qui convient : à savoir, la donner à Dieu pour être remise aux siens. [Cette dîme est due] au pasteur qui proclame dans sa pureté la Parole de Dieu. Nous voulons qu’à l’avenir cette dîme soit collectée et perçue par le prévôt d’église désigné par la communauté. [De cette dîme], qu’on donne au pasteur élu par l’ensemble de la communauté ce que l’ensemble de la communauté estime nécessaire à son honnête entretien, et à l’entretien des siens. Quant au reste, il faudra le distribuer (aux pauvres indigents du village) selon les nécessités du moment, et après avis de la communauté. Il faut garder l’excédent pour subvenir aux besoins du pays en cas de guerre. Pour éviter d’imposer le manant, il faut [alors] prélever [le nécessaire] de cet excédent. Au cas où un ou plusieurs villages auraient vendu eux-mêmes la dîme par suite de quelque besoin, [il ne faut] pas sanctionner ceux qui sauront apporter les preuves d’avoir agi selon les nécessités du moment de tout un village [en achetant la dîme]; mais nous voulons nous arranger comme il se doit avec ceux qui auront agi ainsi, selon les nécessités du moment, en rachetant [la dîme] à prix et délai raisonnables. Quant à ceux qui d’aucun village n’ont acquis [la dîme], et desquels les aïeux se sont appropriés cette [dîme sans l’acheter], nous ne sommes pas leurs obligés, nous ne le voulons pas et nous ne le devons pas. [Nous emploierons la dîme], comme il est dit plus haut, à entretenir le pasteur élu, à racheter [la dîme] par après, à venir en aide aux nécessiteux, ecclésiastiques ou laïcs, comme l’Écriture Sainte l’exige.
Quant à la petite dîme, nous ne voulons pas la donner, en aucun cas
. Car le Seigneur Dieu a créé le bétail libre pour l’homme, sans poser de conditions, [et non pour être prétexte à] nous charger d’une dîme inconvenante que les hommes ont inventée. C’est pour cela que nous ne voulons plus continuer à la donner »

Vraie dîme, dîme des céréales, petite dîme (Zehat). L’article 2 vise au contrôle de la collecte et de la répartition de la dîme en conformité avec la bible. Elle ne doit pas être détournée et doit servir exclusivement à la rétribution des pasteurs et aux pauvres du village ainsi qu’à la défense du territoire. « Prélèvement en nature, au profit de l’Église, la dîme correspond en principe à la dixième partie (decima pars) des produits de la terre et des profits (mouture, élevage, chasse, pêche), qui constituent la « dîme réelle ».(cf.). La « petite dîme » c’est à dire celle sur les fruits et légumes est totalement rejetée.

Der drit artickel

Zu(o)m dritten ist der brauch byßher gewesen, das man vns für jr aigen leüt gehalten haben, wo(e)lchs zu(o) erbarmen ist, angesehen, das vns Christus all mitt seynem kostparlichen plu(e)tvergu(e)ssen erlo(e)ßt vnnd erkaufft hat, Den || hyrtten gleych alls wol alls den ho(e)chsten, kain außgenommen. Darumb erfindt sich mit der geschryfft, das wir frey seyen vnd wo(e)llen sein. Nit das wir gar frey wo(e)llen seyn, kain oberkait haben wellen. Lernet vnß gott nit, wir sollen in gepotten leben, nit yn freyem fleyschlichen mu(o)twilen, sonder got lieben, jn als vnserrn herren jn vnsern nechsten erkennen, vnnd alles das, so wyr auch gern hetten, das vnns got am nachtmal gepotten hat zu(o) ainer letz. Darumb sollen wir nach seinem gepot leben. Zaigt vnd weißt vns diß gepot nit an, das wir der oberkkait nit korsam seyen? Nit allain der oberkait, sunder wir sollen vns gegen jederman diemu(e)tigen, das wir auch geren gegen vnser erwelten vnd gesetzten oberkayt (so vns von got gesetzt) jn allen zimlichen vnd christlichen sachen geren gehorsam sein. Seyen auch onzweyfel, jr werdendt vnß der aigenschafft als war vnnd recht christen geren endtlassen oder vns jm euangeli des berichten, das wirß seyen.

Article troisième

« Troisièmement. Jusqu’à présent il était d’usage de nous considérer comme des serfs, ce qui est lamentable, vu que le Christ, en répandant son précieux sang, nous a tous sauvés et rachetés : le berger tout comme le plus noble, sans exclure personne. C’est pour cela que l’Écriture nous apprend que nous sommes libres, et nous voulons l’être. Non pas que nous voulions être absolument libres, sans reconnaître aucune autorité. Dieu ne nous enseigne-t-il pas à vivre selon des commandements, et non pas selon les caprices débridés de la chair ? Mais aimer Dieu, le reconnaître comme notre Seigneur en nos prochains ? Et faire tout ce que nous aimerions [qu’ils nous fassent], comme Dieu nous l’a ordonné lors de la dernière Cène. ? C’est pour cela que nous devons vivre selon son commandement. Ce commandement nous montre-t-il ou nous apprend-il que nous ne sommes pas soumis à l’autorité ? Non seulement à l’autorité…Nous devons aussi nous humilier devant tout un chacun. Nous sommes volontiers obéissants à toute autorité élue et instituée (voulue par Dieu), [en tout ce qu’elle ordonne] de convenable et de chrétien. Et vous allez certainement nous affranchir en votre qualité de vrais et authentiques chrétiens. Ou alors vous nous montrerez dans l’Évangile que nous sommes [des serfs] ».

Der viert artickel

Zum vierten ist bißher jm brauch gewesen, daß kayn armer man nit gewalt gehabt hatt, das willpret, gefigel oder fisch jn fliessenden wasser nit zu(o) fachen zu(o) gelassen werden, welchs vns gantz vnzymlich vnd vnbru(e)derlich dunckt, sunder aigennützig vnd dem wort gotz nit gemeß sein. Auch in etlichen ortern die oberkait vns das gewild zu(o) trutz vnd mechtigem schaden haben, wil vns das vnser (so got dem menschen zu(o) nutz wachsen hat lassen) die vnuernüfftigen thyer zu(o) vnutz verfretzen mu(e)twiligklich (leyden mu(e)ssen) dar zu(o) stillschweigen, das wider gott vnd dem nechsten ist, Wann als gott der herr den menschen erschu(o)ff, hat er jm gewalt geben vber alle thier, vber den fogel im lufft vnd vber den fisch jm wasser. Darumb ist vnser begeren, wann ainer wasser hette, das ers mit gnu(o)gsamer schriff be- || weysen mag, das man das wasser vnwyssenlych also erkaufft hette, begeren wir jms nit mit gewalt zu(o) nemen. Sunder man mu(e)st ain christlich eynsechen darynnen haben von wegen bru(o)derlicher lieb, aber wer nit gnu(e)gsam anzaigen darumb kann thon, solß ainer gemayn zymlicher weyß mittailen.

L’article quatre

« Quatrièmement. Il a été d’usage jusqu’à présent qu’aucun manant n’ait le pouvoir ni l’autorisation de prendre du gibier, des oiseaux ou des poissons dans les eaux courantes, ce qui nous semble être tout à fait inconvenant et dépourvu de fraternité, très égoïste et contraire à la Parole de Dieu. De plus, en certains endroits, l’autorité nous oblige à endurer le défi et le grand dommage occasionnés par le gibier, des animaux privés de raison qui saccagent inutilement et par caprice notre bien (que Dieu a fait prospérer dans l’intérêt des hommes). Jusqu’à présent, il a fallu taire ce qui est contraire à Dieu et au prochain. Quand Dieu créa l’homme, Il lui a donné pouvoir sur tous les animaux, sur l’oiseau dans l’air, sur le poisson dans l’eau. C’est pourquoi voici notre requête : si quelqu’un détient une eau, [une rivière, un étang…] et qu’il puisse prouver par des titres suffisants que cette eau lui était vendue au su [des paysans], nous ne demandons pas à la reprendre de force. Mais à cause de l’amour fraternel, que l’on fasse preuve de sollicitude chrétienne. Mais celui qui ne peut pas apporter suffisamment de preuves doit restituer [le bien] à la communauté, comme il se doit. »

Manant est à comprendre au sens de dépendant de la juridiction seigneuriale. Armer man est pratiquement synonyme de gemeiner mann de même que pauperes et laboratores. (Source). Il ne faut cependant pas confondre serf et pauvre. L’article réclame la liberté de la chasse en particulier pour les animaux qui endommagent les récoltes, de l’oiselage, et de la pêche. Celle-ci doit être réglementée dans le cas où les biens en eaux ont été achetés à la commune. En cas de spoliation, ils doivent être restitués à la commune.

Der funfft artickel

Zum fünfften seyen wir auch beschwert der beholtzung halb. Dann vnsere herschafften habend jnenn die ho(e)ltzer alle allain geaignet, vnd wann der arm man was bedarff, mu(o)ß ers vmb zway geldt kauffen. Ist vnnser maynung: Was für ho(e)ltzer seyen, es habens geistlich oder weltlich, jnnen, die es nit erkaufft haben, sollen ayner gantzen gemain wider anhaim fallen, vnd ainer gemayn zimlicher weiß frey sein, aim yetlichen sein noturfft jnß hauß zu(o) brenen vmb sunst lassen nehmen, auch wann von no(e)ten sein wurde zu(o) zymmern auch vmb sunst nemen, doch mit wissen der, so von der gemain darzu(o) erwelt werden. So aber kains verhanden wer, dann das, so redlich erkaufft ist wordenn, sol man sich mit den selbigen briederlich vnd christelich vergleichen. Wann aber das gu(o)t am anfang auß inen selbs geaygnet wer worden vnd nachmals verkaufft worden, sol man sich vergleichen nach gestalt der sach vnd erkantnuß briederlicher lieb vnd heiliger geschrifft.

L’article cinq

« Cinquièmement. Nous nous plaignons aussi au sujet du bois, car nos seigneuries se sont appropriées à elles seules tout le bois. Et quand il en faut au manant, il doit l’acheter au double de sa valeur. Voici notre requête : le bois que possèdent les ecclésiastiques ou les laïcs et qu’ils n’ont pas acheté doit retourner à toute la communauté. Et la communauté en disposera librement comme il se doit, et chacun pourra chercher gratuitement le bois de chauffage qu’il lui faut. Il en est de même pour le bois de construction : qu’il soit disponible à titre gratuit, pour peu que soient avisés les membres de la communauté élus à cet effet. Et s’il n’était pas prouvé que le bois a été acquis honnêtement par ceux qui le détiennent, il faudra s’entendre fraternellement et chrétiennement avec eux. Mais s’il s’agit d’un bien d’abord accaparé, puis vendu par la suite, il faudra s’arranger selon la nature des faits en conformité avec l’amour fraternel et la Sainte Écriture ».

Der sechst artickel

Zu(o)m sechsten ist vnser hart beschwerung der dyenst halben, wo(e)lche von tag zu(o) tag gemert werden vnd teglich zu(o) nemen, begeren wir, das man ain zimlich ein sechen darein thu(e), vnß der massen nit so hart beschweren, sonder vns gnedig hier jnnen ansechen, wie vnser eltern gedient haben, allain nach laut des wort gots.

Article sixième

« Sixièmement. Nous nous plaignons beaucoup des corvées qui de jour en jour sont plus nombreuses et s’alourdissent quotidiennement. Nous demandons que l’on prenne en compte notre situation, comme il se doit, que l’on renonce à nous charger si durement, que l’on s’en tienne charitablement à la manière de servir de nos parents, le tout en conformité avec la seule Parole de Dieu ».

Der sybent artickel

Zu(e)m sibenden, das wir hinfüro vns ain herschafft nit weyter wo(e)lle lassen beschweren, sonder wieß ain herschafft zymlicher weiß aim verleycht, also sol erß besitzen laut der verainigung des herren vnd bauren. Der herr soll jn nit weiter zwyngen noch dryngen, mer dyenst noch anders vom jm vmb sunst begeren, darmit der baur solych gu(o)tt onbeschwert, also rüeblich brauchen vnd niessen müg. Ob aber des herren dienst von no(e)tten weren, sol jm der baur willig vnd gehorsam für ander sein, doch zu(e) stund vnd zeyt, das dem bauren nit zu(o) nachtail dyen, vnnd jme vmb aynen zymlichen pffenning denn thu(o)n.

Le septième article

« Septièmement. Nous ne voulons plus, à l’avenir, être accablés par les seigneurs [de nouvelles charges]. On tiendra [les biens] aux conditions de location convenues entre le seigneur et le paysan. Le seigneur ne doit pas astreindre ou forcer [le paysan] à plus de services ou d’autres exigences gratuites ; ainsi le paysan pourra user et jouir de tel bien sans tracas et tranquillement. Si toutefois le seigneur avait besoin d’un service, il est du devoir du paysan de le lui rendre, volontiers et docilement, mais à l’heure et au moment qui ne causent pas préjudice au paysan, et contre une juste rémunération ».

Der achtet artickel:

Zu(o)m achten sey wir beschwert, vnd der vil, so gu(e)ter jnnen haben, das die selbigen gu(e)ter die gült nit ertragen kinden vnd die bauren das jr darauff einbiessen vnd verderben, das die herschafft dieselbigen gu(e)ter, erber leüe besichtigen lassen vnd nach der billikayt ain gylt erscho(e)pff, damit der baur sein arbait nit vmb sunst thye, dann ain yetlicher tagwercker ist seyns lons wirdig.

Article huit

« Huitièmement. Nous nous plaignons, et sommes nombreux [à le faire], de détenir des biens sans pouvoir en supporter le cens, si bien que les paysans y perdent ce qu’ils ont et s’y ruinent. Que les seigneurs fassent évaluer ces biens par des gens d’honneur probes et que le cens soit établi avec équité, pour que le paysan ne travaille pas en vain, car chaque travailleur (tagwercker) mérite son salaire ».

Le paiement du cens, le terme désigne un ensemble de redevances, était fixe et décorrélé du résultat du travail. Il était dû même en cas de mauvaise récolte sans considération pour un minimum vital.

Der neundt artickel

Zu(o)m neünten seyen wyr beschwertt der grossen frefel, so man stetz new satzung macht, nit das man vnß strafft nach gestalt der sach, sunder zu(o) zeyten auß grossem neyd vnd zu(o) zeytten auß grossem gunst. Ist vnser maynung, vns bey alter geschribner straff straffen, darnach die sach gehandelt ist, vnd nit nach gunst.

Article neuvième

« Neuvièmement. Nous nous plaignons de la grande injustice qui résulte [du fait] que l’on édicte sans cesse de nouveaux règlements. On ne nous punit pas d’après la nature des faits, mais parfois avec grande rigueur, parfois avec grande faveur. Nous demandons à être sanctionnés selon l’ancien droit écrit (litt. : être punis selon les punitions anciennes écrites), selon la nature des faits, et non par faveur ».

Der zehent artickel

Zu(o)m zehenden sey wir beschwert, das etlich haben jnen zu(e)geaignet wisen, der gleichen ecker, die dann ainer gemain zu(o) geherendt. Dieselbigen werden wir wider zu(e) vnsern gemainen handen nehmen, es sey dann sach, das mans redlich erkaufft hab. Wann mans aber vnbillycher weyß erkaufft het, sol man sich gu(e)tlich vnnd briederlich mit ainander vergleychen nach gestalt der sach.

Dixième article

« Dixièmement. Nous nous plaignons du fait que d’aucuns se sont approprié des prés, ou des champs, qui appartenaient à la communauté. Nous reprendrons [ces biens] pour les remettre à la disposition de tous. A moins qu’ils n’aient été achetés honnêtement. Mais s’ils ont été acquis de manière injuste, il faudra s’entendre à l’amiable et fraternellement selon la nature des faits ».

Der aylfft artickel:

Zu(o)m ailften wellen wir den brauch genant den todt fall gantz vnd gar abthu(e)n haben. Den nimmer leiden noch gestatten, das man witwen, waisen das jr wider got vnd eeren, also schentlich nemen, berauben sol, wie es an vil ortten (menigerlay gestalt) geschehen ist, vnd von den, so sy besitzen vnd beschirmen solten, hand sy vns geschunden vnnd geschaben, vnd wann sy wenig fu(o)g hettendt gehabt, hettendt diß gar genomen, das got nit mer leiden wyl, sunder sol gantz absein, kain mensch nichts hinfiro schuldig sein zu(o) geben, weder wenig noch vyl.

Article onze

« Onzièmement. Nous voulons que soit aboli entièrement l’usage dit de mainmorte. Dorénavant nous n’admettrons plus ni ne tolérerons que l’on dépouille honteusement veuves et orphelins de leurs biens, en dépit [des lois] de Dieu et de l’honneur, comme cela est arrivé en de nombreux endroits (et de multiples manières), de la part de ceux qui devaient les protéger et les assister. Ils nous ont écorchés et étrillés, et même s’ils n’avaient qu’un droit restreint, ils se sont arrogé [ce droit] dans sa totalité. Ce que Dieu ne tolérera plus et qui doit être entièrement aboli. Dorénavant, personne ne sera plus astreint à donner [quoi que ce soit], peu ou prou [en cas de décès] ».

La mainmorte est un impôt sur l’héritage souvent la plus belle bête du troupeau ou le plus bel habit pour le décès d’une femme.

[Beschluss]

Zu(o)m zwelften ist vnser beschluß vnd endtlyche maynung, wann ainer oder mer artickel, alhie gesteldt (so dem wort gotes nit gemeß) weren, als wir dann nit vermainen, die selbigen artickel wol man vns mit dem wort gots für vnzimlich anzaigen, wolt wyr daruon abston, wann mans vns mit grundt der schrifft erklert. Ob man vns schon etlich artickel yetz zu(o) lyeß vnd hernach sich befendt, das vnrecht weren, sollen sy von stund an todt vnd absein, || nichts mer gelten. Dergleichen ob sich in der schrifft mit der warhait mer artickel erfunden, die wider got vnd beschwernus der na(e)chsten weren, wo(e)ll wir vnns auch vorbehalten vnnd beschlossen haben vnnd vns in aller christlicher leer yeben vnd brauchen. Darumb wir gott den herren bitten wo(e)llen, der vns das selbig geben kan vnnd sunst nyemant. Der frid Christi sey mit vns allen.

Conclusion

« Douzièmement. Voici notre conclusion et notre ultime avis : si l’un ou plusieurs des articles ci-dessus énoncés (n’étaient pas conformes à la Parole de Dieu), ce que nous ne pensons pas, et si l’on nous montrait par la Parole de Dieu que ces mêmes articles sont inappropriés, nous voulons y renoncer, si l’explication est fondée sur l’Écriture. Et si même dès à présent certains articles sont admis, et si par la suite il s’avérait qu’ils sont injustes, qu’ils soient alors caducs, nuls et non avenus. De même, si on trouvait dans l’Écriture, en toute bonne foi, [que] d’autres articles encore sont contraires à Dieu et au bien du prochain, nous y renonçons ; et nous avons décidé de vivre selon toute la doctrine chrétienne et ses pratiques. Ce pourquoi nous voulons prier Dieu le Seigneur qui lui seul peut nous accorder cela, et personne d’autre. La paix de Christ soit avec nous tous ».

Le dernier article est un appel à la controverse théologique. Sollicités pour avis, les théologiens de Wittenberg, Martin Luther et Philipp Melanchthon, n’apprécieront guère – et c’est un euphémisme- cette lecture sociale de la bible, ce biblicisme retourné contre le féodalisme ou que l’on appellera bien plus tard, en Amérique latine, cette théologie de la libération. Un chrétien doit supporter l’injustice et non s’élever contre l’autorité, écrira en substance Luther au mois d’avril avant d’appeler plus tard au massacre des paysans.

(Source du texte allemand : Archives municipales de la Ville de Memmingen. Traduction : René Joseph GERBER, ”Lis avec application les articles… et puis tu jugeras” : la réception des XII articles dans les ”Flugschriften” de 1525. Université de Strasbourg, faculté théologique protestante, thèse soutenue le 6 septembre 2012, disponible en ligne ici.)

La problématique des XII articles

Les 12 articles sont une synthèse des doléances locales provenant de paysans, de villages et seigneuries. La rédaction du texte est attribuée à un seul homme, un artisan pelletier, Sebastian Lotzer, secondé probablement ou inspiré par un théologien réformateur, Christoph Schappeler, originaire de Saint Gall en Suisse, où il fut d’abord instituteur puis curé à Memmingen. Il a probablement contribué à la rédaction du préambule et aux gloses bibliques qui figurent en marge du texte.
S’il y a douze articles c’est parce qu’il y eut douze apôtres. Leur ordonnancement ne reflète pas la hiérarchie des doléances tirées de centaines de contributions des villages de Haute Souabe ou d’articles élaborés antérieurement. Il ne rend pas compte du poids respectif des différentes revendications. Une étude statistique d’un corpus préservé de doléances confirme :

« Autant quantitativement que qualitativement, le servage arrive en tête des doléances : 70 % des villages et seigneuries réclamaient sans compromis l’abolition du servage – si l’on y ajoute les griefs particuliers contre la mainmorte et toutes les taxes liées aux modifications d’état civil ainsi que les entraves au mariage [Le mariage entre serve et serf de différents seigneurs était prohibé], ce sont 90 % de tous les paysans qui se plaignent du servage. »

A contrario :

« Manifestement, la demande du choix du pasteur dans les XII articles n’est pas issue des doléances locales. Elle est le produit d’un processus qui s’est déroulé à l’intérieur des bandes paysannes en février 1525. L’élection du pasteur n’est présente que dans 13 % des doléances locales, cette proportion se réduit à 4 % si l’on ne pend en compte que celles clairement formulées avant la rédaction des XII articles »

(Peter BLICKLE : Die Revolution von 1525, 4ème éd., Oldenbourg Verlag, München, 2004. Respectivement p.36 et 38)

Travail de condensation, de synthèse, il fait passer à la trappe certaines revendications locales spécifiques voire de genre telle que la question des sages-femmes tout en permettant à chacune et chacun de se reconnaître dans l’ensemble de quelques éléments clés. Son efficacité tient à sa relative brièveté tenant selon les formats en 4 ou 6 pages facilement reproductibles

En comparant les articles manuscrits destinés au Conseil de la Ville de Memmingen qui ont probablement été retravaillés pour le texte ultérieur imprimé des XII articles, Thomas Kaufmann constate que le passage du manuscrit au texte imprimé se caractérise par « une atténuation du potentiel conflictuel des articles ». (p.152). L’historien considère comme « improbable » un lien direct entre la rédaction du texte et les acteurs sur le terrain. Il est cependant remarquable que

« la réception des Douze articles en fit ce qui était leur objectif : un écrit programmatique de toute la paysannerie qui, par ce texte se mit à exister quasiment comme une entité »

(Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg, Ein Medienereignis. Herderverlag 2024. p.154)

Pour Gerd Schwerhoff, il faut abandonner l’idée d’un processus démocratique issu de la base pour l’élaboration des douze articles.

« La portée universalisante des XII articles repose moins sur le contexte décisionnel que sur l’ingéniosité de la construction du texte »

(Gerd Schwerhoff : Der Bauernkrieg/Geschichte einer wilden Handlung. CHBeck. 2025.p.154)

L’auteur entend par là notamment l’abandon de toute référence concrète à des circonstances et des acteurs qui entraverait sa portée suprarégionale au profit d’une adresse à tous, l’emploi d’un nous collectif comme sujet du texte adressé à un destinataire devenu : le lecteur chrétien. La dernière phrase du préambule en témoigne :

« C’est pourquoi, lecteur chrétien, lis avec application les articles et puis tu jugeras. »

Cela n’empêchait pas les XII articles de pouvoir être adaptés localement, complétés ou de servir de substitut, le cas échéant. Je parlerai plus tard des 24 articles du Sundgau en Alsace.

« Les douze articles avaient une signification comme  substitut à des revendications locales et régionales et comme supplément à des articles de doléances originaires et comme programme ».

(Peter BLICKLE : Die Revolution von 1525, 4ème éd., Oldenbourg Verlag, München, 2004 p.89).

La dimension de proposition à débattre est renforcée dans un certain nombre d’éditions par les frontispices qui offrent une image de paysans en discussion. La flexibilité du texte pouvait être interprétée comme un prudent programme de réformes ou comme un manifeste révolutionnaire. La plus forte revendication est sans doute l’abolition du servage et la volonté d’être libres (article 3). La Leibeigenschaft désigne littéralement le fait que son corps, sa vie, appartienne à un seigneur. Il ne faut toutefois pas confondre servage avec esclavage.

Les XII articles ont été qualifiés par l’historien Christian Pfister de « sorte de Marseillaise des paysans sans musique et de manifeste analogue à ce que sera en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».(cité par G. Bischoff)

« Et c’est une des tragédies de la Guerre des paysans que leurs douze articles ne fassent pas partie des jalons de l’histoire intellectuelle de l’Allemagne ayant au contraire été ignorés tant des lettrés de l’époque que plus tard de la bourgeoisie éclairée (Bildungsbürgertum) »

(Christian Pantle : Der Bauerkrieg. Deutschlands grosser Volksaufstand. Propyläen. 2024. p.58)

Le 27 mars, le premier château, une dépendance de l’Abbaye de Salem, était en flammes à Schemmerberg à 26 km au sud ouest d’Ulm,

A suivre : La guerre des seigneurs contre les paysans

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Guerre des paysans  (5). Les trois bandes paysannes (Haufen) de Haute Souabe à l’origine des XII articles de Memmingen

A la mémoire Jean-Paul Sorg
décédé le 10 octobre 2025

Représentation contemporaine d’une bande paysanne. Frontispice de l’édition d ‘une esquisse de Constitution (Bundesordnung) adoptée à Memmingen en mars 1525. (Source)

Nous passons de Stühlingen, considéré comme « le berceau de l’insurrection », en 1524 à Memmingen plus à l’est où les représentants des bandes de révoltés, réunies en mars 1525, adoptent les douze articles du manifeste de Memmingen.

Les bandes (Haufen)

« Le regroupement des insurgés en bandes bien identifiées, généralement nommées suivant leur appartenance territoriale ou leur point de rassemblement est l’un des traits caractéristiques de la guerre des Paysans. Ce n’était pas le cas des complots avortés du Bundschuh aux foyers virtuels et aux acteurs invisibles »

(Georges Bischoff : article Bandes in Dictionnaire des la guerre des paysans en Alsace et au-delà. p. 103)

En Alsace, se sont formées douze bandes du nord au sud avec toutefois un « commandant en chef de toutes les bandes », Erasme Gerber. Mais ce ne sera pas notre sujet aujourd’hui. J’y reviendrai. Le présent article est consacré aux trois bandes pionnières du programme commun des insurgés réunies en une Assemblée chrétienne.

La répartition des trois bandes paysannes de l’Asssemblée chrétienne entre Rhin et Danube (Donau), celle de l’Allgäu (losange gris), celle de Baltringen (carré gris), celle du lac de Constance (Bodensee, triangle). Les épées croisées signalent les lieux de bataille. Carte extraite du livre de Lyndal Roper : Für die Freiheit. S. Fischer. p. 158.

La carte souligne la multiplicité des localités et leur capacité de rassemblement dans un niveau de localité supérieur nommé Landschaft.

Retour à Stühlingen

Nous avons vu que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres est partie du comté de Stühlingen écrasé par les corvées par un comte dispendieux et arrogant. Les sujets du comté ne voulurent plus exécuter les corvées qu’on leur assignait.

« Lorsque le capitaine du comte voulut contraindre les paysans de la seigneurie à s’exécuter, ceux-ci s’armèrent et montèrent au château de Hohenlupfen ».

Le comte de Lupfen, alors à Thann, en Alsace, où il était en poste de bailli autrichien, rappela ses sujets à leur traditionnel devoir d’obéissance. « Mais les gueux, au lieu d’aller aux escargots entraînèrent les villages voisins ».

« Du 18 au 24 juillet 1524, les paysans soulevés discutèrent avec les autorités à Tiengen et convinrent d’un armistice jusqu’à la fin août, le temps des récoltes. Hans Müller [von Bulgenbach, excellent orateur et soldat aguerri ayant été lansquenet au service des Habsbourg contre le roi de France] fut élu capitaine des mutins et opéra un rapprochement avec la ville de Waldshut, où, depuis 1521, le prédicateur Balthazar Hubmaier [un anabaptiste] avait appelé à de profondes réformes. Des tractations entre les deux camp eurent lieu, les autorités craignant un nouveau Bundschuh. Un accord peu favorable aux paysans fut rejeté par les plus radicaux qui entamèrent « une longue marche entre Forêt noire, Baar et Brisgau […]
Contrairement aux radicaux, le parti modéré ne mit pas la question religieuse au premier plan, réclamant d’abord une amélioration de leurs conditions notamment sur le servage, les corvées et la justice […]
L’originalité de la démarche judiciaire des paysans de Stühlingen découlait du fait de se constituer en entité juridique commune avec les sujets des comtés voisins de Fürstenberg et des sires de Schellenberg »

(Source pour ce passage, Eric de Haynin : article Stühlingen in Dictionnaire des la guerre des paysans en Alsace et au-delà. p.421)

Les 62 articles de leur plainte furent déposés au tribunal le 6 avril 1525. Mais n’anticipons pas trop. Suivons un moment Hans Müller qui en septembre 1524 se sépare des paysans de Stühlingen pour retrouver dans la vallée de la Brigach aux sources du Danube un nouveau foyer de contestation. Tout le pays au nord du lac de Constance fut en effervescence. En février et en mars se formèrent trois bandes paysannes, celle de Baltringen, celle de l’Allgäu et du Lac de Constance. Elles se fédérèrent. Et Hans Müller se trouva à la tête de 12.000 hommes en armes.

Changeons d’optique et rendons-nous à Baltringen, 20 km au sud de Ulm, pour voir comment s’y est constituée la bande de ceux que Eric de Haynin qualifie de « pionniers des XII articles ». Quelques paysans se sont retrouvés la veille de Noël 1524 dans une auberge pour discuter de la manière dont ils allaient « entreprendre de faire avancer leur cause  („wie sie ire Sachen wellent anfahen“).» Le Carnaval leur servit d’occasion pour diffuser leurs idées et recruter des partisans. Et pas seulement.

« À Carnaval, les hommes aiment danser avec des femmes célibataires. C’est ce que voulaient faire les habitants de Baltringen, qui se sont tournés vers le couvent voisin de Heggbach, « car il n’y avait pas assez de jeunes filles avec lesquelles ils voulaient danser (,,da werent Junkfrauen genueg, mit denen wolten si ain Danz hon“)». Les paysannes furent un peu plus grossières en suggérant que les nonnes « devaient monter et traire les vaches („müessent nauf und die Küh melken“)», tandis qu’elles-mêmes voulaient passer quelques jours agréables au couvent « et porter de belles fourrures ». Les nonnes firent de cette mouche rhétorique un éléphant proverbial avec leurs cris injustifiés, « on nous poussera dans la foule et nous attachera nos habits au-dessus de la tête », comme si des viols systématiques étaient prévus dans le camp des paysans. Mais la vie au couvent a aussi son propre humour, et les nonnes elles-mêmes ont pu rire de bon cœur lorsque la prieure, consciencieuse, a rampé sous leurs lits et n’y a trouvé aucun paysan ».

(Peter Blickle : Der Bauernkrieg / Die Revolution des Gemeinen Mannes. Verlag C.H. Beck p. 19)

Huldrich Schmied, originaire de Sulmingen, un forgeron, avait été chargé de s’occuper de l’organisation de ceux de Baltringen. Il choisit comme secrétaire Sebastien Lotzer de Memmingen, un compagnon pelletier qui sera le principal rédacteur des XII articles. Les insurgés acceptèrent de discuter avec les représentants de la Ligue souabe. Cette ligue de maintien de l’ordre était également chargée, selon la constitution révisée de 1500, de régler les conflits entre sujets et seigneurs. C’est pourquoi quelque 300 articles de doléances furent rédigés par les villages et des particuliers.

Dans l’Allgäu

Dans l’Allgäu, deuxième centre de révolte en Haute-Souabe, près de 9000 paysans se réunirent le 14 février 1525 à Sonthofen pour former une alliance qui, deux semaines plus tard, fut renforcée par un serment solennel sous le nom de « Christliche Vereinigung » (Assemblée chrétienne). Les événements y sont étroitement liés à la principauté abbatiale de Kempten, qui avait été érigée en État ecclésiastique du Saint Empire roman germanique. Le prince-abbé y est

« un prélat caricatural de son temps, vivant maritalement, n’accédant à la prêtrise qu’à son avènement et avide d’augmenter ses revenus. Dans la ville impériale [de Kempten],la bourgeoisie n’en est que plus séduite par les idées réformatrices de Luther mais surtout de Zwingli »

(Eric de Haynin : article Kempten in Dictionnaire des la guerre des paysans en Alsace et au-delà. p 271)

L’une des caractéristiques de la région a été l’extension du servage alors que la tendance générale était plutôt à son atténuation.

« Vers 1500, le puissant monastère de Kempten dans l’Allgäu a par exemple recouru à des méthodes d’extorsion de type mafieux pour réduire en servitude les paysans assujettis à l’impôt, mais largement libres, de son territoire. Par exemple, le prince-abbé de Kempten fit emprisonner la femme du paysan Hainrich Schmaltznapff et la fit enchaîner jusqu’à ce que son mari désespéré signe, au bout de cinq semaines, un document l’engageant à se soumettre au servage – à un « assujettissement plus dur », comme le disaient les paysans de la région. Des centaines de cas similaires d’abus de pouvoir choquants sont documentés à Kempten ».

(Christian Pantle : Der Bauernkrieg. Deutschlands grosser Volksaufstand. Propyläen Verlag 2024. p. 59

En résumé, les protestataires exigeaient la sécularisation de la juridiction spéciale dont bénéficiait le clergé, l’exonération fiscale, deuxièmement la liberté, exprimée dans les trois revendications, de ne plus payer la mainmorte en cas de décès, « todfell nit mehr geben », de pouvoir choisir librement son conjoint, « Heuratten, wa sie wellendt », et d’être libre de ses mœurs, « Freien Zuog, hinder wen sie wellendt ». ». À cela s’ajoutait, troisièmement, la revendication de la libre chasse et pêche.

La bande du Lac de Constance

Le Seehaufen, la Bande du lac ou Bande du Lac de Constance, rassemblait paysans, artisans, clercs et même des membres du patriciat et de la basse noblesse ainsi que d’anciens lansquenets. Ces derniers ont représenté près d’un homme sur cinq. Leurs adversaires étaient les comte de Monfort, les Fugger. Cette bande se distingue des autres par quelques traits originaux au point de figurer un peu dans l’ombre des bandes précédemment citées.

« Les paysans du lac se sont retrouvés plus tard dans les actions communes, on leur dénie d’avoir eu des projets programmatiques, leurs chefs passent pour avoir eu moins d’envergure, ils ont évités les grandes batailles. Certains auteurs la rende responsable de la défaite de la guerre des paysans, car la bande du lac a refusé le combat devant Weingarten et accepté le traité de Weingarten que de son côté Luther a salué comme modèle de règlement pacifique. On accorde peu d’attention au fait, qu’en raison de sa puissance militaire et à la suite de leur acceptation du traité, la bande du lac a échappé à la punition, qu’ils ont avec les articles de Rappertsweiler formulé un écrit programmatique qui par certains articles ont été en contradiction avec les XII articles, et que leur organisation existait encore jusqu’à l’automne 1525 alors qu’alentour, le bourreau traversait les villages »

(Elmar L. Kuhn : Der Seehaufen)

La bande se distingue aussi par des particularités géopolitiques et historiques :

« La région bordant le nord du lac des Constance se caractérise à l’époque par un extrême émiettement territorial (absence de grande principauté avec des institutions propres comme un Landtag) et une prépondérance de domaines ecclésiastiques, avec ses nombreuses seigneuries abbatiales (Weingarten, Weissenau, Salem) où le servage est encore la norme. La proximité de l’Appenzell joue aussi en faveur d’une particulière nervosité : là, les paysans ont chassé un siècle plutôt leur seigneur prince abbé de Saint Gall dont ils ont encore rasé le palais en 1489. Ils ont depuis rallié les Confédérés suisses et cet air de liberté fait rêver sur la rive nord du lac. Il faut toutefois attendre le 21 février 1525 soit deux mois après l’embrasement du Hegau à l’extrémité nord-ouest du lac, pour voir une bande se former à Rappertsweiler, dans le Comté de Montfort-Tettnang. Elle s’empare du couvent de Langnau et s’y installe, recevant bientôt des renforts des environs, pour former la Seehaufe. Son chef est un ancien capitaine, Eitelhans Ziegelmüller […]
La bande est vite redoutable ; parmi ses 4 à 5000 hommes, on y dénombre 20 % de lansquenets aguerris à qui la prise de l’arsenal du prince-évêque à Meersburg apporte quelques pièces d’artillerie bienvenues. Entre le 2 et le 3 mars, les paysans des abbayes de Weingarten et Weissenau s’agrègent au mouvement. Les pillages de monastères s’enchaînent alors que plusieurs meneurs sont des clercs comme le Pfaff (prêtre en argot), Florian d’Aichstetten ».

(Eric de Haynin, article Seehaufe in Dictionnaire des la guerre des paysans en Alsace et au-delà. p. 403)

La bande du lac était structurée de manière très souple. Chaque section agissait de manière autonome. Leurs chefs, 17 au total, en partie issus du patriciat, avaient surtout des fonctions diplomatiques. Le niveau de base était constitué par les « places » (Plätze), situées dans les petites villes, les bourgs ou d’autres lieux, où se rassemblaient les paysans des environs. Plusieurs places formaient une section de la bande. Les trois sections de Rappertsweiler, Bermatingen et Altdorfer Feld formaient ensemble la Bande du lac. Celle-ci en tant que telle faisait partie de l’Assemblée chrétienne (Christlichen Vereinigung). L’union qui rassemblait les trois bandes fut créée le 7 mars 1525, pour se coordonner face à la Ligue souabe, qui avait été créée par l’empereur dans un premier temps pour gérer les conflits au sein de la noblesse avant d’être un instrument institutionnel contre les paysans.

Les douze articles de Rappertsweiler

Première page des douze articles de Rappertsweiler. Stadtarchiv Augsburg, Literaliensammlung

Les douze articles de Rappertsweiler ont été adoptés le 11 mars 1525 à la suite de négociations avec la Ligue souabe. Soit pendant ou un peu avant la rédaction des XII articles de Memmingen dont nous parlerons la prochaine fois. Il faut cependant rappeler que la délégation de la Bande du lac était présente à Memmingen. Nous ne savons pas si leurs articles ont été adoptés en préparation du manifeste de Memmingen ou s’ils en sont une déclinaison. Il y a des différences entre les deux textes. D’autre part, le manifeste était destiné à l’impression. Celui de Rappertsweiler n’existe que sous forme manuscrite comme le montre l’image ci-dessus. Le résumé en est le suivant :

1. Les pasteurs doivent prêcher l’Évangile dans sa forme originale et sans déformation. « Les commandements et interdictions inconvenants et non chrétiens édictés par les évêques et autres ecclésiastiques » doivent être abolis.
2. La communauté doit pouvoir choisir elle-même son pasteur et le financer par la dîme.
3. Le servage et le travail forcé (corvée) doivent être abolis et la libre circulation garantie.
4. Les juges doivent rendre leurs jugements en toute indépendance, guidés uniquement par leur conscience, et non plus sur la base de statuts injustes édictés par les autorités.
5. Les poissons et les animaux sauvages ne doivent pas appartenir uniquement au seigneur foncier, mais être accessibles à tous – seul le gros gibier doit rester réservé aux autorités tant qu’aucun dommage causé par le gibier n’a été constaté.
6. La commune doit désigner elle-même ses juges, dont le mandat est limité à trois ans.
7. Nul ne peut être arrêté ou emprisonné sans décision judiciaire.
8. Chacun doit avoir le droit de se défendre contre les lois et les jugements injustes.
9. Les intérêts sur les crédits ne doivent pas dépasser cinq pour cent et doivent être justifiés juridiquement. Les impôts en nature doivent être remplacés par des paiements en espèces.
10. Les interrogatoires sous la torture ne peuvent désormais avoir lieu que sur décision judiciaire. Au moins quatre représentants du tribunal doivent être présents pour décider du moment où la torture doit cesser.
11. Aucune taxe ni imposition ne peut plus être exigée pour les mariages, les successions ou les litiges frontaliers.
12. D’autres plaintes ou revendications peuvent être ajoutées.

(Source : Article Seehaufen sur Wikipédia)

Intéressant ce dernier article. La liste n’est pas exhaustive et peut-être complétée.

La constitution en bandes a une dimension politique ne serait-ce que par la capacité à dépasser les localités sans les abolir, former un territoire pour ensuite se coordonner entre elles jusqu’à adopter un programme commun aux trois bandes qui aura une portée générale pour l’ensemble des soulèvements. Les bandes finiront par avoir pendant un court laps de temps le contrôle d’une vaste zone allant du Rhin (Lac de Constance) au Danube. Elles partageaient une même tendance au « nivellement par le bas » sur les plans économique, social et des libertés. Bien entendu, en face, la coordination existait aussi. L’organisation en bandes préfigure une nouvelle forme de territorialisation qui rompt avec les anciennes relations de dépendances, de sujet à seigneur, de l’homme du commun.

«  Caractéristique du soulèvement en janvier et février 1525, est son caractère supra territorial. Des paysans dépendants de différentes autorités se sont rassemblés. Des villages et non plus les sujets d’un seul seigneur se sont soulevés. C’est une novation dans la mesure où les révoltes antérieures n’ont pas rompu le cadre de référence étroit de l’assujettissement [à une autorité de référence qu’elle soir laïque ou ecclésiastique]. »

(Peter Blickle : Die Revolution von 1525. Oldenburg Verlag München. 2004. p. 144)

Bien des revendications reposaient sur un retour du droit ancien, pour autant qu’il était codifié, rompu ou poussé à l’hubris par les seigneurs laïcs ou cléricaux. « Résister » sur la base d’un droit ancien n’était plus suffisant. Il manquait le projet d’un droit nouveau. La dynamique de la constitution concomitante des trois bandes et leurs échanges et interactions conduiront à y trouver une réponse et à la rédaction des fameux XII articles à Memmingen que les insurgés feront leurs.

Entre temps, le 24 février, à Pavie, l’empereur Charles Quint remporte la bataille et le roi François 1er est fait prisonnier, ce qui libère les hommes de guerre. Les princes et les lansquenets mercenaires retourneront au pays pour une autre guerre y compris du côté français et du très catholique duc Antoine de Lorraine qui, épaulé par les troupes de Claude de Guise, entreprend en mai 1525 une croisade de revanche contre les insurgés alsaciens.

A suivre : les XII articles de Memmingen

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Guerre des paysans (4) Mais que vient donc faire ici cet escargot ?

Nous nous intéresserons à un aspect sur lequel les historiens sont peu diserts. Pourtant, pas moins de trois chroniques de l’époque évoquent une étrange histoire de coquilles d‘escargots qui aurait fait déborder le vase déjà bien plein de l’homme du commun.

L’épisode se situe dans le comté de Stühlingen, dans le sud de la Forêt Noire près de la frontière avec la Suisse. Le seigneur en était le comte Siegmund de Lupfen.

Andreas Mahler a consacré un petit livre à l’anecdote de la corvée de ramassage de coquilles d’escargots pour la comtesse Clementia de Lupfen dans lequel il étudie non seulement les différentes sources mais se livre ensuite à une quête des variantes symboliques du gastéropode à coquille. Son opuscule s’intitule : Das Schneckenhüsli-Sammeln für die Gräfin Clementia. Der Anlass für den Ausbruch des Bauernkrieges im Juni 1524 in Stühlingen. (La collecte de coquilles d’escargots pour la comtesse Clementia, prétexte au déclenchement de la guerre des paysans en juin 1524 à Stühlingen)

Commençons par les chroniques

1. La chronique de Berne de Valerius Anselm

„Wie da der grafen von Lupfen und Fürstenberg, – als sunderlicher puren- und Luterschen vienden, – puren dis purische ufrur vas von ersten hatend angezetlet, under vil stucken erklagende , dass si so hart getängt, dass si weder fir noch ruw möchtid haben, e am firtag muestid schneggenhüsle suchen, garn zewinden, erdber, kriesen, schlehen gwinnen, und anders derglichen tun; den hern und frowen werken bi gutem weter, inen selbs im ungwiter; das gejagt und d’hund lüften on achtung einiches schaden etc. Deshalb die klagen ins keiserisch kammergericbt, zu besseren allerlei uberlästiger beschwerden“.

(Source: Valerius Anselm : Berner Chronik. Hrsg Historischer Verein des Kantons Bern. Band 5. En ligne)

« Lorsque les paysans des comtes de Lupfen et Fürstenberg – ces derniers particulièrement hostiles à la paysannerie et aux partisans de Luther – eurent déclenché pratiquement les premiers une émeute paysanne et eurent avec maints exemples démontré combien ils étaient si durement traités qu’ils n’avaient ni trêve ni repos jusqu’à ce qu’ils aient eu, au jour férié [à la Saint Jean] à ramasser des coquilles d’escargots pour y enrouler le fil et aussi à récolter des fraises, des cerises, des prunelles et autres ; qu’ils devaient par beau temps travailler pour ces messieurs et dames et le faire pour eux-mêmes par mauvais temps ; que la chasse avec les chiens provoquaient sans considération des dommages, etc. C’est pourquoi ils ont déposé plainte au tribunal impérial pour que des mesures nécessaires soient prises pour y remédier »

Natif de Rottweil, Valerius Anselm était chroniqueur de la ville de Berne et aussi médecin de la ville. Il était partisan de la Réforme en relation avec Zwingli. Il se trouvait dans la zone du soulèvement en 1525. Sa vaste chronique porte jusqu’à l’année 1536.

La chronique de Heinrich Hug de Villingen

„Anno 1524 ungefähr um Johannis [24 Juni] ward ein Aufruhr unter der Bauernschaft zu Stühlingen, Bonndorf, Ewatingen, Bettmaringen etc. wider ihren eigenen Herrn, Grafen Siegmund von Luppfen, Herrn zu Stühlingen. Die Bauern sollten nämlich während der Ernte und bei dieser unruewigen Zeit der Gräfin von Luppfen Schneckenhäuslein sammlen, daß sie Garn darauf winden könnte. Waren ihrer 1200 Mann, die machten ein Fähnlein, weiß, roth und schwarz, zogen damit auf Bartholomai gen Waldshut auf die Kirchweihe, hielten daselbsten Rath und machten eine Evangelische Bruderschaft; wer darin wollte seyn, der sollt alle Wochen je 1/2 Batzen geben, mit dem Geld schrieben sie in alle Lande, als Hegau, Allgau, Sundgau, Breisgau, Elsaß, Franken, Sachsen, Meissen und den ganzen Rhein hinab bis gen Trier, daß sie ihren Herrn nicht mehr gehorsam seyn wollten und keinen andern Herren haben, denn den Kaiser, und ihm seinen Tribut geben, und daß er ihnen nichts einreden sollte etc. Auch wollten sie alle Schlösser und Klöster und was den Namen Geistlich hatte, zerstören.“.

(Aus der handschriftlichen Chronik des Heinrich Hug von Villingen.)

« En 1524 à la Saint Jean [24 juin], débuta un soulèvement de la paysannerie de Stühlingen, Bonndorf, Ewattingen, Bettmaringen, etc. contre leur propre seigneur de Stühlingen, le comte Sigmund von Lupfen : les paysans devaient pendant la période des récoltes et les jours ouvrables ramasser des coquilles d’escargots pour la comtesse de Lupfen pour qu’elle puisse y enrouler le fil. Ils étaient 1200, confectionnèrent un étendant blanc rouge et noir. Ils se rendirent à la Saint Barthélemy [24 août] en direction de Waldshut à la fête patronale, se concertèrent et formèrent une fraternité évangélique. Qui voulait y adhérer devait verser chaque semaine un demi batzen [unité monétaire]. Avec cet argent, ils envoyèrent partout des feuilles volantes, dans le Hegau, l’Allgäu, le Sundgau, Breisgau, l’Alsace, la Franconie, la Saxe, Meissen et tout le pays rhénan jusqu’à Trêves. Il y était écrit qu’ils ne voulaient plus obéir et ne voulait plus d’autre seigneur que l’empereur, qu’ils ne voulaient plus lui verser d’impôts, qu’il ne devait plus rien leur imposer contre leur volonté, etc. Ils voulaient détruire tous les châteaux et couvents et tout ce qui relevait du domaine ecclésiastique. »

Heinrich Hug a été pendant 20 ans au Conseil de la ville de Villingen. Il existe plusieurs copies de sa chronique manuscrite.

La chronique de Zimmern

„ Man sagt, seine, des grafen, amptleut haben die pauren gleichwol scharpf und grim genug regiert, und haben schneckenheusle in fron lesen müesen, durch solcher cleinfüeger ursach willen ein unseglichs würgen und brennen durch ganz Germanien sich erhept“.

(Froben Christoph von Zimmern: Zimmerische Chronik. Band II. Herausgegeben von Karl August Barack)

« On dit que ses serviteurs, ceux du comte, ont administré les paysans avec tant de cruauté, qu’ils ont dû effectuer des corvées de ramassage de coquilles d’escargots, et que ce petit détail a provoqué un indicible incendie dans toute la Germanie ».

Ce « petit détail » n’est pas la cause de l’embrasement, il est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Je me contenterai de ces trois chroniques. La dernière est une chronique familiale privée. Elle est aussi plus tardive. Toutes les trois parlent du ramassage de coquilles et non d’escargots entiers. Schneggen hüsle littéralement la maisonnette. Comme dans la chanson : Petit escargot porte sur son dos sa maisonne-e-tte. Les escargots sont comestibles et n’étaient pas considérés par l’église comme de la viande et pouvaient donc se consommer en période de carême. Tous les trois récits situent l’anecdote dans le comté de Lupfen mais un seul nomme la comtesse comme commanditaire du ramassage et en donne la fonction : pour y enrouler du fil. Les esprits sceptiques s’étonneront avec raison de l’usage de ces coquilles et remarqueront que la bobine à enrouler le fil existe depuis l’antiquité. Lubie ? Les mêmes s’interrogeront sur l’absence de cette corvée dans les 62 articles de la plainte des sujets de Stühlingen au tribunal impérial alors qu’y figure la cueillette de morilles, de berbéris, de baies de genièvre pour que « nos seigneurs puissent faire des compotes de prunelles ». Et cela dans la unbequemist Zeit, dans la période la plus inappropriée c’est à dire celle où les paysans avaient d’autres travaux à effectuer. Les 62 articles sont de dix mois postérieurs au soulèvement de juin 1524 et datent d’avril 1525. Le comte Siegmund décéda entre temps, le 28 décembre 1524. La première chronique parle aussi de ramassage de fraises et de baies. Mais seule la seconde précise que cette besogne leur était réclamée pendant la période des récoltes. Toutefois quand on examine la longue liste des servitudes imposées, qui empêchent les paysans de faire leur travail l’on s’étonne moins qu’on ait pu les astreindre à une corvée d’escargots. D’autant qu’ailleurs, nous avons un autre exemple portant non sur les gastéropodes mais sur le croassement des grenouilles.

Le silence des grenouilles

Andreas Mahler nous met sur la piste du « silence des grenouilles. L’un des frères Grimm, Jacob, cite, entre autres, cet exemple français :

Grimm, Jacob: Deutsche Rechtsalterthümer.1ère édition 1821 p. 355

Grimm cite là les Mémoires des antiquaires de France. Il en donne la suite en allemand. On trouve le même extrait chez Michelet, dans l’introduction de son livre sur les Origines du Droit français :

« Il y avait à Roubaix, prés Lille, une seigneurie du prince de Soubise, où les vassaux étaient obligés de venir à certain jour de l’année faire la moue, le visage tourné vers les fenêtres du château, et de battre les fossés pour empêcher le bruit des grenouilles.
Devant le château du seigneur de Laxou, près Nanci, se trouvait un marais que les pauvres gens devaient battre la nuit des noces du seigneur, pour empêcher les grenouilles de coasser. On les dispensa de ce service au commencement du seizième siècle, lorsque le duc de Lorraine épousa Renée de Bourbon. Le même usage existait à Montureux-sur-Saóne.(Mémoires des antiquaires de France, 6, 128 ; G. 356.)
Lorsque l’abbé de Luxeuil séjournait dans sa seigneurie, les paysans battaient l’étang en chantant

Pâ, pâ, renotte, pâ (paix, grenouille, paix).
Veci M. l’abbe que Dieu gâ ! (garde).

L’homme de la maison devra alors préparer un lit pour Monseigneur, afin que sa Grâce Monseigneur de Prum puisse y reposer. S’il ne peut reposer à cause du coassement des grenouilles, il y a dans la paroisse des gens qui possèdent leurs biens et héritages sous cette condition qu’ils doivent faire taire les grenouilles, afin que Sa Grâce puisse reposer. »

(Jules Michelet : droits féodaux. juridiction. redevances in Origines du droit français, La France devant l’Europe. p. 315 )

Ce qui est intéressant chez Jacob Grimm est sa remarque selon laquelle ce genre de pratique orgueilleuse avait

« plus une fonction symbolique de reconnaissance de la domination que de satisfaction du plaisir de maîtres arrogants »

Il s’agirait donc moins d’une servitude utilitaire à ceux qui la commandite que d’un signe d’allégeance, de soumission. Autrement dit : ce qui vaut pour les grenouilles peut bien valoir pour les escargots et rend l’anecdote plausible. On peut relever une autre caractéristique de la condition de serf que l’on retrouve dans les 62 articles. Appelée en allemand Totfallabgabe, en droit féodal la mainmorte, elle consistait dans l’obligation en cas de décès de remettre au seigneur la meilleure bête pour un défunt ou le meilleur vêtement s’il s’agissait d’une femme, souvent sa robe de mariée. Les causes structurelles, l’intensification des corvées et leur absurdité liée au mépris du rythme saisonnier du travail agricole suffisent à expliquer le déclenchement de la révolte. Mais c’est comme s’il fallait ce quelque chose de plus pour mettre le feu. Que cela soit de l’ordre symbolique ne devrait pas nous étonner.

La comtesse, mais quelle comtesse ?

Clementia ou Hélène ? Le dictionnaire de la Guerre des paysans nomme la comtesse douairière Hélène de Lupfen née de Ribeaupierre qui était la veuve du comte Heinrich V von Lupfen au moment des faits. Ce dernier décéda en 1521. Il est vrai qu’avec ses 18 enfants, il y avait des besoins de couture. Si nous étions dans la littérature, le prénom d’Hélène ouvrirait des horizons quasi mythologiques. Hélène et le prétexte à la guerre de Troie.

Le frère du défunt Heinrich était Sigmund II von Lupfen. C’est lui qui est concerné au premier chef par le soulèvement des paysans. Et son épouse se prénommait, elle, Clementia. Elle n’a pas eu d’enfant.

Qui était Sigmund II von Lupfen ?

« Engagiste [Qui jouit d’un domaine du Roi par engagement. Il n’est pas propriétaire, il n’est qu’engagiste] de Thann à partir de 1502, celui-ci se vit reconnaître les fonctions de capitaine général (obrister feldhauptmann) des pays antérieurs autrichiens, moyennant l’ouverture de son château de Stühlingen et une pension importante. En 1511, lors de la guerre contre Venise, il conduisit à Padoue les contingents levés par la Diète d’Ensisheim. Sa situation financière relativement fragile se traduisit par des emprunts, notamment aux frères Roland et Bernhard von Andlau, à ses sujets du Haut-Landsbourg et même, semble-t-il, par l’engagement d’une partie de cette seigneurie au vice-chancelier Nicolaus Ziegler. En 1524, il fut l’un des premiers seigneurs exposés à l’insurrection paysanne: ses sujets de Stühlingen lui reprochaient notamment des corvées de charroi vers ses possessions alsaciennes. Des renforts lui furent envoyés par la régence d’Ensisheim au cours de l’automne 1524 ».

(Georges Bischoff : LUPFEN von)

Peut importe finalement ce prénom, Hélène ou Clementia, où même que l’anecdote soit vraie, elle porte en elle, en résumé, la vérité de l’arbitraire féodal.

« Si cette histoire ne devait être qu’une métaphore, elle témoigne de l’espièglerie des paysans »,

écrit Peter Blickle (in Der BauernKrieg. Die Revolution des Gemeinen Mannes. C.H.Beck.2012. p.13).

Après tout, les premières aventures de Till l’espiègle (Eulenspiegel) ont été publiées en 1510-1511. A Strasbourg.

Mais que vient donc faire ici cet escargot ?

Francesco Del COSSA – Annonciation et nativité – 1472 – Gemäldegalerie Dresden

Dans son livre cité, Andreas Mahler, après avoir examiné les chroniques de l’époque s’intéresse aux dimensions symboliques de cette histoire d’escargots. Dans sa lecture « utilitaire », l’auteur parle lui aussi de « raillerie » mais cette fois sur l’incompétence économique de la seigneurerie. Et Andreas Mahler nous met ensuite sur la piste de Daniel Arasse et de son étude du tableau de Francesco del Cossa intitulée le « regard de l’escargot ».

« Dans le palais de Marie, si propre, si pure, la Vierge immaculée, ce baveux fait plutôt désordre et, en plus, il est tout sauf discret. Loin de se cacher, le peintre l’a mis sous nos yeux, immanquable. On finit par ne plus voir que lui, par ne plus penser qu’à lui, qu’à ça : qu’est ce qu’il fait là ? »

Daniel Arasse : Le regard de l’escargot in On n’y voit rien. Descriptions. Folio Essai. Gallimard 2003. p.31

L’auteur se moque de l’interprétation qui ferait de la croyance en la fertilisation par la rosée de l’escargot, le symbole de l’immaculée conception comme dans le chant catholique de l’Avent Rorate Caeli

Cieux, répandez d’en haut votre rosée,
et que les nues fassent pleuvoir le Juste :
que la terre s’ouvre
et qu’elle enfante le Sauveur

L’historien de l’art suppose cependant qu’on puisse admettre que l’escargot soit une figure de la vierge Marie. Le fait est qu’elle ne lui ressemble pas.

« Figure non ressemblante de Marie, posée en exergue sur le tableau, l’escargot nous laisse entendre que ce tableau est, lui-même, une représentation non ressemblante , inévitablement inadéquate, de l’évènement qu’elle représente – c’est à dire surtout du formidable enjeu de la rencontre entre Gabriel et Marie, qui en légitime, tant de siècles plus tard, la représentation. Autrement dit, l’escargot, figure de l’insémination divine de Marie, nous invite à percevoir qu’une Annonciation ne nous fera jamais voir l’objet providentiel de l’Annonciation : l’Incarnation du Dieu sauveur. Le trait de génie de Cossa consiste à désigner cette limite de la représentation en mettant en scène son escargot au seuil de cette même représentation, à sa limite » (D. Arasse : oc. p. 45-46)

Alors que l’introduction de la perspective ouvre sur un monde de mesures, rationalisé, Cossa nous invite à voir l’incommensurable :

« Sur le bord de la construction perspective, sur son seuil, l’anomalie de l’escargot vous fait signe ; elle vous appelle à une conversion du regard et vous laisse entendre : vous ne voyez rien dans ce que vous regardez. Ou plutôt, dans ce que vous voyez, vous ne voyez pas ce que vous regardez, ce pour quoi, dans l’attente de quoi vous regardez : l’invisible venu dans la vision »(Arasse p. 55)

Ou l’incalculable dans le quantifiable. Ou le symbolique au-delà du rationnel.

La chronique de Berne citée plus haut évoque l’hostilité des comtes de Lupfen et Fürstenberg aux protestants qui je le rappelle ne pratiquent pas le culte de Marie. Les chroniques à leur façon signalent aussi avec les coquilles d’escargots un passage à la limite à la fois de l’hubris du pouvoir et du supportable.

Hans Sachs : Die Wittenbergisch Nachtigall, Le rossignol de Wittenberg,

Mais je peux aussi inscrire cet escargot des chroniques plus concrètement encore dans les virulentes polémiques entre les réformateurs et leurs adversaires. Un poème aphoristique (Spruchgedicht) du Maître-chanteur de Nuremberg, Hans Sachs : Die Wittenbergisch Nachtigall, Le rossignol de Wittenberg, Il ne figure pas chez Andreas Mahler.

Le poème édité en 1523 signe la conversion du poète Hans Sachs à la Réforme. Le rossignol de Wittenberg est ici Martin Luther

Frontispice de Die Wittenbergisch Nachtigall de Hans Sachs, parue chez l’imprimeur Nikolaus Widemar. Eilenburg. 1523

Nun hat der Leu viel wilder Thier’,
Die wider sie die Zähne blecken,
Waldesel, Katzen, Böck’ und Schnecken;
Doch all ihr Schrein schlägt ihnen fehl:
Die Nachtigall, sie singt zu hell
Und thut sie all’ darniederlegen;

La fable est la suivante : Éblouis par une lune trompeuse, les moutons ont quitté leur berger et leur pâturage pour suivre le lion dans la nature sauvage. Mais celui-ci leur tend des pièges et en déchiquette beaucoup. De plus, ils sont tourmentés par les loups et les serpents. Le chant du rossignol réveille les moutons de leur aveuglement, ce qui met le lion en colère. Mais malgré l’aide de ses nombreux alliés dont l’âne, le sanglier, le chat et les escargots), il ne parvient pas à faire taire le rossignol. Celui-ci continue d’annoncer l’approche de l’aube et finalement, beaucoup de moutons retournent dans leur pâturage et auprès de leur berger bienveillant.

Le lion est bien entendu le pape. Et parmi ses thuriféraires, se trouvent les escargots. Et qui est l’escargot ? C’est expressément précisé dans le texte :

Das wilde Schwein deut’t Doctor Ecken,
Der in Leipzig mit ihm hatt’ den Strauß
Und viel grober Säue bracht’ heraus;
Der Bock bedeutet Emser gar,
Der Nonnen Tröster immerdar;
Die Katz’ den Murner will bedeuten,
Des Papstes Wächter zu allen Zeiten;
Der Waldesel, auf den Barfüßer
Zu Leipzig, den groben Lesemeister;
So deutet die Schneck’ den Kochläum.
Die fünf, und sonst viel in der Summ’,
Gar lange wider Luther schrieben;

Parmi les cinq adversaires et plus qui écrivent contre Martin Luther qui est ici le rossignol, « l’escargot désigne le Cochläus (So deutet die Schneck’ den Kochläum)», c’est à dire Johannes Cochläus, virulent polémiste contre Martin Luther dont le pseudonyme peut se dériver de cochlea qui signifie en latin l’escargot. Sous le masque du chat, se découvre le moine franciscain alsacien, Thomas Murner, auteur du Grand fou luthérien.

Andreas Mahler évoque encore d’autres symboliques de l’escargot : sexuelle, de bouc émissaire au sens où il fallait bien trouver une origine au déclenchement du soulèvement ou comme allégorie de la lenteur de Dieu, autre mystère de la religion.

Mais nous n’avons pas à faire à des escargots mais à des… coquilles. Vides. Je ne garderai donc encore que la symbolique de la spirale en fait une « hélicospirale ». Mais avant je voudrais encore évoquer la coquille vide comme métaphore de la féodalité. On la trouve dans le Faust II de Goethe où sont évoqués ces chevaliers, rois et empereur que ne sont plus que des coquilles vides. La Révolution française est passée par là.

Mephistopheles
(Leise zu den Wissenden.)

Ich habe freilich nicht gesäumt,
Die Waffensäle ringsum aufgeräumt;
Da standen sie zu Fuß, zu Pferde,
Als wären sie noch Herrn der Erde;
Sonst waren’s Ritter, König, Kaiser,
Jetzt sind es nichts als leere Schneckenhäuser,

(Johann Wolfgang von Goethe: Faust – Der Tragödie zweiter Teil
Vers 10553 à 10560)

MEPHISTOPHELES,
(A voix basse, à ceux qui sont au courant.)

D’où cela vient, il ne faut pas que vous le demandiez.
A vrai dire, je n’ai pas lanterné,
J’ai vidé les salles d’armes des alentours;
Là, ils se tenaient à pied, à cheval,
Comme s’ils étaient encore les seigneurs de la terre,
Autrefois chevalier, roi, empereur,
Et maintenant, plus rien que des coquilles d’escargots vides.

(Traduction dans l’édition établie par Jean Lacoste et Jacques le Rider. Bartillat)

La spirale

Dans ses Instructions pour la mesure à la règle et au compas (1538), Albrecht Dürer nomme « ligne d’escargot » Schneckenlinie, la forme en spirale.

Dessin d’une spirale logarithmique par Albrecht Dürer

La coquille d’escargot n’est pas un objet mathématique et les mathématiques n’en disent pas tout. Elle fait partie des objets plus « intelligibles à la vue quoique plus mystérieux à la réflexion » par ce semblant d’une intention et d’une action qui paraissent humaines et qui cependant ne le sont pas, car « la coquille émane d’un mollusque », écrit Paul Valéry dans L’homme et la coquille. Elle ouvre l’imaginaire par son design de gastéropode.

Quoi qu’il en soit du caractère réel ou d’extraplation fictionnelle de l’anecdote du ramassage forcé de coquilles d’escargot pendant la période de travaux des champs, elle dit quelquechose de la violence de l’arbitraire féodal. Et le comté de Stühlingen, où elle a lieu, passe pour être devenu le « berceau de l’insurrection » paysanne qui se mit en branle au début de l’été 1524.

A suivre : Les trois bandes paysannes (Haufen) pionnières des XII articles de Memmingen

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Guerre des paysans (3) Le cauchemar d’un ermite et le soulèvement du pauvre Conrad

J’ai parlé précédemment des révoltes du Bunschuh. Dans mon reportage à l’intérieur des livres d’histoire sur la Guerre des paysans, j’ai opté, tout en restant dans la chronologie, pour la sélection de quelques moments qui me paraissent particulièrement intéressants voire inspirants. Je change un peu d’optique, cette fois pour établir un lien entre un soulèvement, celui du Pauvre Conrad, et un écrit non théologique qui est un appel non seulement à ne pas se laisser faire mais également à ne pas être complice de ce qu’il se passe tout en se basant sur une conception de la bonne économie opposée à celle néfaste des féodaux. Son auteur est Alexander Seitz. On lui doit notemment un essai sur le rêve (Traumtraktat).

Frontispice de l’essai sur le rêve d’Alexander Seitz. 1515

Alexander Seitz (1470-1545) est natif de Marbach sur le Neckar. Après des études de philosophie, il fit des études de médecine en Italie, à Padoue et Rome avant se s’installer comme docteur en médecine dans sa ville natale. En raison de sa participation à la révolte populaire dite du Pauvre Conrad – sa présence active est attestée à Marbach et Wildbad-, il fut désigné comme l’un des meneurs opposés au duc de Würtemberg, et menacé de mort. Il réussit à fuir et à se réfugier en Suisse d’où il finit par être expulsé. Il était ce que l’on peut appeler un intellectuel engagé. On le retrouve à Munich (1519/1520). Il perdra rapidement son poste de médecin municipal. Quand le duc de Württemberg fut lui même mis au ban de l’Empire, Seitz put revenir dans le Württemberg. Son engagement pour la réforme n’arrangèrent pas ses affaires. Depuis Strasbourg, il prie le réformateur suisse Huldrych Zwingli de lui procurer un poste de médecin, ce que ce dernier lui obtint à Zurich. Là encore il sera poussé vers la sortie pour se retrouver à Bâle de 1527 à 1533. Dans une disputation, il dût défendre ses thèses sur la nécessité de relations sexuelles entre personne non mariées (solutus cum soluta) contre l’Église. Son droit de cité lui fut retiré. Il termina sa vie à Landau dans le Palatinat où sa présence est attestée de 1534 à 1544.

A côté d’écrits de médecine entre autres sur la syphilis, la saignée et la peste, il publie en 1515 un essai sur le rêve (Traumtraktat). Après avoir en douze chapitres expliqué le sommeil et le rêve avec des références à Aristote et Avicennes, il raconte le songe d’un « geistlichen Waldbruder », d’un ermite comme le montre l’illustration. C’est d’ailleurs à lui qu’il s’adresse, ce dernier lui ayant par lettre demandé d’interpréter sa vision nocturne. C’est le prétexte à la rédaction du livre. Le cauchemar, est précisément daté de la nuit du 10 au 11 janvier 1514, la même nuit où, relève l’auteur, apparut un signe prodigieux (Wunderzaichen), l’apparition de trois lunes et de trois soleils à Urach où était emprisonné le père d’Ulrich de Württemberg en conflit avec Charles le Téméraire. Le motif de l’emprisonnement était la maladie mentale. L’auteur veut ainsi montrer que le rêve et l’apparition sont à rapporter aux mêmes événements et qu’ils tournent autour de la personne d’Ulrich, comte de Württemberg qui avait provoqué la fronde du pauvre Conrad, explique Klaus Speckenbach qui poursuit :

« Seitz pouvait donc espérer, avec son écrit, agiter les esprits contre le duc, sa propre situation incertaine le contraignant toutefois à être particulièrement prudent. A aucun moment de l’essai n’apparaît la moindre référence directe contre le prince régnant. Toutes les attaques sont habilement masquées »

(Klaus Speckenbach : Aufruf zum Widerstrand gegen Herzog Ulrich von Würtemberg in dem Traumtraktat von Alexander Seitz in Sprache und Recht. Zweiter Band . Walter de Gruyter. 1986. pp. 896 à 929).

Les transpositions en allemand contemporain de Klaus Speckenbach dans l’essai cité me serviront à raconter l’allégorie onirique proprement dite.

Le cauchemar de l’ermite

L’ermite s’endort et rêve qu’il se trouve dans une forêt sauvage (in ainem dicken dornigen stechenden walde). Il aperçoit une tanière avec une meute de loups dirigée par un animal particulièrement jeune (under inen ir oberster und herr gar jung was). Lorsque le rêveur veut s’enfuir, il trouve son chemin barré par un grand lion de sorte qu’il ne peut trouver refuge que dans un arbre creux (in einem faulen holen böme) d’où il observe dans la crainte le jeune loup donner l’ordre de partir à l’assaut d’une bergerie non sans avoir remis à sa place un vieux loup qui lui rappelait que l’on ne faisait cela dans le passé qu’en cas d’impérieuse nécessité.

„Zu dem sagt ain alter Wolff / wir habent vor zeytten alwegen der nachpaurn verschonet / die nit angriffen / dann in großen nötten / domit wir onverspaicht / und onvertriben bleiben mochtent. Aber der jung wolf ir oberst gantz grymmich bewegt / sagt du alter gest in dauber witz / das muß sein und kain anders / wir wollent der nachpaur gemessen / und dy wollen scheren / die weyle wir sy haben mögent.“

Un vieux loup lui dit que dans le passé, les loups savaient épargner les progénitures du bétail, que nous ne les avons pas attaqués, si ce n’est en cas d’absolue nécessité car nous ne voulons pas nous retrouver sans nourriture pour que nous puissions rester en vie En gros, il dit qu’il faut prendre soin de la progéniture des moutons pour garantir l’approvisionnement futur. Mais le jeune loup n’en a cure, il veut les tondre de toutes les façons.

Les loups se lancent à l’assaut de la bergerie dans la joie et la cruauté. Certains loups emportent leurs proies. Celles-ci leur sont volées par le lion descendu de son poste d’observation. Tous les loups n’avaient pas participé à l’assaut. Les loups restant, inquiets, avaient appelé à l’aide d’autres meutes. Lorsque les assaillants reviennent sans proie, une sanglante dispute éclate entre les loups (darumb ein kryg und streit under inen anfieng ) faisant un nombre de morts. Peu de loups restent avec le tyran, les autres s’enfuient et s’en prennent aux cadavres humains dans un cimetière. Les corps humains ressortent de ceux des loups formant d’effrayantes chimères (zu erschröckenlich menschlicher tyerischer form).

Et un serpent enflammé sortit de la gorge de leur capitaine (unnd irem hauptman wüchse uß dem halße ain grausam feürige schlang) crachant des flammes autour de lui. Sur cette image terrifiante qui rappelle le sort des voleurs dans l’Enfer de Dante, le dormeur se réveille épuisé. (das domit du uß dem traüme wachens erschüttelst schier aller deiner crafft beraubt.)

Sans que cela soit explicite, on peut voir dans la fable la description générale d’une situation et d’une tyrannie qui conduit à une explosion de colère comme celle du pauvre Conrad. Le jeune loup figure le tyran qu’il place dans la lignée de Néron, Caligula. Et le tyran en l’occurrence est Ulrich von Württemberg, déclaré majeur à l’âge de 16 ans mais pas seulement. Et en référence à Ezéchiel, l’auteur dit qu’on ne lui doit pas obéissance. Non seulement cela : ceux qui ne lui résistent pas méritent aussi d’être punis. La bergerie figure un bien commun dont il faut prendre soin. Et c’est le rôle d’un prince de ne pas privatiser sa fonction comme l’a compris le vieux loup. « Un prince qui dit je exclut de fait ses conseillers. Son discours n’est dès lors plus l’expression d’un pouvoir mais une affaire privée ». L’originalité du traité qui contient de nombreuses recommandations sur le bien gouverner sous l’influence de plusieurs écrits de l’époque (dont possiblement, selon Klaus Speckenbach, ceux de l’alsacien Jakob Wimpfeling) se trouve dans son argumentation en faveur de la résistance à la tyrannie. Les chiens de bergers transformés en loups, on devrait les combattre avec des bâtons, des piques et des fusils jusqu’à ce que ces loups soient écrasés. (Warlich man solt ernstlich zustreichen mit Stangen / spiessen / und bûchsen / biß man dy selben wölffischen rüden dämpte / und gar zerknischtet)

La révolte du Pauvre Conrad

Druck, Papier, 16,5 x 11 cm, 4 Bll., 1514, Mainz: Johann Schöffer, Staatsbibliothek Preußischer Kulturbesitz Berlin, Yg 6719 VD 16 W 1964.

On peut lire sur le frontispice de ce poème rimé anonyme en faveur du soulèvement du Pauvre Conrad sans doute destiné à être colporté :

Qui veut savoir ce qu’il en était
dans le pays de Württemberg
Qu’il achète et lise cette priamèle
qui est appelée Pauvre Conrad

Que signfie cette expression de Pauvre Conrad ?

« Baptisée d’un sobriquet – armer Konrad ou armer Kunz a la même signification que ’Jacques Bonhomme’-, cette révolte est une réplique à l’alourdissement des charges qui pèsent sur la paysannerie souabe. Les circonstances sont liées à des opérations militaires lointaines dans le cadre de la Sainte-Ligue du pape Jules II, et, plus spécialement au rôle attribué au duc Ulrich de Wurtemberg, commandant en chef de l’offensive dirigée vers la Bourgogne, en association avec les Confédérés, à la fin de l’été et au début de l’automne 1513. L’effort épuise la principauté souabe, qui procède à une dévaluation des poids et mesures et à d’autres expédients aussi impopulaires. Résultat des manifestations éclatent qui tournent à l’émeute à Leonberg et Grüningen, en juin 1514, avec la constitution d’une bande paysanne qui parcourt le pays jusqu’à sa dispersion par l’armée ducale. Les meneurs et leurs troupes sont durement frappés et certains exécutés comme Gaispeter, l’un ds initiateurs, qui avait reçu le soutien du curé de Grünigen, Reinhart Gaisslin, premier intellectuel à s’engager dans le camp des contestataires ».

(G. Bischoff : La Guerre des pâysans/ L’Alsace et la révolution du Bundschuh (1493-1525) p.109)

Ce qu’il y a de particulièrement intéressant dans le mouvement du Pauvre Conrad, c’est son caractère avant tout urbain, sa dimension fiscale et monétaire et la participation d’un certain nombre d’intellectuels dont le Dr Seitz mais aussi et peut-être surtout Reinhart Gaissler. La goutte qui a fait déborder le vase a été, pour réduire l’endettement du duché et celui personnel du duc, l’introduction d’une taxe (une sorte de TVA) sur les produits alimentaires (viande, vin, céréales) et une modification du système de poids et mesure de sorte que l’on obtenait pour une même somme moins de marchandises. Le 2 mai 1514, un dénommé Peter Gais surnommé Gaispeter fait appel à un « jugement de dieu ». Pour ce faire, il jeta le nouveau poids officiel dans la rivière Rems en déclarant avec un remarquable humour mécréant que si le poids flotte, il est juste. S’il tombe au fond de l’eau, les protestataires ont raison. Les lois de la physique étant ce qu’elles sont, le geste était reproductible et bientôt un vaste mouvement de protestation embrasera les bourgs du comté.

Lorsque le comte Ulrich apprend l’imminence du soulèvement, il renonce immédiatement aux nouveaux impôts et se rend personnellement auprès des insurgés. Il leur promet l’impunité et l’examen de leurs doléances. Parmi ces dernières figurait également une toujours plus grande restriction de leurs droits. L’attitude ducale pourrait apparaître comme « un modèle de règlement pacifique du conflit ». En apparence seulement. « Car il y avait trop de choses de pourri dans l’État du Württemberg. Il ne faudra pas attendre longtemps pour que de nouveaux troubles surgissent et le comte fait peu pour répondre aux vœux des insurgés. De sorte qu’un nouveau soulèvement du Pauvre Conrad éclate dans de larges parties du comté » En juillet 1514, les rebelles occupent la ville de Schornhof à l’est de Stuttgart et prévoient une traversée du comté. Entre temps des renforts de troupe féodaux sont arrivés. Les insurgés reconnaissent leur infériorité et rendent les armes. Beaucoup fuient que l’on retrouvera plus tard. 3400 se rendent. 1682 seront emprisonnés et en partie relâchés. 46 seront enchaînés, 15 décapités, d’autres expulsés ou marqués au fer rouge. L’astucieux Peter Gaiss réussit à fuir mais sera repris et décapité. Des milliers de peine d’amende renflouent les caisses du comte Ulrich.
(Pour ce paragraphe, d’après Christian Pantle : Der Bauernkrieg. Propyläen Verlag. 2024. S.24-25)

Un autre personnage est à évoquer encore, Reinhart Gaissler, curé de Grüningen. Après avoir fait de longues études de théologie, il quitta volontairement la sphère académique. Il participa activement non seulement au soulèvement lui-même mais à sa préparation. A Grüningen le bailli était Philippe Volland, d’une famille de riches commerçants auquel Gaissler reprochera une attitude de spéculateur et d’être ce que l’on appellerait aujourd’hui en situation de conflit d’intérêt.

La prophétie d’Alexander Seitz

L’époque était aux prophéties. Alexander Seitz a participé au débat astrologique sur la conjonction des planètes, qui a donné lieu à de nombreuses publications (quelque 150 impressions) en transformant son interprétation en critique sociale. Au centre : l’annonce d’un déluge sous le signe des poissons. Ainsi celle de Leonhard Reynmann qui le prévoit pour 1524 :

Reynmann, Leonhard: Practica vber die grossen vnd manigfeltigen Coniunction der Planeten, die i[m]m jar M.D.XXiiij. erscheinen … werden. 1524 publié en 1523

Sous le signe de la constellation des poissons, la rencontre entre l’ordre supérieur de l’empereur, du pape, des cardinaux, à droite et un groupe de paysans armés à gauche. Dans le corps du poisson à l’avant la rencontre en février 1524 de la Lune, du Soleil, de Saturne, Jupiter, Mars et Venus associés à une mort annoncée. Le groupe de paysans accompagné de musiciens semble dirigé par un vieil homme avec des béquilles et une faux symbolisant le dieu Saturne, le dur labeur, la mélancolie, le malheur. Du poisson sortent des trombes d’eau qui inondent la ville.

A. Seitz s’empare lui d’un autre phénomène, une apparition dans le ciel de Vienne, en Autriche. Il s’agissait en fait d’un phénomène physique, la diffraction de la lumière sur des cristaux de glace observée par des milliers de personne du 3 au 7 janvier 1520. Son texte l’avertissement du déluge connaîtra cinq éditions en feuilles volantes.

Druck, Papier, 4o, mit Titelholzschnitt, 1521, Augsburg, Bayerische Staatsbibliothek München. La gravure de titre dont l’auteur n’est pas connu montre les différents signes apparus dans le ciel de Vienne avec le dragon de l’apocalypse. En bas, le déluge.

Son texte annonce de grandes transformations par l’homme du commun qui porte le plus lourd fardeau et prend en charge la croix à la suite du Christ. Avec une citation d’Horace qui rappelle que ce sont les peuples qui payent les sottises des régnants, il établit une relation entre le comportement des seigneurs et la situation des pauvres. Il est intéressant de noter que Seitz rappelle le souvenir de Hans Böheim, le joueur de fifre de Niklashausen pour avertir les très puissants et surtout les ecclésiastiques (all grossmechtig / bevor die gaystlichen)
(D’après Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg. Ein Medienereignis [La guerre des paysans. Un événement médiatique] Verlag Herder. 2024. S. 64-65)

« La feuille volante de Seitz contenait une accusation à peine voilée du pouvoir en place. Et il n’était pas le seul, qui ne se contentait pas de prendre les méchants signes avant-coureurs simplement comme des apparitions naturelles mais les rapportaient à l’ordre social »

(Lyndal Roper : Für die Freiheit. Der Bauerkrieg 1525. S. Fischer.s.45)

Prochain article : en intermède, une histoire de coquilles d’escargots

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