Partie 3 : Mulhouse, ville « souisse » (Montaigne). Bernard Jacqué : Le XVIIè siècle mulhousien, Mulhouse au XVIIIè siècle : un siècle helvétique. Mulhouse se réunit à la France
Après un prologue et deux parties traitant l’une l’émergence d’une entité urbaine, l’autre de l’installation de la Réforme, nous abordons les XVIIè et XVIIIè siècles de la Nouvelle histoire de Mulhouse. Pages rédigées par Bernard Jacqué.
Des focales sur certains détails répertoriés sur le plan lui-même révèlent quelques techniques hydrauliques (p. 145). Le livre les met en évidence. J’en retiens deux :
Le plan Merian permet de remarquer encore, précise Bernard Jacqué, qu’il existait
« une réserve foncière que les manufactures et leurs ouvriers sauront utiliser au XVIIIè siècle quand les capitaux accumulés au XVIIè siècle engendreront l’essor de l’indiennage ».
Mais reprenons depuis le début. Nous avons déjà vu que Mulhouse s’est alliée aux cantons suisses en 1515 pour échapper à la contrainte des Habsbourg, que les cantons catholiques rompent cette alliance en 1588. Les cantons protestants mettent alors la ville sous tutelle, intervenant dans sa défense, ses finances et sa vie religieuse. C’est ce qui fera dire à Montaigne lors de son passage dans la cité qu’elle « est une belle petite ville de Souisse, du quanton de Bâle ». Lorsque, en 1597, l’Empereur Rodolphe exige le retour définitif de Mulhouse dans le giron impérial, c’est le roi de France, Henri IV, qui fait cesser cette revendication qui reviendra cependant régulièrement.
« L’édit impérial [Ferdinand II] de restitution du 6 mars 1629, qui ordonne le retour aux catholiques des biens sécularisés à la suite de la Réforme après la paix d’Augsbourg de 1555 [entre princes catholiques et luthériens], entraîne la crise la plus violente de la période : l’empereur en fait transmettre la copie à Mulhouse, le 5 mai, tandis que des mouvements de troupe agitent les alentours de la ville qui craint une mainmise autrichienne. […] C’est l’action énergique de Richelieu auprès des cantons suisses et de son alliée mulhousienne qui sauve la situation : le royaume de France ne pouvait accepter une action autrichienne remettant en cause le statut d’un allié de la Confédération (janvier 1630) et donc du royaume de France » (p.136)
A la suite des traités de Westphalie (1648), « la situation diplomatique de la ville change du tout au tout dans la mesure où les Habsbourg cèdent au roi de France leurs droits sur le Sundgau », au sud de Mulhouse. La ville fournit des mercenaires au royaume. Mais elle se heurte aussi à la politique française qui confond « volontairement souveraineté et propriété ». Louis XIV fait la guerre en Alsace et y prolongera l’état de belligérance au-delà de la Guerre de Trente ans qui avait dévasté l’Alsace.
Comme de nombreuses seigneuries et villes, Mulhouse risquait d’être « réunie à la France ». Vauban construit des fortifications à Huningue mettant Bâle « sous le feu des canons français ». Lorsque, en plus, la Franche-Comté est annexée au royaume en 1678, La France devient un voisin bien « encombrant ».
« La ville a de bonnes raisons de craindre l’interventionnisme français en particulier dans le domaine économique. A la différence des Habsbourg, les Bourbons interdisent le libre commerce des céréales et n’hésitent pas à défendre l’importation de grains par Mulhouse, mettant en danger une de ses activités essentielles, le commerce avec la Suisse : c’est en particulier le cas au moment de la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1680 pendant laquelle la ville connaît un blocus de 27 mois. Par la suite, le gouvernement français continuera à contrôler strictement les entrées de céréales en ville » (p 136-37)
Il s’agit probablement d’une faute de frappe, mais il me semble que « La guerre de la Ligue d’Augsbourg », encore appelée Guerre de neuf ans, se situe entre 1688 et 1697. Elle opposa Louis XIV, qui voulait coloniser définitivement l’Alsace, à une coalition de princes européens. Le roi de France avait par ailleurs, en 1685, révoqué l’Édit de Nantes. A mettre en désordre la chronologie de l’histoire « ancienne », on perd un peu le fil. Je n’en suis pas moins celui de l’auteur qui rappelle que le XVIIè siècle a été en Alsace un siècle de guerre « quasi permanente ». La soldatesque mercenaire employée pour cela y compris par l’armée, régulière elle, des Suédois n’avait que peu de considération pour la religion. D’où leur détestation par les populations protestantes qui avaient pourtant accueilli favorablement ceux qu’elles considéraient comme leurs coreligionnaires.
La plus meurtrière a été celle que l’on appelle Schwedenkrieg, la guerre des Suédois (1632-1639). Avec la complicité du Roi de France, ils ont notamment occupé le sud de la région y provoquant des soulèvements paysans qui ont laissé des traces dans les mémoires et dans la poésie dialectale chez Nathan Katz et Émile Storck.
A chaque épisode guerrier, Mulhouse voit affluer des réfugiés, plutôt catholiques d’ailleurs, et des soldats venus se débarrasser de leur butin.
Bref, ces guerres ont permis à la ville, appuyée sur la neutralité suisse, de bénéficier d’une accumulation primitive de capital qui sera l’une des sources du devenir Manchester de Mulhouse. L’argent n’est pas le seul élément, il en faudra d’autres. Alors que dans son ensemble la population alsacienne a été décimée, perdant entre un et deux tiers de ses habitants, la population mulhousienne, elle, s’accroît.
« L’apport est surtout suisse : les Confédérés viennent s’installer lorsqu’arrivent les Suédois, puis surtout au lendemain de la guerre, lorsque les XIII cantons connaissent une crise économique en 1650 avec la fin du conflit et, en 1653, des jacqueries. Pour l’essentiel, il s’agit d’artisans ruraux, venus surtout des cantons de Berne, Zurich et Bâle, Mulhouse étant incapable, par manque de terre, d’accueillir de nouveaux paysans » (p.141)
Bref, au moment où s’ouvre une période de paix, Mulhouse vit dans l’aisance. Elle remboursera ses dettes. La ville a bien profité des conflits. Le greffier syndic de la cité, Jacob Henric-Petri, peut ainsi écrire en 1636 :
« C’est une bénédiction céleste, un véritable miracle, qu’entourés d’un pays dépeuplé et ruiné, nous jouissions d’une prospérité merveilleuse (herrliche Wohlstand). Nos réserves […] sont immenses […] les capitaux affluent, nous en sommes comblés, même saturés. »
(cité par Bernard Jacqué. p. 142)
Mulhouse, nous l’avons vu, a été réformée d’en haut par l’autorité oligarchique qui dirigeait la ville et qui se transforme en père la rigueur. Cela se traduit par un contrôle de la vie sexuelle et de l’habillement, la condamnation de l’adultère, l’obligation d’assister aux cultes avec la fermeture des bistrots aux heures où ils se tiennent, l’interdiction du théâtre, de la danse, des jeux. Un tel corsetage des corps et des mœurs ne demandait qu’à être transgressé. Il ne faisait pas bon s’afficher catholique ni même luthérien. Contrairement à ce qui est affirmé, je ne vois pas ce qui forçait le synode à de telles mesures rigoristes. Une explication est effleurée sans être développée : la croyance que les multiples fléaux que les humains subissaient étaient la conséquences de leurs péchés. C’est aussi ce que pensait Augustin Güntzer dont je parlerai plus loin. J’ajoute que la doctrine zwinglienne ou calviniste ne va pas de soi pour les individus privés de toutes les formes magiques de recherche du salut comme le note Max Weber quand il parle de ce « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) produit par l’ascétisme protestant. Qui est aussi un processus de rationalisation. Avec un pouvoir qui confond politique et religion. Cela finit d’ailleurs par de nombreuses condamnations de « sorcières ».
En 1688, un médecin de Mulhouse, Johannes Hofer, décrivit pour la première fois dans une dissertation bâloise un mal longtemps connu comme mal helvétique parce qu’il frappait beaucoup les soldats suisses en service mercenaire. Ce mal du pays pouvait devenir si fort qu’il poussait les lansquenets à la désertion. Hofer, qui deviendra le médecin attitré de la ville avant d’en être le bourgmastre, désigna ce mal d’un mot dérivé de l’allemand Heimweh. En passant par les mots grecs νόστος (nóstos) : le retour, et ἄλγος (álgos) : douleur, souffrance. Ce mal du retour prendra le nom de nostalgia, nostalgie.
Bernard Jacqué consacre un encadré à Johannes Hofer. Cela n’est malheureusement pas le cas – et cela m’est assez incompréhensible – pour Johann Heinrich Lambert. Il est évoqué d’une phrase comme « savant », fils d’un tailleur wallon huguenot. Certes, il n’est pas devenu un notable de la cité. Il l’a même quittée assez jeune pour quasiment ne plus y revenir. Je vais tenter d’en parler à la place de l’auteur.
Johann Heinrich Lambert
Je rappellerai d’abord qu’une colonne lui a été dédiée dans et par la ville, la colonne Lambert à proximité du temple Saint-Etienne. Le monument souligne que Lambert était autodidacte.
La colonne a été érigée pour le centenaire de sa naissance près de sa maison natale, en 1828. Il fait donc tout de même un peu partie de l’histoire de la ville, non ? Un lycée mulhousien porte son nom. Lambert, qualifié par Johann Gottfried Herder de « Leibnitz de notre temps », est né en 1728 à Mulhouse. Dès l’âge de douze ans, il est mis au travail d’abord, grâce à sa belle écriture, comme copiste municipal. Ensuite il travaillera aux forges de Seppois. Ce sera sa première expérience en pyrométrie, une science du feu et de la chaleur qu’il développera. Il formera ainsi l’un des jalons vers la thermodynamique. A 18 ans, il quitte définitivement Mulhouse. Après un temps de préceptorat en Suisse, il finit membre de l’Académie des sciences de Berlin au temps de l’Aufklärung. Je rappelle qu’on y parlait le français. Il écrit aussi bien en français qu’en allemand. Mathématicien (la fonction W de Lambert, l’équation de survie, la projection conique, l’irrationalité de π…), astronome (écrits sur les comètes, un cratère de la Lune et un astéroïde portent son nom), physicien (loi de Lambert en photométrie…)… . Sans oublier le philosophe en correspondance avec Immanuel Kant qui avait envisagé de dédier à Lambert sa Critique de la raison pure. Celle-ci paraîtra après la mort de ce dernier en 1777. Ses cendres reposent au cimetière huguenot de Berlin. Philosophe, il discute d’épistémologie, de phénoménologie, disserte sur le statut de la vérité, sur le sublime qui toujours finit par se dégrader, écrit-il. Johann Heinrich Lambert s’est intéressé aussi aux Belles Lettres et à l’Histoire. A ce propos, je ne résiste pas au plaisir de transmettre aux historiennes et historien de la Nouvelle histoire de Mulhouse, cet extrait de son discours de réception à l’Académie des sciences de Berlin :
« L’histoire nous offre des faits et des phénomènes des temps précédents ; et en la prenant dans sa véritable étendue, l’histoire naturelle en fait une grande partie. Qui nous fournira les données, pour apprendre à connaître les lois qui s’observent dans la succession des causes et des effets, et pour les prévoir ? C’est à l’histoire à nous tenir registre de ce qui s’est passé, afin de pouvoir le comparer avec le présent, et en déduire les lois pour l’avenir. Remarquons encore, que réciproquement l’histoire elle-même ne saurait mettre ses registres en ordre, et fixer ses époques que d’après les grandes révolutions que la physique céleste lui offre dans le mouvement des astres, et dont elle caractérise et calcule les moments ».
(J.H. Lambert : Discours de réception à l’académie des sciences de Berlin. 1765. in Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 44 / Johann Heinrich Lambert. Presses universitaires de Strasbourg. 2018. p 155)
Et puisque Lambert nous y invite, regardons un instant vers le ciel. Je ne parlerai pas de celui que le savant a étudié en son temps, avec la spectaculaire comète à six queues de 1744, qui l’éveilla au phénomène, à l’âge de 15 ans, et le retour de la Comète de Halley, en 1759. Je veux évoquer celle, qu’au cours du siècle de la Guerre de Trente ans, a vue, en 1618, Augustin Güntzer, potier d’étain alsacien et calviniste, au cours de son tour de compagnonnage. Non seulement il l’a vue mais dessinée, vécue et interprétée, selon sa foi calviniste, comme un signe de châtiment divin.
« EN L’AN 1618, LE SEIGNEUR DIEU, FIT APPARAÎTRE AU FIRMAMENT CETTE COMÈTE, SIGNE DE CHÂTIMENT, QUI PARCOURUT LE CIEL DE TOUT LE PAYS ALLEMAND DU SAINT EMPIRE. SEIGNEUR, AIDE-NOUS. »
(Texte placé sous le dessin) :
« Ah! Seigneur, Dieu, je ne peux m’imaginer autre chose que cela: en nous montrant cette comète et ses verges, ton dessein est de châtier les habitants de l’Allemagne. Punis-nous avec mesure et non dans ta colère. Seigneur, accorde-nous ta grâce et ne nous fais pas tomber entre les mains des hommes, car ta miséricorde est immense. Seigneur, tes verges sont aussi pour moi, car je suis un grand pécheur. Seigneur, si cela se peut, donne-moi ton saint Esprit, afin que j’améliore ma vie. Ah! Seigneur, aide-nous et ne nous laisse pas périr, par la volonté de ton Fils, le Christ. Amen.
SEIGNEUR, MON ÂME T’APPARTIENT EN TOUT TEMPS ».
(Texte figurant au recto du dessin) :
« J’ai vu cette comète tous les matins à 5 heures pendant une heure, à Schwaz dans le Tyrol, et ce, quinze jours d’affilée, en décembre avant la Noël de l’an 1618. Que le Seigneur, notre Dieu, nous accorde sa grâce, car il montre aux hommes que de grands châtiments et malheurs puniront les hommes du pays allemand à cause de leurs péchés ».
(Güntzer, Augustin, (2010) : L’histoire de toute ma vie. Autobiographie d’un potier d’étain calviniste du XVIIè siècle. Traduction : Monique Debus Kehr. Honoré Champion Paris.)
Augustin Güntzer est né à Obernai en 1596. Il a donc 22 ans quand il « croise « la comète. Il se trouve alors au Tyrol dans le cadre de son Tour de compagnonnage entamé en 1615. Il dessine la chevelure et la queue de la comète en s’efforçant de produire l’impression qu’elle est visible dans un vaste espace. Ce qui fut effectivement le cas. Les trois comètes de 1618 sont les premières à avoir été observées à l’aide de la lunette astronomique notamment par Kepler. La défenestration de Prague qui marque le début de la Guerre de Trente ans a eu lieu la même année, le 23 mai 1618. Ces éléments font partie d’un texte à venir qui s’intitulera : L’écriture de soi sous la comète au 17ème siècle en Alsace. J’ai évoqué la figure d’A. Güntzer sous un autre angle, celui de la rencontre avec l’autre de la religion, dans un livre dirigé par Dominique Rosenblatt et Gérard Schaffhauser : Frontières et hospitalité / Questions alsaciennes, édité par l’association Stockbrunna.
« Ploutocratie autoritaire »
Retour au livre qui nous occupe. Nous passons, toujours avec Bernard Jacqué, au siècle où Mulhouse vit selon l’auteur « un siècle helvétique ». Il en a été peu question jusqu’à présent dans l’historiographie de la cité. Les liens de la ville avec la Suisse sont moins tenus qu’il n’y paraît. Cela se traduit sur la plan de la langue, de l’urbanisme et de l’architecture, de la formation et de l’apprentissage, de l’envoi de mercenaires à la France moyennant rétribution.
« Mais c’est sans doute dans le domaine politique que la ville rejoint le plus le modèle cantonal suisse et son évolution au cours du siècle. […] Ce système compliqué de conseils et d’assemblées qui n’a pas évolué depuis la fin du Moyen-Âge et que l’on rencontre partout dans les XIII cantons, est dominé par une étroite bourgeoisie privilégiée » (p. 158)
Ce système de caste fermé sur lui-même se retrouve dans toute la Suisse. A Mulhouse, tout nouvel arrivant est exclu de droits. Seules huit familles se partagent les privilèges du pouvoir. Mais ce système « se révèle en crise tout au long du siècle ».
« Or les exclus du système, en fait les corporations, remettent en cause, dans toute la Confédération, un patriciat tendant sous l’influence de l’absolutisme, à la ploutocratie autoritaire [l’expression de Raymond Oberlé est reprise par Bernard Jaqué], ce qui entraîne un Bürgerlärm (une insurrection) dans la plupart des cités helvétiques, des années 1730 aux années 1760 et plus tard encore à Genève. Celui de 1739, à Mulhouse, se révèle moins sanglant que dans le reste de la Suisse. Il aboutit à quelques concessions, en particulier la publication, en 1740, des statuts de la ville qui prévoient – vœu pieu – ’qu’on veillera soigneusement à ce que les familles se répartissent les postes’ » (p. 157).
Klapperstein (Pierre des mauvaises langues)
Bernard Jaqué traite aussi de la justice peu compréhensive où l’instruction criminelle avait encore recours à la torture, où l’on pratiquait la chasse aux sorcières. On risquait la peine de mort pour un vol, par exemple, « de textiles dans une blanchisserie ». Et bien sûr du Klapperstein, la pierre des mauvaises langues ou des médisant.e.s, traduction qui me semble préférable à celle de pierre des bavard.e.s. J’imagine que, même à l’époque, on pouvait être bavard. Mais pas médisant. L’idiotikon suisse donne pour Chlapperer l’acception de diffamateur (Verleumder). On peut voir une copie du Klapperstein sur la façade ouest de l’Hôtel de ville, place de la Réunion. Ce masque de pierre tirant la langue, qui était à l’origine cadenassée, devait être porté autour du cou du ou de la condamné.e pour médisance. Il ou elle devait traverser la ville sur un âne avec ce collier de pierre de 12 kg. L’inscription le précise :
Zum klapperstein bin ich genannt, / den böszen mäulern wol bekannt/ Wer lust zu zank und hader hat / der musz mich tragen durch die stadt
On m’appelle le Klapperstein. Je suis bien connu des méchantes langues. Quiconque prend plaisir aux disputes et aux querelles me portera à travers la ville.
Contrebande d’indiennage
Le 1er juin 1746, trois jeunes bourgeois informent le Conseil qu’ils ont fondé une société pour créer « eine fabrique von Indienne », une fabrique de tissus imprimés. Venus d’Orient. (Voir ici. Et encore là). Il s’agit de Samuel Koechlin, Johann Jakob Schmalzer et Johann Heinrich Dollfus. Ils sont rejoints quelques mois plus tard par un négociant qui se porte garant de leur emprunt à la ville : Johann Jacob Feer. Si cette activité s’est développée en Suisse par les réseaux huguenots, elle est interdite en France. Cette prohibition assurera le succès de la vente par contrebande des tissus mulhousiens. Le trafic passait par la Lorraine. Les quatre apprentis industriels ne savaient cependant pas fabriquer des indiennes. Ils y suppléeront en embauchant dans le canton de Neufchätel, plus précisément à Cressier, un maître fabricant d’indiennes. Ce dernier recrute des ouvriers « sans doute en Suisse alémanique ». Brève évocation de l’importation de savoir-faire et de techniques venant de Suisse. L’histoire technique méritait là aussi d’être développée. Moins d’un an après, la production démarre et se vend en France par des voies « plus ou moins interlopes ».
Ces débuts encore modestes par comparaisons avec les grandes manufactures de Genève, Neufchâtel, Munster ou Wesserling constituent cependant la base suisse et mulhousienne de l’industrialisation qui prendra son plein essor au 19ème siècle. Mulhouse connaît une « explosion démographique » par l’arrivée « massive » d’ouvriers après 1746 et plus encore après 1770.
Conflit puis réunion avec la France
Le XVIIIème siècle est aussi celui de l’Aufklärung et les Lumières. A Mulhouse des société de lectures et de discussions se créent. On y lit, précise Raymond Oberlé, Montesquieu et l’Encyclopédie dont le but affiché était de rassembler, diffuser et partager les connaissances. Il semble que cet accueil se soit fait dans un mélange de conservatisme et d’ouverture aux idées nouvelles plutôt françaises qu’allemandes.
En 1777 encore, et pour la dernière fois, Mulhouse renouvelle avec les cantons suisses le serment d’alliance avec la France dans un contexte modifié par la concurrence de l’indiennage mulhousien avec les « puissantes » manufactures françaises développée en particuliers en Haute Alsace (hors Mulhouse) souvent par des capitaux helvétiques. Mulhouse bénéficiait alors de la libre circulation des marchandises de part et d’autre du Rhin. Lors de négociations entre le Royaume de France et la République mulhousienne, en 1785, « le gouvernement français va jusqu’à évoquer, pour la première fois, la réunion de Mulhouse à la France ». Il faudra cependant attendre janvier 1798, pour que la bourgeoisie mulhousienne réunie en conseil vote majoritairement pour la réunion à la République française. Elle sera fêtée au mois de mars 1798.
Mais avant d’en arriver là, quelques épisodes méritent d’être évoqués sans entrer dans le détail des bouleversements de l’époque pour lesquels l’ancienne histoire est plus riche. Un va et vient entre les deux s’avère des plus utiles. Les tensions entre Mulhouse et la République, qui consolide la frontière sur le Rhin, portent sur les possibilités d’exportation vers l’Allemagne et les droits de douanes.
« Le conservatisme du Magistrat fait par ailleurs de Mulhouse un petit centre contre-révolutionnaire, sans parler de la contrebande, de la spéculation sur les vivres et du trafic sur les assignats dans une ville où seul a cours le numéraire. Mais ce conservatisme n’est pas partagé par tous ; les fabricants apparaissent plus ouverts aux idées françaises […]. Finalement le coup de massue ne vient pas de Paris mais de Colmar. : le 2 novembre 1792, illégalement, le département du Haut-Rhin impose un cordon douanier de la ville, ce qui engendre un blocus économique » (p. 167)
Du côté des manufacturiers, l’intérêt de l’indépendance de la ville se dissout. Un monde nouveau s’ouvre à eux. Pour rester, avec Bernard Jacqué à l’originalité de son angle suisse, notons encore que « la vieille alliée bâloise fait elle-même sa révolution », en janvier 1798, et que 10 cantons suisses votent un peu plus tard la constitution de la République helvétique.
On aurait aimé en savoir un peu plus sur les rapports de la population mulhousienne à la Révolution française et au rattachement à la Répubique.
Les indiennes
Sans les développer, je me contenterai, pour conclure, de quelques notations personnelles presque en style télégraphique. Nous avons vu que la fabrication des indiennes supposait de nouveaux savoirs et savoir-faire. Sans parler de la fabrication des tissus, qui doivent répondre à certaines qualités, l’impression sur étoffe demande une succession de compétences :
– des dessinateurs « capables de joindre la beauté à une facile exécution ». Ils sont des intermédiaires entre les goûts du public et les possibilités techniques
– des graveurs (sur bois de poirier pour l’époque qui nous intéresse), placés entre le dessinateur et l’imprimeur,
– des imprimeurs assisté de tireurs – des enfants qui chargent les châssis de couleurs –
– des coloristes, alchimistes des « drogues », colorantes ou autres …
« Le coloriste et l’imprimeur donnent l’âme à l’impression, le teinturier la revêt du corps et le blanchisseur donne du relief au travail de l’un et de l’autre » (Jean Ryhiner)
Tout cela nécessite des machines tels que moulin à foulon, calandre ou chaudières « pour le bouillissage à garance » ou le « bain d’indigo », des outils ainsi que des tables et des planches à imprimer, des châssis, des recettes de couleurs, des mordants … . La source d’énergie quand elle n’est pas hydraulique est humaine et animale (chevaux).
Ces éléments très succinctement rapportés sont tirés du Traité sur la fabrication et le commerce des toiles peintes de Jean Ryhiner, un manufacturier bâlois. Il a été écrit entre 1766 et 1783. Il est publié en traduction française dans le livre de Aziza Gril-Mariotte : Les indiennes / La création des toiles imprimées, des Indes aux manufactures alsaciennes (XVIIIe-XIXè siècles). Éditions SilvanaEditoriale. 2022.
Avec les indiennes, il y a besoin d’un enchaînement voire d’une coordination de savoir-faire. Mais le phénomène est plus général. Le 18ème siècle n’est pas seulement celui de la « révolution technique du textile ». Il est accompagné de bien d’autres qui « s’épaulent » (B.Gilles) les unes les autres. Ou, pour le dire avec René Passet, « Les inventions se répondent » en se livrant à un jeu de « course-poursuite ». De sorte que dans son Histoire des techniques (Encyclopédie de la Pleiade p. 721), Bertrand Gilles peut écrire que dans la dernière décennie avant la Révolution française,
« nous sommes bien dans un nouveau système technique » (C’est moi qui souligne)
Sapere aude! (Immanuel Kant)
Il n’est peut-être pas inutile non plus de dire quelques mots de l’Aufklärung et des Lumières. Je le fais rapidement.
« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement?. Telle est la devise des Lumières ».
(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits)
Oser devenir adulte, une définition encore bien utile aujourd’hui. Mais les Lumières ne consistent pas seulement en la Raison qui par ailleurs régresse régulièrement et doit constamment être remise en chantier. Se met en place une conception « rationaliste et mécaniciste » du monde. La « nature » sera désormais considérée, de même que l’homme et l’Etat, comme une machine, le corps humain comme une horloge. L’Homme-machine de La Mettrie date de 1748. Avec Newton, Dieu lui-même est horloger. Si l’on ajoute à la mécanisation du vivant, le Léviathan de Thomas Hobbes qui les précède (1651), se forme
« un imaginaire normatif qui est encore largement le nôtre : celui qui se représente le gouvernement des hommes sur le modèle de la machine » (Alain Supiot : La gouvernance par les nombres. Fayard Pluriel. p.66)
La tendance est à ce que tout devienne calcul, aujourd’hui algorithme : « Le nombre est devenu le canon de l’Aufklärung. Les mêmes équations dominent la justice bourgeoise et l’échange des marchandises. », écrivent Adorno et Horkheimer dans leur Dialectik de l’Aufklärung. J’en ai parlé ici.
A suivre : Partie 4 : L’industrialisation de Mulhouse. Marie-Claire Vitoux : Mulhouse ou le devenir d’une ville-monde [1798-1918]
PS. Au moment où je terminais ce texte – je laisse toujours un peu de temps entre la rédaction et la publication -, j’apprenais la démission d’une conseillère municipale, Béatrice Fauroux-Zeller, déléguée entre autre à la promotion de l’écosystème textile à Mulhouse. Je note que parmi les raisons invoquées pour ce départ, elle dit que « le textile, qui avait connu son déclin économique dans les années 1970, subit aujourd’hui un déclin culturel qui n’est pas à la hauteur de son histoire » Elle ajoute le manque de projet sérieux pour le Musée d’impression sur étoffes, MISE qui s’est fait piller ses collections. Ceci rapporté, nous sommes invités par le quotidien régional à ne pas voir de dimension « polémique » dans cette démission. A Mulhouse, tout ce qui peut avoir une allure polémique est mal venu. Toujours encore peur du Klapperstein ? Nous ne pourrons donc pas savoir si elle a raison ou tort de parler de déclin culturel. D’ailleurs, en quoi cela nous regarde-t-il, hein ?
Maryanne Wolf : Pharmacie du cerveau lecteur
Le livre de Maryanne Wolf, Reader, come home. The reading brain in a digital world (littéralement : Lecteur, regagne la maison. Le cerveau lecteur dans un monde digital) est paru en 2018. La traduction allemande Schnelles Lesen, langsames Lesen / Warum wir das Bücherlesen nicht verlernen dürfen (Lecture rapide, lecture lente / Pourquoi nous ne devons pas désapprendre à lire des livres) était disponible dès 2019. Depuis début septembre 2023, nous pouvons le lire en français dans une traduction de Nicolas Véron sous le titre : Lecteur, reste avec nous / Un grand plaidoyer pour la lecture. Il est paru dans la nouvelle maison d’édition Rosie & Wolfe, sise à Genève et fondée en 2022 par l’écrivain Joël Dicker qui en fournit la préface.
Il est intéressant de relever, dans les traductions du titre, la différence de perception selon les cultures. Je signale d’emblée que la question du lire vite ou lentement n’est pas spécifique au numérique qui, par contre, favorise la dispersion du temps de cerveau disponible. Ce qui est au centre des travaux de Maryanne Wolf, c’est le cerveau lecteur. En s’appuyant sur la dernière phrase du livre, l’on pourrait aussi dire : Ami.e bon.ne lectrice, lecteur, hâte-toi avec lenteur, pour développer une double capacité de lecture profonde tant vis à vis de l’imprimé que du numérique pour ne pas perdre les potentialités d’un nous collectif et social.
Maryanne Wolf ne m’était pas inconnue grâce à Bernard Stiegler qui nous avait invités à en prendre connaissance. Il avait préfacé son précédent livre paru en français : Proust et le Calamar aux éditions Abeille et Castor (novembre 2015. Trad. Lisa Stupar). L’édition française contenait en outre un dialogue entre Maryanne Wolf et Bernard Stiegler. Dans ce livre, elle développait déjà son souci de prendre soin des enfants en se préoccupant du devenir de leur cerveau lecteur. Souci partagé par Bernard Stiegler.
Spécialiste américaine en neurosciences cognitives, Maryanne Wolf est professeur à l’Université de Californie, à Los Angeles, où elle dirige le Centre d’études sur la dyslexie. Elle est l’autrice d’autres livres non traduits en français : Tales of Literacy for the 21st Century (Histoires d’alphabétisation pour le 21e siècle) et Dyslexia, Fluency and the Brain ( La dyslexie, la fluidité et le cerveau)
Pourquoi Proust et le calamar ? Proust considérait dans la Recherche du temps perdu que son livre « n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que vendait à un acheteur l’opticien de Combray » lui permettait de fournir à ses lecteurs …
… « le moyen de lire en eux-mêmes.».
En lisant ce qu’a écrit un.e autre que nous, nous nous lisons nous-mêmes. Le calamar est une « espèce timide mais futée, capable de se soigner et de compenser ses défaillances ». Proust et le calamar symbolisent le dialogue entre les neurosciences et la littérature qui caractérise la démarche de l’autrice. Je ferai dans ce qui suit quelques ouvertures vers d’autres auteur.e.s préoccupé.e.s par la lecture et l’écriture.
Dans le livre présent, elle a opté pour une forme différente du précédent, avec une démarche, dirais-je, résolument pharmacologique. Les neuf lettres qui le composent s’adressent directement aux lectrices et lecteurs que nous sommes. Elle montre ce qu’il se passe dans le cerveau de la lectrice et du lecteur quand il ou elle lit mais aussi les risques d’une perte de capacité de lecture profonde par la multiplication des sollicitations numériques via les multiples écrans qui envahissent nos vies. Chaque lettre d’une longueur variable commence par Cher lectrice, Chère lecteur et se termine par Amicales pensées. Une invitation à l’empathie. La lecture est aussi ce qui contribue à former l’empathie envers l’autre y compris envers un moi autre.
« Nous ne sommes pas nés pour lire »
Que nous ne soyons pas nés pour lire ne veut pas dire que l’on pourrait s’en passer mais que nous ne sommes pas génétiquement programmés pour cela.
„Von den vielen Welten, die der Mensch nicht von der Natur geschenkt bekam, sondern sich aus dem eigenen Geist erschaffen hat, ist die Welt der Bücher die größte. Jedes Kind, wenn es die ersten Buchstaben auf seine Schultafel malt und die ersten Leseversuche macht, tut damit den ersten Schritt in eine künstliche und höchst komplizierte Welt, deren Gesetze und Spielregeln ganz zu kennen und vollkommen zu üben kein Menschenleben ausreicht. Ohne Wort, ohne Schrift und Bücher gibt es keine Geschichte, gibt es nicht den Begriff der Menschheit. […]
Es wird jedes Buch jedes Denkers, jeder Vers jedes Dichters für den Leser alle paar Jahre ein neues verändertes Gesicht, wird anders aufgefasst werden andere Anklänge in ihm wecken […] Das geheimnisvolle und Große nun bei diesen Lese-Erfahrungen ist dies : je differenzierter, je feinfühliger und beziehungsreicher wir zu lesen verstehen , desto mehr sehen wir jeden Gedanken und jede Dichtung in ihrer Einmaligkeit in ihrer Individualität und engen Bedingtheit und sehen, dass alle Schönheit, aller Reiz gerade auf dieser Individualität und Einmaligkeit beruht…“
(Hermann Hesse : Die Magie des Buches in Die Welt der Bücher / Betrachtungen und Aufsätze zur Literatur. Suhrkamp Taschenbuch. S.280-289)
« Pour l’homme, le monde des livres est le plus grand des mondes dont la nature ne lui a pas fait cadeau et qu’il a donc dû créer avec son propre génie[Geist]. Tout enfant qui dessine les premières lettres sur son ardoise et fait ses premiers essais de lecture, accomplit ainsi ses premiers pas dans un univers artificiel et extrêmement compliqué, dont aucune existence humaine ne saurait suffire pour connaître et appliquer totalement les lois et règles du jeu. Sans la parole, sans l’écrit et les livres, l’histoire n’existe pas, pas plus que la notion d’humanité.[…]
Tous les deux ou trois ans, tout livre de tout penseur, tout vers de tout poète apparaîtra au lecteur avec un nouveau visage, sera compris autrement, éveillera en lui d’autres résonances. […] Le secret et la grandeur de ces aventures dans le monde des livres sont peut-être ceux-ci : plus nous savons lire avec discernement, sensibilité et sens des rapports, plus nous percevons toute pensée et toute œuvre dans son unicité,[Einmaligkeit, dans sa singularité] son individualité et son étroite relativité, et percevons que toute beauté, tout charme, reposent sur cette individualité et cette unicité … »
(Hermann Hesse : Magie du livre/Écrits sur la littérature. José Corti. 1994. Trad. François Mathieu. Cité par Maryanne Wolf dans ses deux livres dans une traduction un peu différente.)
Cela date de 1930. Je mentionne ces extraits pour plusieurs raisons, outre celle de rester dans la tradition bilingue du SauteRhin. Maryanne Wolf les cite dans Proust et le Calamar et y revient dans le présent livre. Elle y relate aussi une expérience de relecture d’un ouvrage de l’auteur allemand, Le jeu des perles de verres, dans laquelle elle n’a pas retrouvé l’image que lui avait laissée une lecture précédente. Je le fais encore parce qu’il sera question, par analogie au bilinguisme, d’une bi-compétence du cerveau lecteur à la fois dans l’imprimé et le numérique. Dernière raison enfin, le texte de H.Hesse, rapporté ci-dessus, nous fournit une bonne entrée en matière pour montrer que la capacité de lire et d’écrire n’est pas innée. Elle est une pure invention humaine. Le cerveau n’est pas programmé génétiquement pour la lecture contrairement à d’autres de ses fonctions comme la vision et le langage.
« Aucune autre espèce, à notre connaissance, n’a rien accompli de tel. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le répertoire de notre cerveau d’hominidé, au terme d’un long processus qui a modifié en profondeur nos connexions neuronales […] et, par voie de conséquence, la nature même de la pensée humaine.
Ce que nous lisons, la façon dont nous lisons, les motifs pour lesquels nous lisons: tout cela évolue et transforme, à un rythme de plus en plus rapide, notre manière même de penser. La lecture est devenue, en six mille ans à peine, le catalyseur du développement intellectuel des individus, mais aussi des sociétés, qui la pratiquent. Notre aptitude à lire n’est pas seulement un indicateur de notre aptitude à penser: elle est la plus sûre façon connue d’ouvrir à notre cerveau des perspectives nouvelles. L’évolution du cerveau lecteur et les changements accélérés dont elle s’accompagne sont des enjeux cruciaux. »
La lecture, invention culturelle, nécessite donc un apprentissage. S’il est important de s’arrêter sur ces questions, c’est que nous vivons une transition entre la lecture sur imprimé et celle sur divers écrans. Cela concerne les enfants en particulier « dont l’attention ne cesse d’être distraite par des stimuli qui jamais ne se sédimenteront en connaissances ». Cela va au-delà des jeunes générations. La capacité de lire attentivement influe directement sur celle de penser. Le propos de Maryanne Wolf n’est pas d’opposer l’imprimé au numérique – il n’ y aura pas de retour en arrière – mais de profiter des savoirs sur la plasticité du cerveau lecteur pour réfléchir aux usages que nous pouvons en faire voire pour éviter une dépendance exclusive accrue aux mémoires externes. L’imprimé aussi est une exosomatisation mnémotechnique.
Le cerveau lecteur, c’est comme un cirque aux multiples pistes
Au début est l’extraordinaire plasticité du cerveau et son aptitude à fabriquer un « nombre vertigineux » de connexions neuronales et à former « des circuits nouveaux à partir de structures recyclées » qui nous ont permis d’acquérir « toutes sortes de compétences non programmées génétiquement » (p.35). Le langage oral s’appuie lui sur des gênes dédiés. Encore a-t-il fallu pour l’espèce humaine acquérir la station debout pour libérer la bouche de ses fonctions premières.
Pour expliquer ce qu’il se passe dans notre cerveau chaque fois que nous lisons un mot, Maryanne Wold utilise la métaphore visuelle d’un cirque qui serait à cinq pistes simultanées et dont les actions parallèles représenteraient en ralenti ce qu’il se passe dans le cerveau à « une vitesse vertigineuse ». Grâce à Catherine Stoodley, à la fois dessinatrice et, elle aussi, experte en neurosciences, le livre nous en propose des illustrations. Voici les cinq pistes, cercles, de notre cirque neuronal.
Pour suivre, il y a besoin de projecteurs. Ils sont ceux de l’attention.
« Les systèmes attentionnels du cerveau sont en effet l’équivalent biologique de projecteurs de scène ».
Sans eux rien ne peut se passer. Et il en existe de différentes sortes que je ne détaillerai pas pour ne retenir que ceci : « peu de gens ont conscience du caractère crucial de l’attention pour chacune de nos fonctions et la multiplicité des formes d’attention qui doivent entrer en action avant même que le mot qui s’affiche nous soit visible » (p.42). L’auteure souligne également la relation « extrêmement étroite » entre les facultés d’attention et de mémorisation. Puis vient le moment tant attendu où nous voyons le mot. Tout cela se passe évidemment très, très vite. Quelques centièmes de secondes.
Viennent ensuite le cercle du langage, de la cognition et de l’affect. Les mots s’habillent, se contextualisent, activent la mémoire :
Si notre cerveau n’est pas « câblé pour la lecture », cela veut dire aussi que « le lecteur ne préexiste pas à la lecture » comme le rappelle Peter Szendy dans son livre Pouvoirs de la lecture (La Découverte). On devient lecteur, c’est à dire aussi, qu’on s’individue et devient ce que l’on est par l’apprentissage du lire et de la lecture profonde. Cela signifie également que c’est une compétence qui peut être court-circuitée et que nous pouvons perdre.
La lecture profonde est-elle en danger ? (Lettre 3)
La phrase forme un tout qui n’est pas la somme des parties qui la composent. Nous passons au niveau supérieur de la lecture profonde qui est « l’espace où un autre vous révèle à vous-même vos propres pensées » (cf Entretien à Philosophie Magazine).
« L’ensemble des interactions entre la perception, le langage et les processus neuronaux de la lecture profonde accélèrent notre compréhension, du fait qu’elles nous permettent de saisir le sens d’une phrase d’une vingtaine de mots grâce à des prédictions bien plus rapides pour le tout qu’elles ne le seraient pour la somme des parties. […]
Il est crucial (et va moins de soi qu’on ne pourrait le croire) de consacrer le temps nécessaire à la constitution du réseau neuronal de la lecture profonde dès l’enfance et à son entretien à l’âge adulte. Il faut en effet des années pour que se mettent en place les processus nécessaires à cette forme de lecture, et nos sociétés ont besoin de s’assurer que cette mise en place commence tôt. Cela donne aux lecteurs experts que nous sommes une responsabilité sociale particulière : celle de veiller, jour après jour, ligne après ligne, à ménager les quelques millièmes de seconde supplémentaires indispensables à l’entretien de notre capacité de lecture profonde » (p. 58)
Celle-ci conditionne notre capacité de réflexion. Or nous sommes entrain de passer avec la digitalisation à une culture du vite lu et au « déclin de l’empathie » qui nous met en relation avec un autre que nous-même qui, cependant, nous révèle à nous mêmes.
« Je m’inquiète tout autant du contenu de ce que nous lisons que de la manière dont nous le lisons. […] J’ai l’impression que les lecteurs experts d’aujourd’hui, qui jusqu’à présent puisaient essentiellement dans leur propre réservoir de connaissances, sont de plus en plus tributaires de mémoires externes, impersonnelles et interchangeables. J’entends donc prendre toute la mesure du coût que représenterait la perte des mémoires internes que chacun de nous se constitue au fil de sa vie et de ses lectures, mais sans pour autant négliger l’atout extraordinaire que constitue la surabondance d’informations dont nous disposons désormais à portée de clic. » (p.75)
Elle suggère de ne pas se reposer trop tôt sur « les béquilles d’un savoir externe ». Je ne sais pas si le terme « béquilles » convient bien.
« Ceux qui ont lu beaucoup et bien auront une profusion de ressources qui viendront éclairer leurs lectures ultérieures. En revanche, ceux disposant d’un bagage moindre auront des capacités d’interférence, de déduction et d’analogie plus limitées, ce qui les rendra perméables à des informations non vérifiés, voire à des fake news ou de pures inventions. Le danger, en d’autres termes est que nos enfants ne sachent plus qu’ils ne savent pas. […] » (p.77)
Ce manque de ressources conduit à ce que « les processus neuronaux de la lecture profonde seront moins souvent activés ». Cela a pour conséquence de répéter en boucle ce que l’on sait déjà sans ouvrir à la nouveauté. Les savoirs ne progressent qu’en se renouvelant. Il faut passer par une analyse critique des technologies de mémorisation pour être et devenir des Sherlock Holmes capables d’attention, de questionnement et de déductions.
Il y a peu, cet été, j’ai fait l’expérience suivante, au cours d’un repas : une dame en face de moi, que je ne connaissais pas d’avant, m’a assuré mordicus que le gouvernement avait l’intention de taxer les potagers. Ça sentait bien évidemment la fausse nouvelle. Je lui ai demandé alors d’où elle tenait cette information. Elle l’avait lue sur fesse-bouc. C’est ce que l’on appelle une fake news, lui ai-je rétorqué. Non, non, c’est vrai, j’ai vérifié. Vous l’avez vérifié où ? Sur f… . La boucle était bouclée. Sur le réseau asocial, on vous confirme tout ce que vous voulez. Et ce que l’on souhaite entendre. Vérification faite, le canular informatique (hoax) présenté comme une nouveauté était vieux de cinq ans. Il circule depuis 2017 et nous étions en 2023.
Ce qui dit Maryanne Wolf dans la citation qui suit ne concerne donc pas seulement les jeunes générations.
« Une formation rigoureuse au raisonnement critique constitue notre meilleure chance que le génération à venir soit immunisée contre une information superficielle ou manipulatrice qu’elle soit délivrée sur papier ou sur écran ».
Elle ajoute :
« L’analyse critique sous sa forme la plus approfondie, est la synthèse ultime des constructions intellectuelles et morales du passé, en même temps que le prélude à une compréhension renouvelée du monde ». (p.83-84)
Rétentions et protension permettent un « saut dans l’inconnu d’un espace cognitif où nous avons une chance d’entrevoir des pensées entièrement neuves » (p.85). Ce nous appelons intelligence, esprit est donc une affaire de circuits, de circulation. Question : ne manque-t-il pas là la dimension sociale ?
Résumons
« La formation du circuit neuronal de la lecture est un accomplissement épigénétique sans pareil dans l’histoire de l’intelligence humaine. A l’aide de ce circuit, la lecture intensive modifie profondément ce que nous percevons, ce que nous ressentons et ce que nous savons ; ce faisant, elle modifie, remodèle et perfectionne le circuit lui-même d’une façon que montre éloquemment le croquis de Catherine Stoodley »
La formidable plasticité du cerveau, en raison même de cette plasticité, se modifie cependant à mesure de la prégnance présente et future d’un environnement numérique. Là ça craint. Qu’en sera-t-il du lecteur du 21ème siècle. La tension extrême entre câblage neuronal et culture numérique met en cause la qualité de la capacité d’attention dont nous serons capables face aux flux de distractions qui envahissent les écrans
« Nous ne regardons ni n’écoutons avec la même concentration qu’avant car il y a trop à écouter et à regarder, et l’accoutumance tourne à l’addiction. […]
Ce n’est pas seulement le volume de ce que nous lisons qui a changé mais aussi la nature de ce que nous lisons, la façon dont nous le lisons et les raisons pour lesquelles nous le lisons, par une sorte de réaction en chaîne – une chaîne numérique aux rouages bien huilés, qui prélève au passage un tribut dont nous en faisons que commencer à prendre conscience » (p. 93-94).
A part
Peter Szendy, dans le livre déjà cité nous rappelle que la question du lire vite ou lentement, en tangente ou encore « outre le texte » n’est pas une question liée au numérique. Cela existe depuis que le livre existe presque comme un lieu commun. Il cite Paul Valéry qui s’inquiétait déjà des effets du « télégraphisme » où les mots sont « vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases ». Dans les ébauches regroupées sous le titre Mon Faust, Valéry fait dire à son Faust alors que Méphistophélès veut signer le pacte avec son sang :
« C’est fini les papiers et les signatures. Les écrits aujourd’hui volent plus vite que les paroles, lesquelles volent sur la lumière
A une vitesse de la lumière plus grande que celle de la circulation neuronale.
Retour à Maryanne Wolf. Contrairement à ce que, peut-être, l’on pourrait croire, nous lisons plus qu’avant, en moyenne, par jour, l’équivalent de 100.000 mots. Mais nous lisons de façon segmentée, saucissonnée, en saccades qui rend pour le moins difficile une lecture profonde sans même parler d’une réflexion. Le passage à la lecture numérique désoriente. L’information devient distraction et se dissipe.
« Que faisons-nous en effet de la surcharge cognitive provoquée par tous ces gigaoctets qui déferlent sur nous depuis nos multiples appareils ? Tout d’abord, nous simplifions. Puis nous traitons l’information aussi rapidement que possible, c’est à dire que nous lisons plus, mais par salves plus brèves. Ensuite, dans un troisième temps, nous trions. Nous pratiquons en catimini un compromis insidieux entre le besoin de savoir et celui de gagner du temps. Pour cela nous sous-traitons volontiers notre intelligence aux banques de données externes qui nous offrent des résumés les plus rapides, les plus faciles, les plus digestes de sujets auxquels nous sommes fatigués de réfléchir par nous-mêmes. » (p.98)
Nous perdons ainsi de vue la complexité des choses et de la vie. Nous nous rétrécissons, bref nous nous dés-individuons avec cette prolétarisation de notre cerveau lecteur. Le langage s’affadit, les idiomes se font la malle. Nous perdons la beauté d’un texte qui n’est pas un assemblage de mots-clés. Cela finit par des réactions d’étudiants du type « TLPL » , c’est à dire : « Trop long pas lu ».
La plasticité du cerveau implique qu’il peut aussi être formaté différemment que pour une lecture attentive. Les parties les plus intéressantes du livre sont pour moi celles où Maryanne Wolf explique qu’il n’y a pas de retour en arrière possible face à la révolution numérique. Il faudra faire avec ce pharmakon. Mais ne pas revenir en arrière ne devrait pas signifier foncer en avant tête baissée. Comment ? D’abord en ne bloquant pas la formation du cerveau lecteur de l’enfant en l’immergeant trop précocement dans l’univers numérique qui devient vite addictif.
« Ce serait en vérité une immense faute contre l’esprit que de croire agir pour le mieux en offrant à nos enfants les tout derniers e-books enrichis des innovation technologiques les plus perfectionnées, et de leur ôter ainsi l’envie et le temps de se créer leurs propres représentations à partir de ce qu’ils lisent, leurs propres mondes imaginaires qui sont les biotopes invisibles de l’enfance » (p.135)
Avoir toujours moins de temps pour traiter une masse toujours plus grande d’informations est une grave menace pour l’attention et la mémoire avec de lourdes conséquences sur l’acquisition de la compétence de lecture et de réflexion. Il s’agit donc à la fois de ne pas « jouer à la roulette » le développement intellectuel de nos enfants sans pour autant brider leur capacités à évoluer dans un environnement numérique.
« Le développement intellectuel de nos enfants exige que nous réfléchissions à un équilibre prudent, évolutif, entre ces deux extrêmes » (p.148)
Elle s’efforce de définir cette ligne de crête. Pour cela, il lui faut distinguer selon les âges. Commençons par les tout-petits, les bébés. 0-2 ans
« J’ai toujours été frappée par le fait que, chez le nourrisson, les amygdales du cerveau (qui déterminent les aspects émotionnels de la mémoire) créent leurs réseaux neuronaux avant que ne soient formés ceux de leur proche voisin, l’hippocampe, connu pour être le lieu de stockage des souvenirs. […] Les bébés, avant même que la plupart d’entre nous commencent à soupçonner qu’ils pourraient nous écouter, opèrent déjà des connexions stupéfiantes entre l’écoute de la voix et le développement de leur système de langage.»
Après avoir souligné l’importance du rapport corporel à l’objet livre dès le plus jeune âge et recommandé que l’accès aux appareils numériques soit le plus limité possible avant l’âge de deux ans, le smartphone ne devant être ni une tétine, ni un doudou ou une récompense, elle conclut :
« Avant deux ans, l’attention reçue d’autrui et l’interaction tactile avec le livre et l’imprimé sont la meilleure initiation qui soit à l’univers du langage, oral comme écrit, et du savoir intériorisé, qui sont les éléments constitutifs du futur circuit neuronal de la lecture ». (p.161)
De 2 à 5 ans, elle recommande d’éviter la colonisation précoce du temps de cerveau disponible par les écrans afin que les enfant ne finissent pas réglés « par défaut sur le mode écran »
« J’aimerais que se crée un mouvement militant pour la protection du temps perdu, où les enfants n’auraient guère besoin que de leur imagination pour transformer une porte de cagibi en portail et une cour de récréation en Lune criblée d’astéroïdes. Afin de ménager, durant l’enfance, de l’espace et du temps qui ne seraient consacrés à rien d’autre, il faudrait n’introduire les appareils numériques que de façon graduelle et raisonnée, de sorte qu’ils ne soient pour les enfants qu’un élément de leur environnement culturel parmi d’autres […], et non comme une façon de remplir à ras bord le moindre fragment de temps de cerveau disponible dans cette si courte période de la vie qui va de deux à cinq ans » (p.167)
L’autrice souligne par ailleurs les risques des applications de lecture active à haute voix. Ils sont de permettre aux parents de se défausser sur une baby-sitter numérique. On fait lire au lieu de lire soi-même. Il ne s’agit pas simplement de savoir lire mais de pouvoir tirer parti de ce que l’on lit pour réfléchir et apprendre.
« Construire un cerveau lecteur bi-compétent »
Pour Maryanne Wolf, le véritable défi pour les jeunes générations serait de parvenir à construire, pour les 6-10 ans, « une bi-compétence » associant l’imprimé et le numérique, c’est à dire une capacité « d’investir temps et attention, quel que soit le medium, dans les compétences de lecture profonde ». Cela sans confondre l’un avec l’autre. Une telle bi-compétence ne serait pas seulement un antidote contre les effets négatifs du numérique, elle accentuerait au contraire sa dimension positive. Elle donne l’exemple suivant :
« Un enfant qui a lu un article sur des enfants de migrants et qui, en outre, a accès à des images réelle d’enfants attendant une vie meilleure dans un camp de réfugiés en Grèce ou en Turquie – ou dans le nord de l’État de New York – acquerra une plus grande capacité d’empathie que s’il a simplement lu des choses sur le sujet sans aller plus loin. Les enfants d’aujourd’hui ont beau sembler être au courant des affaires du monde que ne l’ont jamais été ceux d’hier, cela ne veut pas dire qu’ils aient acquis un mode de connaissance profonde d’autrui qui les rende capables de ressentir l’altérité et de se mettre à la place des autres » (p.206)
L’empathie n’est pas simplement du ressenti mais une compréhension de l’autre :
« Comprendre le point de vue de quelqu’un d’autre demande beaucoup d’ équipements cognitifs. Si l’espèce humaine commence à être de moins en moins empathique, de moins en moins analytique, nous serons gouvernés par des démagogues. » (Cf)
C’est bien parti pour. Ignorer les effets négatifs du numérique revient à les aggraver. Leur compréhension permet au contraire d’en prendre soin. Besoin d’une pharmacie du cerveau lecteur. Ceci dit, l’empathie livresque ne conduit pas forcément à une empathie à l’autre dans la réalité concrète.
T.S Eliot qu’elle cite se demanda en 1830 ; « Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ? ». Pas mal d’années plus tard, nous en sommes toujours à mélanger information, connaissance et sagesse au dommage de l’une et des autres.
« Or, comme le montre l’observation de la dynamique interactive qui régit les processus de la lecture profonde, seul le fait de consacrer à nos fonctions analytiques, déductives et critiques, le temps dont elles ont besoin peut transformer l’information que nous lisons en connaissance susceptible de s’ancrer dans notre mémoire. Et seule cette connaissance intériorisée nous permet, à son tour, de tirer analogies et inférences d’une information nouvelle » (p.221)
Pharmakon et organologie de l’esprit
Maryanne Wolf et Bernard Stiegler se connaissaient. Le philosophe l’avait invitée à Paris dans le cadre des Entretiens du nouveau monde industriel en 2012 (digital studies, organologie des savoirs et technologies industrielles de la connaissance). Ils se sont recroisés à l’occasion de colloques en Grande Bretagne. Dans le présent livre, elle parle de Stiegler surtout pour le rôle qu’a joué, pour ce dernier, la lecture pendant ses années de prison. A son propos, elle écrit que :
« son concept hautement évocateur de pharmakon […] m’a aidée à affûter mon regard sur les apports complexes de la technologie à la société. De lui pourtant, je retiens moins ses subtils raisonnements dialectiques que la preuve vivante de ce que la lecture, outre qu’elle nous soutient dans l’adversité, nous apprend à penser au-delà de nous-même pour le bien d’autrui » (p.226)
J’ajoute, à ce propos, que pour Bernard Stiegler, en prison, le passage à l’acte de lecture consistait à la fois dans l’acte de lire, de temporaliser un objet spatial, le livre, et de spatialiser ses lectures par des annotations, commentaires et synthèses.
« Cette relation, en vase apparemment clos, et qui ne se produisait en effet que par le fait qu’extériorisant ce que je lisais je le faisais ex-sister, me faisant ainsi ex-sister moi-même, et comme un autre, cette relation avait cependant le pouvoir de traverser les murs, ou de les écarter – tant et si bien que ma cellule devenait immense, sinon illimitée. Telle était la folie qui me protégeait de la folie ».
( B. Stiegler : Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? LLL.p.306)
« Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées », répondit Friedrich Nietzsche à un correspondant qui lui faisait remarquer qu’avec la machine à écrire son style devenait plus « télégraphique ». Le philosophe nous signale là qu’il existe une interaction entre les artefacts, les exorganismes que nous utilisons, et l’activité cérébrale.
Pour Bernard Stiegler,
« Maryanne Wolf montre que le texte écrit, qui fonde la culture occidentale, suppose un long travail de transformation de l’organe cérébral pour pouvoir être lu. J’ai tenté de montrer moi-même […] que ce travail consiste à agencer les rétentions primaires et secondaires du lecteur avec le jeu de rétentions tertiaires que constitue le livre lu – ou (pour l’écrivain) en train de s’écrire. Rien ici n’est réductible au biologique : tout est à penser en termes de composition de l’organique avec l’inorganique organisé, c’est à dire avec les matériaux rétentionnels tertiaires qui forment le milieu organologique qui conditionne la survie de l’organique devenu noétique »(Bernard Stiegler : Proust et le calamar. p.15)
Plus loin, dans la préface à Proust et le Calamar, il ajoute :
« Les travaux de Maryanne Wolf ouvrent en grand la question d’une politique du cerveau dans un contexte que caractérise ce que l’on appelle la disruption, c’est à dire une époque de l’innovation où l’exosomatisation est désormais totalement contrôlée par les puissances économiques, et soumise à leurs contraintes de rentabilité à court terme »
Pour Stiegler, il faut une approche organologique de l’esprit c’est à dire une pensée qui relie l’organe physiologique qu’est le cerveau, les organes artefactuels avec lesquels il travaille et qui influent sur ce dernier et les organisations sociales afin de les panser c’est à dire d’en prendre soin. Cela nécessite des politiques publiques et une bifurcation des technologies elles-mêmes pour qu’elles produisent de la noo-diversité plutôt qu’une uniformité mortifère. Cela ne peut pas relever que de la seule responsabilité individuelle. Il existe en France un Collectif Surexposition Ecrans : COSE, qui alerte contre les dangers pour les très jeunes enfants d’être surexposés souvent dès la naissance aux écrans, et en particulier aux écrans interactifs (smartphones, tablettes). Il milite pour que cette question soit reconnue comme un enjeu de santé public majeur. On sait par ailleurs que les écrans perturbent le développement visuel de l’enfant.
J’entends souvent dire qu’il faut lire, lire, lire. Mais rarement, on ne se soucie de quoi lire, comment lire, pourquoi lire. Le livre de Maryanne Wolf apporte des réponses à toutes ces questions. Mais que se passe-t-il quand on ne lit pas ? Je fais appel pour répondre à cette question à un écrit de la romancière allemande Christa Wolf. Dans le texte Lire, écrire, vivre, elle se livre à une expérience fictive de tabula rasa, en imaginant que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu. Elle décrit ainsi l’une des étapes :
« Pauvre, dévalisée, dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »
En effet ! J’en ai parlé ici.
Être bon lecteur ne suffit pas. Encore faut-il, d’une part, lire de bons livres qui nous ouvrent l’esprit et nous transforment. L’édition aussi est un marché. Sur un autre plan, j’ai, dans le précédent article, évoqué le livre d’Ingo Schulze qui raconte l’histoire d’un libraire lecteur. Il montre un personnage de lecteur assidu virant à l’extrême droite et un personnage d’auteur conduit dans une impasse pour avoir opté dans un premier temps pour une forme traditionnelle de récit.
Le livre de Maryanne Wolf date de 2018 et n’évoque donc pas le grand boom de ce que le storytelling appelle de manière trompeuse « intelligence » artificielle qui prétend lire et écrire à notre place. J’y reviendrai dans un prochain article. Mais nous savons déjà que le cerveau n’est pas une machine, qu’il ne fonctionne pas comme une machine. Celle-ci n’est cependant pas sans effets sur le cerveau. C’est cette relation qu’il faut panser pour nous éviter ce qu’annonçait Alfred Jarry dans la Chanson du décervelage :
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
(Alfred Jarry)