D’Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder / De braves et honnêtes meurtriers

En librairie, à partir d’aujourd’hui, le dernier roman d’Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. Je vous en propose une lecture sachant bien que d’autres sont possibles, ce qui fait d’ailleurs la qualité du roman.

Le roman commence ainsi :

„Im Dresdner Stadtteil Blasewitz lebte einst ein Antiquar, der wegen seiner Bücher, seiner Kenntnisse und seiner geringen Neigung, sich von den Erwartungen seiner Zeit beeindrucken zu lassen, einen unvergleichlichen Ruf genoss. Nicht nur Einheimische suchten ihn auf, nicht allein in Leipzig, Berlin oder Jena wurde seine Adresse eifersüchtig gehütet, sogar von den Ostseeinseln Rügen und Usedom reisten Lesehungrige an. Sie nahmen stundenlange Zug- oder Autofahrten in Kauf, schliefen auf Luftmatratzen bei Freunden oder ertrugen billige Quartiere, nur um am folgenden Tag Punkt zehn ihre Entdeckungsreise zu beginnen, die, unterbrochen von einer zweistündigen Mittagspause, bis achtzehn Uhr währte, mitunter aber auch bis in die Nacht. Auf Leitern erklommen sie die Höhen der obersten Regalreihen, lasen auf den Sprossen ganze Kapitel, bevor sie wieder hinabstiegen, um auf Knien, als horchten sie das Linoleum ab, die Buchrücken im untersten Fach zu inspizieren. Gerade in den extremen Zonen vermuteten die Suchenden jene Werke, die ihnen zum Mittelpunkt der Welt werden könnten“.

(Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. S. Fischer Verlag Frankfurt 2020. S. 9 )

« A Dresde, dans le quartier de Blasewitz, vivait jadis un libraire de livres anciens et rares qui en raison de ses ouvrages, de ses connaissances et de son peu d’inclination à se laisser impressionner par les attentes de son époque, jouissait d’une incomparable réputation. Ce n’étaient pas uniquement les gens du coin qui se rendaient chez lui. Non seulement on gardait jalousement son adresse à Leipzig, Berlin ou Iéna, mais des affamés de lecture accouraient même des îles de la mer Baltique, Rügen et Usedom. Ils supportaient plusieurs heures de trajets en train ou en voiture, dormaient chez des amis sur des matelas pneumatiques ou acceptaient un hébergement bon marché rien que pour entamer le lendemain, à dix heures pile, leur voyage de découverte, interrompu par une pause de deux heures à midi, se prolongeant jusqu’à dix-huit heures, et même, parfois, jusque tard dans la nuit. Ils atteignaient sur des échelles les plus hautes étagères, lisaient des chapitres entiers juchés sur les barreaux avant de redescendre pour inspecter, à genoux, comme s’ils auscultaient le linoleum, le dos des livres du rayon le plus bas. C’est précisément dans ces zones extrêmes que les fureteurs flairaient la présence de ces œuvres qui pourraient devenir pour eux le centre du monde ».

(Ingo Schulze : De braves et honnêtes meurtriers. Librairie Arthème Fayrad. 2023. Trad. Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. P. 13)

Cela paraît commencer comme dans un conte. Chez E.T.A Hoffmann, par exemple, on trouve, dans les Contes des frères Sérapion, un personnage proche de celui du roman. Il y est dit qu’il lisait « tout ce qui lui tombait sous la main, à condition que ce fussent d’anciens livres ; il avait horreur des nouveaux ». Mais avant même ce début de roman, il est utile de prendre en compte, en oubliant la quatrième de couverture, cet avertissement en exergue  :

« Qui donc peut deviner la fin d’un livre quand il le commence ? »
(Vilém Flusser, L’histoire du diable)

C’est particulièrement vrai pour le livre qui nous occupe ici.

Norbert Paulini – c’est le nom du personnage dont nous lirons un portrait – est né en juin 1953, en Allemagne de l’Est (ex RDA donc). Il a grandi dans et sur les livres anciens. Toute une librairie, héritage de sa mère, elle même libraire de livres anciens et morte peu après sa naissance, lui a servi de sommier. Il ne rêve de rien d’autre que de devenir lecteur. Passer sa vie à lire. Lire mais quoi ? Le nouveau ou l’ancien ? Et est-ce un métier ?

« La plupart des lecteurs confondent dans un délire enfantin les livres et les œufs et croient qu’il faut toujours les consommer quand ils sont frais.[…] Ils devraient plutôt s’en tenir aux réalisations des rares élus et appelés de tous les temps et de tous les peuples » (p.39).

Au cours de son service militaire, il devient bibliothécaire du régiment. Un jour un soldat y pénètre et y trouve à sa grande surprise des ouvrages de Witold Gombrowicz et de Franz Kafka. Apprenant que N. Paulini avait entrepris de lire tout Balzac, il s’écrie : « lire Balzac quand on peut lire Kafka, c’est quand même un peu décadent ». Ou le signe d’une « cuculisation du monde ». Cela situe un personnage encore loin du 20ème siècle, sans même parler du 21ème. Après l’apprentissage du métier de libraire dans une librairie de livres anciens, un héritage de son grand-père lui permet d’ouvrir sa propre librairie avec le fonds de sa mère. Nous sommes en 1977. Mais, dilemme : un libraire ça vend des livres ce n’est pas fait pour uniquement les lire et les garder.

« Lui, le lecteur, se demandait s’il avait vraiment choisi le bon métier. Succombait-il au syndrome de Cardillac ? Ne ressentait-il pas comme ce dernier l’énorme scandale de devoir vendre quelque chose alors que non seulement tout en lui s’opposait à cette séparation, mais que cela portait atteinte à son instinct de conservation ? Même sans être artiste ou orfèvre, on pouvait fort bien éprouver cette envie d’assassiner ses clients ». (p.63).

L’auteur fait référence ici à une nouvelle d’E.T.A. Hoffmann dans laquelle Cardillac, orfèvre de génie à la cour de Louis XIV, a tant de mal à se séparer de ses œuvres qu’il poursuit ses clients.

Conservateur, son amour des livres tend à l’éloigner des réalités du monde. Discrètement à petits pas, on entre-lit un je de narrateur qui se développera plus tard.

Peu à peu la librairie, autour des années 1980, gagne en prestige et devient aussi un salon de lecture rassemblant une trentaine de personnes. Il prendra le nom de « salon du Prince Vogelfrei », en référence aux poèmes du Gai savoir de Friedrich Nietzsche. Paulini épouse Viola, une « rouge », (membre du Parti communiste est-allemand), coiffeuse de son état. Une lectrice assidue, elle aussi, mais de journaux au grand dam de son mari, selon qui il n’y a rien à apprendre dans la presse. Un jour, Norbert Paulini annonça « qu’il ne consacrerait désormais ses lectures qu’à de la littérature germanophone afin de conserver la pureté de sa langue ». Phantasme de la pureté de la langue que selon lui les traductions feraient « tanguer ». Exit Shakespeare, Cervantès, Molière, Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov ainsi que toute la bibliothèque de l’Antiquité. Il continue de les vendre mais ne les lit plus.

En 1989, c’est la « chute » du mur. Il est en retrait des évènements qui secouent la RDA cette année-là où naît un fils. Les habitués commencent à venir moins souvent. Dans un sondage du quotidien local, il est présenté comme « l’une des dix personnes » ayant été sous le régime est-allemand «  droites dans leurs bottes » parmi les commerçants de Dresde. Droit dans ses bottes, peut-être, mais dans de vieilles bottes. Il n’en va pas de même pour son épouse qui doit faire face au refus de clientes de se faire coiffer par une« rouge ». Norbert découvre par ailleurs qu’elle avait travaillé pour la Stasi, les services de renseignements est-allemands.(p.96)

Si la réunification allemande ne lui inspire pas grand-chose, elle n’est pas sans conséquence pour lui. La Caisse d’épargne ne lui accorde plus de crédit. Lors d’une visite à sa belle-mère, celle-ci le mène devant une décharge de livres, en partie tout neufs, jetés par camions entiers et notamment « tout un chargement de la ‘Bibliothèque des classiques’ éditée en RDA, reliure toile, avec notes et commentaires, cinq marks le livre ».(p.138-139).

Cet épisode m’a rappelé ce que m’avait raconté Elmar Faber ancien éditeur dans la prestigieuse maison d’éditions de RDA, Aufbau Verlag, lors d’un reportage que j’avais réalisé pour le Monde diplomatique en 2009 : « Les livres des meilleurs auteurs de RDA mais aussi des éditions de Heinrich Mann, Leon Feuchtwanger, Arnold Zweig, Anna Seghers, des tonnes de livres sont allés à la décharge. Il fallait faire de la place dans les rayonnages pour les livres de cuisine, les livres de conseils en tous genres et les guides touristiques ».

Retour au roman. Tous les trésors livresques que Paulini avait rassemblés ainsi que les savoirs qu’il avait accumulés sur les livres anciens sont dévalorisés par l’installation accélérée de l’économie et la société de marché dans l’ex-Allemagne de l’est. Il est désormais insolvable. Et divorcé. Puis expulsé de la villa qu’il occupait avec sa librairie et qui est réclamée par leurs anciens propriétaires passés à l’ouest et revenus, après la réunification, récupérer leur ancien bien pour, finalement, le laisser à l’abandon.

« La communiste l’avait trahie. Et l’Ouest lui avait dérobé sa demeure pour les livres et sa famille, croyant ainsi faire expier l’injustice commise par les communistes. Mais n’étaient-ce pas au fond les mêmes qui étaient restés en haut, déjà-là auparavant ? […] de même qu’il avait toujours ignoré l’État auparavant et mené l’existence d’un dissident, il était à présent un vrai dissident. Sauf que l’Ouest punissait par d’autres moyens l’entêtement et l’indépendance » (p.166-167)

Un dissident aux allures de servant de messe ou de concierge de musée qui se vit comme gardien d’une tradition bourgeoise lettrée. D’un autre côté, il n’était pas motivé par l’argent n’hésitant pas à faire cadeau d’un livre à un client intéressé qui ne pouvait se le payer. Paulini a l’air sans âge et croit vivre à l’abri du temps, derrière ses livres anciens.

Il trouve un boulot dans un supermarché. Il tient sept semaines comme caissier. Portier de nuit dans une pension, voilà qui lui permet de lire et de se rester fidèle à lui-même à travers ses livres désormais stockés dans une ancienne grange. Il faudra très vite la déménager lorsque le niveau de l’Elbe montera dangereusement. La crue de l’Elbe a eut lieu en août 2002.

 „Es hätte ihm weniger ausgemacht, wenn die Bücher verbrannt wären. Aber keine zweihundert Meter entfernt zu stehen und zu wissen , dass keine Macht der Welt in der Lage war, die Drecksflut davon abzuhalten, in seine Bibliothek einzudringen, Fach um Fach hinaufzusteigen, bis sie die Bücher Reihe um Reihe besudelte, das war unmenschlich, das war Folter. Nur die obersten waren verschont geblieben. Die anderen waren im Wasser und Schlamm versunken und erstickt.<
Am liebsten hätte er eine Planierraupe geschickt, wenn da nicht die Regale gewesen wären. An den Regalen entschied sich die seine Zukunft als Antiquar. Sie hatten standgehalten, sie waren aufrecht stehen geblieben dank der Verankerung an der Wand. Drei Tage hatten sie Wasser und Schlamm getrotzt. Jetzt waren sie entstellte Wesen. Wenn er sie aber schnell und sachgerecht behandelte, behielten sie ihren Gebrauchswert. Er würde allein mit ihnen sein. Er brauchte keine Besucher mehr, keine Verkaufsräume, keine Registrierkasse – ausgerechnet die und der Ledersessel waren gerettet worden -, keine Öffnungszeiten. Es gab das Internet. Er musste nur Rechnungen schreiben, das war alles“.

(Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. S. Fischer Verlag Frankfurt 2020. S. 180-181)

« Si les livres avaient été brûlés, il l’aurait mieux supporté. Mais se trouver à même pas deux cents mètres et savoir qu’aucun pouvoir au monde n’était en mesure d’empêcher le flot de boue de s’engouffrer dans sa bibliothèque, de monter dans chaque rayon jusqu’à souiller les livres une rangée après l’autre, c’était inhumain, c’était une torture. Seuls les rayons supérieurs avaient été épargnés. Les autres étaient plongés et noyés dans l’eau et la boue.
Il aurait préféré envoyer un bulldozer, s’il n’y avait pas eu les rayonnages. C’étaient eux qui décidaient de son avenir comme libraire d’ancien. Ils avaient résisté, étaient resté debout grâce à leur fixation au mur. Trois jours durant, ils avaient défié l’eau et la boue. Ils étaient à présent des êtres défigurés. Mais s’il les traitait rapidement de façon appropriée, ils conserveraient leur valeur d’usage. Il serait seul avec eux. Il n’avait plus besoin de clients, d’espace de vente, de caisse enregistreuse – et c’était justement elle et le fauteuil en cuir, qui avaient été sauvés – ou d’horaires d’ouverture. Il y avait Internet. Il lui fallait seulement l’autorisation d’écrire des factures, rien de plus .»

(Ingo Schulze : De braves et honnêtes meurtriers. Librairie Arthème Fayrad. 2023. Trad. Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. P. 177-178)

Un tournant dans sa vie. Son monde, s’il ne disparaît pas complètement, est fortement endommagé. Il s’installe avec les livres sauvés et son ordinateur dans une ferme désaffectée en Suisse saxonne. Où, un jour, il reçoit la visite de la police qui l’interroge sur son fils de 23 ans. Où était-il le 20 avril ? On l’aurait vu, le jour anniversaire de Hitler, à moto, avec un casque de la Wehrmacht et un T-shirt orné d’une tête de mort. Paulini assure qu’il y a erreur. Puis, prenant le masque d’Old Shatterhand, personnage des romans d’aventure de Karl May, il se met à tenir un discours d’extrême droite. Il n’a rien contre les étrangers mais…- ce mais typique du populisme d’extrême-droite – mais, pas ceux qui sont avides d’aide sociale et veulent transformer les anciennes cheminées en minarets. Et d’ailleurs – autre marqueur – il emploie un réfugié bosniaque.

Et la première partie du roman s’interrompt abruptement sur une phrase inachevée. Panne sèche ? Nous apprendrons plus tard qu’elle est due non seulement au fait que l’écriture révèle soudain la face sombre du personnage mais à la forme traditionnelle et linéaire de récit adoptée et à ses manques.

« Qui donc peut deviner la fin d’un livre quand il commence ? »
(Vilém Flusser, L’histoire du diable)

Et le roman change d’optique. Des personnages en filigrane ou secondaires passent au premier plan.  Le personnage central est désormais un écrivain qui avait fréquenté dans sa jeunesse Paulini et sa librairie. Celle-ci avait pour lui un « statut d’extraterritorialité, une île de bienheureux ». Nous apprendrons à la fin de la second partie – il y en a trois – qu’il s’appelle Schultze, avec un t, à ne pas confondre avec l’auteur du roman qui se nomme Schulze, sans t, même si la distance est faible. Il s’agit de l’auteur de la première version que nous venons de lire. Son intention de départ avait été d’écrire une nouvelle sur le libraire :

« Mon récit devait montrer Paulini comme le grand lecteur qui, au-delà des époques et des systèmes, en raison de sa prédisposition et de sa passion, devient le rempart contre ce qui nous menace, nous autres gens des livres et qui, parce qu’il reste fidèle à ses vœux et à ses convictions, se dresse en quelque sorte de façon naturelle contre ce qui nous sape et nous emporte année après année et ne laissera un beau jour plus rien subsister de ce pour quoi nous avons cru vivre. Sans les Paulini de ce monde, ne serions-nous pas perdu ? »( p. 232)

Si Paulini est sans conteste un amoureux du livre imprimé, avec les ambiguïtés déjà signalées, cela en fait-il pour autant le lecteur rêvé de tout écrivain ? On peut en douter d’autant que cela dépend du genre de convictions. Pour Paulini, faire de la politique « c’est gaspiller son temps ». pour lui tout ce qui éloigne de l’essentiel c’est à dire des livres était « superflu et inutile ». Un dissident apolitique, un oxymore. Schultze – avec un t – travaille à sa nouvelle sur Paulini à la fois à partir de ses souvenirs personnels de jeunesse et de l’image que lui compose Lisa avec laquelle il a établi une relation amoureuse et qui fut, et est toujours, la collaboratrice bénévole du libraire, et sans doute plus. Un soupçon de ménage à trois. Cette relation est partie intégrante du travail de l’écrivain et ne le simplifie pas :

« En tant qu’auteur, j’étais effrayé lorsque, en représentant Paulini, je percevais en lui des aspects que je n’avais pas découverts auparavant, ou que je n’avais pas voulu m’avouer. Ils remettaient soudain tout mon projet en question. A moi, l’homme qui luttait pour Lisa , ils étaient bienvenus, car ils contredisaient de façon évident l’image qu’elle propageait de lui »(p. 238)

Il en arrive au constat de son erreur non sans avoir une dernière fois rencontré Paulini. La nouvelle reposait-elle sur de mauvaises bases ?

« J’avais voulu dresser un monument à cet habitant de Dresde, montrer au gens de l’Ouest où vivait la vraie culture, et ennoblir en passant mon origine. A nous autres, gens de l’Est, j’avais voulu redonner conscience de notre propre histoire. Mais c’était méconnaître Paulini et méconnaître à quoi le prédestinait ce que nous admirions en lui : délire de domination, arrogance, regard d’en haut. J’avais raté un manuscrit par amour pour Lisa, dans l’espoir d’une continuité dans mon existence. Mais moi aussi, j’ai succombé à cet orgueil démesuré. Car quoi d’autre que surestimation de soi-même et prétention avait été cet espoir de pouvoir mettre en œuvre, utiliser mon écriture pour quelque chose, même si ce quelque chose était l’amour. Quelle erreur, quelle trahison ! » (p.265)

Etait-il trop impliqué pour inventer de la fiction ? Le roman d’Ingo Schulze est aussi le roman de l’écriture, par l’écrivain Schultze, d’une nouvelle sur un libraire de livres anciens qui passait pour grand alors que son univers était lilliputien. La seconde partie du roman s’achève sur le constat d’un manque dans la nouvelle. Ingo Schulze nous promène dans un labyrinthe de miroirs déformants qui grossissent ou rapetissent les points de vue et piègent les récits univoques, les visions parcellaires, les jugements hâtifs, les causalités simplistes.

Passe sur le devant de la scène une lectrice d’un genre un peu particulier puisqu’il s’agit de la lectrice de la maison d’édition d’Allemagne de l’Ouest qui prévoit de publier la nouvelle. On y apprend d’emblée la mort conjointe d’Élisabeth Samten (Lisa) et de Norbert Paulini. L’éditrice se trouve face à un manuscrit dont l’auteur est persuadé qu’il avait rendu hommage à la mauvaise personne. Elle l’incite à faire de ce défaut, c’est à dire « un parti pris esthétique coupé de tout contexte », une « nouvelle de notre temps », débarrassée d’une écriture conventionnelle et libérée de sa tentation ostalgique. Si la police conclut que la mort du libraire et de Lisa est due à un accident tragique, elle n’exclut pas d’autres hypothèses. Suicide commun ? Homicide ? Dans ce cas, quel en serait l’auteur possible ? La lectrice mène sa propre enquête. Se rendant sur les lieux de l’accident, elle croise un motocycliste avec un casque de la Wehrmacht et une tête de mort sur son T shirt. Elle interroge longuement le couple bosniaque qui gère la librairie dont a hérité le fils Paulini. L’entretien nous offre un dernier point de vue différent sur le libraire de livres anciens. On sent comme une tentation de roman policier poindre dans les dernières pages du livre. On n’y trouvera pas de réponse. Tout au plus des soupçons. Les candidats assassins ne manquent pas parmi tous ces braves et honnêtes gens .

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Du « désenchantement du monde »
au règne de la bêtise…systémique

Max Horkheimer et Theodor Adorno utilisent la même expression que Max Weber : Entzauberung der Welt / désenchantement du monde. En raison de la traduction française de leur ouvrage Dialektik der Aufklärung, on ne perçoit cependant pas cette filiation. Ils désignent le désenchantement du monde, la rationalisation/réification du monde, comme étant le programme même de l’Aufklärung. Celle-ci a son revers.

Begriff der Aufklärung
„Seit je hat Aufklärung im umfassendsten Sinn fortschreitenden Denkens das Ziel verfolgt, von den Menschen die Furcht zu nehmen und sie als Herren einzusetzen. Aber die vollends aufgeklärte Erde strahlt im Zeichen triumphalen Unheils. Das Programm der Aufklärung war die Entzauberung der Welt. Sie wollte die Mythen auflösen und Einbildung durch Wissen stürzen“.

(Adorno/ Horkheimer : Dialektik de l’Aufklärung. Suhrkamp taschenbuch. s. 19)

Le Concept d’Aufklärung
« De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains [Herren = maîtres]. Mais la terre, entièrement « éclairée » c.à d. dans le règne des Lumières], resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. Le programme de l’Aufklärung avait pour but de libérer le monde de la magie [avait pour but le désenchantement du monde]. Elle se proposait de détruire dissoudre les mythes et d’apporter à de détrôner l’imagination l’appui du par le savoir ».

(Adorno/ Horkheimer : Dialectik de l’Aufklärung traduit par La dialectique de la raison.Trad. Eliane Kaufholz. Trad modifiée par mes soins. Tel Gallimard. p.23)

L’expression désenchantement du monde est reprise à plusieurs endroits. Ainsi au début de la partie consacrée au concept d’Aufkärung où ce désenchantement conduit à la perte de la conscience de soi de la raison.

„ Rücksichtslos gegen sich selbst hat die Aufklärung noch den letzten Rest ihres eigenen Selbstbewußtseins ausgebrannt. Nur solches Denken ist hart genug, die Mythen zu zerbrechen, das sich selbst Gewalt antut. […] Es soll kein Geheimnis geben, aber auch nicht den Wunsch seiner Offenbarung.
Die Entzauberung der Welt ist die Ausrottung des Animismus“.
(Adorno/ Horkheimer : oc. s. 21)

« Sans égard pour elle-même, la Raison [Aufklärung] a anéanti jusqu’à la dernière trace sa conscience de soi. Seule une pensée qui se fait violence à elle-même a la dureté nécessaire à la destruction des mythes.[…] Il ne doit pas exister de secret, pas plus que le désir d’en révéler.
Libérer le monde de la magie, c’est en finir avec l’animisme ».
(Adorno/ Horkheimer : oc. p. 25-26)

„Die Entzauberung der Welt ist die Ausrottung des Animismus“ ici traduit par « Libérer le monde de la magie, c’est en finir avec l’animisme » devrait se transposer par « Le désenchantement du monde consiste dans l’élimination de l’animisme ». Entre autre. Mais ce processus a son revers non seulement dans une perte pour les Lumières de réflexion sur elles-mêmes, l’élimination des mystères et de l’imagination mais également, par le biais de l’industrialisation, dans une réification de l’âme humaine.

„Der Animismus hatte die Sache beseelt, der Industrialismus versachlicht die Seelen.“ (oc s.45)

« L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose » (oc. p.57)

La chosification et le désenchantement ne concernent pas seulement l’âme humaine mais également nos rapports avec l’ensemble du vivant non-humain, voire ce que l’on appelle la « nature » réduits à du mécanisable. Si la citation ci-dessus a quelque raideur, cet édifice, s’il demeure encore comme un spectre qui hante notre culture est cependant entrain de s’effriter sinon de s’effondrer, miné qu’il est, à la faveur de la crise écologique, par les sciences elles-mêmes.

Dans leurs notes et esquisses, les membres éminents de l’École de Francfort écrivent en outre, à propos de la culture de masse et de l’industrie culturelle  :

„Im Reklamecharakter der Kultur geht deren Differenz vom praktischen Leben unter. Der ästhetische Schein wird zum Glanz, den Reklame an die Waren zediert, die ihn absorbieren; […] Seit dem industriellen Zeitalter ist eine gesinnungstüchtige Kunst im Schwange, die mit der Verdinglichung paktiert, indem sie gerade der Entzauberung der Welt, dem Prosaischen, ja der Banausie eine eigene, durchs Arbeitsethos gespeiste Poesie zuschreibt.“ (oc. s. 299)

« Dans le caractère publicitaire de la culture, sa différence avec la vie pratique disparaît. L’apparence esthétique devient le clinquant que la publicité cède aux marchandises qui l’absorbent. […] Depuis l’ère industrielle, un art en quête d’efficacité mentale, est en marche, qui pactise avec la réification, la chosification [Verdinglichung], en attribuant justement au désenchantement du monde, au prosaïque, voire à l’inculture [Banausie], une poésie propre nourrie par l’éthique du travail. » (Texte non repris dans l’édition française)

On peut compléter ce chapitre par l’adjonction de deux autres notions proches : celle de démythologisation et de démythisation

Démythologisation / démytisation

La démythologisation par le calcul :

« La logique formelle fut la grande école de l’unification. Elle offrait aux partisans de la Raison le schéma suivant lequel le monde pouvait être l’objet d’un calcul. L’assimilation des idées aux nombres qu’effectue le savoir mythique dans les derniers écrits de Platon exprime la nostalgie de toute démythologisation : le nombre est devenu le canon de l’Aufklärung. Les mêmes équations dominent la justice bourgeoise et l’échange des marchandises. » (p.29)

La démytisation par identification de l’animé à l’inanimé :

« L’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi qu’est tracée la voie de la démythisation, de la Raison, qui identifie l’animé à l’inanimé comme le mythe identifie l’inanimé à l’animé. » (p.36)

Dans le chapitre Raison et mystification des masses, Adorno et Horkheimer abordent la question des industries culturelles de masse, la radio, le cinéma… (Il n’y avait pas encore de télévision. Ni d’Internet). Celles-ci, s’adressant à des millions de personnes, produisent des biens standardisés. Ils ne sont pas, comme on le prétend, des réponses à des besoins de ceux qui sont devenus des consommateurs mais servent à leur manipulation : « l’impératif de l’efficacité transforme la technique en psychotechnique, en technique de manipulation des hommes ». Par ailleurs, ajoutent-ils, « ce que l’on ne dit pas, c’est que le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement. De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la domination même ». Le nivellement que produit l’industrie culturelle n’est pas le résultat « d’une loi de l’évolution de la technologie en tant que telle » mais de sa fonction dans l’actuelle économie capitaliste. Il y a fusion de la publicité et de l’industrie culturelle tant sur le plan technique qu’économique. L’auditeur et le spectateur deviennent des clients passifs d’une fabrique de stéréotypes et de reproduction de copies conformes atrophiant leurs spontanéités et leurs imaginations. Bref, ils sont infantilisés. La langue elle-même se rationalise et s’appauvrit en se fondant dans la communication.

« Ce qui, dans une succession déterminée de lettres, dépasse la corrélation avec l’événement est rejeté comme obscure métaphysique verbale. Le résultat est que le mot, qui ne doit plus signifier, mais uniquement désigner, est tellement rivé à la chose qu’il n’est plus qu’une formule pétrifiée. Le langage et l’objet sont également affectés. Au lieu de permettre d’appréhender l’objet, le mot épuré le traite comme une instance abstraite et tout le reste, séparé de l’expression (qui n’existe plus) parce qu’on en exige une clarté impitoyable, s’atrophie progressivement dans la réalité ». (p 242)

Le désenchantement selon Max Weber vu par Ulrich Beck

La rationalisation comme le désenchantement ont une histoire. Max Weber lui-même l’avait déjà évoqué tout en mettant l’accent sur leur accélération lors du passage à la modernité. Weber écrivait au tournant du siècle dernier. Son texte Éthique protestante et esprit du capitalisme est paru avant la Première Guerre mondiale. A la fin de la Seconde guerre mondiale, et avec l’apparition des industries culturelles et du capitalisme consumériste, Adorno et Horkheimer y ont ajouté un nouveau chapitre. Ulrich Beck prolonge la tradition wébérienne. Héritier des tragédies historiques mais également contemporain des catastrophes industrielles qu’ont été Harrisbourg (Centrale nucléaire de Three Mile Island), de Bhopâl (industrie chimique) et de Tchernobyl, il publie en 1985 son important livre, La société du risque. D’autres catastrophes ont suivi. Que l’on pense à Fukushima, pour ne prendre que cet exemple. Ou la crise des subprimes, etc.
Ce qui intéressait Max Weber, selon Ulrich Beck, était « ce mouvement de dégagement hors du monde traditionnel des attaches religieuses dans lequel l’ici-bas et l’au-delà étaient encore confondus ». Il a vu que la perte de l’au-delà de la religion avait provoqué une ferveur active intramondaine. S’ils voulaient atteindre Dieu, devenu inaccessible, il « leur fallut prendre le monde en main, le transformer, le « désenchanter », le « moderniser », dégager ses trésors implicites de façon productive en formant et en utilisant toutes les forces humaines, et les accumuler jusqu’à en constituer un capital, pour trouver dans le monde qu’ils avaient soumis et s’étaient approprié une impossible protection qui réponde à l’absence de protection de Dieu. ». Pour Ulrich Beck, les écrits tardifs de Weber contiennent l’éventualité d’une « autorévision de la modernité » par laquelle les homme se libéreraient de « l’édifice de servitude » qu’ils ont eux-mêmes construit. Il ajoute, qu’en revanche, l’idée qu’ils pourraient, de même qu’ils avaient relâché l’emprise de l’Église à la fin du Moyen-Âge, s’émanciper des attaches de la société industrielle « pour être à nouveau renvoyés à eux-même sous une forme nouvelle », cette idée, si elle est présente, n’est pas explicite.

« Les normes concrètes, les valeurs et les modes de vie caractéristiques des hommes vivant au sein du capitalisme industriel sont moins le produit de la culture de classe industrielle (au sens où l’entendait Marx) qu’un reliquat de traditions pré-capitalistes, pré-industrielles. En ce sens, la « culture du capitalisme » est moins une création autonome qu’une phase tardive de la société par ‘États’, ‘modernisée’, ‘consommée’, et donc transformée et dirigée dans le système du capitalisme industriel. Le ‘désenchantement’ ne porte donc jamais sur cette culture même. Il reste un désenchantement des styles de vie et des formes de liens traditionnels, non modernes, qui sont ce qu’il s’agit de désenchanter mais ne cessent de se régénérer, de se maintenir, et alimentent donc éternellement le désenchantement dans son inextinguible accomplissement.
[…] C’est vrai de l’évolution jusque dans les années cinquante ; mais cela n’est plus vrai de l’évolution postérieure. »

(Ulrich Beck : La société du risque. Aubier. 2001. p. 184-185)

Un spectre en quelque sorte.

Ce dernier passage est cité en exergue du livre de Bernard Stiegler et de l’Association Ars industrialis qu’il avait créée : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion). Je reviendrai plus loin sur ce livre qui ajoute lui-aussi un chapitre à la question du désenchantement du monde, celui de l’exploitation capitaliste de l’énergie libidinale et de la destruction du désir par le capitalisme consumériste et l’industrie culturelle.

Autodesruction de l’Aufklärung par une pensée devenue marchandise

Je reviens encore un moment sur La dialectique de l’Aufklärung. Dans l’introduction, les auteurs en situent l’enjeu : comprendre comment le progrès devient régression.

„Was wir uns vorgesetzt hatten, war tatsächlich nicht weniger als die Erkenntnis, warum die Menschheit, anstatt in einen wahrhaft menschlichen Zustand einzutreten, in eine neue Art von Barbarei versinkt“.

(Adorno/ Horkheimer : Dialektik de l’Aufklärung. Suhrkamp taschenbuch. s.11)

« Ce que nous nous étions proposé de faire n’était en effet rien de moins que la tentative de comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une nouvelle forme de barbarie ».

(Adorno/ Horkheimer : Dialectik de l’Aufklärung traduit par La dialectique de la raison.Trad. Eliane Kaufholz. Tel Gallimard. p. 13)

C’est que la rationalité a tendance à s’épuiser, à se vider de sa substance ?.

« Une des caractéristiques de la rationalité a toujours été dès le début sa tendance à s’autodétruire »

En se barricadant derrière la stricte vérification des faits et au calcul de probabilités par peur de s’exposer à la superstition, la rationalité s’est stérilisée et a préparé le terrain à ce qu’elle voulait éviter : «  l’interdiction de l’imagination théorique ouvre la voie à la folie politique »

« Si la Raison n’entreprend pas un travail de réflexion sur ce moment de régression, elle scellera son propre destin ».

En ne prenant pas en charge la dimension négative, toxique, du progrès, les ombres des Lumières, la pensée se désarme et laisse le champ libre aux ennemis du progrès et à l’extrême droite, au fascisme. Le « penser aveuglément pragmatisé perd son caractère transcendant et, du même coup, sa relation à la vérité ». Ainsi, «  le progrès devient régression ».

«  l’esprit ne peut survivre lorsqu’il est défini comme un bien culturel et distribué à des fins de consommation. La marée de l’information précise et d’amusements domestiqués rend les hommes plus ingénieux en même temps qu’elle les abêtit. [witzigt und verdummt zugleich = divertit et abêtit tout à la fois] (oc. p. 18)

C’est pourquoi

« la Raison [Aufklärung] doit prendre conscience d’elle-même si les hommes ne doivent pas être trahis totalement. Ce qui est en cause, ce n’est pas la conservation du passé, mais la réalisation des espoirs du passé. Mais aujourd’hui le passé continue comme destruction du passé ». (oc. p. 19)

La même année 1944 où paraissait Dialektik der Aufklärung parlant de l’autodestruction de la raison, Karl Polanyi, évoquait, lui, l’« autodestruction de la civilisation », du fait d’une « certaine qualité technique de son organisation économique ». Le dogme quasi-religieux de l’autorégulation du marché « finit par briser l’organisation sociale qui se fondait sur lui ». (Karl Polanyi : La grande transformation. Tel Galimard. Trad. Catherine Malamoud et Maurice Angenot. P. 38)

La raison en guerre contre elle-même (Bernard Stiegler)

Bernard Stiegler dans son ouvrage États de choc / Bêtise et savoir au XXIè siècle, réactualisera cette question en soulignant, que l’Aufklärung, est « un mouvement historique ». et qu’elle est en quelque sorte en permanence « en guerre contre elle-même »

« Si la raison se forme (en passant par une Bildung [c’est à dire une formation de l’attention]), c’est tout aussi bien et avant tout parce qu’elle se déforme : elle est un état à la fois mental et social essentiellement précaire – et c’est peut-être là ce que nous, les tard venus du XXIème siècle, découvrons : cette conquête reste toujours radicalement à refaire et à défendre. A la définition kantienne de la conquête qu’est l’Aufklärung, Adorno et Horkheimer ajoutent qu’elle doit toujours être défendue contre elle-même, telle qu’elle tend toujours, en devenant rationalisation c’est à dire réification à se retourner contre elle-même comme savoir devenu bêtise – cette dialectisation de l’Aufklärung survenant après que Max Weber a mis en évidence le fait de la rationalisation comme caractéristique du devenir capitaliste »

(Bernard Siegler : États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle. Mille et une Nuits. 2012. p.36)

B. Stiegler : désenchantement / réenchantement du monde

Dans un ouvrage précédent, Bernard Stiegler et l’Association Ars industrialis avaient prolongé la question du désenchantement du monde en y ajoutant la dimension introduite par le capitalisme consumériste produisant, exploitant et détruisant le désir au profit d’un capitalisme devenu pulsionnel. Les auteurs opéraient en même temps un glissement – une bifurcation- du désenchantement du monde vers le règne de la bêtise, une bêtise désormais produite systémiquement par des artefacts numériques qui à défaut d’être abordés dans leur dimension pharmacologique rendent plus bêtes qu’intelligents. Il n’y a pas d’intelligence (Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur ce terme tant il semble ne plus signifier grand-chose de précis) sans un premier temps de bêtise et sans capacités, collectives, d’adoption des techniques, sans capacités, collectives, de jugement et de délibération. Adorno et Horkheimer consacrent d’ailleurs, dans les notes et esquisses de leur ouvrage La dialectique de l’Aufklärung, une note à la Genèse de la bêtise que j’ai mise en ligne séparément. Non sans avoir noté combien « le fait que l’intelligence tourne à la stupidité est inhérent à l’évolution historique » (o.c. p. 310), ils symbolisent l’intelligence par l’antenne de l’escargot. Celle-ci se rétracte devant l’obstacle et souligne combien « la vie de l’esprit est infiniment fragile ». « La bêtise est une « cicatrice » qui se forme «  à l’endroit où le désir a été étouffé ».

Une dizaine d’années avant eux, Robert Musil avait lui aussi affronté le thème de la bêtise. Il en parlait déjà dans son roman, L’homme sans qualité. Et en ces termes :

„Denn wenn die Dummheit nicht von innen dem Talent zum Verwechseln ähnlich sehen würde, wenn sie außen nicht als Fortschritt, Genie, Hoffnung, Verbesserung erscheinen könnte, würde sie nicht dumm sein wollen, und es würde keine Dummheit geben. Zumindest wäre es sehr leicht, sie zu bekämpfen“

(Robert Musil : Der Mann ohne Eigenschaften I, 16)

« Car si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre de l’intérieur au talent et ne pouvait de l’extérieur s’apparenter au progrès, au génie, à l’espoir et au perfectionnement, personne ne voudrait être bête, et il n’y aurait pas de bêtise. Du moins serait-elle facile à combattre ».

(Robert Musil : L’homme sans qualité I,16)

C’était écrit en 1931. Cette citation devrait figurer en tête de toute réflexion sur l’« intelligence » artificielle. Musil rappelait le passage de son roman dans une conférence tenue à Vienne en 1937 en évoquant la proximité de la raison avec la bêtise :

« Ne peut-on s’attendre à trouver, là où jugement et raison sont chez eux, leurs sœurs et sœurettes, les différentes formes de la bêtise ?»

( Robert Musil : De la bêtise. Ed Allia. Trad. Philippe Jacottet. p.12).

Dans le même texte, il voyait apparaître dès le milieu du 19ème siècle, des « signes de décrépitude » de ce qui était considéré comme des critères de la « dignité humaine » : la liberté et la raison. La bêtise est chez lui une « abdication » devant l’indignité. Chez Adorno et Horkheimer un « étouffement du désir ». Pour Bernard Stiegler, « un renoncement au désir ». Il y a pour ce dernier une autre genèse de la bêtise. Elle est à chercher du côté du mythe du frère de Prométhée, Épiméthée (voir ici le récit qu’il fait du mythe). Elle se situe dans ce qu’il appelle la « condition pharmacologique » des êtres humains qui se caractérisent par leur dépendance aux techniques et technologies qui sont tout autant des poisons qui nous font régresser, font tomber dans l’avilissement, que des remèdes permettant de nous élever à la dignité. Contrairement à ce que son étymologie pourrait suggérer, « la bêtise n’est pas l’animalité » écrivait Gilles Deleuze qui ajoutait : « L’animal est garanti par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être ‘bête’ ».
Si l’on ne peut vaincre la bêtise, on peut, il faut même, toujours la combattre, à commencer par celle propre à celui qui en parle mais aussi et surtout la bêtise d’abord systématiquement organisée par le marketing puis plus grave encore, la bêtise systémique. Celle-ci résulte de la prolétarisation des activités cognitives par leur délégation aux machines numériques.
En 2004, le PDG de la chaîne de télévision privée TF1 avait révélé que ce qu’il marchandait avec les agences de marketing était « le temps de cerveau disponible » des téléspectateurs, expression d’un « populisme industriel » exploitant les pulsions après avoir tué le désir. L’année suivante, le Medef organisait une université d’été sur le thème du réenchantement du monde, en référence directe à Max Weber. On parlait alors d’une économie de la connaissance à venir. Bernard Stiegler, y percevait l’expression d’une limite atteinte :

« le choix de ce thème par le Medef ne pouvait advenir qu’au moment où le processus de désenchantement, décrit par Weber il y a exactement un siècle, atteint son terme dans la mesure où il a conduit à la baisse tendancielle du désir, qui constitue pourtant, comme énergie libidinale, la principale énergie de la société capitaliste, laquelle se trouve désormais contrainte d’exploiter les pulsions – exploitation éminemment dangereuse et proprement explosive ».

(Bernard Stiegler et Ars industrialis : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion. p. 19)

« Seule une lutte contre la bêtise imposée par le contrôle des temps de cerveau disponible, c’est-à-dire par le populisme industriel, constitue une véritable possibilité de « réenchanter le monde » : de le rendre désirable, et par là de rendre à la raison son sens premier de motif de vivre (c’est le sens qu’elle a pour Aristote en tant que logos du noûs, qui est ce que Valéry appelle l’esprit) : la raison comme sens de l’existence (et en cela comme sens de l’orientation) ». (oc p. 17)

L’enchantement est dès lors défini comme « projection du désir » comme « la seule possibilité de trans-former l’intérêt individuel en intérêt collectif. » Il relève de l’incalculable.

Le contrôle des savoirs par la société hyperindustrielle les soumet à la pression de l’adaptation, ce qui est contradictoire, un savoir étant par définition un savoir critique. «  L’adaptation est, au regard du savoir, intrinsèquement débile ». Nous sommes entrés dans « un nouvel âge d’instrumentation de la recherche et de la pensée où se produit une tendance entropique qui contredit la structure consubstanciellement néguentropique du savoir »

« Tandis que, durant toute l’histoire académique, de Platon à Ferry en passant par l’université de Berlin et jusqu’à Napoléon, le système technique d’un côté et le système mnémotechnique de l’autre furent structurellement, fonctionnellement et canoniquement séparés – séparation qui faisait que tout ce qui relevait des mnémotechniques appartenait au pouvoir symbolique des clercs et ne s’inscrivait pas dans l’économie, sinon comme oikonomia de la Trinité, l’économie étant, en tant que negotium, intrinsèquement séculière, et le pouvoir de lecture et d’écriture étant exclusivement accessible à l’otium –, les déplacements essentiels opérés à travers la Réforme ne se concrétisent pleinement, très tardivement, comme sécularisation totale, que dans le contexte d’un extrême désenchantement qui s’installe au moment où s’impose le système mnémotechnique industriel numérique : c’est là précisément ce qui nous arrive. » (B. Stiegler : États de choc p. 271)

C’était écrit en 2012. Nous avions atteint le point extrême du désenchantement. La particularité du numérique est de permettre la combinaison de l’ensemble des instruments augmentant nos capacités de perception ( microscopes, télescope, etc) avec l’instrumentalisation des capacités d’entendement. L’entendement, c’est à dire selon Kant la faculté analytique de la pensée, est en effet extériorisable. Elle est en mesure de « déléguer ses fonctions à ses instruments, appareils et machines sans plus aucun pouvoir régulateur de la raison, c’est à dire sans pouvoir d’idéaliser, ni donc de théoriser ». ( États de choc p. 269).

« La raison elle-même n’est pas extériorisable. Elle est en revanche et depuis toujours la raison intériorisée de l’extériorisation. Et elle l’est comme désir capable d’infinitiser ses objets qui sont ceux de la sublimation.
L’extériorisation stérilisante (sans intériorisation) de l’entendement est ce qu’Adorno et Horkheimer, puis Marcuse et enfin Habermas, décrivent, une quarantaine d’années après Weber, comme un processus de rationalisation facteur d’irrationnalité. Mais ils n’analysent pas correctement, selon moi, la causalité historico-pharmacologique qui y est à l’œuvre ».
(B. Stiegler : Etats de choc p. 269)

Si Bernard Stiegler s’appuie sur cet héritage, il le critique aussi en ce qu’il omet le caractère historique des technologies de la mémoire (des rétentions) qui disruptent les savoirs et la démarche pharmacologique qu’il a développée permettant de comprendre que toute technique est capable du pire comme du meilleur et que cela doit faite l’objet d’une lutte pour nouvelle critique de cette raison devenue impure. Le philosophe, s’il les distingue, n’oppose cependant pas raison et bêtise. La question de la lutte contre la bêtise systémique relève pour lui d’une économie politique des technologies de l’esprit. Cette dimension reste malheureusement largement occultée par les penseurs écologistes.

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Zur Genese der Dummheit / Genèse de la bêtise par Theodor Adorno et Max Horkheimer

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer consacrent, dans leur ouvrage La dialectique de l’Aufklärung, dont je parlerai la semaine prochaine, une note à la Genèse de la bêtise. On ti-dessous le texte intégral, en allemand et en français. Non sans avoir noté combien « le fait que l’intelligence tourne à la stupidité est inhérent à l’évolution historique », ils symbolisent l’intelligence par l’antenne de l’escargot. Celle-ci se rétracte devant l’obstacle et souligne combien « la vie de l’esprit est infiniment fragile ». « La bêtise est une « cicatrice » qui se forme «  à l’endroit où le désir a été étouffé », écrivent les deux éminents représentants de l’Ecole de Francfort.

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ZUR GENESE DER DUMMHEIT

Das Wahrzeichen der Intelligenz ist das Fühlhorn der Schnecke »mit dem tastenden Gesicht«, mit dem sie, wenn man Mephistopheles glauben darf1, auch riecht. Das Fühlhorn wird vor dem Hindernis sogleich in die schützende Hut des Körpers zurückgezogen, es wird mit dem Ganzen wieder eins und wagt als Selbständiges erst zaghaft wieder sich hervor. Wenn die Gefahr noch da ist, verschwindet es aufs neue, und der Abstand bis zur Wiederholung des Versuchs vergrößert sich. Das geistige Leben ist in den Anfängen unendlich zart. Der Sinn der Schnecke ist auf den Muskel angewiesen, und Muskeln werden schlaff mit der Beeinträchtigung ihres Spiels. Den Körper lähmt die physische Verletzung, den Geist der Schrecken. Beides ist im Ursprung gar nicht zu trennen.
Die entfalteteren Tiere verdanken sich selbst der größeren Freiheit, ihr Dasein bezeugt, daß einstmals Fühler nach neuen Richtungen ausgestreckt waren und nicht zurückgeschlagen wurden. Jede ihrer Arten ist das Denkmal ungezählter anderer, deren Versuch zu werden schon im Beginn vereitelt wurde; die dem Schrecken schon erlagen, als nur ein Fühler sich in der Richtung ihres Werdens regte. Die Unterdrückung der Möglichkeiten durch unmittelbaren Widerstand der umgebenden Natur ist nach innen fortgesetzt, durch die Verkümmerung der Organe durch den Schrecken. In jedem Blick der Neugier eines Tieres dämmert eine neue Gestalt des Lebendigen, die aus der geprägten Art, der das individuelle Wesen angehört, hervorgehen könnte. Nicht bloß die Prägung hält es in der Hut des alten Seins zurück, die Gewalt, die jenem Blick begegnet, ist die jahrmillionenalte, die es seit je auf seine Stufe bannte und in stets erneutem Widerstand die ersten Schritte, sie zu überschreiten, hemmt. Solcher erste tastende Blick ist immer leicht zu brechen, hinter ihm steht der gute Wille, die fragile Hoffnung, aber keine konstante Energie. Das Tier wird in der Richtung, aus der es endgültig verscheucht ist, scheu und dumm.
Dummheit ist ein Wundmal. Sie kann sich auf eine Leistung unter vielen oder auf alle, praktische und geistige, beziehen. Jede partielle Dummheit eines Menschen bezeichnet eine Stelle, wo das Spiel der Muskeln beim Erwachen gehemmt anstatt gefördert wurde. Mit der Hemmung setzte ursprünglich die vergebliche Wiederholung der unorganisierten und täppischen Versuche ein. Die endlosen Fragen des Kindes sind je schon Zeichen eines geheimen Schmerzes, einer ersten Frage, auf die es keine Antwort fand und die es nicht in rechter Form zu stellen weiß. Die Wiederholung gleicht halb dem spielerischen Willen, wie wenn der Hund endlos an der Türe hochspringt, die er noch nicht zu öffnen weiß, und schließlich davon absteht, wenn die Klinke zu hoch ist, halb gehorcht sie hoffnungslosem Zwang, wie wenn der Löwe im Käfig endlos auf und ab geht und der Neurotiker die Reaktion der Abwehr wiederholt, die schon einmal vergeblich war. Sind die Wiederholungen beim Kind erlahmt, oder war die Hemmung zu brutal, so kann die Aufmerksamkeit nach einer anderen Richtung gehen, das Kind ist an Erfahrung reicher, wie es heißt, doch leicht bleibt an der Stelle, an der die Lust getroffen wurde, eine unmerkliche Narbe zurück, eine kleine Verhärtung, an der die Oberfläche stumpf ist. Solche Narben bilden Deformationen. Sie können Charaktere machen, hart und tüchtig, sie können dumm machen – im Sinn der Ausfallserscheinung, der Blindheit und Ohnmacht, wenn sie bloß stagnieren, im Sinn der Bosheit, des Trotzes und Fanatismus, wenn sie nach innen den Krebs erzeugen. Der gute Wille wird zum bösen durch erlittene Gewalt. Und nicht bloß die verbotene Frage, auch die verpönte Nachahmung, das verbotene Weinen, das verbotene waghalsige Spiel, können zu solchen Narben führen. Wie die Arten der Tierreihe, so bezeichnen die geistigen Stufen innerhalb der Menschengattung, ja die blinden Stellen in demselben Individuum Stationen, auf denen die Hoffnung zum Stillstand kam, und die in ihrer Versteinerung bezeugen, daß alles Lebendige unter einem Bann steht.

(Max Horckheimer et Theodor W. Adorno :Zur Genese der Dummheit in Dialektik der Aufklärung / Philosophische Fragmente. Gesammelte Schriften 3. suhrkamp taschenbuch. S. 295-296)

1 Faust. Erster Teil. Vers 4068
Note BU : « Siehst du die Schnecke da! sie kommt herangekrochen; / Mit ihrem tastenden Gesicht / Hat sie mir schon was abgerochen ».

GENÈSE DE LA BÊTISE

Le symbole de l’intelligence est l’antenne de l’escargot auquel le toucher sert d’organe visuel ainsi que d’odorat, si l’on en croit Méphistophélès1. Devant l’obstacle, l’antenne se retire immédiatement à l’abri protecteur, faisant un tout avec l’ensemble, elle ne se risquera que timidement à sortir à nouveau comme organe indépendant. Si le danger est toujours présent, elle disparaît derechef et hésitera beaucoup plus longtemps à revenir à la charge. À ses débuts, la vie de l’esprit est infiniment fragile. Les sens de l’escargot dépendent de ses muscles et les muscles s’affaiblissent chaque fois que quelque chose les empêche de fonctionner. Le corps est paralysé par la blessure physique, l’esprit est paralysé par la peur l’effroi [Schecken = effroi]. À l’origine les deux réactions sont inséparables.
Les animaux plus développés doivent ce qu’ils sont à leur plus grande liberté, leur existence prouve qu’ils dressèrent un jour leurs antennes dans de nouvelles directions et ne les retirèrent pas. Chacune de leurs espèces porte témoignage d’innombrables autres espèces qui tentèrent de se développer, mais échouèrent dès le début, qui succombèrent à la peur l’effroi dès qu’une de leurs antennes s’avança dans le sens de leur devenir. La répression des possibilités due à la résistance immédiate de la nature environnante se prolonge vers l’intérieur où la peur l’effroi a atrophié les organes. Dans chaque regard d’animal empreint de curiosité point une forme de vie nouvelle qui pourrait émerger de l’espèce déterminée dont fait partie la créature individuelle. Ce n’est pas seulement son caractère déterminé qui retient cette créature à l’abri de son ancienne nature, la force que rencontre son regard est une force très ancienne, qui remonte à des millions d’années : c’est elle qui l’a reléguée à une étape de son évolution et qui bloque, par sa résistance toujours renouvelée, chaque tentative visant à dépasser cette étape. Ce premier regard tâtonnant est toujours facile à briser, il a derrière lui la bonne volonté, l’espoir fragile, mais aucune énergie durable. Lorsque l’animal prend la direction d’où il a été chassé, il devient craintif et bête.
La bêtise est une cicatrice. Elle peut être en relation avec une activité parmi beaucoup d’autres ou avec toutes, qu’elles soient physiques ou mentales. Chez l’homme, chaque manifestation de bêtise partielle désigne un lieu où le jeu des muscles au lieu d’être encouragé a été entravé au moment de leur éveil. C’est en présence d’obstacles que commença, à l’origine, la vaine répétition de tâtonnements désordonnés et maladroits. Les innombrables questions que pose l’enfant sont déjà des symptômes d’une douleur secrète, d’une première question a laquelle il n’obtint pas de réponse et qu’il ne sait pas formuler correctement. Ses réitérations ont quelque chose de l’obstination enjouée du chien qui bondit continuellement devant la porte qu’il ne sait pourtant pas ouvrir, pour y renoncer finalement si la poignée est hors de sa portée ; elle a quelque chose du désespoir du lion qui va et vient dans sa cage, ou du geste de défense que réitère le névrosé, alors que ce geste une fois déjà avait été vain. Si le rythme des tentatives se ralentit chez l’enfant ou si le blocage est trop brutal, l’attention peut suivre une autre direction, l’enfant a plus d’expérience, comme on dit, mais il arrive qu’il subsiste une imperceptible cicatrice à l’endroit où le désir a été étouffé, une petite zone endurcie dont la surface est insensible. De telles cicatrices constituent des déformations. Elles peuvent créer des caractères durs et solides, elles peuvent rendre bête – dans le sens d’une déficience pathologique, d’une cécité ou d’une impuissance, quand elles se contentent de stagner -, dans le sens de la méchanceté, de l’entêtement et du fanatisme, si elles développent un cancer à l’intérieur de l’individu. La violence subie transforme la bonne volonté en mauvaise volonté. Non seulement la question interdite, mais aussi l’interdiction de l’imitation, des larmes, du jeu téméraire peuvent laisser de telles cicatrices. Comme les espèces de la série animale, les niveaux mentaux du genre humain, voire les parties aveugles d’un individu désignent des moments où l’espoir fut stoppé — témoignage pétrifié de la contrainte (Bann) pesant sur tout ce qui vit.

(Max Horckheimer et Theodor W. Adorno : Genèse de la bêtise in La dialectique de la raison. tel Gallimard. Trad. Eliane Kaufholz. P.389-391)

1. Faust, I, V, 4068
Note B.U.: Méphistophélès à Faust
« Vois-tu là cet escargot ? Il arrive en rampant, / Tout en tâtant avec ses cornes / Il aura déjà reconnu [senti] quelque chose en moi »

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Max Weber et le spectre du religieux dans l’armure du capitalisme

Quand je me suis attelé à la relecture du « livre» de l’économiste et sociologue allemand Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, je ne m’attendais pas à y trouver un spectre (Gespenst). Il m’avait jusqu’à présent échappé. Mais n’est-ce pas le propre des spectres ? Commençons par l’extrait où il en est question :

Max Weber (1864-1920) en 1918

« Der Puritaner wollte Berufsmensch sein, – wir müssen es sein. Denn indem die Askese aus den Mönchszellen heraus in das Berufsleben übertragen wurde und die innerweltliche Sittlichkeit zu beherrschen begann, half sie an ihrem Teile mit daran, jenen mächtigen Kosmos der modernen, an die technischen und ökonomischen Voraussetzungen mechanisch-maschineller Produktion gebundenen, Wirtschaftsordnung erbauen, der heute den Lebensstil aller einzelnen, die in dies Triebwerk hineingeboren werden – nicht nur der direkt ökonomisch Erwerbstätigen –, mit überwältigendem Zwange bestimmt und vielleicht bestimmen wird, bis der letzte Zentner fossilen Brennstoffs verglüht ist. Nur wie »ein dünner Mantel, den man jederzeit abwerfen könnte«, sollte nach Baxters Ansicht die Sorge um die äußeren Güter um die Schultern seiner Heiligen liegen. Aber aus dem Mantel ließ das Verhängnis ein stahlhartes Gehäuse werden. Indem die Askese die Welt umzubauen und in der Welt sich auszuwirken unternahm, gewannen die äußeren Güter dieser Welt zunehmende und schließlich unentrinnbare Macht über den Menschen, wie niemals zuvor in der Geschichte. Heute ist ihr Geist – ob endgültig, wer weiß es? – aus diesem Gehäuse entwichen. Der siegreiche Kapitalismus jedenfalls bedarf, seit er auf mechanischer Grundlage ruht, dieser Stütze nicht mehr. Auch die rosige Stimmung ihrer lachenden Erbin: der Aufklärung, scheint endgültig im Verbleichen und als ein Gespenst ehemals religiöser Glaubensinhalte geht der Gedanke der »Berufspflicht« in unserm Leben um. Wo die »Berufserfüllung« nicht direkt zu den höchsten geistigen Kulturwerten in Beziehung gesetzt werden kann – oder wo nicht umgekehrt sie auch subjektiv einfach als ökonomischer Zwang empfunden werden muss –, da verzichtet der einzelne heute meist auf ihre Ausdeutung überhaupt. Auf dem Gebiet seiner höchsten Entfesselung, in den Vereinigten Staaten, neigt das seines religiös-ethischen Sinnes entkleidete Erwerbsstreben heute dazu, sich mit rein agonalen Leidenschaften zu assoziieren, die ihm nicht selten geradezu den Charakter des Sports aufprägen. Niemand weiß noch, wer künftig in jenem Gehäuse wohnen wird und ob am Ende dieser ungeheuren Entwicklung ganz neue Propheten oder eine mächtige Wiedergeburt alter Gedanken und Ideale stehen werden, oder aber – wenn keins von beiden – mechanisierte Versteinerung, mit einer Art von krampfhaftem Sich-wichtig-nehmen verbrämt. Dann allerdings könnte für die »letzten Menschen« dieser Kulturentwicklung das Wort zur Wahrheit werden: »Fachmenschen ohne Geist, Genussmenschen ohne Herz: dies Nichts bildet sich ein, eine nie vorher erreichte Stufe des Menschentums erstiegen zu haben« –“

Max Weber: Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie. Band 1, Tübingen 1986

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« Le puritain voulait être un homme de la profession-vocation [Berufsmensch]; nous sommes contraints de l’être, En effet, en passant des cellules monacales dans la vie professionnelle et en commençant à dominer la moralité intramondaine, l’ascèse a contribué, pour sa part, à édifier le puissant cosmos de l’ordre économique moderne qui, lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste, détermine aujourd’hui avec une force contraignante irrésistible, le style de vie des individus qui naissent au sein de cette machinerie [Triebwerk = machine motrice] – et pas seulement de ceux qui gagnent leur vie en exerçant directement une activité économique. Peut-être le déterminera-t-il, jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé. Aux yeux de Baxter*, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints que comme « un manteau léger que l’on pourrait rejeter à tout instant », Mais la fatalité [das Verhängnis) le malheur a fait que ce manteau est devenu un habitacle dur comme l’acier [stahlhartes Gehäuse = une dure carapace/chape d’acier]. Tandis que l’ascèse entreprenait de transformer le monde et d’y être agissante, les biens extérieurs de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et finalement inexorable, comme jamais auparavant dans l’histoire. Aujourd’hui, l’esprit de cette ascèse s’est échappé de cet habitacle — définitivement ? Le sait-on ? Dans tous les cas, depuis qu’il repose sur une base mécanique, le capitalisme vainqueur n’a plus besoin de cet étai. L’humeur rayonnante de sa riante héritière, l’Aufklärung, semble elle-même pâlir définitivement et l’idée du « devoir ordonné à la profession » [Berufspflicht] hante notre vie comme un spectre de contenus de croyance autrefois religieux.
Lorsque « l’accomplissement de la profession »[Berufserfüllung] ne peut être mis en relation avec les valeurs spirituelles suprêmes de la culture [höchsten geistigen Kulturwerten] ou lorsque ( ce qui n’est pas l’inverse) il ne peut être perçu, également au plan subjectif, que comme une simple contrainte économique, l’individu renonce généralement, aujourd’hui à toute interprétation. Aux États-Unis, là où elle connait un déchainement extrême, la recherche du gain, dépouillée de son sens éthico-religieux (ou métaphysique), a tendance aujourd’hui à s’associer à des passions purement agonistiques [i.e. de compétition], qui précisément lui impriment assez souvent le caractère d’un sport. Personne ne sait encore qui, à l’avenir, logera dans cette cage ; et si, au terme de ce prodigieux développement, nous verrons surgir des prophètes entièrement nouveaux ou une puissante renaissance de pensées et d’idéaux anciens, voire – si rien de tout cela ne se produit – une pétrification mécanisée, parée d’une sorte de prétention crispée. Dans ce cas, à coup sûr, pour les « derniers hommes » de ce développement culturel, la formule qui suit pourrait se tourner en vérité : « Spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant s’imagine s’être élevé un degré de l’humanité encore jamais atteint ».

(Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Édité, traduit et présenté par Jean-Pierre Grossein. Tel Gallimard. p. 250-251)

* Richard Baxter, théologien puritain anglais du 17ème siècle.

Dans ses deux études rassemblées sous le titre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber analyse avec minutie le rôle qu’a joué un certain esprit nouveau initié par la Réforme protestante dans le passage au capitalisme qu’il précise des Temps modernes, c’est à dire industriel, « mécanique et machiniste ». Il y a d’autres capitalismes ailleurs et dans l’histoire. Mais ce qui l’intéresse c’est l’« ethos spécifique » de celui de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. Comment cette « inclination spécifique au rationalisme économique » de certaines dimensions du protestantisme va devenir une force motrice spirituelle. Il étudie la manière dont ses traits religieux disparaissent de ses motivations tout en revenant hanter la vie, tel un spectre dans l’armure d’une rationalisation méthodique déconnectée de finalités supérieures. Car elles ne sont plus mises en relation avec «  les valeurs spirituelles suprêmes de la culture ». L’extrait ci-dessus est tiré de la fin de L’Éthique protestante… et la résume en quelque sorte sans toutefois nous permettre de faire l’économie d’une lecture attentive de l’ensemble du texte et d’autres. Et il nous faut commencer par le Berufsmensch, terme forgé à partir de la notion de Beruf.

Beruf

Par Beruf, ici traduit par « profession-vocation », Martin Luther a transposé, dans la Bible, deux notions fort différentes C’est, d’une part, la tâche assignée par Dieu (en grec Klesis, en anglais calling). Von Gott geruffet signifie être appelé par Dieu. Le mouvement par lequel on se sent appelé se nomme vocation. D’autre part, il transpose dans le Livre du Siracide (L’Ecclésiaste), le ponos grec, le labeur (labor), la besogne, en Beruf, alors qu’ailleurs il traduit ergon (travail, Werk, work ) en Geschäft, business. Ainsi dans la Bible de Luther :

„Bleibe bei dem, was dir anvertraut ist, und übe dich darin, und halt aus in deinem Beruf, und lass dich nicht davon beirren, wie die Gottlosen zu Geld kommen, sondern vertraue du Gott und bleibe in deinem Beruf; denn dem Herrn ist es ein Leichtes, einen Armen plötzlich reich zu machen. Der Segen Gottes ist der Lohn des Frommen, und in kurzer Zeit gibt er schönstes Gedeihen“.

(Siracide 11, 21-23)

Les traductions françaises sont très confuses quand elles y figurent. J’ai trouvé celle-ci qui se rapproche de celle de Luther :

« Sois attaché à ta besogne, occupe-t’en bien et vieillis dans ton travail. N’admire pas les œuvres du pécheur, confie-toi dans le Seigneur et tiens-toi à ta besogne. Car c’est chose facile aux yeux du Seigneur, rapidement, en un instant, d’enrichir un pauvre. La bénédiction du Seigneur est la récompense de l’homme pieux, en un instant Dieu fait fleurir sa bénédiction ».

La nouvelle traduction de la Bible qui, en cette période de conflit sur les retraites, révèle le spectre d’anciens contenus religieux absorbé dans le dogme libéral, dit ceci :

« Suis ta contrainte
insiste en elle
Vieillis sur ton ouvrage

Ne va pas admirer celui de l’égaré
fie-toi au Maître
et peine encore
car : le Maître peut aisément<
enrichir un homme de peine
car : Le Maître bénit le pieux dans son salaire »

(Siracide 11, 21-23. Trad. Pierre Alferi, Jean Jacques Lavoie in La Bible/ Nouvelle traduction. Fayard. 2001)

Vieillis sur ton ouvrage  pourrait être traduit par ne prends pas de retraite.

Pour Max Weber, cette notion de Beruf exprime «  le dogme central de toutes les dénominations protestantes », en ce qu’il considère qu’une vie agréable à Dieu ne se trouve pas dans l’ascèse monastique mais dans une profession comme tâche assignée par Dieu dans le monde sécularisé, dans la profession-vocation. « La qualification morale de la vie dans une profession séculière [a] été l’une des réalisations de la Réforme les plus lourdes de conséquences ». L’ascèse a été transférée de la cellule du moine à la profession-vocation. Bien sûr, l’habit de l’innovation linguistique à elle seule ne fait pas le moine salarié. Weber est très précis sur ce point distinguant le protestantisme ancien de « l’esprit du capitalisme » dépouillé de ses  »étais » religieux et « illustré » par un personnage comme Benjamin Franklin dont les préceptes datent de 1736 et 1748, soit 200 ans après la première Bible complète en allemand qui parait en 1535. Il faut avoir à l’esprit un temps long.

« Songe que le temps, c’est de l’argent. Quiconque pourrait, par son travail gagner 10 shillings par jour, mais se promène ou paresse dans sa chambre la moitié du temps, celui-là ne doit pas seulement prendre en compte, même si c’est le cas, le fait qu’il ne dépense que 6 pence pour son plaisir : il a en effet aussi dépensé ou dilapidé, 5 autres schillings.
Songe que le crédit, c’est de l’argent. Si quelqu’un laisse chez moi son argent après que celui-ci est devenu remboursable, il me fait don des intérêts ou l’équivalent de ce que je peux faire de son argent faire de son argent durant ce temps. Si un homme a un bon et un grand crédit et s’il en fait bon usage, la somme rapportée peut-être considérable.
[…]
[Avoir] tes dettes en mémoire, cela te donne à voir comme un homme honnête autant que consciencieux, ce qui accroit ton crédit.[…] »

(Benjamin Franklin : « Advice to a Young Tradesman (1748, Œuvres, Sparks, II, p. 87). Cité dans Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. p.21-23.

De telles maximes auraient été impensables au Moyen-âge, elles n’auraient pu être celles d’un banquier comme Jacob Fugger, souligne Weber. Elles forment un ethos. C’est en ce sens spécifique qu’il parle d’esprit, de « motif conducteur », du capitalisme. Cet esprit n’est pas un effet de superstructure. Pour lui, quand l’esprit est là, on se procure l’argent. Ce n’est la disponibilité de réserves monétaires qui est motrice. Il aura fallu encore diverses étapes pour en arriver là : le calvinisme et sa doctrine de la prédestination, le piétisme, les sectes puritaines, la diaspora huguenote qui déteindront sur l’ensemble de la vie sociale, formant un « cosmos », qu’il faudrait préciser réifié, « chosifié » (“versachlicht“), dans lequel nous sommes « contraints » de vivre. Ce qui était au départ un choix est devenu une contrainte.

« L’ordre économique capitaliste actuel [i.e. celui du début du 20è siècle] est un immense cosmos dans lequel l’individu est immergé en naissant et qui, pour lui, au moins en tant qu’individu, est donné comme un habitacle [Gehäuse, carcan] de fait et immuable [= qu’il ne peut transformer individuellement] dans lequel il lui faut vivre. Dans la mesure où l’individu est intriqué dans le réseau du marché, l’ordre économique lui impose les normes de son agir économique. Le fabricant qui s’oppose durablement à ces normes est, au plan économique éliminé, tout comme le travailleur qui ne peut ou ne veut s’y adapter se retrouve à la rue sans travail ». (O.c. p.28-29)

Petit à petit, un processus de rationalisation a achevé d’incorporer les contenus magiques et religieux, c’est ce que Weber nomme le « désenchantement ». Au final, « c’est homme qui est rapporté au gain comme finalité de sa vie et non plus le gain à l’homme comme moyen de satisfaction de ses besoins vitaux ». (O.c. p.27).

Et, il faudra voir, suggèrera, après Weber, Walter Benjamin, dans le capitalisme,

«  une religion, c.-à-d. que le capitalisme sert essentiellement à apaiser les mêmes soucis, les mêmes tourments et les mêmes inquiétudes auxquels ce qu’il est convenu d’appeler religions donnait autrefois une réponse »

(Walter Benjamin : Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires. Édités par Rolf Tiedann et Hermann Schweppefrhauser . Traduit de l’allemand par Christophe Jouanlann et Jean-François Poirier. Presses Universitaires de France)

Le même Walter Benjamin, dans la citation suivante très proche de Weber, relève, en 1940, en lisant le programme de Gotha du parti social-démocrate allemand, combien le contenu religieux de la profession-vocation (Beruf) y est réapparu, ce qui caractérise le spectre, et s’est incrusté dans les corps et les mentalités des travailleurs allemands :

« Chez les ouvriers allemands, la vieille éthique protestante du travail réapparut sous une forme sécularisée. Le programme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme “la source de toute richesse et de toute culture“. A quoi Marx, animé d’un sombre pressentiment, objectait que celui qui ne possède d’autre bien que sa force de travail “est nécessairement l’esclave d’autres hommes, qui se sont érigés […] en propriétaires“. Ce qui n’empêche pas la confusion de se répandre de plus en plus, et Joseph Dietzgen* d’annoncer bientôt : “Le travail est le Messie des temps modernes. Dans l’amélioration […] du travail […] réside la richesse qui peut maintenant accomplir ce qu’aucun rédempteur n’a accompli jusqu’à présent“. Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise de la nature, non les régressions de la société »

(Walter Benjamin : Sur le concept d’histoire in W.B. : Œuvres III. Folio Essais. p. 436. La critique du programme de Gotha a pour titre chez Marx : Commentaires en marge du programme du Parti ouvrier allemand. Marx y souligne que ce n’est qu’en tant que l’homme se conduit en propriétaire de la nature, « qu’il la traire comme un objet lui appartenant que son travail devient source de valeurs d’usage et donc de la richesse ».)

* Joseph Dietzgen (1828-1888) : théoricien socialiste allemand, auteur de Die Religion der Sozialdemokratie. Kanzelreden / La religion de la social-démocratie. Sermons.

« Stahlhartes Gehaüse »

La traduction de la métaphore du capitalisme industriel que Weber utilise, celle de« Stahlhartes Gehaüse », dans laquelle nous tombons en naissant, a fait l’objet de controverses depuis que le sociologue américain Telcott Parsons l’avait traduit par iron cage, la cage d’acier. Certes cette traduction durcit l’expression wébérienne autant d’ailleurs que celle d’« habitacle » ici utilisée l’affaiblit. Gehaüse qui contient le mot Haus (habitat) a des acceptions multiples désignant une enveloppe solide aussi bien la coquille de l’escargot que la carapace de la tortue, voire le cercueil. Le français habitacle est à l’origine un terme de marine, un habillage de protection du compas sur le pont d’un navire. Cette carapace d’acier ou dure comme de l’acier – nous sommes à l’époque du capitalisme du charbon et de l’acier – est en relation d’un côté avec la cellule du moine d’où l’ascèse est sortie et la « pétrification mécanisée » de ce qui n’était censé n’être qu’un « léger manteau », qui plus est facile à enlever. L’Aufklärung que Bernard Stiegler tente de traduire par la raison-formée-à-l’époque-des-Lumières pour signaler qu’elle a aussi une histoire (cf son livre États de choc) en a perdu ses couleurs et l’envie de rire. L’image est donc féroce. Quoi qu’il en soit l’important est la solidité, la rigidité, la dureté de cette enveloppe qui enclot la vie, pas seulement économique mais aussi sociale. Elle est, comme chez Hamlet, l’armure du spectre. Ici, ce spectre est celui des « contenus de croyance autrefois religieux » qui, comme profession-vocation, « hante notre vie. Als ein Gespenst ehemals religiöser Glaubensinhalte geht der Gedanke der »Berufspflicht« in unserm Leben um. Dans une note, Max Weber illustre la misère symbolique de cette vie devenue « agonistique », c’est à dire de compétition – on pourrait dire pulsionnelle-, produite par l’aboutissement du processus de « désenchantement du monde »  :

« Le vieux, avec ses 75 000 dollars par an, ne pourrait-il pas prendre sa retraite ?—- Non! la devanture du magasin doit être maintenant portée à 400 pieds. Pourquoi ?— “That beats everything” < Cela passe avant tout >, dit-il. Le soir, quand sa femme et ses filles lisent ensemble, il soupire après son lit ; le dimanche, il regarde sa montre toutes les cinq minutes, pour savoir quand la journée sera finie : — quelle existence gâchée ! »; c’est ainsi que le gendre (immigrant venu d’Allemagne) du dry-good-man < mercier > principal d’une ville sise sur l’Ohio résumait le jugement qu’il portait sur ce dernier — jugement qui, sans aucun doute, serait apparu a son tour au « vieux » comme totalement incompréhensible, comme un symptôme du manque d’énergie des Allemands. »

Il y avait encore des jours fériés sans commerce et pas de télévisions. Encore moins de capitalisme 24h/7.

La profession-vocation est une composante de ce qui allait devenir l’ethos d’un nouvel esprit du capitalisme, celui du « capitalisme bourgeois moderne ». Pour « transfigurer les incitations économiques „individualistes“ », il fallait qu’il y fut adjoint « la méthodique de vie des sectes ascétiques ». Tout homme allait devenir une sorte de moine séculier. Cette conception d’une vie puritaine est portée par les « couches moyennes bourgeoises en voie d’ascension ». Précisons qu’il s’agissait alors d‘un capitalisme d’investissement et non du capitalisme financiarisé, spéculatif et computationnel que nous connaissons aujourd’hui.

Il y a une dimension que Max Weber n’aborde pas et qui est en lien avec la Réforme, à savoir le fait que cette dernière est « fille tout autant de la langue vernaculaire » [et donc de la traduction et de la lecture] que de l’imprimerie » (Matthieu Arnold : Luther. Fayard. p.325). A partir de ce que Sylvain Auroux appela une « révolution technologique de la grammatisation ». Ce découpage en unités reproductibles, s’étendra à la grammatisation machinique des gestes du travail. Le livre imprimé est aussi une nouvelle technique de mémoire (hypomnèse).

« sans l’imprimerie, le protestantisme n’aurait pu rendre effectif un « sacerdoce de tous les croyants ». Mais en même temps, la nouvelle technique a également joué un rôle cristallisateur. Elle a été cet « enchantement » par lequel un obscur théologien de Wittenberg a réussi à ébranler le trône de Saint Pierre »

(Elizabeth L . Eisenstein : La Révolution de l’imprimé. A l’aube de l’Europe moderne. La Découverte 1991 pp 187-188)

Parenthèse sur la Réforme

La Réforme, c’est aussi autre chose. Bernard Stiegler l’interprète, entre autre, comme une thérapeutique de la lecture. « Luther est un moine qui vient affirmer la possibilité d’un otium du peuple, soutenant qu’il faut que les fidèles sachent lire parce c’est dans un rapport direct au texte, dans la confrontation directe avec la parole du Christ, que la créature peut être et rester fidèle »(Cf.). L’otium dont il parle n’est pas ce qui s’appelle trivialement le loisir ou le temps libre, en ce qu’il ne s’agit pas d’un temps de consommation mais d’un temps d’une pratique qui « donne la liberté de prendre soin de soi au nom de quelque chose de supérieur à soi ». Ce quelque chose de plus grand que soi peut s’appeler Dieu, ou tout autre chose dès lors qu’il désigne une pratique d’existence, souvent liée à des rituels, qui aille au-delà de la simple subsistance. L’otium du peuple, expression qui  s’amuse de l’opium du peuple que serait pour certains la religion, est à la fois historiquement l’accès du peuple à la lecture de la bible et une pratique collective, celle de l’assemblée. Cet otium sera phagocyté par le négotium.

Pour Bernard Stiegler,

«  … la Réforme installe une nouvelle conception de la foi. Lorsqu’ advient l’imprimerie, et qu’elle se combine avec la crise de foi que provoque en Luther la pratique des indulgences, et sa perte de la foi non pas en Dieu, mais en son représentant sur Terre, le pape, c’est-à-dire le père, un nouveau stade de l’écriture advient qui conduira aussi au papier monnaie, aux billets de banque, aux lettres de change, aux assignats, et finalement au dollar, sur lequel il est écrit cette devise: « ln God we trust ».

(Bernard Stiegler : Inquiétude, défiance, discrédit à l’aube d’un nouveau monde industriel in Confiance, croyance, crédit dans les mondes industriels Fyp Editions p23)

ln God we trust », « nous avons confiance en Dieu », comme il est écrit sur la dollar américain, et non plus « In God we believe » « nous avons foi en Dieu »

La confiance se substitue à la croyance et fait l’objet d’un calcul.

L’alchimie économique

La magie est transférée à l’économie. N’attribue-t-on pas à la machine à produire des textes, ChatGPT, des propriétés magiques . Elles seraient « bluffantes ». Et la fameuse « main invisible du marché » ne fait-elle pas des tours de magie ? Dans le Faust de Goethe, dans la scène de création du papier monnaie, les billets de banque sont qualifiés de « feuilles magiques » par le Fou de l’Empereur et de « fantôme[s] en papier de florins » par Méphistophélès. Pour Hans Christoph Binswanger, l’intelligence économique de Goethe, qui fut ministre de l’économie, se trouve d’abord dans sa perception du caractère alchimique de l’économie moderne. Pour l’économiste suisse, dans son livre Argent et magie, Goethe montre que l’économie moderne dans laquelle la création monétaire joue un rôle central est la continuation de l’alchimie par d’autres moyens. Plus besoin donc de chercher à transformer le plomb en or, puisque l’on a réussi à transformer le papier en argent et cet argent « force chimique de la société », selon Marx (Manuscrits de 1844) peut circuler. Cette création monétaire est toutefois à double tranchant. D’un côté, elle permet les investissements, des actions créatrices produisant un élan économique explique Binswanger, de l’autre, dans Faust, interviennent trois ruffians tout droit issus du 7ème cercle de l’Enfer de Dante, Fauchevite, Hâtepilleuse et Grippedur symbolisation de la violence, la cupidité et l’avarice. (J’en ai parlé plus en détails ici). Aujourd’hui, la nouvelle « magie » est celle des cryptomannaies.

Rationalisation et désenchantement du monde

Examinons maintenant plus avant le couple désenchantement/rationalisation  tel que le décrit Max Weber. Je commencerai par le premier : qu’est ce que, selon Max Weber, le désenchantement du monde ? J’expliquerai plus loin pourquoi je garde le terme de désenchantement pour traduire Entzauberung.

« La démagification du monde [Entzauberung der Welt = désenchantement du monde], c’est-à-dire l’élimination la magie [en allemand Magie] comme moyen de salut, n’avait pas été conduite jusqu’à son terme dans la piété catholique comme elle l’a été dans la religiosité puritaine (et avant elle, seulement dans la religiosité judaïque). Le catholique disposait de la grâce sacramentelle de son Église comme d’un moyen permettant de compenser sa propre insuffisance : le prêtre était un magicien qui accomplissait le miracle de la transsubstantiation et qui détenait le pouvoir des clés. On pouvait se tourner vers lui dans le repentir et la contrition, il dispensait l’expiation, l’espoir de la grâce et la certitude du pardon assurant ainsi le soulagement de la formidable tension, dans laquelle le calviniste, lui, était condamné à vivre par un destin inéluctable et que rien ne pouvait adoucir. Pour celui-ci, ces consolations bienveillantes et humaines n’existaient pas et il ne pouvait pas non plus espérer, comme le catholique, compenser ses heures de faiblesse et d’insouciance en renforçant sa bonne volonté à d’autres heures, comme le catholique et même le luthérien. Le Dieu du calvinisme réclamait des siens non pas des « bonnes œuvres » particulières, mais une sainteté par les œuvres érigée en système. (Pas question du va-et-vient catholique, authentiquement humain, entre le péché, le repentir, la pénitence, le soulagement et à nouveau le péché ; pas question, non plus, que le compte de toute une vie puisse être réglé par des peines temporelles et soldé par les moyens de grâce dispensés par l’Église.) La pratique éthique de l’homme du quotidien fut ainsi dépouillée de son caractère non planifié et non systématique et prit la forme d’une méthode cohérente de la conduite de vie dans son ensemble. Ce n’est pas un hasard si le nom de « méthodistes » est resté attaché aux représentants du dernier grand réveil des idées puritaines au XVIIIème siècle … »

(Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. O.c. p. 132-133)

Je ne saisis pas très bien ce que la traduction par « démagification » apporte de mieux que celle de désenchantement puisqu’il s’agit de la même chose. En quoi serait-elle plus littérale ? Je vois encore moins en quoi « désenchantement » serait « un effet littéraire » comme l’affirme Jean-Pierre Gossein. L’enchantement est une opération magique. Merlin l’enchanteur est en allemand der Zauberer. Weber utilise d’ailleurs le mot Magie qui existe en allemand à côté de Zauber dans Entzauberung sans pour autant créer un néologisme. Je garderai donc le mot de désenchantement qui, en outre, fait moins mal aux oreilles. Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement de « l’élimination de la magie comme moyen de salut ». Cette dernière est la phase finale d’un processus plus large. Le désenchantement concerne aussi le rejet de « tous les éléments sensuels et affectifs au sein de la culture et de la religiosité subjective » et un « évitement absolu de toute culture qui s’adresse aux sens » Très loin, ajoute Weber, de cet « esprit profane et fier » que Machiavel décrit dans son éloge des citoyens de Florence qui, en lutte contre le pape et ses interdits « mettaient plus haut l’amour de la cité natale que l’angoisse pour le salut de leurs âmes ». (oc p 111)

Pour Max Weber, le désenchantement du monde consiste à considérer qu’il n’y a plus de mystagogie, de mystères. Celles-ci ont été refoulées par le calcul. Dans une conférence prononcée en 1917, il souligne :

« Le développement de l’intellectualisation et de la rationalisation n’implique donc pas que tout un chacun connaisse mieux les conditions de vie auxquelles il est soumis. Non, il implique autre chose : la certitude ou la croyance qu’il suffirait de vouloir acquérir cette connaissance pour pouvoir le faire à tout moment, qu’il n’existe donc pas de puissances mystérieuses et imprévisibles dans ce domaine et qu’il est bien plutôt possible – en principe – de maîtriser toute chose par le calcul. (durch Berechnen). Mais cela signifie le désenchantement du monde. A la différence du sauvage pour lequel de telles différences existaient, nous n’avons plus à recourir à des instruments magiques pour maîtriser et solliciter les esprits (Geister). Des moyens techniques et le calcul remplissent cette tâche. C’est cela avant tout que l’intellectualisation implique en tant que telle.
Ce processus de désenchantement, qui s’est poursuivi dans la culture occidentale pendant des millénaires, et, de façon générale, ce « progrès » dont la science fait partie, dont elle est un élément et un moteur, ont-ils cependant un sens quelconque au-delà de ces applications purement pratiques et techniques ? »

(Max Weber : Wissenschaft als Beruf. Conférence du 7 novembre 1917. La science profession et vocation. Trad. Isabelle Kalinowski. Ed. Agone. p. 28-29)

Max Weber répond à sa question en s’appuyant sur Léon Tolstoï, auteur qu’il admirait et qui était au moment où il prononçait sa conférence (7 novembre 1917) une figure du pacifisme. Tolstoï se demandait si la mort avait un sens. Prise dans le progrès, la vie de l’individu n’avait pas de fin et, partant, la mort non plus. L’une des caractéristiques fondamentales de l’économie capitaliste, précise la sociologue allemand, est d’être « rationalisée sur la base d’un calcul strictement comptable et d’être froidement planifiée en vue du résultat économique visé ».

Weber associe au terme rationalisation celui d’intellectualisation. Qu’est-ce à dire ? L’« intellectualisation » est, pour Catherine Colliot-Thélène, « un autre nom pour la rationalisation, considérée au plan des images du monde ».

« Un monde intellectualisé, c’est un monde dans lequel règne la conviction que tout ce qui est et advient ici-bas est régi par des lois que la science peut connaître, et la technique scientifique maîtriser ; qu’il n’est rien, en d’autres termes, qui ne soit prévisible. C’est un monde sans magie, sans doute, car il exclut toute intervention du supra-sensible dans l’ordre des choses naturelles et humaines ; mais aussi, Weber y insiste, un monde dépourvu de sens ».

(Catherine Colliot-Thélène : Max Weber et l’histoire. Puf. 1990. p.65)

Le désenchantement est donc produit par la prétention de tout pouvoir maîtriser par le calcul, aujourd’hui les algorithmes réduisant toutes singularités à des moyennes. La question est moins celle du calcul que le fait qu’avec une telle conception plus rien ne relèverait de l’incalculeble. C’est le règne des techno-sciences qu’il ne faut pas confondre avec des savoirs. C’est peut-être la raison pour laquelle Weber met toujours progrès entre guillemets. La rationalisation ne touche pas seulement le travail mais aussi l’organisation des entreprises et celle de la société. L’entreprise rationalisée a besoin d’un droit qui l’est tout autant. On parle beaucoup en ce moment de « parlementarisme rationalisé ». Cette expression englobe tout ce qui permet au « gouvernement » de faire passer des réformes en se dégageant de l’emprise du pouvoir législatif. Il n’est d’ailleurs plus question de gouvernement de citoyens mais de gouvernance, « une gouvernance par les nombres », selon l’expression d’Alain Soupiot

Paul Valéry décrit à sa façon le processus de désenchantement du monde auquel conduira la développement du capitalisme lorsqu’il écrit que les Romains qui disposaient de bien moins de moyens techniques et technologiques que les Européens de son temps, trouvaient, cependant,

« dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent ».

(Paul Valéry : Notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe in Regards sur le monde actuel. Nrf Gallimard. 1945. p.32)

La rationalisation

Pour Weber, la rationalisation est une notion historique. « Les actes motivés par la religion ou la magie sont des actes, au moins relativement, rationnels, en particulier sous leur forme primitive : ils suivent les règles de l’expérience même s’ils ne sont pas nécessairement selon des moyens et des fins… » ( Economie et société. cité par Catherine Colliot-Thélène : O.c. p.56). Les pratiques magiques – « ou mystagogiques », ajoute-t-il ailleurs en citant expressément les mystères d’Eleusis -, avaient comme visée d’influencer les esprits ou les dieux afin d’obtenir, « pour l’individu seul, outre une longue vie, la santé, l’honneur, la descendance et, éventuellement, l’amélioration du destin dans l’au-delà, la richesse comme objectif évident »

« C’est seulement quand la logique de l’économie capitaliste produit d’elle-même les comportements qu’elle requiert pour se perpétuer, que le désenchantement peut être dit accompli ».

( Catherine Colliot-Thélène : oc.p. 66

Le désenchantement rend le monde dépourvu de sens. En évacuant les mystères, l’imprévisible, l’inattendu, l’improbable, au profit d’un tout calculable, il mine la Raison elle-même, qui régresse.

Les anciens dieux sortent de leurs tombes

« Le rationalisme grandiose de la conduite de vie éthique et méthodique que sécrète toute prophétie religieuse a détrôné ces dieux multiples (Vielgötterei) au profit de « l’Unique qui nous est nécessaire » [Einen, das not tut=la seule chose qui nous est nécessaire. Eins aber ist not, dit Jésus]. Et, face aux réalités de la vie extérieure et intérieure, il a été contraint à ces compromis et à ces réserves [Relativierungen = relativisations] que nous connaissons tous dans l’histoire du christianisme. Mais aujourd’hui cette multiplicité de dieux est notre « quotidien » religieux. Les nombreux anciens dieux sortent de leurs tombeaux, désenchantés et par conséquent sous la figure de puissances impersonnelles, ils cherchent à exercer un pouvoir sur nos vies et ils recommencent entre eux leur lutte éternelle. Ce qui est si difficile pour l’homme moderne précisément, et plus encore pour la jeune génération, c’est d’être à la hauteur d’un tel quotidien. Toutes les quêtes éperdues (jagen) de « l’expérience vécue » proviennent de cette faiblesse.Car c’est faiblesse que de ne pouvoir regarder en face le destin de son temps. C’est le destin de notre culture de prendre à nouveau conscience de ce fait, et d’une manière plus claire, après que, durant un millénaire, l’orientation prétendument ou apparemment exclusive sur le pathos grandiose de l’éthique chrétienne nous y a rendus aveugles. »

(Max Weber : Wissenschaft als Beruf. Conférence du 7 novembre 1917. J’ai un peu mélangé les deux traductions. Celle La science profession et vocation. Trad. Isabelle Kalinowski. Ed. Agone. p. 28-29 et celle de Catherine Colliot-Thélène La profession et la vocation de savant in Max Weber : Le savant et le politique. La Découverte p.98-99)

Pour Max Weber, les deux tendances, magie et désenchantement / rationalisation, ne commencent pas avec le Beruf qui est, pour lui, plutôt un aboutissement. Elles remontent à plus loin. Au temps où il y avait encore de multiples dieux. Ils ont tous été détrônés par le processus de rationalisation, que Max Weber qualifie ici de « grandiose ». Les spectres des dieux anciens sortent de leurs tombes et reviennent nous hanter. Sous leur aspect « désenchanté », ils régissent nos vies sous forme de règles impersonnelles c’est à dire désindividuées et calculables, effaçant les singularités par définition incalculables, dévorant les désirs et libérant les pulsions.
Avec la « généralisation des techniques de la comptabilité à toutes les activités humaines » (Bernard Stiegler : Réenchanter le monde) y compris les rapports aux dieux, l’épuisement des réserves symboliques et des désirs au profit des pulsions que le capitalisme consumériste et de marketing finira par exploiter, c’est l’Aufklärung qui déchante, la raison devenant calcul (ratio). Nous ne sommes pas à la hauteur des défis de notre temps. A défaut de pouvoir s’y hisser et de réenchanter le monde,  régresse la raison. L’Aufklärung, précisons-le, va de pair avec une  Bildung. Elle est définie ainsi par Immanuel Kant :

« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !. Telle est la devise des Lumières ».

(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits). Voir ici.

La rationalisation n’est pas la raison. Son instrumentalisation, aujourd’hui computationnelle, décompose la raison qui devient bêtise à défaut d’être recomposée à chaque mutation technologique et avec elle.

Spectre

Le spectre dont parle Max Weber n’est pas celui du capitalisme au sens où l’évoque l’écrivain américain Don Delillo. Son roman Cosmopolis (Actes sud) raconte le crépuscule d’un golden boy new-yorkais. On le découvre, dans sa luxueuse limousine prise dans des embouteillages et une manifestation qui bloquent Manhattan, en train de spéculer sur la chute du cours du yen. Au bout d’un moment, il voit apparaître, sur l’un des nombreux écrans de son véhicule, l’un des slogans des manifestants : «  un spectre hante le monde, le spectre du capitalisme », variante de la première phrase du Manifeste du parti communiste. Le spectre évoqué par Max Weber n’est pas celui du capitalisme, il se trouve, lui, dans l’armure du capitalisme.
Gespenst en allemand signifie deux choses. C’est, d’une part, l’échafaudage que l’on monte pour une construction puis que l’on enlève une fois le bâti réalisé. Weber semble utiliser cette métaphore lorsqu’il parle dans le premier extrait cité d’« étai », Stütze, quelque chose qui vient en soutien puis que l’on enlève une fois que l’on en a plus besoin. Le capitalisme une fois vainqueur n’avait plus besoin du soutien de l’éthique protestante qui a contribué à sa victoire. Mais ses contenus religieux forment aussi le second sens de Gespenst, celui de spectre d’une spiritualité antérieure. Il est ici en quelque sorte associé au sens précédent. Les étais ne sont pas simplement enlevés, ils sont incorporés dans la construction. L’on sait que Max Weber a lu Marx – et Nietzsche. Catherine Colliot-Thélène, dans son Max Weber et l’histoire consacre un chapitre à leurs rapports. Elle y affirme que Weber a lu Le Capital et le Manifeste du Parti communiste où « le spectre qui hante l’Europe » est celui d’un potentiel futur, il est à venir. Le spectre qu’évoque Max Weber, lui, vient du passé. Il est celui de l’obligation de labeur héritée de l’ascétisme religieux. « Le  devoir ordonné à la profession [Berufspflicht] hante notre vie comme un spectre de contenus de croyance autrefois religieux ». Ces contenus constituent notre passé. Même si nous ne l’avons pas vécu, nous en héritons à la naissance mais sous leur forme désenchantée et tels qu’ils ont accaparés nos vies, notre inconscient. Ils agissent souterrainement. Comme dans l’Hamlet de Shakespeare où le spectre est une taupe. C’est ce spectre qu’il nous faut affronter pour nous en débarrasser. Peut-être en commençant par distinguer labeur (ponos) et travail (ergon). Le ponos est « pure contrainte et servitude » selon Jean-Pierre Vernant alors que le travail, ouvre, fait œuvre.

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Denis Guenoun et l’Alsace

Je vous invite à découvrir ci-dessous, sans faire de discours autour, le récit de Denis Guenoun, homme de théâtre et philosophe, sur ses rapports à l’Alsace qui, dit-il occupe une place importante dans sa vie. Poussé par le désir d’entrer à l’école de théâtre du TNS, il arrive dans la région via Colmar, ce qui est une bonne entrée en matière. On pense en effet trop souvent que Strasbourg résumerait l’Alsace, ce qui n’est pas le cas. Jeune enseignant, il monte un spectacle avec des élèves de 6ème, grâce aux talents de bricoleurs de Jean-Luc Nancy. Un spectacle en grande partie en alsacien, langue qu’il ne connaissait pas.
Son entretien touche en passant quelques souvenirs personnels. Je me souviens du spectacle de Gaston Jung, La baie des cochons dans lequel jouait mon ami Bernard Bloch. J’ai encore dans l’oreille la jota de ce giron de Playa Giron 61 monté par Robert Gironès et Denis Guenoun. C’est à cette occasion que j’ai fait leur connaissance à tous deux ainsi que celle de tous les membres de l’équipe.
Denis Guenoun souligne aussi la dimension franco-allemande de la philosophie à Strasbourg et évoque le sociologue Georg Simmel dont le SauteRhin a parlé grâce à Jean-Paul Sorg.

La vidéo fait partie de la série d’entretiens réalisés pour le Conseil culturel d’Alsace par Michel Deutsch et Christian Hahn.

 

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Wohin geht’s ? / C’est où qu’on va ? Sur l’œuvre picturale de Jürgen Holtz

Jürgen Holtz : Wohin geht’s 1. 2019. Crayon feutre sur papier.

A l’occasion du vernissage de l’exposition Wohin geht’s ? / Der Zeichner Jürgen Holtz, le 22 octobre 2022, à Potsdam, l’historien de l’art Michael Freitag a esquissé une approche du dessinateur Jürgen Holtz qui fut un acteur de renom en Allemagne. Et un ami. Je publie ci-dessous son texte. D’abord un extrait en allemand mais on pourra en télécharger l’intégralité, puis tout  le texte en traduction. Je remercie Katharina Holtz et Michael Freitag pour m’avoir autorisé à le publier et la première encore pour m’avoir confié les images.

Wohin geht’s ?

Jürgen Holtz. Eröffnung. In der Cavallerie 26. Berliner Straße 26c. 14467 Potsdam. 22.10.2022

Es gibt Aquarelle von Landschaften, die im Nordwesten Schottlands entstanden sind. Darin das schwelende Dunkel der Atlantikküste, das man erwartet. Überall der Zauber zugleich eines Glimmens, das man nicht erwartet. Feine Abstufungen von milden Grüntönen, edles Violett neben bläulichen Verläufen im Lichten Ocker.
Liebe Farben – am Ende der Welt.
Ganz anders ein Blatt zum Paradies. Adam und Eva liegen bleich und farbentblößt auf Signalgrün an Pink, zum Rand hin bräunliche Mischungen aus beidem. Das Paradies, ein Wiesenbogen aus Strichlagen von geduldigstem Auftrag. Statt des tupfenden Pinsels jetzt scharrender Filzstift. Er ist ein todsicheres Mittel, gleich welches Motiv billig zu machen. Seine Farbstoffe sind kalt und synthetisch. Der Garten Eden, vergiftet und umstellt von einem hartblauen Himmel, aus dem grelle Licht-Ereignisse herabstürzen. Unten ist eine kleine Eisenbahn hingekrakelt. Sie tuckert um das Liebesnest, emsig und käferhaft, einen dünnen Lebenslaut abgebend im feindselig blühenden Revier.
Böse Farbe – am Anfang der Zeit.
Liebe Farbe :: Böse Farbe, zwei Gedichte im Singspiel „Die schöne Müllerin“ heißen so. Geschrieben von Wilhelm Müller, veröffentlicht 1820 in einem Band mit dem launigen Titel: „Sieben und siebzig Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines reisenden Waldhornisten“. Betörend leichte Verse, die später auf den Begriff „Volksliedton“ herunter etikettiert wurden. Zu Unrecht. Denn die Geschmeidigkeit des Vortrags ist das Ergebnis einer kalkulierten Kunstsprache. Sie ironisiert jene erdachte Einfalt, die 1805 mit „Des Knaben Wunderhorn“ durch Achim von Arnim und Clemens Brentano in die Literatur gekommen war. Ein Hauptwerk der Romantik. Sogar Goethe hatte es wohlwollend besprochen.
Dieses Glück hatte Müller nicht. Goethe notiert nach einem Besuch: „…unangenehme Personnage, suffisant, überdies Brillen tragend.“
Aber es kam noch schlimmer. 1823 fällt das Buch dem unglücklichen Franz Schubert in die Hände. Der komponiert den Zyklus in die Romantik zurück, ironiefrei und im Wohlklang reinen Liebesschmerzes. Feuchte Augen bis in die Nachwelt. Sie war es auch, die Müller noch einmal enteignete. Heute weiß jeder, „Die schöne Müllerin“ und die „Die Winterreise“ von Müller – sind von Schubert.
Warum erzähle ich das. Rezeptionsgeschichte ist gegenüber den Intentionen eines Werks immer Irrtumsgeschichte. Das Publikum, schreibt sie ja.
Die Hinterlassenschaft von Jürgen Holtz wird das auch ertragen müssen. Meine Rede schon ist Teil davon. Was kann er dafür, daß ich mich an Müller erinnerte, als ich seine Bilder sah. Und doch. Das Wiederlesen der Gedichte bescherte mir Lesarten im Heute, die frühere Unglücke weit in den Schatten stellten. Mein Ärger, auch über mich selbst, weil ich die unwillkommenen Sinnsprünge nicht unterdrücken konnte, brachte mich abermals auf Jürgen Holtz zurück. Ich erkläre das gleich. Und so mache ich mit Müller, den ich sonst vielleicht auf sich beruhen lassen hätte, noch ein bisschen weiter. Hören Sie ein paar Zeilen:

Die liebe Farbe
In Grün will ich mich kleiden,
In grüne Tränenweiden,
Mein Schatz hat’s Grün so gern.

Die böse Farbe
Ach Grün, du böse Farbe du,
Was siehst mich immer an,
So stolz, so keck, so schadenfroh,
Mich armen weißen Mann.

„Armer weißer Mann.“ Aus dem Off meiner Zeitgenossenschaft tönt es = Nicht O.K.! Weißer Mann nicht arm, aber böse böse – und alt dazu. Daß er bei Müller ein Müller ist, mit Mehl bestäubt, kann man zwar wissen. Aber die Unschuld ist plötzlich weg. Die Farbe „Weiß“ erregt nach 200 Jahren rassistischen Gegen-Elan, und sei es auch nur, weil er möglich wäre.
Und Grün? Grün war für Müller das Emblem der Försters. Und der Förster will dem Müller, der die Müllerin liebt, die Braut ausspannen. Uniform sticht Arbeitskluft. Heute ist Grün Bunt, Kampf-Color gegen den Klimawandel und ökologische Kriegspartei. Gut oder böse – man sollte vielleicht den Förster fragen.
Sie sehen: Ich stehe frisch im Irrsinn meiner Zeit. Jürgen Holtz stand da natürlich auch. Und so war es für mich keine Überraschung, daß dieser eigensinnige Mensch auf genau diesen Irrsinn mit eigensinnigen Zeichnungen reagiert hat. [….]

Michael Freitag

Den vollständigen Text kann man hier herunterladen

Jürgen Holtz : Die Bucht. 1990. Aquarelle

Jürgen Holtz : C’est où qu’on va ?

Michael Freitag sur l’œuvre picturale de Jürgen Holtz

Il y a des aquarelles de paysages réalisées dans le nord-ouest de l’Écosse. On y voit couver l’obscurité de la côte atlantique à laquelle on s’attend. Partout, en même temps, la magie de lueurs colorées auxquelles on ne s’attend pas. De subtiles nuances de douces couleurs vertes, des violets nobles à côté de dégradés bleutés dans l’ocre clair.
Aimables couleurs. Du bout du monde.
Toute autre, une feuille sur le paradis. Adam et Eve sont allongés, pâles et dénudés de couleurs, des corps aux contours roses sur un fond vert de sécurité. Vers le bord, des mélanges des deux couleurs, brunâtres. Le paradis, une prairie arquée aux traits de la plus patiente des finitions. Maintenant, au lieu du pinceau à tamponner, la pointe de feutre. C’est un moyen infaillible pour rendre facilement n’importe quel motif. Ses couleurs sont froides et synthétiques. Le jardin d’Éden est empoisonné et cerné par un ciel d’un bleu dur d’où tombent des événements lumineux criards.
En bas, un petit train a été griffonné. Il tourne autour du nid d’amour, comme un coléoptère empressé, émettant un mince son de vie sur terrain hostile, en fleurs.
Méchante couleur – au début du temps.

Jürgen Holtz : Paradies mit train miniature. 2020. Feutres

Couleur chérie – méchante couleur. Ce sont deux titres de poèmes du Singspiel « La belle meunière ». Écrits par Wilhelm Müller, ils ont été publiés en 1820 dans un recueil portant le titre amusant de « Soixante-dix-sept poèmes tirés des papiers laissés par un joueur de cor ambulant ». Des vers légers et envoûtants, qui seront plus tard rabaissés au rang de chanson folklorique. A tort. Car la souplesse d’exécution est le résultat d’un travail artistique conscient. Il ironise avec cette simplicité réfléchie qui, en 1805, fait son entrée dans la littérature avec le « Des Knaben Wunderhorn  (Le cor enchanté de l’enfant)» de Achim von Arnim et Clemens Brentano. Une œuvre majeure du romantisme. Même Goethe l’avait commenté avec bienveillance.
Müller n’a pas eu cette chance. Après une visite, Goethe note : « … personnage désagréable, suffisant, en plus il porte des lunettes ».
Mais il y eut pire encore. En 1823, le livre tombe entre les mains du malheureux Franz Schubert. Celui-ci compose le cycle en le ramenant dans le romantisme, sans ironie et dans la mélodie de la pure douleur amoureuse. Des yeux humides jusque dans la postérité. Lui aussi déposséda une fois de plus Müller. Aujourd’hui, tout le monde sait que « La belle meunière » et « Le voyage d’hiver » de Wilhelm Müller – sont de … Franz Schubert.
Pourquoi je raconte cela ? L’histoire de la réception d’une œuvre est, par rapport à ses intentions, toujours une histoire d’ erreurs. C’est le public qui l’écrit.
Le legs de Jürgen Holtz devra également supporter cela. Mon discours lui-même en fait déjà partie. Holtz n’en peut mais si je me suis souvenu de Müller quand j’ai vu ses images. Et pourtant. La relecture des poèmes m’a donné des manières de lire dans le présent qui éclipsaient les malheurs du passé. Mon irritation, aussi contre moi-même parce que je ne pouvais pas réprimer les sauts de sens intempestifs, me ramena à nouveau à Jürgen Holtz. Je m’en expliquerai dans un instant. Et donc, je continue encore un peu ainsi avec Müller, que j’aurais peut-être laissé de côté en d’autres circonstances.

Écoutez quelques lignes :

La couleur chérie

Je veux m’habiller de vert,
De vert comme les saules pleureurs
Ma chérie aime tant le vert.

La couleur méchante

Ah, vert, quelle méchante couleur tu es,
Pourquoi me regardes-tu toujours,
Si fière, si effrontée, si malicieuse,
Moi, pauvre homme blanc.

« Moi, pauvre homme blanc ». La voix off de mes contemporains dit : ça ne va pas, ça ! Homme blanc pas pauvre mais méchant méchant – et vieux en plus. Que, chez Müller, il soit meunier et couvert de farine, on peut certes le savoir. Mais l’innocence a soudainement disparu.La couleur « blanc » éveille après 200 années un contre-élan raciste ne serait-ce que parce que cela serait possible.
Et le vert ? Le vert était pour Müller l’emblème du forestier. Et le forestier veut chiper au meunier, qui aime la meunière, sa fiancée. La carte uniforme plus forte que celle des fringues de travail. Aujourd’hui, le vert est bigarré, couleur de combat contre le changement climatique, et parti de la guerre écologique. Chérie ou méchante – il faudrait peut-être poser la question au forestier.
Vous le voyez : je suis en plein dans les folies de notre temps. Jürgen Holtz y était aussi. C’est pourquoi, je ne fus pas surpris que cet être opiniâtre ait réagi à ces folies avec des dessins qui le sont aussi.
Vous le savez, l’opiniâtreté n’est pas confortable. Elle est toujours contrepoint à un courant dominant. S’il a longtemps pu en être ainsi, aujourd’hui, le singulier est immédiatement considéré comme déviationniste et suspect. Ce qui est demandé, c’est l’uni-formité. Quelle que soit la question. Règne une censure qui n’a besoin d’aucune administration, l’ardeur des dévots est bien plus efficace. Elle jauge sévèrement tout ce qui est et a été. Par ignorance ou indifférence, peu importe, ce qui existe se voit privé de la richesse des contextes auxquels il était à l’origine rattaché et donc destiné à subir la dénonciation, les donneurs de leçons, l’exorcisme. Chaque jour, l’actualité en livre une nouvelle infraction. Luther et Winnetou sont sur le banc des accusés, l’un est réduit au rang d’antisémite, l’autre rehaussé en ethnie. Celui qui détestait les lunettes, Goethe, devrait suivre car il n’avait rien compris à l’écriture inclusive.
Et Holtz ? Il avait grandit avec de la grande littérature, c’était un homme de culture dont les propres textes, le plus souvent des discours, sont emprunts d’une colère, d’année en année plus forte, à propos de la propension du théâtre et de la vie artistique à se transformer en entreprise culturelle jusqu’à les rendre insignifiants. Il se plaignait de l’abandon consenti de ce qu’il considérait comme la mission publique du théâtre. Celui-ci est devenu un « havre d’une vision du monde apologétique ». Il l’avait déploré dès 1993. En lien, peut-être, avec le pressentiment que là on touchait à la fin.
C’était cela la profondeur de sa personne.
La question de savoir pourquoi il s’est mis à peindre est elle dès lors une question superficielle ? Je ne crois pas que Holtz se soit mis à l’encre de Chine contre un mal. Il détestait le dilettantisme. Et à quel genre de public aurait-il dû penser ? Il était plutôt un esprit dubitatif, un acteur fêté qui cherchait ce qu’il pouvait encore transmettre alors que le lieu de son action devenait de plus en plus du n’importe quoi.
Et nous ne pouvons guère le soupçonner de la vanité de devenir un artiste au talent universel qui est aujourd’hui la norme. Il était entouré de telles normes. Je pense même qu’à la question de savoir s’il se mettait à l’art, il aurait répondu par un sourire furibond et un « rien à foutre ».
Il a dessiné pour lui. Ne serait-ce que parce que l’« art » aurait été une alternative à rien. Il y règne les mêmes plates illusions qu’au théâtre. C’est pourquoi les deux sphères s’interpénètrent de plus en plus souvent.
Ici comme là, l’auto-liquidation, partout le crépuscule de concepts qui furent brillants. Personne ne sait où ça va. Il est certain toutefois que ça s’en va.
Qui visite aujourd’hui les grands « évènements » artistiques voit que l’art contemporain tend vers des procédés interchangeables avec l’objectif d’avoir une opinion à la place d’une idée. Son indifférence tient lieu de signification. Chacun en dit n’importe quoi. Il suffit que cela corresponde au consensus d’une idéologie, ou dans le doute qu’elle soit conforme à celle des dominants. L’idéologie n’a jamais besoin de motif, mais toujours d’ennemis. La dernière Dokumenta a confirmé ce lieu commun.
Pour le dire autrement : avant que l’on ne parle encore de graphisme, de technique, d’originalité ou d’autres dimensions de l’esthétique, la question de savoir si Holtz est un artiste est escamotée. Ne serait-ce que parce que ses conceptions et manières de voir heurtent tout ce qui peut encore figurer dans les pages culturelles des journaux.
Chez lui, des enfants sont abattus, il y a des figures qui portent des bonnets pointus qui pourraient évoquer, pour le premier hystérique venu, le Ku-Klux-Klan. Des bandes d’assassins en excursion familiale, des océans remplis de noyés (des réfugiés, peut-être?), aussi des « dames planantes avec chiens », des masturbateurs ou un soldat « au bord de la Volga ». En Russie, que l’on y pense !
Du vraiment sale, et du répugnant jusqu’à la fin. Des créatures en habits qui montrent tout ce qui devrait être caché derrière eux, avant tout des sexes en érection. Tout cela réalisé avec des moyens d’expression que l’on connaît du jardin d’enfants. Pistolet, masque à gaz et couperet, instruments d’un cauchemar bariolé aux crayons de couleurs, au rendu encore plus repoussant que s’il avait été fait aux crayons feutres. Elles pâlissent le coloriage. Point, point, virgule, tiret, des lignes tremblantes, des griffonnages sans lieu. ÇA VA ENCORE ?

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Pour éclaircir tout cela, je recommence. Avec un discours d’avant hier, si vous voulez. Il aurait pu débuter ainsi :
Mesdames et Messieurs ! Le matériau que j’ai devant moi couvre une période allant de 1990 à 2020, soit les trente dernières années de vie de Jürgen Holtz. Un examen plus précis de sa biographie montrerait cependant qu’il a toujours dessiné. Comme fils dans l’entourage de son père, comme celui qui, après guerre, avait entamé un nouveau parcours de vie à l’école des beaux-arts de Berlin-Weißensee. Ensuite, comme acteur. Pendant les répétitions, il passait en revue les espaces, les déroulements, les gestes. Il dessinait pour clarifier sa position sur scène. Dès l’un de ses premiers rôles, dans le Malade imaginaire de Molière, raconte-il, il avait réalisé une centaine de croquis pour résoudre le problème de la bonne manière de « marcher avec une canne ». Dessiner était déjà là une forme de pensée. Cela devait se situer au milieu des années 1950.
Les aquarelles de paysage, il s’était mis à en faire bien plus tôt que je ne l’avais pensé. Katharina Holtz m’a écrit, en réponse à mes questions, qu’elle et son mari étaient allés en Irlande, en 1984, peu après son départ à l’ouest. Que s’était-il passé là ? Contre la peur de ne pas savoir ce qu’il aurait abandonné et réussi, il s’était tu pendant quatre semaines pendant qu’il observait. Et il peint. Il utilise l’occasion pour se consacrer à autre chose. L’on pourrait aussi dire pour s’ex-poser ailleurs. Les aquarelles montrent très précisément cela : quelqu’un élève le regard. Il observe la nature qui, devant ses yeux, devient paysage.
La perception est si intense que Holtz rêve ce qu’il voit. Il en parle dans un enregistrement de 2001. L’extérieur pénétrait sa nuit comme un flot ininterrompu d’images qui irradiait avec une telle force accomplie qu’il se disait à lui-même : «  tu n’as plus de temps dans ta vie pour t’y mettre avec ta stupide main ».
Il avait passé l’âge de 50 ans. Pas besoin d’être expert pour voir dans cet aveu un manque de dextérité. Car la « main stupide » est la main de l’artiste. C’est précisément cette maladresse, cette absence de savoir-faire, cet indisponible qui sont le point d’excitation de la créativité.
La « stupide main » est l’instrument de mesure pour établir la distance entre l’objet et soi. Son manque d’assurance démontre chaque fois à nouveau que le monde devant nos yeux restera toujours insaisissable car étant partie de la création nous ne sommes pas en face d’elle. Il faut travailler à la distanciation, travail qui suit ensuite sa propre totalité. Le chemin qui va du voir au regard est le chemin du constat à l’invention, qu’on l’appelle motif, composition ou forme propre. Il s ‘agit d’une totalité opposée à une autre totalité dont l’unité interne est l’œuvre. Ce n’est que dans l’œuvre que nous pouvons trouver une forme qui nous corresponde. C’est de cette correspondance qu’il était question quand l’acteur voulut s’engager dans une nouvelle voie de son existence. C’est ce que Holtz a compris sur les bords de l’Atlantique.
Si cela ne devait pas en rester à cette rencontre intime avec lui-même, s’il voulait aller plus loin avec ses images et s’y tenir, des clarification formelles étaient nécessaires. Elles commencent là où Holtz repousse la suprématie de l’impression de l’œil. Petit à petit il se met à isoler les regards. Il ôte aux parties de paysages leur relation à l’espace. Le sujet « nature » de l’image prend le caractère d’objets. Ce qui a été vu devient évènements insulaires qui se mettent à flotter sur la feuille.
Dans les tout derniers dessins de 2020, Holtz a 87 ans, les paysages ne sont plus que des compositions. Elles apparaissent dans les linéaments de la disposition de l’image librement conçue. Elles n’ont plus besoin de faire voir leur origine dans le village côtier de Lochinver. Les couleurs quand elles sont encore présentes ne sont plus que des réminiscences. A l’égard de la nature, son point de départ, une vision lointaine est obtenue dans laquelle la suprématie est transfigurée en maîtrise. La forme de la réalité devient la réalité de la forme.
Un long chemin semé de stations intermédiaires. En mouvements de recherche qui visent à éviter l’envoûtement du concret. Par exemple avec des scriptogrammes, des présentations typographiques ou des calligraphies. Elles surviennent entre les années 2002 à 2009, à l’âge de 70 à 77 ans. Ce moment est celui de l’exploration d’une forme hybride entre la peinture et le dessin : Holtz reste au pinceau mais passe à la monochromie. Des touches noires ou sépia écrivent sur des lignes des trames de figures vivaces qui forment les caractères d’un alphabet inconnu. Cela devient ludique. Une formulation nette devient, au rythme de l’un à côté de l’autre et de dessus-dessous, une composition complète remplie jusqu’aux bords. Il s’avère qu’on peut varier cela infiniment. La main devient plus souple en même temps que plus affermie. Mais la communicabilité disparaît. La calligraphie devient geste de pure esthétique quand l’origine mentale est trop étrangère pour rendre crédible sa forme de représentation.

Jürgen Holtz : Neun Zeilen ( Neuf lignes). 2002. Encres-aquarelles

Le dessinateur revient. Mais sur un autre plan que cinquante années auparavant. Dans la dernière décennie, il n’y a plus chez Jürgen Holtz que la franchise de notations provenant du tréfonds de son imaginaire. Elles ne doivent plus aller nulle part. Elles sortent de lui. Il griffonne de petits hommes qui acceptent ouvertement la proximité avec des dessins d’enfants.
Le monde alternatif maladroit, le rejet de tout illusionnisme ou autres dispositions, l’interpénétration des mondes intérieur et extérieur avait déjà dynamisé la première modernité. Elle réagissait à la crise de l’art avec une crise des moyens. Cela allait de l’effacement de l’espace pictural jusqu’à l’utilisation de matériaux de la vie quotidienne. (L’utilisation de crayons-feutres est encore l’un des derniers signaux contre la complaisance). On découvrait qu’avec ce qui passait pour primitif, on réussissait quelque chose de déterminant : la spiritualisation des choses. Une métaphysique des objets, dans laquelle la physique des espaces calculés devenus standards esthétiques n’avait pas de valeur.
Comme chez les enfants. Ils font leurs expériences dans un monde qui n’est encore clôturé par les jugements. C’est pourquoi ils ne dessinent jamais « correctement » mais toujours l’objet de ce qui les intéressent comme un tout. Il doit être complet. Même si un bras est caché, on le dessine tout de même. Il existe bien, même si on ne le voit pas. Que le visage soit un profil, il lui faut tout de même deux yeux et une bouche entière. Le point de fuite comme construction intellectuelle n’advient pas car il n’est pas une propriété de l’objet. Les enfants ordonnent les choses dans la perspective de l’importance qu’elles ont pour eux. L’important est grand, le secondaire petit quand bien même la réalité visible ne couvre pas cette décision. Apparaît alors le paradoxe d’un réalisme éloigné de la nature.

Jürgen Holtz : Mondspaziergang / Balade lunaire. 2019. Crayons feutre, crayons aquarelle

C’est exactement ce qui intéresse Holtz. Il n’imite pas le langage des enfants, il l’artificialise. Comme Wilhelm Müller avec la chanson populaire. On s’empare d’un moyen qui suit sa propre loi et s’ouvrent ainsi de nouvelles marges de liberté que l’on peut prolonger.
L’histoire de l’art ne parle de rien d’autre que la transformation de ces processus que l’on nomme appropriation. Il n’y a que les points de vue, dépourvus du sens de la complexité, pour fustiger l’appropriation comme un concept colonialiste, comme cela s’est passé récemment quand un groupe suisse s’est mis des dreadlocks et à jouer du reggae. Le concert a été annulé. Qu’en est-il du jazz ? Ou avec Emil Nolde et ses peintures des mers du sud ?
Vivre signifie franchir des lignes. Le monde entier est fait de lignes. Même l’horizon de sa forme ronde est une ligne. Je veux dire que quelqu’un (ou quelque chose) a dû d’abord tracer une ligne avant que l’on puisse la franchir. Et c’est toujours ce franchissement qui produit la douleur d’une signification. Une œuvre d’art sur (ou avec) laquelle cela se produit devient un objet incommensurable, qu’il soit dessin, sculpture, tableau ou espace, peu importe. Sa condition est et reste son incomparabilité avec tout autre. C’est n’est qu’ainsi que l’on peut penser quelque chose comme l’autonomie. Autrement dit, le sens d’une œuvre ou d’une création ne peut se situer en dehors d’elle.
Imre Kertész a sur ce point dit un jour que l’art était « sacrifice de soi et un exemple déterminé à l’extrême, et seulement un exemple… » Et : « pratiquement tout savoir qui n’est pas aussi savoir sur nous-mêmes, est inutile ». Jürgen Holtz aurait approuvé cela. Car c’est pour cela qu’il a dessiné : donner au monde une image pour qu’il sache non pas avec quoi mais avec qui il a à faire.

Michael Freitag

(Traduction : Bernard Umbrecht)

Michael Freitag est historien de l’art, directeur de musée, curateur. Il a notamment été co-fondateur et co-éditeur de la revue « neue bildende kunst » (1991-1999), puis directeur du Cabinet d’arts graphiques de la Fondation Moritzburg (2010-2014). Il y fut le curateur de l’exposition consacrée au legs graphique et pictural de Einar Schleef. Directeur de la Galerie Lyonel-Feininger à Quedlinburg (2014-2020). Le texte est le discours prononcé par Michael Freitag à l’occasion du vernissage de l’exposition : Wohin geht’s ? Der Zeichner Jürgen Holtz (C’est où qu’on va ? Le dessinateur Jürgen Holtz) à la Cavallerie26 à Potsdam

Jürgen Holtz sur le SauteRhin

https://www.lesauterhin.eu/jurgen-holtz-prix-du-theatre-de-la-ville-de-berlin-2013/

https://www.lesauterhin.eu/notes-berlinoises-2013-4-de-berlin-a-berlin-l%e2%80%99itineraire-singulier-d%e2%80%99un-comedien-dans-les-allemagnes/

https://www.lesauterhin.eu/lami-jurgen/

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Hölderlin : « Communismus der Geister / Communisme des esprits »

En 1923, soit plus d’un siècle après son écriture probable au début des années 1790, Franz Zinkernagel révélait un texte inachevé du poète allemand Friedrich Hölderlin. Il portait le titre Communismus des Geister, communisme des esprits. Sans m’attarder sur les débats portant sur l’authenticité du texte et surtout du titre, il m’a semblé plus intéressant d’aller creuser dans l’œuvre pour voir ce qu’elle contenait pouvant correspondre à cette expression. Une bien intéressante (re)lecture.

COMMUNISMUS DER GEISTER

Theohaid und Oskar                     Eugen und Lothar

Disposition

Sonnenuntergang. Kapelle. Weites, reiches Land. Fluss. Wälder. Die Freunde. Die Kapelle allein noch beleuchtet. Das Gespräch kommt auf das Mittelalter. Die Mönchsorden nach ihrer idealen Bedeutung. Ihr Einfluss auf die Religion und zugleich auf die Wissenschaft. Diese beiden Richtungen sind auseinander gegangen, die Orden gefallen, wären aber nicht ähnliche Institute zu wünschen ? Wir gehen eben Vom entgegengesezten Princip aus, von der Allgemeinheit des Unglaubens, um ihre Notwendigkeit für unsre Zeit zu beweisen. Dieser Unglaube hängt mit der wissenschaftlichen Kritik unsrer Zeiten zusammen, welche der positiven Spekulation vorausgeeilt ist, darüber lässt sich nicht mehr klagen, es handelt sich drum, zu helfen. Entweder muss die Wissenschaft das Christentum vernichten oder mit ihm eins seyn, da die Wahrheit nur eine seyn kann, es handelte sich also drum, die Wissenschaft nicht Von äusserlichen Umständen abhängig Werden zu lassen und im Vertrauen auf jene Einheit, die Jeder, der die Menschheit kennt und liebt, wünscht und ahnt, ihr eine grossartige, würdige, selbständige Existenz zu schaffen. Seminare und Akademieen unserer Zeit. Universitäten. Die Neue Akademie.

(Ausführungsversuch)

Ein schöner Abend neigte sich zu seinem Ende. Das scheidende Licht schien alle seine Kräfte noch zusammenzuraffen und warf die letzten goldenen Strahlen über eine Kapelle, die auf der Spize eines mit Wiesen und Wein bewachsenen Hügels in reizender Einfalt sich erhob. Das Thal am Fusse des Hügels war nicht mehr berührt vom Schimmer des Lichts und nur die rauschende Wooge gab Kunde vom nahen Nekar, der, je mehr die Melodie des Tags verhallte, um so lauter seine murmelnde Stimme erhob, die kommende Nacht zu grüssen. Die Heerden waren heimgezogen und nur selten schlich ein schüchternes Wild aus dem Walde hervor, sich unter freiem Himmel seine Nahrung zu holen. Das Gebirge war noch erleuchtet. Ein Geist der Ruhe und Wehmuth war über das Ganze ausgegossen.

„Lothar », so begann der Eine Von zwei Jünglingen, die von der Staffel der Kapelle aus längere Zeit diese Scene betrachtet hatten, und nun von ihrem Orte etwas gewichen waren, um dem lezten Strahl, der das Dach der Kirche traf, Lebewohl zu sagen, „Lothar! Erfasst dich nicht auch ein geheimer Schmerz, wenn das Auge des Himmels aus der Natur genommen ist und so die Weite Erde da liegt, wie ein Räthsel, dem das Wort der Lösung fehlt, siehe, nun ist das Licht dahingegangen und schon hüllen sich auch die stolzen Berge in’s Dunkel, diese Bewegungslosigkeit ängstigt und die Erinnerung an die vergangne Schönheit wird zum Gift, es ist mir hundertmal ebenso gegangen, Wenn ich aus dem freien Aether des Altertums zurükkehren musste in die Nacht der Gegenwart, und ich fand keine Rettung, als in starrer Ergebung, die der Tod der Seele ist ; es ist ein peinigendes Gefühl um die Erinnerung verschwundner Grösse, man steht, wie ein Verbrecher, vor der Geschichte, und je tiefer man sie durchlebt hat, um so heftiger erschüttert Einen das Erwachen aus diesem Traum, man sieht eine Kluft zwischen hier und dort, und ich wenigstens muss so vieles, was doch schön und gross war, verloren geben, Verloren auf immer. Sieh’ diese Kapelle an; was war es für ein kolossaler, kraftvoller Geist, der sie erschuf, mit Welcher Macht zwang er die weite Welt, den stillen Hügel krönte er mit dem friedlichen Heiligtum, in die Ebene des Thals stellte er sein Kloster und in’s Gewühl der Stadt den majestätischen Dom und tausende von Menschen waren ihm unterthan und zogen im härenen Kleid arm und verlassen vom Zärtlichsten, was die Erde giebt, umher als seine Apostel und wirkten – doch ich brauche dir nicht zu erzählen, du kennst die Weltgeschichte; und wo ist des Alles? Du verstehst mich, ich frage nicht nach dem, was uns jenes Zeitalter überliefert hat, ich frage nicht nach dem todten Stoffe, sondern, wenn du so willst, nach der Form, in der es geschah, nach jener Energie und Consequenz, die sich in’s Unendliche zu Verlieren schien und dennoch auch in das Entfernteste die Übereinstimmung mit dem Mittelpunt trug, die in jeder Variation den Klang der ursprünglichen Melodie festhielt ; die Form in diesem Sinne ist ja das Einzige, was für uns in unsern Verhältnissen einen Vergleichungspunct darbieten kann, da der Stoff immer etwas Gegebenes ist; die Form aber ist das Element des menschlichen Geistes, in welchem die Freiheit als Gesez wirkt und die Vernunft gegenwärtig wird; nun vergleiche aber jene Zeit und unsere, wo willst du eine Gemeinschaft finden? wo ist die Brüke, die so vieles Herrliche aus jenem Lande zu uns trüge? Wo ist jener fromme, gewaltige Geist, der die Kirchen erbaut, die Orden gegründet hat. Alles, wie aus einem Gusse? der von einem Mittelpuncte, Welcher über die damalige Welt sich erhob, Alles unter seine Intelligenz und Glaubenskraft niederzwang?

[Disposition zu einem Aufsatz]

Es koncentrirt sich bei uns alles auf’s Geistige, wir sind arm geworden, um reich zu werden.

[…]

Johann Christian Friedrich Holderlin : Communismus der Geister in Franz Zinkernagel : Neue Hölderlinfunde Neue Schweizer Rundschau (1924)

Communisme des esprits

Eugène et Lothaire                  Thibaut et Oscar

ESQUISSE

Coucher de soleil. Chapelle. Une contrée vaste et riche. Fleuve. Forêts. Les amis. Seule la chapelle est encore dans la lumière. On en vient à parler du Moyen Âge. Les ordres monastiques considérés dans leur signification idéale. Leur influence sur la religion et, en même temps, sur la science. Ces deux orientations se sont séparées, les ordres religieux se sont effondrés, mais est-ce que des institutions du même genre ne seraient pas souhaitables ? Afin de démontrer leur nécessité pour notre temps, nous partons précisément du principe opposé, de la généralisation de l’incrédulité. Cette incrédulité se rattache à la critique scientifique contemporaine, qui a pris de l’avance sur la spéculation positive. Rien ne sert de se lamenter à ce propos, il s’agit de faire quelque chose. Il faut, ou bien que la science anéantisse le christianisme, ou bien qu’elle ne fasse qu’un avec lui, car il ne peut y avoir qu’une seule vérité. Il s’agirait donc de ne pas laisser la science tomber dans la dépendance de circonstances extérieures, et, confiant en cette unité que souhaitent et que pressentent tous ceux qui connaissent et qui aiment l’humanité, de lui ménager une existence indépendante, digne et majestueuse. Séminaires et académies de notre temps. La Nouvelle Académie.

« Lothaire » — ainsi commença l’un des deux jeunes gens qui, du parvis de la chapelle, avaient contemplé ce spectacle pendant un certain temps, et qui, maintenant, s’étaient un peu éloignés de cet endroit pour dire adieu au dernier rayon du soleil qui touchait le toit de l’église — « Lothaire ! Est-ce que tu ne te sens pas étreint, toi aussi, par une douleur secrète quand l’œil du ciel est ainsi enlevé à la nature, et qu’alors la vaste terre se trouve là comme une énigme dont il manque le mot ? Voici que la lumière s’en est allée et déjà les fières montagnes s’enveloppent d’ombre, elles aussi. Cette absence de mouvement suscite l’angoisse, et le souvenir de la beauté passée devient comme du fiel. J’ai éprouvé cela des centaines de fois, lorsqu’il me fallait quitter le libre éther de l’Antiquité pour revenir à la nuit du présent : je ne trouvais de salut que dans la résignation, qui est la mort de l’âme. Il y a un sentiment qui vous torture, au souvenir de la grandeur disparue, et on est là comme un criminel, devant l’histoire. Plus on a revécu celle-ci profondément, plus on est violemment bouleversé en s’éveillant de ce rêve : on voit un abîme entre ici et là-bas, et moi, du moins, toutes ces choses qui furent si belles et si grandes, je suis obligé de les tenir pour perdues, pour perdues à jamais. Regarde cette chapelle : comme il était formidablement puissant l’esprit qui la créa, avec quelle force il dompta le vaste monde ! Il couronna la colline paisible avec ce sanctuaire pacifique, dans la vallée il installa son monastère, et dans le tumulte de la ville il édifia sa majestueuse cathédrale. Des milliers d’hommes lui étaient soumis et, apôtres de cet esprit, ils allaient çà et là, vêtus de cilices, pauvres, privés de ce que la terre produit de plus délicat, et ils agissaient. Mais je n’ai pas besoin de te raconter tout cela, tu connais l’histoire du monde. Et qu’est-il advenu de tout cela ? Comprends-moi bien : la question ne concerne pas ce que ce siècle-là nous a transmis. Ma question ne concerne pas le matériau mort, mais plutôt, si tu veux, la forme dans laquelle cela s’est produit, cette énergie et cet esprit de cohérence qui semblaient se perdre dans l’infini et qui pourtant savaient mettre en accord avec le centre ce qui paraissait même le plus éloigné, et maintenait fermement dans chaque variation le ton de la mélodie originaire. La forme, prise en ce sens, est sans doute la seule chose qui, dans notre situation, puisse nous fournir un point de comparaison, car le matériau n’est jamais que quelque chose de donné. Mais la forme est l’élément de l’esprit humain, c’est la liberté qui y opère comme loi, et la raison s’y actualise. Et alors, compare donc ce temps-là avec le nôtre : où trouveras-tu une communauté ? Où est le pont qui nous permettrait de recevoir, de ce pays lointain, tant de choses magnifiques ? Où est passé cet esprit pieux et puissant qui a construit les églises, fondé les ordres religieux, et tout cela comme d’une seule coulée ? Cet esprit qui, d’un point central, s’éleva au-dessus du monde de cette époque et qui soumit tout à son intelligence et à la force de sa foi ?

ESQUISSE

Chez nous, tout se concentre dans le spirituel, nous sommes devenus pauvres pour devenir riches.

[…]

Johann Christian Friedrich Holderlin : Communisme des esprits. Traduction J. D’Hondt Cahier de l’Herne Hölderlin)

Ce texte a donc été déniché et publié en 1923 par l’historien de la littérature Franz Zinkernagel dans la Neue Schweizer Rundschau sous le titre Neue Hölderlin-Funde (Nouvelles découvertes hölderliniennes). Il ne donne guère de détails si ce n’est pour rappeler le grand projet éducatif que Hölderlin partageait avec Hegel et Schelling. Franz Zinkernagel avait par ailleurs identifié la chapelle comme étant la chapelle Saint Rémi de Wurmlingen située à environ une heure de Tübingen.

Ce qui m’a tout de suite frappé à la première lecture du texte, outre le caractère percutant du titre Communismus -avec un C – der Geister (Communisme des esprits) sur lequel je reviendrai plus loin, c’est le rapport qui est établi entre les ordres monastiques qui, un jour florissants, se sont effondrées et la nécessité d’une nouvelle académie. La nouvelle relation entre sciences et religion à l’époque de l’Idéalisme allemand avait généralisé l’incrédulité.
Le texte français a été établi par Jacques D’Hondt pour les Cahiers de l’Herne (1989). Il l’a commenté sous le titre Le meurtre de l’histoire.(Accessible en ligne). La question a été récemment relancée par l’universitaire américain Joseph Albernaz dans un article (en anglais) de la Germanic Review relayé par Frédéric Neyrat qui a partiellement traduit en français l’introduction et le commente lui-même.

J. D’Hondt a examiné et discuté la controverse qui oppose partisans et adversaires de l’authenticité hölderlinienne du texte. Je vous y renvoie et retiens qu’en tout état de cause, « il y a du Hölderlin dans ce texte ». Il date de l’époque où les condisciples du Stift de Tübingen Hegel, Hölderlin et Schelling concevaient des textes ensemble.

« Hegel, Hölderlin, Schelling et leurs amis se souciaient peu, dans leur jeunesse, de déterminer la part qui revenait à chacun dans l’élaboration d’une pensée nouvelle, qu’ils voulaient universelle. Ils travaillaient en commun, élaboraient en commun leurs projets, leurs essais, ne distinguaient pas le « mien » du «tien». Ce désintéressement ne durera pas, ou deviendra affectation. Il caractérise une période de formation, alors que chacun d’entre eux ne s’est pas encore véritablement trouvé. Il concerne des écrits qui ne manquent certes pas pour autant d’intérêt. En lui se manifeste déjà discrètement une des formes d’un « communisme des esprits» qui ira jusqu’à l’anonymat des œuvres. »

(Jacques D’Hondt : Le meurtre de l’histoire in Cahiers de l’Herne. 1989).

Reste la question du titre. A-t-il été ajouté plus tard ? Cela n’importe que sur un point. S’il est d’origine, ce serait alors la première utilisation du mot communismus. Il serait qui plus est issu d’une conversation entre un philosophe et un poète allemands. En 1841 encore, Heinrich Heine écrivait communismus avec un C. Jusqu’à présent, l’on considérait que le mot a été écrit pour la première fois par Restif de la Bretonne dans Monsieur Nicolas en 1796-97. Il utilise le mot communisme au sens de

« mettre en commun, dans chaque cité, toute la surface de la terre pour être cultivée»

ainsi que

« tous les produits, tant des champs, des vignes, des prairies, des bestiaux de toute espèce ; que les produits des metiers, des arts et des sciences : Desorte que Tout le monde travaillât, come On travaille aujourd’hui et que Chaqu’un profitât du travail de Tous ; Tous du travail de Chaqu’un. A mettre de même en commun les maisons […] les Enfants….».

(Nicolas-Edmé Restif de la Bretonne : Monsieur Nicolas ; ou le Coeur-Humain dévoilé. Tome 8. Cité dans le livre de Jacques Granjonc : Communisme/ Kommunismus / communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes. 1785-1842. Editions des Malassis. pp.371-372)

Le mot communiste, lui, est bien plus ancien. Il est attesté dès le XIIème siècle. Pour faire court, la première trace écrite en français date de 1706 où l’expression un « bon communiste » désigne celui qui a le sens de l’intérêt commun. J. Granjonc évacue résolument le titre comme inauthentique. Exit Hölderlin. Peu importe ! L’expression reste en tout état de cause intéressante. Mais surtout, et c’est plus ennuyeux, la rejeter empêche d’aller voir ce qui dans l’œuvre du poète pourrait y correspondre. S’il n’y en avait rien du tout, le problème serait résolu. Or, ce n’est pas le cas, bien au contraire, comme nous le verrons. Enfin, par delà la question de savoir qui l’a écrit le premier, celle qui importe est de constater que le mot communisme commence à faire flores au moment de la Révolution française qui est au centre des préoccupations de Hölderlin. Et il circulait peut-être déjà avant qu’un auteur ne le consigne par écrit.

Tout commence par une promenade avec Georg Wilhelm Friedrich Hegel.

Chapelle Saint Rémi à Wurmlingen. Photo Thomas Hentrich,

Le 16 novembre 1790, Hölderlin écrit à sa sœur :

„Heute haben wir großen Markttag. Ich werde, statt mich von dem Getümmel hinüber und herüberschieben zu lassen, einen Spaziergang mit Hegel, der auf meiner Stube ist, auf die Wurmlinger Kapelle machen wo die berümte schöne Aussicht ist“.

« Aujourd’hui, c’est la grande foire. Au lieu de me faire bousculer de droite et de gauche par la cohue, je vais faire avec Hegel, qui est chez moi, une promenade à la chapelle de Würmlingen d’où l’on a une vue renommée pour sa beauté »

(Hölderlin : Œuvres. Pleiade. Pp 64-65)

Nous savons donc que deux des personnages du récit sont Hegel et Hölderlin et que le texte devrait se situer après cette promenade en novembre 1790. Certains auteurs le date de 1793, d’autres de 1794. Il est composé de trois parties : une disposition, un essai de développement, quelques notes que je n’ai pas reprises.
De quoi Hegel et Hölderlin ont-ils parlé ? De l’effondrement des ordres monastiques et de la nécessité de concevoir de nouvelles institutions académiques prenant acte du changement d’époque dans laquelle ils vivent. Sans nostalgie du Moyen-Âge, ils tentent de retrouver l’énergie qui  a conféré une puissance aux bâtisseurs de cathédrales dans un contexte de « généralisation de la mécréance » (Allgemeinheit des Unglaubens, [Unglaube = incrédulité, perte de foi]). Quel pont peut-on jeter entre cette lumière finissante qui éclaire encore le passé (la chapelle) dans la nuit du présent et un avenir ? Où pour cela trouver une communauté ?

Avec le nouvel « esprit du capitalisme », analysé par Max Weber, les affaires séculières du négotium, la préoccupation de la subsistance qui s’exprime par la cohue de la foire dans la lettre du poète à sa soeur, allait grignoter l’otium, qui ,«  comme soin, cura, […] consiste en pratiques libres de tout souci de subsister, libres de tout negotium », comme l’écrit Bernard Stiegler. L’esprit du capitalisme est un changement de sens du désir de s’élever : il devient une « éthique de la besogne » (Stiegler), c’est-à- dire du negotium. Hölderlin était proche de cela quand il parlait  de « s’élever au dessus de la simple satisfation de ses besoins élémentaires » pour trouver une vie supérieure.
Selon Weber, cette mutation dans l’esprit religieux conduit à une rationalisation qui finit par s’opposer à cet esprit religieux comme croyance. Celle-ci se transforme en crédit obtenu par la confiance. Celle-ci relève du calculable et mesure le temps de l’occupation (negotium). Cela se traduit chez Benjamin Franklin par ce premier commandement que « le temps est de l’argent » — ce qui signifie d’abord que le service à Dieu devient calculable et rationnel. Et qu’il est immoral de gaspiller du temps hors du labeur. Cet « esprit du capitalisme » menace l’esprit lui-même. On peut parler aujourd’hui de l’esprit perdu du capitalisme.
Hölderlin parle de « ce pauvre commerce où l’esprit solitaire compte et recompte l’argent amassé » (Hypérion p.13). Et dans la fameuse diatribe contre les Allemands, il écrit :

« Il n’est rien de sacré que ce peuple n’ait profané [entheiligt=désacralisé], rabaissé au niveau d’un misérable expédient ; et ce qui, même chez les sauvages, se maintient ordinairement dans sa pureté divine, ces barbares du tout calculable (allberechnenden Barbaren) le traitent comme s’il s’agissait de n’importe quel métier. Et ils ne peuvent faire autrement car une fois que l’être humain a subi un pareil dressage il ne voit plus que son objectif, son profit, il cesse de s’exalter, Dieu, l’en garde ! Cela reste ancré en lui (es bleibt gesetzt). Et quand c’est férié, quand c’est fête (wenn es feiert), quand il aime, quand il prie, et même quand se déploie la fête gracieuse du printemps, quand l’heure de la réconciliation du monde chasse tous les soucis, quand l’innocence s’instille par magie dans un cœur coupable, quand dans l’ivresse de chauds rayons de soleil, l’esclave oublie joyeusement ses chaînes et que les ennemis de l’humain, radoucis par l’air divin, sont aussi pacifiques que des enfants… quand même la chenille s’aile et que l’abeille essaime, l’Allemand reste rivé à sa tâche, fort peu soucieux du temps qu’il fait ».

(Hölderlin : Hypérion. Trad. Philippe Jaccottet. Nrf Gallimard. 1973. p.234. Traduction légèrement modifiée)

Le service divin est traité comme n’importe quel métier. C’est aussi ce qu’Empédocle reprochera à la « clique» des prêtres. La barbarie du tout calculable consiste à jauger toutes les activités humaines y compris celles de l’esprit à l’aune de ratios comptables. Elle provoque la dissolution de l’otium, le plan de l’existence (quand c’est férié, quand il aime, quand il prie) dans le negotium, le plan de la subsistance où quoi qu’il arrive l’on reste rivé à sa tâche. C’est ce qui accable Hölderlin, une situation face à laquelle il cherche un remède.
Hölderlin avait été formé au séminaire protestant du Monastère de Maulbronn avant de rejoindre le Grand séminaire protestant de Tübingen, le Sitft, en même temps que Hegel et Friedrich Wilhelm Joseph (von) Schelling. Ensemble, les trois amis écriront le projet du plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand dont voici un extrait :

« Je parlerai d’abord d’une idée qui, à ma connaissance, n’est encore jamais venue à l’esprit de personne — il nous faut une nouvelle mythologie, mais cette mythologie doit être au service des idées, elle doit devenir une mythologie de la raison.
Les idées qui ne se présentent pas sous forme esthétique, c’est-à-dire mythologique, n’ont pas d’intérêt pour le peuple, et inversement, une mythologie qui n’est pas raisonnable est pour le philosophe un objet de honte. Ainsi les gens éclairés et ceux qui ne le sont pas finiront par se donner la main, la mythologie doit devenir philosophique, afin de rendre le peuple raisonnable et la philosophie doit devenir mythologique, afin de rendre les philosophes sensibles. Alors on verra s’instaurer parmi nous l’unité éternelle. Plus de regard méprisant, le peuple ne tremblera plus devant ses sages et ses prêtres. Alors seulement on verra s’épanouir uniformément toutes les forces, celles du particulier comme celles de tous les individus. Aucune force ne sera plus réprimée, la liberté et l’égalité des esprits régneront partout ! — Un esprit supérieur, envoyé du ciel, doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera la dernière, la plus grande œuvre de l’humanité ».

(Rédaction commune attribuée à Hölderlin, Hegel et Schelling. Traduction D. Naville. Dans Hölderlin ou la question de la poésie. Numéro hors série. Détours d’écriture. Sillages. Avril 1987).

Dans le fragment des lettres philosophiques, Hölderlin écrit :

« Ce n’est que dans la mesure où plusieurs êtres humains ont une sphère commune où ils souffrent et agissent humainement, c’est-à-dire autrement que pour la seule satisfaction des besoins, c’est seulement dans cette mesure qu’ils ont une divinité commune, et c’est seulement et s’il existe une sphère où tous les hommes vivent simultanément et à laquelle les rattache un lien supérieur à celui de la satisfaction des besoins vitaux, c’est à cette seule condition qu’ils ont tous une divinité commune »

( Hölderlin : [ De la religion] in Oeuvres. Pléiade p.648)

On pourrait presque voir cela comme une définition de l’otium du peuple, expression forgée par Bernard Stiegler pour se débarrasser de cet abrutissant opium du peuple de Marx.

Sociabilité et commun chez Hölderlin

Nous avons déjà quelques contenus de l’œuvre du poète qui suggèrent un communisme. Avant d’aller vers d’autres, examinons successivement ceux qui parlent de l’individuation et de la communauté. Dans un fragment intitulé La Jeunesse d’Hypérion cité par Philippe Jaccottet dans sa préface au roman épistolaire Hypérion, Hölderlin fait dire à Diotima :

« Je porte dans mon âme une image de sociabilité : grands dieux ! Comme elle fait apparaître plus beau d’être ensemble que seuls ! »

L’individualisme est aux antipodes des conceptions développées par Hölderlin. L’individuation, c’est à dire ce qui permet de devenir ce que l’on est, passe par l’ouverture aux autres et singulièrement à ce qui est étranger. Dans une lettre à son frère pour la nouvelle année 1799, le poète évoque la misère des « prisonnier de la glèbe » :

« Chacun ne se sent chez lui qu’à l’endroit où il est né ; son intérêt et ses conceptions peuvent et veulent rarement aller au-delà. D’où ce manque d’élasticité, d’élan, de déploiement multiple des forces, d’où le sombre, le méprisant refus, ou alors la dévotion craintive, aveuglément soumise avec laquelle ils accueillent tout ce qui se trouve en dehors de leur sphère étriquée et peureuse : de là aussi cette insensibilité quant à l’honneur commun et à la propriété commune, sans doute très générale chez les peuples modernes, mais qui, chez les Allemands, atteint à mon avis un degré suprême. Seul peut se complaire dans sa chambre celui qui vit aussi dans la liberté des champs ; de même, sans idées générales, sans vues universelles et sans regards ouverts sur le monde la vie individuelle propre à chacun ne peut exister »

Plus loin il précisera :

« Le guerrier engagé dans l’action commune se sent plus courageux et plus puissant et le devient effectivement ; de même l’énergie et la vitalité des hommes s’accroît dans la mesure où s’élargit le milieu où ils se sentent souffrir et agir en commun ( à condition que cette sphère ne s’élargisse pas au point que l’individu se perde dans le tout) ».

(Hölderlin : Lettre à son frère. 1er janvier 1799. in Hölderlin Oeuvres. Pleiade.Pp 689-690)

On notera chez Hölderlin et c’est une caractéristique de son œuvre, la recherche d’un équilibre entre deux tendances qui ne doivent pas s’absorber l’une l’autre sous peine de se nier, ici le chez soi et le dehors, l’individu et le collectif. De même, les individus isolés au labeur voient leurs capacités symboliques amputées, prolétarisées :

« Cependant, ô douleur ! Notre race, oublieuse des dieux est plongée
Dans la nuit. Sa demeure est semblable aux enfants. Et chacun, dans les chaînes
D’un geste défini, au milieu du tonnant atelier, n’entend
Que son propre travail. Ah ! le labeur de ces hommes farouches,
L’effort puissant des bras, la peine persévère et pourtant
Se révèle inféconde et pareille aux stériles Furies, et sera
Telle encor, jusqu’au jour où sortant de son rêve anxieux, l’âme des hommes
Juvénile et joyeuse soudain se lèvera ! »

(Hölderlin : Archipelagus / L’archipel. Pléiade p.828)

Les mains qui tenaient l’outil individuel deviennent des bras mécaniques. Hölderlin décrit un état de misère symbolique lié à la mécanisation des gestes corporels dans le vacarme de l’atelier qui les rend stériles en production symbolique. Le « geste défini » est un choix du traducteur. L’expression n’existe pas chez Hölderlin sinon l’on pourrait parler de grammatisation. C’est à un réenchantement du monde que se consacre l’œuvre de Hölderlin.

La communauté chez Hölderlin

Dans un article Communion républicaine/La communauté selon Hölderlin, Pierre Hartmann décline le motif de la communauté dans Hypérion et La mort d’Empédocle. Il y a d’abord le cercle familial, ce que Hölderlin appelle Les miens, titre de l’un de ses poèmes de jeunesse. C’est la « communauté affective originaire, mais aussi communauté-refuge devant les déboires de la vie ». Il y a ensuite les amis avec qui « il importe tant de faire cause commune », car

« nous nous faisons tort à nous-mêmes lorsque, par une misérable rivalité, nous nous séparons et nous isolons, car l’appel de l’ami nous est indispensable pour nous réconcilier avec nous-mêmes ».

(Hölderlin : Lettre à Neuffer in Œuvres. Pléiade. P. 449)

Nous avons déjà vu la relation de Hölderlin avec Schelling et Hegel. « le mot-clé de cette relation est celui de Bund (lien, association, alliance, pacte) », le Bund unserer Geister, l’alliance de nos esprits.

« la communauté amicale ne doit en aucune façon être tenue pour une communauté exclusive, une communauté par soustraction. Elle n’épouse pas la figure du repli, mais celle de la projection : le Bund amical se veut une anticipation, une préfiguration de l’église universelle, c’est-à-dire de la communauté générale des hommes. Si pacte il y a entre un nombre restreint d’individus choisis, alliance entre des âmes d’élite, c’est en vue de l’idéal de toute société humaine, de l’église esthétique.» (Pierre Hartmann : article cité)

A son frère Karl, Hölderlin écrit : « Il n’existe au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine » (Pléiade p. 996). « L’essentiel, c’est qu’en toute chose l’esprit de communauté prévaudra », avait-il déjà avancé dans une lettre précédente au même (p. 986).

Dans un brouillon de lettre à Casimir Ulrich Böhlendorff, le poète utilise l’expression de « Psyché entre amis » :

« Ecris-moi bientôt sans faute. J’ai besoin de tes pures sonorités. La Psyché entre amis, la naissance de la pensée dans la conversation et la correspondance est nécessaire aux artistes. Autrement nous n’avons aucune pensée pour nous-mêmes ; elle appartient à l’image sacrée que nous formons »

(Pleiade p. 101o-11)

Il y aussi ce que Maurice Blanchot appelle « la communauté des amants » qui n’exclut pas la séparation, ni ne s’isole.

« Restreinte ou générale, érotique ou politique, la communauté s’inscrit en permanence dans l’horizon du possible. Mais elle est aussi réellement présente, à tout moment, comme le grand Tout de la nature où chacun peut trouver refuge, fut-ce dans la mort »,

écrit Pierre Hartmann. Il y a enfin la communauté des habitants devenus citoyens comme dans La mort d’Empédocle.

Toutes ces communautés peuvent être bonnes ou mauvaises, ouvertes ou fermées comme, par exemple, la secte de Némésis dans Hypérion.

„Ich glaube an eine künftige Revolution der Gesinnungen, die alles Bisherige schamrot machen wird.“
« Je crois à une future révolution des conceptions et manières de voir qui éclipsera [fera rougir de honte] tout ce qu’on a connu dans le passé »

Le problème de Hölderlin et de ses amis est la transformation de la société allemande, et singulièrement du Pays souabe, au moment où se déploie avec ses vices et ses vertus la Révolution française. La France est vécue à la fois comme maladie et comme cure, pour reprendre, en l’inversant, la proposition de Jean Pierre Lefebvre (cf Jean Pierre Lefebvre : Hölderlin : La France comme cure et comme maladie in Nicole Parfait (éd) Hölderlin et la France. L’Harmattan 1999.)

Gesinnungen ici traduit par les deux mots conceptions et manières de voir a chez Kant, dont Hölderlin fut un lecteur assidu, une dimension éthique, celle qui préside à la volonté telle qu’elle ne se soucie pas de son succès ou de ses effets utilitaires. La phrase citée est extraite d’une magnifique lettre à Johann Gottfried Ebel à Paris, aussi déçu par la Révolution française qu‘il en fut un ardent partisan. Hölderlin y développe toute une pharmacologie dans sa lecture du chaos des évènements qui se déroulent en France où s’est installé le Directoire. Elle est datée du 10 janvier 1797. Il écrit :

« C’est merveilleux, cher Ebel ! d’être déçu et navré comme vous l’êtes ! S’attacher à la vérité et à la justice au point de les voir même où elles ne sont pas, cela n’est pas donné à tout le monde, et quand l’esprit observateur est à ce point subjugué par le cœur, on peut se dire que ce cœur est trop noble pour son siècle. Il est à peu près impossible de regarder la réalité sordide dans toute sa nudité, sans en tomber malade soi-même »

Certes, cela rend malade mais

« vous le supportez malgré tout, et je vous admire autant pour avoir encore envie de regarder ces choses que pour ne pas les avoir vues plus tôt de la même manière ».

Dans le premier temps de la déception, il reste « quelques-uns » pour préparer la suite :

« Je sais qu’il est infiniment douloureux de prendre congé d’un endroit où l’on a vu s’épanouir dans nos espoirs tous les fruits et toutes les fleurs de l’humanité. Mais il nous reste nous-mêmes et quelques-uns, et n’est-ce pas une belle chose aussi que de trouver tout un monde en soi-même et en quelques-uns ? »

Car sur un plan plus général, le chaos contient en germes une renaissance :

« je me console à l’idée que toute fermentation et toute dissolution aboutissent nécessairement soit à l’anéantissement, soit à une organisation nouvelle. Mais il n’y a pas d’anéantissement, donc la jeunesse du monde doit resurgir de notre décomposition. On peut bien dire avec certitude que jamais monde n’a présenté un aspect aussi chaotique qu’à présent. Il n’est qu’une infinie variété de contrastes et d’oppositions ! De l’ancien et du nouveau ! Culture et sauvagerie ! Méchanceté et passion ! Égoïsme sous peau de mouton ! Égoïsme sous peau de loup ! Superstition et incrédulité ! Servitude et despotisme ! Intelligence dénuée de bon sens ! Bon sens dénué d’intelligence ! Sensibilité dépourvue d’esprit, esprit dépourvu de sensibilité ! Histoire, expérience, tradition sans philosophie, philosophie sans expérience ! De l’énergie sans principes ! Des principes sans énergie ! De la rigueur dénuée du sens de l’humanité ! Un sens de l’humanité dénué de rigueur ! De la complaisance où perce l’hypocrisie, de l’arrogance éhontées ! Des jeunes qui font le barbon, des hommes puérils – On pourrait poursuivre cette litanie de l’aurore à la nuit sans avoir dénombré la millième partie du chaos humain. Mais il faut qu’il en soit ainsi ! Cette caractéristique d’une partie, la mieux connue, de l’espèce humaine présage certainement des choses extraordinaire. Je crois à une future révolution des conceptions et manières de voir qui éclipsera tout ce qu’on a connu dans le passé ».

(Hölderlin : Lettre à Johann Gottfried Ebel in Oeuvres. p. 403-404)

Révolution est à prendre ici au sens de rendre un passé révolu. Lettre d’une saisissante actualité où le chaotique est à la fois dissolution souhaitable, il faut qu’il en soit ainsi, et fermentation des germes de renouveau. La dissolution chez Hölderlin n’est pas une négation ou un renversement.  C’est un processus d’ouverture vers des possibles permettant la construction d’un à venir ouvert lui-même sur l’infini en transformant le présent et en constituant ce qui est révolu en passé. Faute de quoi non seulement celui-ci ne passe pas – c’est le retour des rois, la contre-révolution – mais on risque de perdre les possibles non réalisés, l’humus, qu’il contient. Hölderlin appelle cela « le devenir dans le périr », titre de l’un de ses essais dans lequel il écrit :

« Ce qui passe à la négation, dans la mesure où il provient de la réalité effective, et n’est pas encore un possible ne peut agir effectivement. Mais le possible qui rentre dans la réalité effective, tandis que se dissous la réalité effective, celui là agit effectivement et produit aussi bien la sensation de la dissolution que le souvenir de ce qui a été dissous »

La « vie neuve », pour durablement exister, doit aussi produire « une anamnèse de ce qui a été dissous ». Si cette lacune n’est pas comblée, elle le sera par une idéologie décliniste ravageuse. Je dois cette lecture de la dissolution à travers la traduction, différente de celle de la Pléiade, qu’elle cite, au fort intéressant livre de Judith Balso : Ouvrir Hölderlin. Éditions Nous. 2022.

Bien entendu, la dissolution ne se décrète pas. Et encore faudrait-il repérer les forces disruptives à l’œuvre que nous savons aujourd’hui technologiques et numériques, question que Hölderlin n’aborde pas.

Communisme

Joseph Albernaz, dans son article, cite un passage d’Hypérion qui lui semble revêtir une pertinence particulière pour comprendre le sens de Communisme des esprits. Il s’agit de la lettre envoyée par Diotima, depuis son lit de mort, à Hypérion :

« Je me suis élevée au-dessus de ces fragments à quoi se réduit toute œuvre humaine (littéralement : faite des mains des humains, Menschenhände), j’ai ressenti la vie de la Nature qui s’élève au-dessus de toutes les pensées – deviendrais-je même une plante, le mal serait-il si grand ? – Je serai. Comment pourrais-je me perdre hors de la sphère de la vie où l’amour éternel, commun à toutes choses, rassemble toutes les natures ? Comment sortirais-je de l’alliance (Bund) qui unit toutes les créatures. Elle ne se rompt pas aussi aisément que les liens lâches de l’époque (die losen Bande dieser Zeit). Elle n’est pas une foire où le peuple s’assemble avec bruit pour bientôt se disperser à nouveau. Non ! par l’Esprit qui nous unit, par l’Esprit divin qui est propre à chacun et commun à tous (der jedem eigen ist und allen gemein) ! Non ! Non ! dans l’alliance de la Nature, la fidélité n’est pas un rêve. Nous ne nous séparons que pour être plus intimement unis, plus divinement accordés à toutes choses et à nous-mêmes. Nous mourrons pour vivre. (Wir sterben, um zu leben)
Je serai. Je ne demande pas ce que je deviendrai. Être, vivre est assez. C’est la gloire des dieux ; c’est pourquoi tout ce qui est vie dans le monde divin ignore l’inégalité, et il n’y a ni maîtres ni serviteurs (es gibt in ihr nicht Herren und Knechte. Knecht n’est pas l’esclave mais le serviteur). Les natures vivent les unes avec les autres comme des amants ; elles ont tout en commun : l’esprit, la joie et l’éternelle jeunesse »

(Hölderlin : Hypérion. Oc pp. 225-226)

La « foire où le peuple s’assemble avec bruit pour bientôt se disperser à nouveau » n’est pas sans rappeler la lettre de Hölderlin à sa sœur citée plus haut « Aujourd’hui, c’est la grande foire » où l’on se fait « bousculer de droite et de gauche par la cohue ».
Pour Joseph Albernaz, il est difficile de trouver une meilleure description pour l’idéal exprimé dans ce passage qu’un « communisme des esprits » au vu du nombre d’occurrences mettant en relation l’esprit et le commun. Le « tout en commun » lui rappelle le omnia sunt communia (Tout est commun à tous) de Thomas Müntzer. La référence indirecte à la Guerre des Paysans en Allemagne est d’autant plus intéressante que l’historien suisse, Peter Blickle, qualifie la Guerre des paysans de Révolution de l’homme du commun. Il définit ce dernier, qu’il distingue de la notion de peuple, comme principalement anti-autoritaire. Il a montré la place qu’occupait l’idée communaliste dans leurs conceptions : aussi bien dans les villages que dans les villes, « toutes leurs représentations politiques étaient orientées vers la commune (Gemeinde)». (Peter Birckle : Der Bauerkrieg/ Die Revolution des gemeinen Mannes. CH Beck)

Il y a aussi dans Hypérion, dont je rappelle que le nom vient du grec ancien Ὑπερίων , Huperíōn (« celui qui va au-dessus »), au-dessus précisément de la fragmentation de la vie ordinaire évoquée par Diotima, et que Nietzsche qualifiera de sur-humain, ce cri de ralliement proprement guerrier :

« Tout pour tous. Chacun pour tous » (p. 182).

Enfoncés les Trois mousquetaires !

Si communisme il y a chez Hölderlin, il ne s’agit en aucun cas d’un communisme qui mène à la dictature du prolétariat, qui était d’ailleurs plutôt une dictature sur le prolétariat, encore moins à une dictature du KGB et de ses clones. Ni même à la constitution d’un État du moins en ce que celui-ci a aussi une dimension toxique :

Hypérion :

« Tu concèdes à l’État, me semble-t-il, trop de pouvoir. Il n’a pas le droit d’exiger ce qu’il ne peut obtenir par la force ; or, on ne peut obtenir par la force ce que l’amour donne, ou l’esprit. Que l’État ne touche donc point à cela, sous peine que l’on ne le cloue au pilori! Par le Ciel ! il ne mesure pas l’étendue de son péché, celui qui prétend faire de l’État l’école des mœurs. L’État dont l’homme a voulu faire son ciel s’est toujours transformé en Enfer.
– L’État n’est rien de plus que la rude écorce protégeant l’amande de la vie [Kern des Lebens], le mur enfermant le jardin de nos fruits et de nos fleurs.
– Mais que peut faire le mur si la terre du jardin est sèche ? La seule pluie du ciel y peut quelque chose.
– Pluie du ciel, ô ferveur ! Tu nous ramèneras le printemps des nations. L’État ne peut disposer de toi ; »

Quand le printemps des peuples ?

« Quand la préférée du Temps , sa plus jeune, sa plus belle fille, la nouvelle Église, surgira de ses formes désuètes et souillées, quand le réveil du sens du divin rendra à l’homme son dieu et au cœur sa jeunesse, quand … je ne puis l’annoncer, car c’est à peine si je la pressent, mais je ne doute pas qu’elle vienne ». (Hypérion, oc. p. 83-84)

La « nouvelle Église » est à comprendre à partir de son étymologie, ecclesia, l’Assemblée regroupant des énergies de bifurcation, à distance non seulement de l’État mais de toute forme de sectarisme. Au moment où Hypérion s’exaltait ainsi, déboule dans la chambre une bande de sectaires, partisans de la terreur, indifférents à l’adhésion des humains à leur projet, dont l’aspect de détenteurs de la « Toute-science », Allwissenheit, provoque en lui l’effroi.

La faute d’ Empédocle

Je n’utiliserai pas l’ensemble de ce que l’on peut appeler le matériau Empédocle de Hölderlin. Il est composé de trois versions inachevées d’une tragédie, La mort d’Empédocle, d’un plan général de celle-ci et d’un essai, Fondement d’Empédocle. Je me concentrerai, en rapport avec mon sujet, sur le deux premières versions, sur la faute d’Empédocle et son discours testamentaire.
Dans la première version, nous avons une première approche de la faute d’Empédocle, celle de s’être érigé -et lui seul- en maître de la nature et de l’avoir dit. Il ne s’est pas contenté de s’approprier le divin, d’en avoir oublié le caractère sacré. Il l’a mis à son service en voulant faire des « Célestes » des « serviteurs bornés  (Blöde Knechte) ». Des serviteurs bêtes.

Empédocle :

« ….Non !
Je ne devais pas le dire, Nature sacrée !
Et vierge que la pensée grossière effarouche !
Je t’ai méprisée, et me suis moi seul
Érigé en maître, présomptueux
Barbare ! Je vous tenais par votre simplesse,
Puissances pures, jeunes à jamais ! Vous qui
M’avez élevé dans la joie, de délices nourri,
Et comme, toujours, vous me reveniez égales,
Ô si bonnes, je ne vénérais plus votre âme !
C’est que je la connaissais, la savais par cœur,
La vie de la nature, en quoi m’eût-elle été
Sacrée comme autrefois. Les Dieux étaient
A mon service désormais, moi seul
J’étais dieu,
et dans mon téméraire orgueil je l’ai dit.
Oh ! Crois-moi, mieux vaudrait que je ne fusse pas
Né ! » (Pleiade. p.482)

Pas très partageux en effet. L’hubris du moi engendre la confusion de l’esprit, s’affranchit de limites. Ce jour mauvais où il a dérapé est exploité par Hermocrate, le prêtre, qui cherche à instrumentaliser la faute d’Empédocle, à soulever le peuple contre lui, à le chasser dans « le sauvage désert », pour avoir oublié la distance entre les dieux et lui et s’être lui-même fait Dieu. Sur le fond de vérité de cet hubris empoisonné, le prêtre agite l’option communautariste et fait d’Empédocle un bouc-émissaire (pharmakos) :

Hermocrate :

« Et tu parles
Encore et ne soupçonnes pas qu’avec nous tu n’as
Plus rien de commun, tu n’es plus qu’un étranger »

Les Agrigentins embrayent : « Hors d’ici, que sa malédiction ne nous souille ! »

Dans la seconde version, c’est l’archonte Mécade, c’est à dire un responsable politique, qui rapporte le discours de la faute d’Empédocle. Il s’y ajoute une dimension supplémentaire, celle de prise de possession de la terre.

Mécade :

« Il me souvient d’un arrogant discours
Qu’il fit, étant la fois dernière
A l’Agora. J’ignore ce que le peuple
Lui avait dit auparavant ; je venais
D’arriver, j’écoutai de loin ; vous m’honorez,
Fut sa réponse, en quoi vous faites bien ;
Car la nature est muette,
Le soleil, l’air, la terre et ses enfants
Vivent côte à côte en étrangers,
En solitaires qui n’auraient pas de liens.
Certes, elles vont leur cours, toujours vivaces,
Dans l’esprit des Dieux, les libres,
Les immortelles puissances du monde
Autour des autres
A la vie éphémère,
Mais, plantes sauvages
En terre inculte,
Les mortels dans le sein des Dieux
Sont tous semés,
Nourris avarement, et mort
Serait l’aspect du sol si quelqu’un
N’en prenait soin, n’éveillait la vie,
Et le champ est mien. Unis par moi,
Les mortels et les Dieux
Font échange de force et d’âme.
Et plus ardentes sont les puissances éternelles à étreindre
Le cœur plein d’élan, et plus robuste la sève
D’esprit libre et divin dans les sensibles hommes,
Et c’est l’éveil ! Car j’assemble
Toutes choses étrangères,
Inconnues, ma parole les nomme,
Et je soutiens, qui monte et décline,
L’amour des vivants ; ce qui manque à l’un,
Je le prends à l’autre, et j’anime
En liant, je transforme
Le monde inerte et lui rend jeunesse,
A personne et à tous je ressemble
Ainsi parla son arrogance » (pp. 543-544)

Und mein ist das Feld. Mir tauschen
Die Kraft und Seele zu Einem,
Die Sterblichen und die Götter.

Et le champ est mien. Unis par moi,
Les mortels et les Dieux
Font échange de force et d’âme.

Empédocle n’a pas seulement effacé la distance qui doit séparer les dieux des mortels , il ne s’est pas seulement approprié le lointain inaccessible que doit rester le divin, il a également pris possession non de la récolte mais de la terre, croyant avoir atteint l’inatteignable. Pour Hölderlin, écrit Judith Balso,

« les dieux ne peuvent être figés dans la figure d’un être ou d’un nom, encore moins être l’objet d’un rituel. Ce sont des énergies toujours en devenir au sein du monde, dont la présence ou l’absence ne se mesurent pas à l’existence d’une prêtrise séparée, mais uniquement à celle d’une capacité collective à renouveler la vie, à la porter au plus haut de ses capacités et de ses désirs » (J .Balso : oc p. 288).

Les dieux, le divin, si ça peut consister, n’existent cependant pas.

L’erreur d’Empédocle peut par ailleurs se comprendre en se rappelant ce qu’écrivait Jean-Jaques Rousseau, l’une des sources d’inspiration de l’essai de tragédie :

« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne! »
(Jean-Jacques Rousseau : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)

«  La ‘voix’ moderne absolument dominante dans Empédocle, écrit Jürgen Link en citant ce passage, [est] toujours connotée avec le mythe de la vie de Rousseau en tant que ‘retour’ de l’avant-garde des Lumières à la ‘Nature’ ».

« La faute symbolique d’Empédocle n’est pas de ne s’être tu, d’avoir parlé mais  d’avoir exprimé sa qualité de ‘demi-dieu’ dans le code symbolique de la propriété privée de la terre et de ses biens, c’est à dire dans une symbolique collective erronée, empruntée à l’Aufklärung et aux théories des physiocrates (qui sont des théories capitalistes donc inconséquentes). Cela constitue une double faute symbolique. D’une part à l’égard des dieux : en effet ce n’est pas le demi-dieu, producteur d’un inter-discours prônant la révolution de la culture et l’association, qui peut véritablement éveiller la vie, mais c’est seulement la Nature. En termes empruntés à Rousseau : la Terre n’est à personne ou à Hölderlin : vouloir s’approprier les dieux, en faire une propriété privée, constitue la faute capitale, l’origine de tous les maux »

(Jürgen Link : L’Empédocle de Hölderlin et le mythe du demi-dieu moderne Rousseau in Nicole Parfait (éd) : Hölderlin et la France. L’Harmattan. Pp 41-59)

C’est donc à une double appropriation à laquelle s’est livré Empédocle : La terre et les Dieux. Il en a fait des serviteurs bêtes (blöd), autant dire qu’il les a tués. Ce qui pour les dieux des religions n’est pas bien grave, ce ne sont pas les dieux de Hölderlin. Ce qui l’est plus, c’est qu’en faisant cela il a clôturé le monde sur lui-même en rompant la relation à l’infini.

Revenons maintenant à la première version et au discours testamentaire d’Empédocle ayant eut honte de sa faute. Entre temps, il a eu la visite des « vengeurs à venin (giftge Rächer)», des vipères. Les serpents sont un symbole pharmacologique, s’il en est. Les Agrigentins oscillent entre espérance et crainte du changement. D’abord simplement désignés comme Agrigentins dans le premier acte, ils sont dans l’acte 2 nommés citoyens. Ils souhaitent maintenant le retour d’Empédocle pour le nommer… roi. Empédocle commence par leur dire que le temps des rois est révolu : Dies ist die Zeit der Könige nicht mehr. Comme l’aigle qui jette le moment venu ses petits hors du nid afin qu’ils volent de leurs propres ailes, il est temps pour le peuple de voler de ses propres ailes :

Empédocle

« Soyez honteux, vous,
De vouloir encore un roi ; vous n’avez
Plus l’âge ; au temps de vos pères, ce n’eût
Pas été pareil. Pour vous, il n’est aide
Qui tienne si l’aide ne vient pas de vous
 »

Puis Empédocle fait de sa faute ce qu’il faut, une quasi cause, c’est à dire qu’il la renverse :

« Vous m’offriez,
Citoyens, une couronne ! en échange recevez
De moi mon trésor sacré. [….]
Non, je ne vous laisse pas sans conseil,
Mes amis ! Mais n’ayez peur de rien ! Le nouveau,
L’insolite [das Neu’ und Fremde] effraient trop souvent les fils de la terre, […]
Oh ! Donnez-vous à la nature avant qu’elle vous prenne ! –
Vous avez depuis longtemps soif de nouveautés
Et comme l’esprit d’un corps malade, Agrigente
Aspire à sortir de sa vieille ornière.
Ainsi, osez ! votre héritage, votre acquis,
Histoires, leçons de la bouche de vos pères,
Lois et coutumes, noms des Dieux anciens,
Oubliez-les hardiment pour lever les yeux,
Comme des nouveaux-nés, sur la nature divine.
Alors, votre esprit à la lumière du ciel
Embrasé, d’un souffle tendre de vie
Votre poitrine abreuvée comme au premier jour,
Quand bruiront sous leurs fruits d’or les forêts,
Jailliront les sources du rocher, quand la vie
Du monde, son esprit de paix, vous saisiront
Et l’âme vous berceront comme un chant sacré,
Qu’alors perçant les délices une belle aube
Luiront d’un éclat nouveau les verdures de la terre
Et la montagne et la mer, les nuages et les astres,
Que ces nobles forces, tels des frères héros,
Venant sous vos yeux vous feront battre le cœur
Ainsi qu’à des écuyers dans un désir de prouesses
Et d’un monde vôtre et beau, alors tendez-vous les mains,
Donnez vous votre parole et partagez votre bien
.
Oh, alors, mes Amis ! Gloire et prouesses partagez,
Comme Dioscures fidèles ; que chacun soit
L’égal de tous, – que s’appuie sur de justes règles,
Sveltes colonnes, votre vie nouvelle
Et qu’affermisse la loi votre union.
Et alors le peuple, ô Génies de la Nature
Et de ses métamorphoses, vous qui, sereins,
Allez prendre aux gouffres, aux cimes, la joie
Et comme peine et bonheur et soleil et pluie
L’apportez au cœur des mortels bornés
Du fond d’un monde étranger et lointain,
Le peuple libre à ses fêtes vous conviera,
Hospitalier ! Pieux ! Car le mortel donne avec amour
Le meilleur du sien dès lors que la servitude
Ne lui noue et serre pas la poitrine…
» (pp. 522-523)

Ce « osez » (So wagts!) n’est pas sans évoquer le Sapere aude! (Ose savoir)  d’Immanuel Kant : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Telle est la devise des Lumières ». « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », dira de son côté Danton.

Le « communisme » de Hölderlin est celui « des esprits » et ne saurait se réduire au partage de la terre. Ce serait même d’avantage un commun des consistances. Dans le testament d’Empédocle, on notera que ce partage est précédé d’une série de métamorphoses symboliques qui ouvrent sur un nouveau regard sur la nature (« Et la montagne et la mer, les nuages et les astres »), bref une nouvelle cosmologie permettant la transformation des je en un nous. Hölderlin a écrit : dann reicht die Hände/ Euch wieder, c’est à dire : Alors redonnez-vous les mains car le collectif s’était fragmenté tout comme la parole n’était plus de confiance. Gebt das Wort (Donnez-vous votre parole) sonne presque comme un mot de passe. Se donner le mot versus perdre le sens des mots. Si cela apparaît un peu comme une succession, il ne faut pas y voir, me semble-t-il, un processus par étapes. Les unes ne vont pas sans les autres. Réduire le communisme à la seule dimension de la subsistance lui fait perdre l’esprit. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé dans son histoire.

Pour Jean-Luc Nancy, « L’histoire du communisme fut une histoire sans esprit » (cf. J.L. Nancy : Democracy and Community, Polity, 2019 cité par J. Albernaz).
Ce n’est pas très éloigné de ce que dira Bernard Stiegler lui-même mais en d’autres termes en rompant la séparation, tout en en maintenant la différence, entre la subsistance et l’existence, le corps et l’esprit, l’otium et le negotium. Il n’y a pas l’un sans l’autre mais composition entre l’un et l’autre. Dans la dissolution de l’idéalisme allemand qu’ils ont opéré et qu’ils appelaient l’idéologie allemande, quelque chose a échappé à Marx et Engels. Ce que Bernard Stiegler a critiqué dans leur analyse, c’est le fait que les rapports de production « sont appréhendés uniquement sous l’angle de la subsistance, la symbolisation comme projection des existences au-delà de leur seule subsistance disparaissant du processus ». Ils ont posé en principe de départ que « c’est sur la base de la subsistance que quelque chose comme une existence peut faire l’objet d’une lutte ».

« Or il n’en va pas du tout ainsi : l’existence n’arrive pas « après » la satisfaction de la subsistance. S’il est évident que l’existence n’est pas possible sans la subsistance, l’inverse est également vrai dans la vie technique : un être technique, c’est-à-dire un être qui produit sa vie, c’est un être qui désire (et qui projette sa vie), ce qui signifie qu’il ne peut se satisfaire de subsister. La subsistance sans l’existence, c’est ce que l’on appelle la misère.
Et cette misère est précisément ce dont soufre le prolétariat, comme le dira le Manifeste de 1848 – comme en souffrent aujourd’hui encore et peut-être même plus que jamais nombre de nos concitoyens, qui croient pour cela qu’ils partagent les « idées » du Front national ».

(Bernard Stiegler : Pharmacologie du Front national. Flammarion. 2013. p. 166-167)

Stiegler exprime cela encore autrement quand il note qu’en congédiant l’idéalisme, le fameux renversement de Hegel de la têtre sur les pieds,

« Marx perd de vue la question de l’idéalité, c’est à dire de l’idéalisation telle qu’elle est à l’œuvre dans tout investissement et dans tout savoir de l’objet d’un désir »

(Bernard Stiegler : Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIè siècle. Mille et une nuits. 2012 p.214)

En retour, il ne faudrait pas non plus oublier, lisant Hölderlin, la leçon de Marx pour qui les humains se distinguent des animaux « dès lors qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence ». Nous sommes, nous, aujourd’hui, plus de 200 ans plus tard, à l’ère des technologies numériques de l’esprit. La « baisse de la valeur esprit » déjà diagnostiquée par Paul Valéry au début du siècle dernier s’est poursuivie et continue. Et les moyens ne sont pas les fins. Ils ne doivent pas conduire à un monde fini. Celui-ci doit rester ouvert sur l’infini.

Si donc, dans l’œuvre de Hölderlin, on peut trouver maints contenus (individuation, communs, communauté qui composés entre eux peuvent former une musique de l’ idéalité que l’on aurait pu peut-être appeler communisme des esprits, force est de constater que, s’il est lui même l’auteur de l’expression Communismus der Geister, il n’en a en aucune façon repris le terme dans aucun de ses écrits. Il n’en va pas de même du commun ou de la communauté. Hölderlin cherchait ce quelque chose qui élevait les humains au-dessus des conditions de la subsistance pour les mener, au-delà même de l’existence, à ce qui consiste sans exister et qu’il appelait le divin. C’est ce qui relève de la sublimation, d’une communauté de tous les désirs et oriente les humains vers le meilleur d’eux-mêmes. Cette approche a besoin de la poésie pour habiter le monde.

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Meilleurs vœux pour 2023. Petit voyage (en train) avec la grammaire allemande

Pour l’occasion, j’ai envie de partager avec vous ma découverte poétique de l‘année écoulée : un petit recueil de poésie allemande par une autrice, née à Tokyo, qui écrit aussi bien en allemand qu’en japonais. Publié en Allemagne en 2010, il est disponible depuis cette année en français

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Groß aber leise

„Mein Deutsch“schreibe ich groß und spreche
es leise aus.
Die „deutsche“ Grammatik schreibt man klein
mit Größenwahn.

En grand mais tout bas

„Mein Deutsch“, « mon allemand »,  je l’écris avec
un grand D et le prononce tout bas.
La  grammaire « allemande » s’écrit en petit avec
grandiloquence.


Schienenersatzverkehr

Der Zug fährt heute in der in der umgekehrten Reihenfolge ein: das übliche Spiel der Eisenbahngesellschaft. In einer Reise nach Jerusalem kann man keinen Sitz reservieren. Du hast neun Wörter zu sagen und es gibt keinen achtsamen Fahrgast. Ganz am Ende eines Schlangensatzes warte ich, das Verb, auf dich das Subjekt. Inzwischen passierten schon zwei Unfälle im vierten Fall: Es gab einen Selbstmord und einen Personalschaden. Ein einziger Toter – zweimal gestorben. Ich bin gern ein Verb. Bitte benutzen Sie den Schienenersatzverkehr! Werden die Schienen ersetzt oder ist es ein er, der im Verkehr ausgesetzt wird? Ein Satz macht einen großen Satz über fremde Schatten und verkehrt mit dem Sinn des Sagbaren in der umgekehrten Reihenfolge.

Substitution au réseau ferré

Aujourd’hui, la composition du train qui arrive est inversée : jeu habituel de la compagnie ferroviaire. On n’a pas de siège réservé aux chaises musicales. Tu dois prononcer tes sept mots, mais pas assise. À la toute fin d’une phrase sans espaces moi le verbe je t’attends toi le sujet. Dans l’intervalle deux accidents se sont déjà produits à l’accusatif : quelque chose a causé un suicide et un dommage à la personne. Un seul mort — mort deux fois. Je n’ai rien contre être un verbe. Veuillez utiliser le bus de substitution au réseau ferré. Substitue-t-il ou déraillé-je ? Parmi les ombres étranges une phrase s’égare dans le réseau de sens et prend en sens inverse le sens du dicible.

(Yoko Tawada : Abenteuer der deutschen Grammatik.Konkursbuch Verlag Claudia Gehrke. 2010.
Aventures dans la grammaire allemande. Éditions La Contre Allée.(2022) Traduction et postface : Bernard Banoun)

Le titre du recueil ne correspond en fait qu’à un cycle de celui-ci. Abenteuer der deutschen Grammatik traduit ici par Aventures dans la grammaire allemande signifie littéralement : Aventure(s) de la grammaire allemande. Cette dernière, surtout pour celle ou celui qui l’apprend en n’étant pas né.e avec cette langue comme le fit Yoko Tawada, a les allures d’une aventure. D’autant qu’elle est précédée d’une réputation de difficulté. Un natif n’aurait cependant pas pu se lancer comme elle le fait, de manière aussi ludique, dans ses mystères. Elle est, dans le texte choisi, vue d’un point de vue ferroviaire. Dans cette analogie, le verbe serait le wagon de queue du train entrant en gare. Il est en quête de son sujet dans cette « phrase-serpent » (Schlangensatz). Il est fait référence à un exercice scolaire consistant à identifier la structure grammaticale d’une phrase dépourvue d’espacements entre les mots. Mais il arrive assez fréquemment, en gare, que l’ordre des wagons ne soit pas celui annoncé quand ce n’est pas toute une voiture qui manque. On y joue aux wagons-bonds. S’en suit pour les voyageurs un jeu de chaises musicales que l’on dit en allemand eine Reise nach Jerusalem, littéralement : un voyage à Jérusalem. A cela s’ajoute les moments où il faut emprunter des véhicules de substitution. Yoko Tawada ironise au passage sur la langue de bois utilisée par la compagnie ferroviaire pour « expliquer » les retards.
Le cycle de vagabondage grammatical, qui s’ouvre sur le casse-tête des mots qui s’écrive en majuscule ou en minuscule, s’achève sur un poème intitulé : Notes d’antan sur l’érotisme linguistique. Son premier vers :

« Les langues sont faites de trous »

Il n’y a jamais une seule langue mais des langues qui se complètent.
et le dernier :

« En japonais, je t’aime se dit watashi wa anata ga suki desu. Retraduite mot à mot, cette phrase donne : En ce qui me concerne, tu es désirable ».

Du cycle Un voisinage poétique, j’ai retenu en particulier une question qui m’intéresse au plus haut point pour la suite des aventures du SauteRhin, à savoir celle-ci : les spectres ont-ils des descendants ? Je fait référence au poème intitulé : Un vers au pied sans soulier. On y lit ceci :

Un spectre, un descendant,
hante l’Europe,
frappe le sol des méninges,
danse un rondeau.
Il tourne, il tourne
Fais attention ! Ne te laisse pas enfermer dans un cercle
Que le diable lui-même évite
Laisse le soulier danser sur le papier manuscrit
Avec les doigts pensants

Il y a là de quoi faire de belles leçons de poésie allemande contemporaine. Du moins tant qu’il restera encore des professeurs.

Meilleurs vœux à toutes et à tous

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Pour une vraie place des littératures en langues régionales dans les programmes scolaires (Pétition)

Il est temps d’accorder une vraie place aux littératures en langues régionales dans les manuels scolaires. Tous les élèves de France doivent savoir qu’il existe, en France, quantité d’auteurs qui se sont exprimés et s’expriment encore dans d’autres langues que le français, y compris un prix Nobel de littérature (Frédéric Mistral). Le Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école a adressé une lettre-pétition en ce sens au Ministre de l’Éducation nationale.

Vous en trouverez le texte ci-dessous

Je m’y associe d’autant plus volontiers que le SauteRhin consacre une partie de son activité à transmettre ces trésors. Pour ce qui concerne l’Alsace, cela s’est fait à travers Nathan Katz, Jean-Paul Klée, René Schickele, cet autre Prix Nobel (de la paix) Albert Schweitzer, Claude Vigée, Otfrid von Weißenburg, j’en oublie. Littérature est à comprendre au sens large. Nous y incluons par exemple la chanson et la musique. Pour enseigner, il faut des enseignants. Je rappelle la proposition de Jean-Paul Sorg pour une École normale rhénane. La question concerne aussi notre histoire falsifiée.

Cette pétition demande au ministère de l’Éducation nationale d’enrichir ses programmes pour faire enfin une place, au côté des littératures en français, aux autres littératures de France. Je l’ai moi-même signée et vous invite à en faire de même en suivant le lien vers la pétition. 

Pour une vraie place des littératures en langues régionales dans les programmes scolaires !

Auteur(s) :
Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école

Destinataire :
Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale

Monsieur le Ministre,

Le patrimoine littéraire français ne se limite pas aux productions écrites en langue française. Depuis des siècles, la création poétique, narrative, théâtrale, argumentative en langues dites « régionales » est abondante et éminemment digne d’intérêt. 

Or, comme ce fut longtemps le cas de la littérature féminine, tout cet archipel de créations écrites est aujourd’hui largement ignoré par les programmes scolaires de notre pays. Et donc par la majeure partie des Français.

Afin de mettre un terme à cette injustice, nous demandons que ces programmes soient reconsidérés et intègrent officiellement l’enseignement d’œuvres créées par des autrices et auteurs qui, pour être ancrés dans leur culture « régionale », n’en ont pas moins une portée universelle.

La France ne s’émeut guère d’une contradiction profonde entre ses déclarations d’intention et son action réelle. Elle s’enorgueillit de posséder une littérature mondialement reconnue, récompensée cette année encore par un prix Nobel, attribué à une femme. Elle se bat sans relâche, sur la scène internationale, pour que la langue française et sa littérature soient respectées et diffusées. Elle prodigue à tous ses enfants un enseignement qui accorde une place ambitieuse et méritée à nos œuvres littéraires.

Et pourtant, dans ce pays tellement attaché à la culture et aux droits de l’Homme, on peut constater avec effarement que la plupart de nos concitoyens ignorent qu’il existe des milliers d’œuvres littéraires écrites chez nous dans d’autres langues que le français. 

S’ils ne le savent point, c’est bien, hélas ! Parce que notre système éducatif ne leur a jamais enseigné cette réalité. Héritier d’une tradition de mépris remontant à l’Ancien Régime puis théorisée sous la Révolution par l’abbé Grégoire, ce système passe volontairement sous silence ces milliers d’œuvres ainsi que ceux qui les ont écrites et les écrivent aujourd’hui encore, malgré les difficultés qu’ils rencontrent.

Les langues « régionales » elles-mêmes, dont l’enseignement demeure soumis au régime de l’incertitude et de la précarité, malgré les rappels à l’ordre répétés des instances culturelles internationales, se voient dédaignées par les autorités de ce pays. 

Car le fait qu’au fil des ans, et non sans mal, quelques améliorations aient pu être apportées à leur statut grâce à quelques textes législatifs ou réglementaires n’empêche pas que trop souvent, faute de moyens et de bonne volonté de la part des décideurs de terrain, l’application concrète de ces textes soit fortement entravée. A fortiori, les littératures de ces autrices et auteurs – alsaciens, basques, bretons, catalans, corses, créoles, flamands, occitans, et de toute autre langue de France, y compris bien sûr des outre-mer – sont victimes d’une idéologie étriquée, exclusive et excluante.

Quand on trouve dans les manuels une référence, par exemple à tel ou tel troubadour, cela reste marginal et parfois scientifiquement erroné. Il est grand temps que cette situation évolue.

Au fond, rien n’empêche – si ce n’est certaines volontés politiques influentes et figées – qu’un enseignement portant sur ces œuvres et ces autrices et auteurs soit dispensé aux élèves, au fil des divers cycles, du primaire jusqu’au baccalauréat. Il est parfaitement envisageable de les faire étudier, en traduction française ou, mieux encore, en version bilingue. Contes, poèmes, romans, pièces de théâtre… Peuvent être abordés sous forme d’extraits ou d’œuvres intégrales. Par exemple dans le cadre des progressions pédagogiques de la matière français ou, en lycée, dans celui de l’enseignement de spécialité « humanités, littérature et philosophie », on aborde déjà fréquemment des textes d’auteurs traduits de langues étrangères ou de l’Antiquité : il est parfaitement possible d’y intégrer les textes dont nous parlons, des œuvres de qualité qui pourraient dialoguer avec la littérature européenne écrite dans d’autres langues, dont le français.

On pourrait aussi considérer que les enseignants de chaque région mettent prioritairement l’accent sur des œuvres issues de celle-ci mais, au-delà de ce principe, il serait bon que chaque élève soit sensibilisé à l’existence de cette foisonnante diversité littéraire de notre pays.

Si Annie Ernaux est « notre » nouveau prix Nobel de littérature, Frédéric Mistral, en son temps, le fut aussi. Il écrivait en provençal, et de cela la quasi-totalité des Français n’a strictement aucune connaissance. Œuvrons pour mettre un terme à cette aberration. Agissons au bénéfice de tous, à commencer par notre jeunesse : l’ouverture des programmes sur notre diversité interne est un premier pas vers un nouvel humanisme ouvert à l’Autre.

 

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Hans Magnus Enzensberger (1939-2022), le poète

Né la sombre année 1929, comme Christa Wolf ou Heiner Müller et d’autres, un 11 novembre précisément, Hans Magnus Enzensberger s’est éteint le 24 novembre dernier, à Munich, à l’âge de 93 ans. Éditeur, essayiste, poète, traducteur, il était une grand figure de la vie intellectuelle allemande. Ce qui m‘a toujours fasciné chez cet écrivain, c’est la distance ironique avec laquelle il livrait ses diagnostics concrets sur l’état du monde, ses « pas de danse l’esprit », comme le dit Alexander Kluge empruntant l’expression à Immanuel Kant. C’est à dire cette capacité d’articuler, avec agilité, les différentes facultés de la pensée que sont pour Kant l’intuition, l’entendement, l’imagination et la raison. Enzensberger s’efforçait d’écrire pour tout un chacun de façon à ce qu’il puisse se reconnaître dans ses textes. Il disait aussi que l’écriture avait beau être un travail solitaire, il y avait tout de même toujours derrière un collectif.

C’est au poète que nous nous intéresserons dans cette page. Avec l’aimable complicité de Florence Trocmé de Poezibao et de Vincent Pauval . Je les remercie tous deux.

Vous trouverez ci-dessous :

1. De Hans Magnus Enzensberger, le poème Eventuell/ Eventuellement. Traduction Alain Lance.

2. Enzensberger, poète par Vincent Pauval

3. Hans Magnus Enzensberger : Weitere Gründe dafür, daß die Dichter lügen / Encore des raisons qui font que les poètes mentent. Extrait de Le naufrage du Titanic

1. Eventuell/ Eventuellement

© Jürgen Bauer

Eventuell

Vorläufig bin ich noch da. Ich harre aus,
wie dort oben der schwarze Nachtfalter
an der weißen Wand. Ich rühre mich nicht.
Einstweilig sind meine Verfügungen.
Nirgends ein Heureka. Nur ab und zu

winzige Offenbarungen, millimetertief,
vorübergehend wie das Glück, wie der Rauch
der beinahe letzten Zigarette.
Das meiste verdunstet wie das Parfum in einer Flasche,
die den Stöpsel eingebüßt hat.

Die Astrophysiker sagen,
selbst die Sonne sei nicht so dauerhaft,
wie sie scheint. Die letzte Instanz
ist bloß eine Kneipe, in der die Anwälte
ihre Zeit totschlagen.

Das Jüngste Gericht läßt auf sich warten.
Geduld, sag ich mir, nur keine Panik!
Wer weiß, ob auf die Vergänglichkeit
Wirklich Verlass ist. Nur der Tod,
sagen die Sterblichen, sei definitiv.

Doch ob wir beide erwachen,
sobald die Posaune erschallt,
ob wir sie bemerken werden,
unsere Wiedergeburt,
ich und die dunkle Motte dort ?

Éventuellement

Encore là pour l’instant. Je persévère,
Comme ce noir papillon de nuit, là-haut
Sur le mur blanc. Je ne remue pas.
Mes dispositions sont provisoires.
Nulle part un Eureka. Parfois, seulement

De minuscules révélations, de quelques millimètres,
Éphémères comme le bonheur, comme la fumée
De la presque dernière cigarette.
L’essentiel s’évente comme parfum d’une bouteille
Qui n’a plus de bouchon.

Aux dires des astrophysiciens
Même le soleil ne serait pas aussi durable
Qu’il paraît. La dernière instance*
N’est qu’un bistrot où les avocats
Tuent le temps.

Le jugement dernier se fait attendre.
Patience, me dis-je, surtout pas de panique !
Qui sait si l’on peut vraiment se fier
À la finitude. Seule la mort,
Disent les mortels, serait définitive.

Mais nous réveillerons-nous, tous les deux,
Quand retentira la trompette ?
La remarquerons-nous,
Notre résurrection,
Moi et cette mite noire là-haut ?

* Zur letzten Instanz est le plus vieux restaurant de Berlin (ouvert au XVIIème siècle).

Ce poème d’Enzensberger a été publié dans le supplément littéraire de mars 2016 du Spiegel. Il est traduit par Alain Lance. Avec l’aimable autorisation d’Hans Magnus Enzensberger pour la parution dans Poezibao.

2. Enzensberger, poète
par Vincent Pauval

L’œuvre de Hans Magnus Enzensberger reste méconnue en France. Son histoire éditoriale s’avère en effet d’une discontinuité surprenante, avec un parcours entrecoupé souvent d’assez longues périodes de silence, faute de traduction régulière, et laissant ses livres au fil des décennies dispersés parmi une multitude d’éditeurs dans le sillage de Gallimard. Cet auteur brillant, né en 1929 en Bavière, est pourtant l’une des figures incontournables de la littérature allemande, et surtout l’un des meilleurs poètes européens depuis 1945. En témoigne le choix magnifique de ses Poèmes (1980-2014) traduit par les soins méticuleux de Patrick Charbonneau et publié en bilingue par les éditions Vagabonde.

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Hans Magnus Enzensberger, Poèmes (1980-2014). Trad. de l’allemand
par Patrick Charbonneau. Vagabonde, 218 p., 20,50

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Disons que la réception de Hans Magnus Enzensberger en France ressemble à la construction de son œuvre, construction extrêmement variable, sinon anarchique, tant du point de vue des formes que des sujets traités. Durant les soixante-dix années de sa carrière, l’auteur a su expérimenter avec une maîtrise égale des genres aussi divers que l’essai, le théâtre, la poésie, le roman, et une multitude de genres dits secondaires ou mineurs, tels que l’anecdote, le portrait biographique, le dialogue, le récit, mais encore des aphorismes, des carnets, commentaires et autres « débris », jusqu’à revenir sur ses « bides préférés ».

Et c’est sans compter ses activités considérables d’éditeur, d’anthologiste et de traducteur. Le lecteur francophone se souvient avant tout de ses deux « romans », à savoir d’une part son montage documentaire intitulé Le bref été de l’anarchie consacré à « la vie et la mort de Buonaventura Durruti » (1972, traduit par Lily Jumel en 1975, Gallimard), d’autre part son bestseller Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande (2008, traduit par Bernard Lortholary en 2010, Gallimard) ; ou peut-être encore, très vaguement, de tel ou tel de ses essais politiques.

Mais s’il est un genre auquel Hans Magnus Enzensberger est toujours resté fidèle depuis ses débuts, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est bel et bien la poésie, publiant régulièrement des recueils de vers où viennent se cristalliser ses multiples préoccupations, principales ou contingentes, au gré de l’actualité politique, sociale et culturelle du moment. En 1985, passé la cinquantaine, il commence à publier une sélection personnelle de poèmes extraits de l’ensemble de son œuvre imprimée, sélection qu’il met à jour depuis lors selon un rythme quinquennal. C’est en partant de ce florilège, et en laissant de côté tous les textes antérieurs aux années 1980, que l’éditeur des Poèmes (1980-2014) a compilé ce vagabondage enthousiaste à travers l’œuvre poétique d’Enzensberger, occasion unique de trouver l’univers entier (ou presque) de cet ingénieur subtil du verbe rassemblé en un simple volume joliment construit sur un choix plutôt judicieux, d’ailleurs traduit avec rigueur et habileté. Peut-on demander mieux ?

Les Poèmes de Hans Magnus Enzensberger : lancer des mots en l'air…

Hans Magnus Enzensberger © D.R.

Autrement dit, cette quintessence d’Enzensberger, miroir chronologique de ses humeurs, de ses réflexions, de ses observations, correspond exactement à l’idée que ce disciple revendiqué de Poe, de Valéry et de Maïakovski se fait de la poésie, synonyme pour lui de la plus grande concentration possible. Dans un entretien télévisé réalisé par son ami et collègue écrivain Alexander Kluge, il indique, pour définir ce que « poésie » veut dire : « L’avantage de cette forme, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen d’en dire autant sur une demi-page. » Conformément au critère élémentaire de densité, l’un des procédés essentiels d’Enzensberger consiste à exploiter la substance poétique inhérente aux mots pris pour eux-mêmes, dans toute l’évidence de leur simplicité, comme il en fait la démonstration dans l’un de ses plus beaux textes,  « Acrobates chinois » :

« Lancer un mot en l’air
le mot lourd
est tâche légère
Tracer à l’encre un signe dans l’air
le signe impossible
n’est pas impossible
»

Sans faire tous les chichis d’un Mallarmé (« Je dis : une fleur… »), Enzensberger préfère d’abord appeler un chat un chat, souvenir dérivé du matérialisme brechtien, dont on retrouve chez lui certaines traces. Et de louer l’économie radicale de la poésie face au brouhaha de la réalité : ses vers en reprennent le langage qu’ils assimilent par dialogisme, histoire d’en révéler les ficelles pour mieux le transformer et nous laisser entrevoir un instant, comme par prestidigitation, la vraie nature des choses. Conscient de ne rien inventer, Enzensberger compose donc volontiers à partir d’images préfabriquées, de métaphores toutes faites, de tournures préexistantes, recyclant les éléments de discours, leur rhétorique éculée, leur phraséologie usée jusqu’à la corde, ainsi que les jargons scientifique, bureaucratique, médiatique, etc., qu’il expose, détourne, varie et agite de façon à les dégager du moule des conventions, des présupposés moraux, à dénoncer leurs implications idéologiques. Le résultat est loin d’être triste, quand on lit par exemple :

« Non je n’arrive pas à la cheville
de mon œuf coque du matin.
Il est parfait.
 »

Citons également ce poème intitulé « Une journée noire », où l’humour noir et la causticité viennent renchérir sur la mise en parallèle loufoque d’atrocités quotidiennes plus ou moins dramatiques et sans rapport apparent :

« Il y a des jeudis où même
le boucher le plus adroit
se coupe un doigt.
Tous les trains ont du retard
parce que les candidats au suicide
ne se contrôlent plus.
L’ordinateur central du Pentagone
est depuis longtemps tombé en rade,
et dans les piscines tous les efforts
de réanimation arrivent trop tard.»

Ou encore, à propos d’événements scientifiques, dont le persiflage, l’approche caricaturale alimente subtilement la satire :

« Cet été j’ai trouvé quelque chose
de complètement inutile »,
sans prix Nobel et sans l’aide de personne.
Heureux celui qui peut dire cela de soi.
Entourée de légende comme jadis la licorne,
telle est la créature qui porte leur nom :
le boson de Higgs, car elle s’appelle ainsi.
Une particule divine, disent les railleurs.
»

Cette allégresse glorificatrice, tout en raccourcis, calquée sur l’extravagance imbécile des médias de masse, succède à une présentation bouffonne des deux savants en question. En cela, Enzensberger se montre doué d’un sens redoutable pour le comique du réel qu’il fait ressortir par sa verve ludique. Dans le même temps, c’est le cosmos tout entier, depuis ses origines, que l’on trouve résumé en ces quelques strophes nonchalantes sous la question-titre « Pourquoi quelque chose pèse-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Et l’on ne saurait, en vérité, trouver plus belle métaphore pour caractériser la poésie telle que la conçoit l’auteur, lorsqu’il déclare par ailleurs qu’elle permet « de parler de choses dont il est normalement impossible de parler ».

À ce stade, lorsqu’on touche aux limites de la connaissance humaine, difficile de distinguer si c’est la science qui fait de la poésie, ou si la poésie à son tour s’improvise en accélérateur de particules. Dans celle d’Enzensberger, entre l’intérêt pour les trivialités les plus futiles, voire les plus mesquines, et ses tentations encyclopédiques, le bouillonnement de la vie se traduit par une bigarrure de signes, d’unités métonymiques, d’instantanés micro-narratifs maintenus en suspens dans l’espace idéal d’un poème, comme dans celui des « Acrobates chinois », déjà cité :

« En haut les corps
respirent
pendant une minute
tandis que de plus en plus vite
de plus en plus haut
de plus en plus
d’assiettes vides tournent
fantomatiques
légères dans le ciel
aaaaaaah !  
»

Saisissons au vol une notion cruciale, celle de « légèreté », qui fait justement partie de celles que les critiques de mauvaise foi du poète ont maintes fois brandies contre lui, en particulier ceux qui se font une idée vainement élitiste et excessivement complexe, mais en vérité bien réductrice et pauvre, de la poésie vue comme un lieu privilégié d’expression de la beauté pure ou d’une quelconque subjectivité d’ailleurs bien niaise parfois. Or, si Enzensberger ne dément certes pas la nécessité d’une « passion », cet homme aux multiples engagements (à gauche), muni d’une plume volontiers provocante et qui contribua dès le départ au renouvellement de la littérature allemande avec ses confrères et consœurs du fameux Groupe 47, n’en demeure pas moins convaincu du caractère absurde de tout exercice poétique, à l’instar de bon nombre de ses contemporains contraints de ruminer la maxime d’Adorno selon laquelle écrire un poème après Auschwitz tiendrait de la barbarie.

Enfin, il suffit de passer en revue quelques titres (« Tout faux », « Rayer les mentions inutiles », et ainsi de suite) pour s’apercevoir que la poésie d’Enzensberger est en cohérence avec cet autre constat adornien, issu des Minima moralia, qu’« il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse ». En conséquence, la dignité du poète reviendrait à se situer à l’envers d’une réalité qui « marche sur la tête », en investissant l’espace universel de liberté que la poésie représente. La contestation se traduirait donc par un escapisme fondé sur la négativité, mêlé copieusement d’ironie, grâce auquel le poème et son auteur se soustrairaient à l’emprise d’une réalité qui impose sa loi et affirme ses attentes tyranniques. D’où finalement cette impression singulière mais récurrente que les poèmes d’Enzensberger se résorbent dans l’immédiateté de leur performance, s’achevant en pied de nez comme effacés après lecture :

« Et pour ce qui est de cette page…
Comme elle était belle avant,
quand elle était encore vide,
parfaitement vide…
Parfaite ! 
 »

Vincent Pauval

Texte paru le 31 mars 2021 chez En attendant Nadeau

Et pour finir,

3. un extrait de Le naufrage du Titanic, une comédie :

Weitere Gründe dafür,
daß die Dichter lügen

Weil der Augenblick,
in dem das Wort glücklich
ausgesprochen wird,
niemals der glückliche Augenblick ist.
Weil der Verdurstende seinen Durst
nicht über die Lippen bringt.
Weil im Munde der Arbeiterklasse
das Wort Arbeiterklasse nicht vorkommt.
Weil, wer verzweifelt,
nicht Lust hat, zu sagen:
»Ich bin ein Verzweifelnder.«
Weil Orgasmus und Orgasmus
nicht miteinander vereinbar sind.
Weil der Sterbende, statt zu behaupten:
»Ich sterbe jetzt«,
nur ein mattes Geräusch vernehmen läßt,
das wir nicht verstehen.
Weil es die Lebenden sind,
die den Toten in den Ohren liegen
mit ihren Schreckensnachrichten.
Weil die Wörter zu spät kommen,
oder zu früh.
Weil es also ein anderer ist,
immer ein anderer,
der da redet,
und weil der,
von dem da die Rede ist,
schweigt.

Hans Magnus Enzensberger :
Der Untergang der Titanic Eine Komödie. 18.Gesang (Suhrkamp)

 

Encore des raisons qui font
que les poètes mentent

Parce que l‘instant
où on prononce
le mot bonheur
n’est jamais l’instant du bonheur.
Parce que les lèvres de l’assoiffé
ne parlent pas de sa soif.
Parce que la classe ouvrière
n’a jamais les mots classe ouvrière à la bouche.
Parce que le désespéré n’a pas envie de dire :
« je vis dans le désespoir ».
Parce qu’il y a incompatibilité
entre l’orgasme et le mot orgasme.
Parce que le mourant, au lieu de dire :
« Et maintenant je meurs »,
ne fait qu’émettre un faible son
qui nous reste incompréhensible.
Parce que ce sont les vivants
qui rebattent les oreilles des morts
avec leurs nouvelles atroces.
Parce que les mots viennent toujours top tard
ou trop tôt.
Bref, parce que c’est un autre,
toujours un autre,
qui prend la parole
et que celui
dont cet autre parle
se tait.

Hans Magnus Enzensberger : Le naufrage du Titanic. Une comédie. Chant 18. NRF Gallimard.1981. P.p 66-67. Traduction Robert Simon.

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