Le SauteRhin ne peut que se réjouir de l’édition en français d’un choix de textes de Johann Peter Hebel. Il n’est pas tout à fait un inconnu pour ses lecteurs/lectrices. Les éditions Circé viennent en effet de publier, sous le titre L’Ami des bords du Rhin, un florilège des contributions que l’écrivain a écrites pour l’Almanach du Pays de Bade : der Rheinländischen Hausfreund. Ce titre, il ne le prendra cependant qu’en 1808 à la suite d’une transformation impulsée par l’auteur lui-même. Je le détaille un peu plus loin. Les histoires, elles, remontent à 1803 et s’étendent jusqu’en 1819. Il y en a en tout 300. Elles figuraient donc dans un almanach (de l’arabe al-munāḵ = « moment dans le temps ») dont une partie était d’un contenu classique. Les récits occupaient la moitié de la publication. Les autres pages étaient consacrées en premier aux mérites grands-ducaux de l’année écoulée suivies d’informations pratiques utiles aux paysans, calendriers des fêtes religieuses à venir, pour chaque mois les heures de levers et couchers du soleil, les quartiers de lune, etc. Le tout faisait 52 pages
Les éditions Circé en ont sélectionné 90, traduites et présentées par Bernard Gillmann. C’est encore peu mais c’est le seul accès à Hebel, en livre, pour les francophones hormis les anciennes traductions de 1892 que l’on trouve en ligne à la Bibliohèque nationale (Gallica). Signalons aussi les efforts des éditions Pontcerq de diffuser sous forme de tract des Hebel-Kolportage. Le choix de Circé est cependant sensiblement plus large que celui des Éditions Corti, Histoires d’Almanach (1991), par ailleurs épuisé, qui n’en comptait que 35. Autant dire que Johann Peter Hebel, qui fut admiré par Goethe – qui l’a rencontré-, Bertolt Brecht, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Kafka …, qui a inspiré un écrivain comme Alexander Kluge, peine encore à être connu en France. En Allemagne, il est devenu un classique, presque comme les frères Grimm, non sans avoir subi la « suffisance » intellectuelle de ceux qui méprisent la littérature dite populaire comme le note Walter Benjamin dans son hommage au Badois – son territoire d’activité était le Pays de Bade -. Ce texte figure en annexe du recueil.
Le SauteRhin avait déjà mis en ligne la « plus belle histoire du monde », selon le philosophe Ernst Bloch, un morceau d’anthologie : Unverhofftes Wiedersehn / Retrouvailles inespérées.
Comme à notre habitude, nous commencerons par lire un texte d’abord en allemand puis en français.
Denkwürdigkeiten aus dem Morgenlande
1
In der Türkei, wo es bisweilen etwas ungerade hergehen soll, trieb ein reicher und vornehmer Mann einen Armen, der ihn um eine Wohlthat anflehte, mit Scheltworten und Schlägen von sich ab, und als er ihn nicht mehr erreichen konnte, warf er ihn noch mit einem Stein. Die es sahen, verdroß es, aber niemand konnte erraten, warum der arme Mann den Stein aufhob und ohne ein Wort zu sagen in die Tasche steckte, und niemand dachte daran, daß er ihn von nun an bei sich tragen würde. Aber das that er. Nach Jahr und Tag hatte der reiche Mann ein Unglück, nämlich er verübte einen Spitzbubenstreich und wurde deswegen nicht nur seines Vermögens verlustig, sondern er mußte auch nach dortiger Sitte zur Schau und Schande, rückwärts auf einen Esel gesetzt, durch die Stadt reiten. An Spott und Schimpf fehlte es nicht, und der Mann mit dem rätselhaften Stein in der Tasche stand unter den Zuschauern eben auch da und erkannte seinen Beleidiger. Jetzt fuhr er schnell mit der Hand in die Tasche; jetzt griff er nach dem Stein; jetzt hob er ihn schon in die Höhe, um ihn wieder nach seinem Beleidiger zu werfen, und wie von einem guten Geist gewarnt, ließ er ihn wieder fallen und ging mit einem bewegten Gesicht davon.
Daraus kann man lernen: Erstens: man soll im Glück nicht übermütig, nicht unfreundlich und beleidigend gegen geringe und arme Menschen sein. Denn es kann vor Nacht leicht anders werden, als es am frühen Morgen war, und »wer dir als Freund nichts nutzen kann, der kann vielleicht als Feind dir schaden«. Zweitens, man soll seinem Feind keinen Stein in der Tasche und keine Rache im Herzen nachtragen. Denn als der arme Mann den seinen auf die Erde fallen ließ und davonging, sprach er zu sich selber so: »Rache an dem Feind auszuüben, solange er reich und glücklich war, das war thöricht und gefährlich; jetzt wo er unglücklich ist, wäre es unmenschlich und schändlich.«
2.
Ein anderer meinte, es sei schön, Gutes zu thun an seinen Freunden, und Böses an seinen Feinden. Aber noch ein anderer erwiderte, das sei schön, an den Freunden Gutes zu thun und die Feinde zu Freunden zu machen.
3.
Es ist doch nicht alles so uneben, was die Morgenländer sagen und thun.
Einer, Namens Lockmann, wurde gefragt, wo er seine feinen und wohlgefälligen Sitten gelernt habe? Er antwortete: »Bei lauter unhöflichen und groben Menschen. Ich habe immer das Gegenteil von demjenigen gethan, was mir an ihnen nicht gefallen hat.
4.
Ein anderer entdeckte seinem Freund das Geheimnis, durch dessen Kraft er mit den zanksüchtigen Leuten immer in gutem Frieden ausgekommen sei. Er sagte so: »Ein verständiger Mann und ein thörichter Mann können nicht einen Strohhalm miteinander zerreißen. Denn wenn der Thor zieht, so läßt der Verständige nach, und wenn jener nachläßt, so zieht dieser. Aber wenn zwei Unverständige zusammenkommen, so zerreißen sie eiserne Ketten.«
(Johann Peter Hebel : Die Kalendergeschichten. Sämmtliche Erzählungen aus dem Rheinländischen Hausfreund. Herausgegeben von Hannelore Schlaffer und Harald Zils. DTV2010. On le trouve aussi en ligne
Faits, gestes et propos mémorables de Levantins
1.
En Turquie où, à ce qui paraît, les choses ne sont pas tout à fait comme il conviendrait qu’elles soient, un monsieur riche et distingué repoussait à coups de canne et d’invectives un pauvre hère qui implorait une aumône, et alors qu’il avait renoncé à le poursuivre, il lui jeta encore une pierre. Les témoins de la scène en étaient gênés, mais aucun d’eux n’a compris pourquoi le mendiant avait ramassé la pierre et sans dire un mot l’avait empochée, et aucun d’eux n’aurait imaginé qu’il la garderait dès lors sur soi. Et c’est pourtant ce qu’il a fait.
Bien des années plus tard, le monsieur riche se trouve plongé dans le malheur. Pour avoir commis une escroquerie, il perd non seulement sa fortune, mais il doit au vu de tous et à sa grande honte se promener en ville monté à rebours sur un âne, comme le veut la tradition locale. Le tout sous une pluie d’injures et de quolibets, et l’homme qui gardait cette pierre mystérieuse au fond de sa poche se trouvait également dans la foule, et il reconnut celui qui l’avait humilié. Le voilà qui met vite la main à sa poche ; le voilà qui agrippe la pierre ; le voilà qui s’apprête à la retourner à l’envoyeur et, comme sous l’effet d’une bonne inspiration, il la laisse tomber et s’en va bouleversé.
Que retenir de cette histoire ? En premier lieu, dans la prospérité mieux vaut n’être ni arrogant, ni désagréable, ni offensant envers les gens de peu et de rien. Car ce que te promet le matin, le soir venu, te sera peut-être ravi, et si tu ne vois pas pourquoi quelqu’un deviendrait ton ami, ne fais pas en sorte qu’il devienne ton ennemi. En deuxième lieu, mieux vaut ne pas garder rancune envers son ennemi ni pierre en poche pour se venger de lui. Car lorsque le monsieur pauvre laissa tomber la sienne et qu’il s’en alla, il raisonnait ainsi : « Assouvir sa vengeance quand l’ennemi est riche et comblé, ç’aurait été follement dangereux : maintenant qu’il se trouve plongé dans le malheur, ce serait ignoble et inhumain ».
2.
— Rien de plus beau que de faire preuve de bonté envers ses amis et de méchanceté envers ses ennemis, opinait l’un.
— Rien de plus beau, rétorquait l’autre, que de faire preuve de bonté envers ses amis, et de ses ennemis en faire des amis.
3
Parmi les faits, gestes et propos des Levantins, il y en a, quoiqu’on dise, de remarquables.
On demandait un jour à un sage du nom de Luqman d’où il tenait ses manières affables et courtoises. Lui de répondre : « C’est en fréquentant des gens brutaux et mal embouchés. J’ai toujours fait le contraire de ce qui ne me plaisait pas dans leur conduite ».
4.
Un autre sage révéla à son ami le secret grâce auquel il s’en sortait toujours merveilleusement bien avec les mauvais coucheurs. Et d’expliquer : « Lorsqu’ils sont ensemble, un homme sensé et un insensé sont incapables de rompre un fétu de paille. Car si l’insensé veut le tirer à soi, le sensé cède aussitôt, et si celui-là renonce à poursuivre le jeu, celui-ci l’emportera. Mais si deux insensés se confrontent, ils seront capables de rompre les chaînes les plus solides ».
(Johann Peter Hebel : L’ami des bords du Rhin. Florilège. Traduction et présentation de Bernard Gillmann. Circé. 2022
Ce n’est pas la toute première histoire qui parle, elle, « de comment est organisé notre univers ». C’est la seconde du recueil dont il est question ici. Comme l’auteur par la voix de son éditeur le fait remarquer, il y a du meilleur aussi au milieu et à la fin du livre. Je l’ai choisie parce qu’elle permet d’emblée d’observer la manière de faire du poète alémanique qui toujours part de ce qu’il sait de son lecteur et dialogue avec lui. Il cultive dans son écriture même cette relation. Ce lecteur/ cette lectrice est non urbain.e, vit à la campagne du Pays de Bade. ( Merci de lire à chaque fois que j’écris, comme Hebel lui-même lecteur ou ami, aussi, pour nous aujourd’hui, lectrice ou amie).
Cette chronique date de 1803. On part en Turquie, pays où, paraît-il, les choses ne vont pas comme elles devraient. C’est ce que les gens croient. Un peu plus loin, on lit : « Parmi les faits, gestes et propos des Levantins, il y en a, quoiqu’on dise, de remarquables. Quelques années plus tard, en 1811, on y retourne et là l’incipit est le suivant : « En Turquie, la justice n’est pas un vain mot ». Il faut entendre par Turquie les pays relevant de l’Empire ottoman. Je noterai d’abord le dépaysement de son lectorat auquel procède Hebel. Il sait qu’il a tendance à se sentir bien chez lui, qu’il se contente de voir le soleil se lever et se coucher, de voir la lune tantôt au quart, tantôt au demi enfin pleine dont les heures dont par ailleurs données dans l’Almanach, sans aller plus loin. Et il l’interpelle, car c’est un ami, un Hausfreund, un « ami de la famille » :
« Hé l’ami », assister chaque jour à un tel spectacle et ne jamais se poser de questions sur ce que tout ça peut bien vouloir dire, il n’y a pas de quoi être fier. » (p.27)
Il y a là tout le programme des histoires d’almanach : sortir le lecteur de son chez soi, de son quant-à-soi, le tirer hors de son petit monde, élargir son cosmos, ouvrir son esprit à l’autre, l’étranger. Même si souvent ce n’est guère plus qu’un décor, nombre de ses histoires se situent dans un ailleurs permettant de créer de la distanciation. On fait ainsi un petit tour d’Europe jusqu’à Londres, Moscou et les confins du Proche Orient. Hebel semble négocier avec prudence les virages dans les changement d’optique qu’il propose à ses lecteurs. On peut s’en rendre compte aussi, outre l’exemple ci-dessus, quand il parle de Mahomet : « il serait faux de dire qu’il n’y a rien d’édifiant dans ce qu’a dit ou fait Mahomet »(p.201) Également, autre exemple, quand il démonte, en partisan de l’Aufklärung, des Lumières, les peurs et les superstitions, par exemple la croyance que les comètes sont annonciatrices de catastrophes et de guerres. Ces dernières sont – ô combien- plus nombreuses que les apparitions de l’astre chevelu. « Non la comète ne sait rien de nous. Elle vient à l’heure qui lui incombe à elle »( p. 131)
On observe aussi dans l’histoire citée la façon dont il amène le lecteur à penser d’abord que le mendiant va se venger, œil pour œil, dent pour dent. Et ben non. Il ne le fera pas. Et s’ouvre ainsi un espace de réflexion et de discussion complété par d’autres points de vue. Cela permet au lecteur de réfléchir par lui-même.
Pour Hebel, il n’y a pas de riches sans pauvres, de bien sans mal, de bonté sans méchanceté, de beauté sans laideur, de lumière sans obscurité… . Il n’oublie pas la « part du diable »( W. Benjamin).
Il procède à l’opposé de ce que préconisait l’Académie royale de Prusse qui, en 1779, voulait expurger tous les écrits de ce qui relevait de la superstition. Il ne moque pas ses lecteurs d’en avoir. Au contraire, il en parle pour mieux la déconstruire. Il a compris et fait comprendre que les gens n’achetaient pas l’Almanach pour se voir asséner des leçons de morale. Les Lumières, oui, mais pas à la baguette, par la contrainte, et le mépris. Amicalement. Notre auteur semble compter sur la fidélité du lecteur, ce qui lui permet de renvoyer à des histoires antérieures (aujourd’hui, on fait des liens comme sur cette page-ci), d’introduire un point de vue modifié voire de construire un personnage quelque peu picaresque tel celui du brigand Ari Zundel, qui vole certes pour l’argent mais d’avantage encore pour le défi que cela représente. Il y a aussi des leçons d’histoire naturelle, matière qu’il a enseigné au Gymnasium de Karlsruhe à côté du latin, du grec et de la religion. Il nous parle ainsi des chenilles processionnaires, de l’utilité de la taupe, des lézards, les poissons volants, les comètes déjà citées. Dans son texte intitulé Le narrateur, Walter Benjamin écrit que « la tendance à s’orienter vers la vie pratique paraît essentielle chez nombre de narrateurs nés ». Il cite à ce propos Hebel et note que :
« Tout cela fait ressortir ce qu’il en est de toute vraie narration. Elle comporte ouvertement ou secrètement une utilité. Cette utilité se traduira tantôt par un proverbe ou une règle de conduite, tantôt par une recommandation pratique, tantôt par une moralité, en tout cas le narrateur est de bon conseil pour son public. Mais si être de bon conseil a aujourd’hui une consonance quelque peu désuète, la faute en est à ce que la faculté de communiquer l’expérience décroît. C’est pourquoi nous ne sommes plus de bon conseil, ni pour nous ni pour autrui ». (Walter Benjamin: Le conteur )
Aujourd’hui le conseil s’est digitalisé et est devenu un marché florissant pour des sociétés du même nom.

Couverture de la première édition du Schatzkästlein (1811)
En 1809, l’éditeur Cotta propose à Hebel de rassembler et d’éditer les textes de l’Almanach, 126 en tout, à cette date. Il en écrira encore bien d’autres. Ce sera le Schatzkästlein des Rheinländischen Hausfreundes, (Littéralement : L’écrin de l’ami de la famille du pays rhénan), c’est-à-dire une anthologie des histoires d’almanach sans almanach. Le livre paraîtra en 1811 dans un premier tirage de 2000 exemplaires. Dans sa préface Johann Peter Hebel écrit :
« Le lecteur avisé se souviendra volontiers d’avoir déjà entendu ou lu ailleurs plusieurs des récits et anecdotes présentés, ne serait-ce que dans le vade-mecum, cette sorte de pâturage ou de pré commun dans lequel l’auteur les a en partie cueillis lui-même. Mais il ne s’est pas contenté de les recopier, il s’est efforcé d’habiller ces enfants d’humour et de bonne humeur, de les vêtir de manière plaisante et drôle, et s’ils plaisent au public, c’est qu’il a réussi à réaliser un beau souhait, et il n’a pas d’autres prétentions sur les enfants eux-mêmes ».
La morale invisible
On peut retenir de cette préface que les histoires sont rassemblées dans un livre pour prolonger leur existence au-delà de l’année pour laquelle elles avaient été écrites. On ne choisit pas seulement les meilleures histoires car elles ne peuvent ressortir comme meilleures que s’il y en a de moins bonnes. Elles viennent du domaine public, c’est-à dire qu’elles sont aussi orales, en provenance « des pâturages » communs où elles se racontent et où elles ont été collectées. Elles appartiennent à tout le monde. Elles sont le plus souvent déjà là. Elles n’ont cependant pas été simplement recopiées mais parées d’un bel habit. Sa biographe, Heide Helwig, parle d’une « écriture palimpseste » mais n’est-ce pas le cas de toute écriture ? Et peut-être de toute lecture ? Disons que Hebel a élevé la chronique au rang de genre littéraire. Le fait que les histoires soient déjà plus ou moins familières, déjà entendues, lui permet d’autant plus facilement de les commenter sous forme d’un à retenir (Merke!) : que peut nous inspirer telle ou telle anecdote ? Quelle leçon en tirer ? Morale ? Il y a de cela mais il faudrait s’entendre sur ce mot et sur la manière dont elle s’exprime. Ce n’est pas une morale assénée, plutôt un espace de réflexion pour élaborer une sagesse. Dans bien des histoires, cette « morale » est enfouie, non pas cachée comme un trésor mais à extraire comme l’or dans une mine pour utiliser les métaphores de Walter Benjamin. Benjamin dans une autre conférence sur Hebel, de 1929, – celle qui figure en annexe de L’ami des bords du Rhin avait été prononcée en 1926 pour le centenaire de sa mort- parle d’une morale comme « continuation de l’épopée par d’autres moyens » joint à un « ethos du tact ». Benjamin cite l’histoire de L’apprenti barbier de Segringen (p.95) seul à avoir le courage de raser ein fremder von der Armee, « un étranger venu de l’armée ». Ce dernier avait en effet menacé d’embrocher le barbier à la moindre égratignure. L’apprenti courageux, le travail effectué, lui apprend que de toute façon il l’aurait devancé en lui tranchant la gorge. « Voilà les histoires de Hebel », écrit Walter Benjamin, ajoutant :
« Elles ont toutes un double fond. En haut le meurtre, le vol et les jurons ; en bas, la patience, la sagesse et l’humanité.
La morale, élément étranger chez le narrateur médiocre, est ainsi chez Hebel la continuation de l’épopée par d’autres moyens. Et comme il réduit l’ethos à une question de tact, le concret accède ici à sa plus grand force. […] Morale – telle serait la définition de Hebel – est l’action dont la maxime est invisible. Non pas dissimulée ou cachée comme le butin d’un voleur, mais invisible comme l’or enfoui dans la terre. Sa morale est donc liée à des situations dans lesquelles les gens finissent par la découvrir. »
(Walter Benjamin : Johann Peter Hebel. Trad. Rainer Rochlitz in Oeuvres II. Folio Essais. p. 168-69)
En ce sens, la lecture aussi est palimpseste.

« Une » de la nouvelle édition de l’Almanach (1808). Une couleur et des gravures
Hebel était un homme d’église. Il a rempli de nombreuses fonctions ecclésiastiques jusqu’à l’équivalent d’un évêque de l’église protestante. C’est d’ailleurs son consistoire qui éditait l’Almanach qui portait au départ un titre imbuvable : Almanach de la campagne édité par le haut privilège du prince électeur de Bade, destiné au margraviat de Bade de confession protestante. Ce qui, soit dit en passant, ne devait pas encourager les lecteurs de confession catholique à l’acheter. Hebel qui s‘était rendu célèbre par l’édition de ses Alemannische Gedichte, Poèmes alémaniques, c’est à dire en dialecte partagé entre le pays de Bade, les régions voisines d’Alsace et d’une partie de la Suisse, y contribuait déjà. Hebel s’engage et finit par obtenir non seulement le changement de titre mais d’autres réformes importantes. Cela s’appellera donc der Rheinländlischen Hausfreund = l’ami de la maison du pays rhénan. Le Hausfreund, explique Bernard Gillmann,
« est celui qu’on connaît, qui, de passage, s’assoit à la table de la maison, le temps de boire un verre de vin et de repartir après avoir discuté du temps qu’il fait, des récoltes, de la santé des enfants, de l’accident ou du cambriolage qui s’est produit dans un autre village ou au loin » (p.12).
L’expression insiste sur la familiarité, la convivialité. Elle désigne un « colporteur de paroles » qu’il convient de ne pas confondre avec l’amant attitré de la maîtresse de maison que l’on appelle également Hausfreund. Parmi les autres réformes obtenues, on peut noter la décision d’une responsabilité éditoriale unique afin d’éviter que chaque membre du consistoire y mette son grain de sel, ce qui, on le sait, rend la soupe indigeste, l’introduction de gravures, d’une couleur en l’occurrence le rouge, comme on le voit dans l’image ci-dessus et la fin de l’obligation d’acheter l’Almanach, édictée par les autorités du pays. A la place, Hebel plaide pour que la publication soit soumise à la loi de l’offre et de la demande.
Hebel qui a travaillé à la réunion de l’église luthérienne et de l’église réformée s’est soucié de tolérance religieuse. J’ai déjà évoqué Mahomet, la religion juive n’est pas en reste avec un personnage qui porte le nom du philosophe des Lumières Moses (et non Moïse, cher traducteur) Mendelssohn, un récit quasi journalistique sur le Grand Sanhédrin de Paris, l’histoire drôle du Juif de verre. Pour ce qui est des catholiques et des protestants, Hebel pousse jusqu’à l’absurde la tentative de conversion de deux frères, l’un catholique, l’autre protestant, chacun à la confession de l’autre. Au final, le catholique devient protestant et le protestant catholique et tout recommence.
Je voudrais m’arrêter sur un récit qui a valu des ennuis à son auteur au point qu’il dut le mettre au pilon alors qu’il était déjà imprimé. Il s’agit de Der fromme Rat (Le pieu conseil) ici traduit par La demande de conseil (p.247). Dans l’édition allemande, l’histoire profite d’une illustration ce qui rend inutile d’en rajouter, écrit Hebel. La voici :

Un jeune homme catholique et pieu mais inexpérimenté se trouve au milieu d’un pont où se croisent deux processions catholiques également. Ayant appris qu’il devait s’agenouiller à leur passage, alors que les deux se rapprochent de lui, il est désemparé : laquelle choisir ? Implorant du regard le prêtre, l’un d’eux lui fit un sourire et leva l’index vers le ciel. C’est vers là haut que tu dois prier. Et le chroniqueur de conclure :
« Admirable geste que tient à saluer l’Ami de la famille même sil n’a jamais égrené de rosaire, ce qui se comprend du reste puisqu’il rédige des articles dans un Almanach protestant. » (p.248).
On a du mal à comprendre ce qui a pu mettre en fureur le nonce du Pape à Zürich pour qu’il en obtienne l’interdiction. Peut-être y voyait-il une allusion aux conflits qui secouaient alors l’Église de Rome. Toujours est-il qu’après cela, en 1815, Hebel, tout en continuant à contribuer à l’Almanach, en abandonne la direction. Il est par ailleurs submergé de travail. A côté de ses fonctions ecclésiastiques, il est depuis 1808, et jusqu’en 1815, également directeur du Gymnasium illustre, établissement d’enseignement supérieur de Karlsruhe. Et une offensive de restauration s’annonce en Europe.
Parmi les histoires que j’aime bien, je citerais celle du général Souvorov (p. 113). Comme tout général, il donne des ordres mais il a la particularité de se les appliquer aussi à lui-même, ce qui produit des situations cocasses. Il y a celle, terrible, du combat d’un homme contre un loup qui se passe à Saulieu en Côte d’Or. Le nommé Machin arrive à se traîner dans sa maison accouplé au loup dont les crocs sont solidement plantés dans sa poitrine et réussit à montrer à sa fille -âgée de 22 ans, est-il précisé – où asséner le coup de couteau à l’animal pour sa délivrance (p.114). On trouve aussi quelques échos du début de l’industrialisation. Dans l’édition citée sont publiées quelques proses diverses non destinées à l’almanach. Dans l’une d’entre elles, Hebel a sa petite idée pour expliquer pourquoi nous fumons du tabac : alors que la vue et l’ouïe, par exemple, sont constamment sollicitées de diverses manières, la bouche n’a souvent rien à faire. Alors on fume du tabac. Ou on mâche quelque chose, un chewing-gum ou son crayon. L’auteur ne connaissait pas encore l’addiction nicotinique organisée.
« Fumer du tabac est au goût ce que voir un mur, les tuiles sur le toit, un bout de bois est à la vue, ce que fredonner, faire un bruit quelconque, faire tinter quelque chose, siffler pour soi sont à l’ouïe, ce que gratter, frotter, palper sont au toucher » (p 272)
On peut tout à fait piocher dans le livre qui ne nécessite pas une lecture continue, même si c’est mieux. Pour finir, je vous propose une seconde histoire que j’aime beaucoup depuis longtemps. Elle fait partie d’un autre ensemble, celui des situations drôles, ou pas, qui reposent sur des quiproquos linguistiques.
Missvertand
„Im 90ger Krieg, als der Rhein auf jener Seite von französischen Schildwachen, auf dieser Seite von schwäbischen Kreis-Soldaten besetzt war, rief ein Franzos zum Zeitvertreib zu der deutschen Schildwache herüber: Filu! Filu!. Das heißst auf gut deutsch: Spitzbube. Allein der ehrliche Schwabe dachte an nichts so Arges, sondern meinte der Franzose frage: Wie viel Uhr? Und gab gutmütig zur Antwort : halber vieri“
Malentendu
Avec Bernard Stiegler, pour un traité de paix économique mondial
« L’art politique est celui de la guerre en vue de la paix »
(Bernard Stiegler : La technique et le temps. La désorientation.
Fayard 2018. page 450)
Transformer la guerre en paix. Un retour de la guerre, vraiment ? Le proche et le lointain. L’avenir de l’Europe. Chaos et enfumage. Les abeilles ne connaissent pas la guerre (Andreï Kourkov). Mais qu’est-ce donc que la guerre ? (Werner Herzog). « Clausewitz out, computer in ».« La guerre hors limites » vue de Chine. La guerre civile économique mondiale. Un nouvel ordre planétaire néguentropique.
« L’Europe est redevenue un continent divisé, comme c’était le cas avant 1991. A la place de l’ancien rideau de fer, les autorités russes ont érigé de nouveaux murs : informationnels et culturels, tracés dans le sang à travers le territoire de l’Ukraine. Ce qui se passe aujourd’hui signe la véritable dissolution de l’URSS – les événements d’il y a trente ans n’étant qu’une répétition. Est-il possible d’avoir une Russie qui ne menace pas ses voisins, qui vive en paix avec eux en respectant toutes les langues et les cultures ? Si l’on peut rêver d’un tel avenir dans le futur, il faut se mettre au travail dès maintenant ».
( Kirill Martynov, Rédacteur en chef de Novaïa Gazeta. Europe)
Travailler pour la paix, c’est maintenant, écrivait, à l’occasion du 9 mai 2022, le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta Europe, journal russe qui s’est installé en Lettonie pour échapper aux menaces du Kremlin. Une telle approche réinscrirait en partie la Russie en Europe, car, si l’Ukraine est européenne, la Russie l’est aussi. Mais, comme le signalait déjà Heiner Müller, sans prendre en considération « son énorme dos asiatique», on ne la comprend pas. Pour le général De Gaulle, l’Europe s’étendait de l’Atlantique à l’Oural.
Il faudra retrouver pour cela un tournant épiméthéen face à l’hybris prométhéenne, c’est à dire la possibilité d’une économie politique de la paix qui civilise l’économisme militaro-industriel et spatial traversé par les disruptions technologiques. Cela passe aussi par la refondation d’un droit international.
Mais, la Russie veut-elle encore d’un rapport à l’Europe ? Et lequel ? De son côté, l’Union européenne survivra-t-elle à son « otanisation » renforcée et élargie sous la coupe du complexe militaro-industriel et américain imposant ses normes fonctionnelles ? Certaines voix réclament déjà une Otan bien plus globale encore. Le secrétaire général délégué de l’Otan, Mircea Geoana, s’est récemment félicité de la victoire de l’Ukraine à l’Eurovision de la chanson sans que l’on sache en quoi une telle appréciation relèverait de ses attributions. A moins qu’il faille considérer désormais que cela fasse aussi partie de la guerre. Contrairement à l’euphorie ambiante, je ne suis pas de ceux qui se réjouissent de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan même si l’on comprend que cela est imputable au comportement actuel de la Fédération de Russie Et même si l’on sait qu’elle se prépare depuis 2014. Par ailleurs, il semblerait que le prix à payer le sera par les Kurdes pour obtenir l’accord marchandé par la Turquie. Ces adhésions ferment des options vers d’autres formes de cohabitation et de coexistence pacifique dans la région auxquelles il faudra bien parvenir un jour. Le resserrement du bloc occidental continue à déplacer vers l’est le Mur de Berlin, ce qui n’est pas pour déplaire aux États Unis. Voire à Poutine qui devait savoir que cela lui pendait au nez. « La principale victime de ces adhésions sera sans conteste l’autonomie stratégique européenne hors de l’Otan », écrit Cyrille Bret qui conclut :
« Les blocs militaires sont en voie de constitution rapide et la conséquence en est que l’Europe sera désormais traversée par une ligne de front durable ».
(Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po : Candidature de la Finlande et de la Suède à l’Otan : rester neutre n’est plus possible en Europe)
Cette guerre se présente comme une guerre de revanche contre l’Histoire. En lui conférant une dimension néo-colonialiste, les néocons russes détruisent pour toujours toute idée d’empire qu’ils prétendent reconquérir. Nous assistons quelque peu éberlués à la déréalisation du temps par la tentative du Kremlin d’inverser le cours de l’histoire. Non pas de Staline à Poutine mais de Poutine à Staline. C’est le grand bond en arrière ! Les regards sont tournés vers le passé, voire la tête enfouie dedans, alors que s’amoncellent ruines sanglantes sur ruines sanglantes. Avec ce messianisme passéiste, les ploutocrates russes, tels des éléphants dans un magasin de porcelaine, détruisent la mémoire commune de la victoire sur le nazisme, en sabordant par là même les fondements d’un vivre ensemble sur le continent européen. Et bien au-delà, si l’on prend en compte le bombardement de Kiev alors que s’y trouvait le Secrétaire général de l’Onu, bombardement signifiant : je chie sur l’ordre mondial actuel. Ne serait-ce que pour cette raison – mais il y en a d’autres, énergétique, alimentaire, monétaire… -, cette guerre a une dimension globale. Cela dit sans oublier qu’il y eut un précédant américain. Je rappelle que l’intervention militaire en Irak s’est faite sans mandat onusien. Elle ne fut pas non plus nommée guerre. Et le mensonge qui a servi de prétexte a été la présence d’armes de destruction massives. Comme on le verra au fur et à mesure, il existe de nombreuses similitudes entre l’agir russe et celui qui fut mis en œuvre par les États-Unis sur l’air : tu l’as fait, je peux le faire aussi.
Chaos et enfumage
L’on se souvient peut-être d’un texte signé Abu Bakr Al-Naji, un collectif composé notamment d’anciens agents de Saddam Hussein devenus islamistes. Ces derniers expliquaient aux acteurs de Daech comment prendre le pouvoir en créant « des territoires du chaos » pour les exploiter dans l’espoir de créer un nouvel ordre à leur convenance. Une « stratégie » qui semble avoir inspiré V. Poutine. Ce n’est pas contradictoire avec d’autres techniques dont celle de l’enfumage pratiquée par les trolls russes et dont l’objectif principal est de tout discréditer et d’attiser la haine.
« Dans leur tentative de soutenir le parti de Poutine en Russie et de calomnier l’opposition dans des pays comme l’Ukraine, les parcs à trolls [fabriques de fausses polémiques] ont rapidement compris que, quel que soit le nombre de messages et de commentaires qu’ils produisaient, il était assez difficile de convaincre les gens de changer d’avis sur un sujet donné. Ils se sont donc rabattus sur une autre tactique : enfumer le débat. […] Selon les mots d’un activiste russe : Le but, c’est de tout gâcher, de créer une atmosphère de haine, de rendre les choses si puantes que les gens normaux ne voudront pas y toucher »
(James Bridle : Un nouvel âge de ténèbres. La technologie et la fin du futur. Éditions Allia. 2022. P. p 276-277)
La guerre en Ukraine est une guerre de la post-vérité. C’est aussi cela qui inquiète. Cela signifie que le discours n’a pas besoin d’être crédible. Il suffit qu’il soit, et qu’il soit tel qu’il désoriente et décourage toute velléité d’y répondre. Tout se passe comme si l’enfermement identitaire de la Russie faisait de l’Ukraine le bouc émissaire de son incapacité à penser le présent et à construire un avenir. Guerre du ressentiment. Avec une incroyable rage destructrice. Il s’y perd même un langage commun qui augure mal de la possibilité de trouver une ouverture vers un possible politique et politico-diplomatique ouvrant la voie à une résolution du conflit. Même s’il est de sourds, je crois cependant que le dialogue ne doit pas être totalement rompu ne serait-ce que pour sauver des vies humaines.
Le retour de la guerre, vraiment ?
« La guerre alors qu’on n’y pensait plus ». Curieux titre de la part d’un magazine dédié à la philosophie. A quoi donc pensait-on tout ce temps ? Au sexe des anges ? Dans une conférence prononcée dans le cadre de l’académie d’été d’Ars Industrialis, en 2011, Bernard Stiegler définissait la tâche de la philosophie comme devant, aujourd’hui, prioritairement
« lutter contre le devenir guerrier de la terre »
(B Stiegler : « Pourquoi et Comment philosopher, aujourd’hui » 26 août 2011)
Si ce devenir guerrier a aussi sa dimension militaire, le philosophe pensait d’abord au départ, sans exclure le basculement de l’un à l’autre, à la guerre économique mondiale, commencée dans les années 1970 comme « guerre contre l’investissement » au profit de la financiarisation au sens où investir c’est prendre soin de son objet, alors que la spéculation financière se nourrit même de sa destruction tout comme de celle de tout patrimoine. La guerre économique est celle des spéculateurs, ces nouveaux infidèles qui ne croient plus en rien pas même en eux-mêmes. La numérisation renforce la domination des moyens sur les fins. Je reviendrai un peu plus loin sur la question de la guerre économique.
Une guerre n’arrive pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. On ne peut pas simplement la situer dans un « entre deux paix ». Je partage complètement le point de vue de l’anthropologue Catherine Hass quand elle écrit que :
« il y a quelque chose d’obscène et de révoltant à entendre répéter qu’avec l’offensive russe en Ukraine la guerre ferait son retour en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale ».
(Catherine Hass : Poutine, un néoconservateur à Moscou. AOC
Comme si l’Europe avait vécu dans un état de paix perpétuelle depuis. En effet, ajoute-t-elle, affirmer cela,
« c’est ne tenir pour rien les guerres yougoslaves (1991-2001), qui firent entre 150 000 et 200 000 morts, 2,5 millions de réfugiés et 2 millions de déplacés. Majeures pour l’Europe, elles le furent aussi pour l’Otan, qui réalisa, à cette occasion, sa première opération militaire d’envergure depuis sa création en 1949. Au lieu de se dissoudre en même temps que son principe fondateur – la menace soviétique, disparue avec l’effondrement de l’URSS et le pacte de Varsovie–, l’Otan se perpétuait en « société de service ». Son maintien interdit à l’Europe de repenser les principes organisateurs rénovés de sa politique de sécurité, à distance du monopole de la puissance états-unienne et de ses intérêts – exception faite du retentissant refus de la France de prendre part à l’invasion de l’Irak en 2003. Mais la réintégration de la France au sein de son commandement en 2007 accentua cette pente de la politique internationale unique. »
(Catherine Hass : ibid.)
Dans son livre, paru en 2019, l’autrice note que le mot guerre n’était plus prononcé depuis le changement de doctrine de l’administration Bush dans les années 2000. Une « rupture » est intervenue avec ce qui existait depuis la guerre froide jusqu’aux années 1990 où « l’État ennemi est bien identifié à celui qui conduit une politique ennemie ».
« Cette donne change en 2001 dès lors que les États attaqués (Irak, Afghanistan) ne sont plus reconnus par les États-Unis comme tels : on leur déniait leur étaticité en leur ôtant leur légitimité – telle était l’une des fonctions des termes d’État voyou ou d’Axe du mal. Cette désétatisation eut une conséquence majeure : les États-Unis ne nommèrent plus la guerre – le mot guerre, outre dans la locution guerre contre le terrorisme, ne fut jamais employé pour désigner les occupations de l’Afghanistan et de l’Irak – masquant ainsi qu’il s’agissait de guerres de destruction des États. La guerre en ne nommant plus un antagonisme, perdait sa qualification politique ».
(Catherine Hass : Aujourd’hui la guerre. Fayard. 2019. p.278)
Poutine, dans son rôle d’imitateur assidu des États-Unis, dénie lui aussi à l’Ukraine son existence d’État et ne fait donc pas la guerre. Tout juste une « opération spéciale ». Tout aussi ravageuse.
Qu’est-ce qui fait cependant que, même pour ceux – dont je suis – qui considèrent qu’en fait les guerres n’ont jamais cessé depuis 1945, nous ayons l’impression que nous ayons affaire à quelque chose d’inédit et qui nous concerne au plus près ? Il y a la perplexité devant l’absurdité d’une telle guerre au 21ème siècle ; la volonté de nier l’existence d’un pays, de détruire des pans de mémoire commune ; le fait qu’elle soit menée par une puissance nucléaire qui n’hésite pas à en brandir la menace ; le sentiment que se joue l’avenir de l’Europe. Il ne s’agit plus du tout d’un conflit de systèmes sociaux différents mais d’une volonté de gendarmer sa part du monde, d’un impérialisme venu de l’Est.
Anecdote : Je me trouvai début mai sur l’île de Rügen dans la Mer baltique quand nous avons vu entrer dans le port des soldats vêtus de noir sur des canots pneumatiques noirs. Puis, nous avons vu croiser devant les fenêtres de l’hôtel des bâtiments militaires survolés d’hélicoptères. Renseignements pris, il s’agissait officiellement d’une manœuvre germano-néerlandaise d’exfiltration de ressortissants. Nous avons appris un peu plus tard que l’aviation russe était venue voir cela de plus près avant d’être reconduite par l’aviation allemande. On se dit alors que ce qui paraissait lointain ne l’est finalement pas tant que ça. Si nous ne sommes pas en guerre contre la Fédération de Russie, ce qui ferait de nous au sens propre des cobelligérants, les sanctions économiques et les livraisons massives d’armes ne nous mènent pas loin. La question fait partie des zones grises qui se révèlent à l’occasion de ce conflit.
Seuls les exorganismes font la guerre.
« Derrière lui la guerre à laquelle il ne prenait aucune part mais dont il était devenu simplement l’habitant. Habitant de la guerre. Un sort nullement enviable, mais autrement plus tolérable pour un être humain que pour des abeilles. Sans les abeilles, il ne serait parti nulle part, il aurait eu pitié de Pachka, il ne l’aurait pas abandonné tout seul. Mais les abeilles, elles, ne comprenaient pas ce qu’était la guerre ! Les abeilles ne pouvaient pas passer de la paix à la guerre et de la guerre à la paix, comme les humains. »
(Andreï Kourkov : Les abeilles grises. Ed Lianna Levi. 2022. p.179-180)
Sergueï Sergueïtch « habite » la guerre, entre trêves et échanges de tirs, dans la « zone grise » coincée entre l’armée ukrainienne et les séparatistes pro-russes du Donbass. Le roman d’Andreï Kourkov se situe après l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie, en 2014. Avec son « ennemi d’enfance » Pachka, ils sont les deux seuls résidents d’un village abandonné. Ils sont donc condamnés à s’entendre. Plus même : ils sont ennemis d’enfance depuis si longtemps qu’ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Sergueï, la cinquantaine, vit d’une pension d’invalidité due à la silicose mais surtout pour ses abeilles grâce auxquelles il peut proposer de l’apithérapie, une thérapeutique consistant à s’allonger sur les ruches. Au printemps pour faire respirer ses abeilles, il embarque ses ruches sur une remorque en direction d’un endroit où l’on ne se tire pas dessus. S’étant souvenu d’une rencontre avec un apiculteur tatar lors d’un congrès de la profession, il se rend en Crimée. Un voyage quelque peu aventureux qui le mène dans un rude contraste entre d’accueillantes prairies ensoleillées et fleuries et les persécutions que subit la minorité tatare de la part des autorités russes.
Les abeilles ne connaissent pas la guerre. Comme le disait Bernard Stiegler dans la conférence déjà citée : « faire la guerre, c’est combattre sa propre espèce », ce dont seuls les humains sont capables car il faut pour cela des techniques. Seule la forme de vie technique – exorganique -, seuls les exorganismes font la guerre.
Mais qu’est-ce donc que la guerre ?
« Lors de leur conversations, les soldats en reviennent toujours à ce point. A quoi une guerre est-elle censée ressembler ? A quoi peut-on la résumer ?
(Werner Herzog : Le crépuscule du monde. Trad. Josy Mély. Séguier. 2022. p. 90)
Dans son premier roman, le cinéaste allemand Werner Herzog raconte l’histoire de Hiroo Onoda, ce soldat de l’armée impériale nippone qui refusant de croire à la capitulation du Japon après Hiroshima, en 1945 et à la fin de la Seconde guerre mondiale, continua la guerre pendant trente années dans la jungle d’une petite île des Philippines. Où chaque indice le conforte dans l’idée que la guerre continue. Il suit l’évolution des armements jusqu’à l’apparition des satellites et se fait cette réflexion :
« Parfois, dit Onoda, il me semble que ces armes ont quelque chose qui leur est propre et qui échappe à l’influence humaine. Mènent-elles une vie propre une fois conçues ? La guerre n’a-t-elle pas elle même une vie propre ? La guerre rêve-t-elle d’elle même ? »
Peut-être qu’Onoda n’avait pas tort en considérant que la guerre ne finit jamais. La preuve, chez nous, on prépare déjà celles de demain :
« Une » du journal L’Alsace du 19 avril 2022
« Clausewitz out, computer in »
Si le mot guerre avait quelque peu disparu, c’est aussi en raison de difficultés conceptuelles. On connaît la célèbre définition de Carl von Clausewitz :
„Der Krieg ist eine bloße Fortsetzung der Politik mit anderen Mitteln“
« La guerre n’est que la continuation de la politique [d’État] par d’autres moyens »
C’est théorique et prescriptif : la guerre devrait être…. Dans l’idéal, Clausewitz la fait reposer sur un trépied : guerre, politique, état. Et c’était écrit à l’époque des États-nations qui se réservaient le monopole de la violence. Dans la réalité, Clausewitz le savait déjà, elle pouvait ne pas être politique. Et surtout elle est ce qu’elle est en fonction des circonstances et de l’état des techniques et technologies. Et la question qui se pose à nous aujourd’hui est de savoir ce qu’il en est dans notre état technologique et dans des situations où le politique est phagocyté par l’économie dérégulée et l’État considéré comme le problème et non la solution. Alors que les moyens deviennent leur propre fin. La guerre militaire est-elle la continuation de la guerre économique par d’autres moyens ? Ou les mêmes ?
Dans un article intitulé « Clausewitz out, computer in », l’historien militaire américain Williamson Murray notait l’arrivée de ce qu’il appelle une nouvelle Weltanschauung au sein des armées américaines. Elle était initiée par l’armée de l’air qui menait la charge « vers l’utopie technologique de la « domination de l’espace de combat » » capable d’éliminer ce que Clausewitz nommait le « brouillard de la guerre ». Les aviateurs voulaient croire en « la puissance des nouveaux systèmes d’information » et dans leur capacité « à corréler automatiquement et rapidement des données provenant de nombreuses sources pour former une image complète de la zone opérationnelle, qu’il s’agisse d’un champ de bataille ou du site d’une opération de mobilité ».
L’armée de terre n’était pas en reste, poursuit W. Murray, car en 1995, un général de l’armée de terre a annoncé à un groupe d’officiers de marine que « la numérisation du champ de bataille signifie la fin de Clausewitz ». allant jusqu’à croire que s’ils avaient disposé des technologies d’information des années 1990, ils auraient gagné la guerre du Vietnam.
« La conviction que les organisations militaires ont besoin de plus de données quantifiables, de plus d' »informations », est également inhérente à l’approche anti-Clausewitzienne. Un vaste réseau de capteurs et d’ordinateurs, tous reliés entre eux, est censé réduire les frictions de l’équation militaire à des niveaux gérables et contrôlables. Mais le traitement de toujours plus d’informations peut tout aussi bien engorger les organisations militaires sous un flot de données indigestes. Pire encore, les affirmations actuelles sur la domination de l’information passent à côté de la différence essentielle entre information et connaissance. »
(Williamson Murray : Clausewitz out, computer in / Military Culture and Technological Hubris. En ligne)
L’information n’est pas la connaissance. La connaissance de l’Ukraine a fait défaut à Poutine dans sa tentative ratée d’obtenir rapidement un regime change (changement de régime).
Sur quelques technologies de cette guerre
J’ai appris de mes entretiens avec Paul Virilio que toute guerre charrie de l’ancien voire de l’archaïque et du nouveau. D’un côté, la guerre en Ukraine se mène en partie en distanciel et a pu être, d’un autre côté, comparée, dans le Dombass, à la bataille de la Somme, en 1915, par son déluge d’artillerie, de bombardements aériens et de « drones suicides ». C’est sur quelques nouveautés que je voudrais m’arrêter. Sur le premier point, on relèvera l’utilisation par la Russie de missiles dits hypersoniques. Ils évoluent à des vitesses supérieures à Mach 5, c’est à dire cinq fois la vitesse du son. De telles vitesses annihilent le temps politique. Ces engins dont la trajectoire est imprévisible seraient pour le moment capables de déjouer les systèmes anti-missiles. Selon le Pentagone, qui a annoncé la réussite d’un second essai d’une arme de même type par les États-Unis, la Russie en aurait déjà utilisé entre 10 et 12 en Ukraine. C’est la nouvelle course aux armement du moment dans laquelle la France s’est engagée également. « La nouveauté des engins hypersoniques réside dans leur précision et leur manœuvrabilité, qui interdit au pays frappé de connaître la cible avant qu’elle ne soit atteinte » écrit François Heisbourg, ajoutant :
« La question est de savoir si cette nouvelle catégorie d’armements accroîtra ou non le risque de guerre. La réponse ne porte pas à l’optimisme. Le fait que les engins hypersoniques peuvent être à charge conventionnelle leur donne les caractéristiques d’une arme d’emploi de l’espace de bataille, or leurs effets pourront être stratégiques du fait de leur précision alliée à leur puissance de frappe. Un pays dont les œuvres vives que sont ses centres de pouvoir et ses infrastructures critiques auront été détruites pourra réagir comme s’il avait subi une frappe nucléaire ».
(François Heisbourg : Retour de la guerre. Odile Jacob.2021. p.129)
Nous avons là, avec l’effacement de la distinction entre nucléaire et non nucléaire, un exemple de la manière dont les innovations technologiques mènent à l’obsolescence des catégorisations, les court-circuitent.
La place des téléphones portables, côté ukrainien, n’aura échappé à personne. C’est par eux que nous parviennent une partie des images de la guerre. Le président Zelensky en fait un usage selfique intense, urbi et orbi. Dès le début du conflit, le milliardaire Elon Musk, avant d’annoncer vouloir mettre la main sur la fourmilière Twitter, avait mis à la disposition de l’Ukraine une cargaison de terminaux permettant la connexion à l’Internet via les stations satellitaires Starlink, faisant des « constellations de satellites privées, un nouvel acteur du champ de bataille », comme l’écrit le journal Le Monde :
« L’envoi mi-mars de plusieurs milliers de boîtiers Starlink en Ukraine par le fondateur de SpaceX, Elon Musk, est considéré par certains experts comme un véritable game changer [= qui change la donne] militaire. En permettant aux Ukrainiens de ne plus dépendre du réseau téléphonique ou Internet classique, ni d’éventuels moyens satellitaires militaires étatiques, forcément limités et exposés, Elon Musk a ouvert une brèche dans la rigidité traditionnelle des communications sécurisées sur théâtre de guerre et donné une agilité inattendue aux Ukrainiens : début mai, quelque 150 000 personnes utilisaient chaque jour le réseau, selon le chef de l’agence spatiale russe Roscosmos.
Preuve de son importance, Starlink a fait l’objet d’au moins une attaque cyber de la part des Russes, mais la société américaine a réussi à la déjouer, selon SpaceX. On pourrait imaginer qu’à l’avenir les soldats aient une double dotation d’emblée : un fusil et un smartphone sécurisé, anticipe un officier de l’armée de terre, qui voit dans ces constellations privées de satellites un facteur de souplesse sur les théâtres de guerre ».
Une souplesse toute libertarienne. Une guerre peut demain dépendre du bon vouloir ou de la mauvaise volonté de tel ou tel milliardaire. Par ailleurs, cet exemple montre que l’État n’a plus le monopole de la guerre. Des chercheurs militaires chinois préconisent déjà : « une combinaison de méthodes d’élimination douce et dure devrait être adoptée pour faire perdre leurs fonctions aux satellites Starlink et détruire le système d’exploitation de la constellation ». (Cf)
Et il y a la « numérisation du champ de bataille » déjà évoquée et que Michel Goya décrit ainsi sur son blog :
« L’Ukraine l’a fait (pour mémoire, ce sont les nations qui font les guerres pas les armées) en intégrant massivement la numérisation civile, depuis les simples combattants dotés de smartphones jusqu’aux petites unités de renseignement territoriales dotés de petits drones low cost. Associés à la masse de combattants mobilisés (une donnée que l’on a oublié), cela donne à l’armée ukrainienne une quantité considérable d’informations tactiques en temps réels sur soi et sur l’ennemi, et très supérieure à celle dont disposent au contraire les Russes qui ne bénéficient pas pour l’instant d’un tel apport. Cela donne évidemment un avantage considérable aux petites unités ukrainiennes mobiles sur les lourdes colonnes russes. La très grande majorité des combats, jusqu’aux embuscades d’artillerie, sont ainsi à l’initiative des Ukrainiens, ce qui constitue un atout énorme ».
Le réseau Telegram…
… est « l’une des armes de cette guerre », déclare, dans un entretien à Mediapart, Taras Nazaruk responsable des projets d’histoire numérique au Centre d’histoire urbaine de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, qui s’est donné pour mission de documenter et d’archiver le conflit. « Le gouvernement ukrainien a mis en place un chatbot [logiciel dialogueur] appelé Il y a un ennemi, où les gens peuvent envoyer des photos et des informations sur les positions des troupes de l’armée russe, sur les déplacements des avions, des chars, de l’artillerie, etc. C’est de fait du renseignement ».
Un « uber de l’artillerie »
Dans un article pour le journal Le Monde, Emmanuel Grynszpan relevait l’inventivité de l’armée de Kiev face à la puissance de feu russe :
« Autre innovation, un logiciel capable de coordonner l’emploi de plusieurs types d’armes pour concentrer leur feu sur une cible donnée. Baptisé « GIS Art for Artillery », ce programme informatique, développé par l’Ukrainien Yaroslav Sherstyuk, attribue des cibles aux canons, mortiers, lance-roquettes ou drones les plus proches. Une sorte d’« Uber de l’artillerie », résume Trent Telenko, un ancien employé du département américain de la défense, sur son fil Twitter. […]
Alors que la doctrine militaire russe préconise la concentration de l’artillerie sur un espace donné, sous forme de batteries, le logiciel permet aux forces ukrainiennes d’éparpiller leurs canons sur plusieurs positions. GIS Art for Artillery autorise une plus grande mobilité et réduit le risque de tirs de contrebatterie, puisque les positions dispersées sont plus difficiles à localiser et à frapper. Selon ses concepteurs, le programme permet aussi aux équipes de reconnaissance de marquer les cibles en quelques secondes avec des systèmes laser GPS. Il est toutefois difficile à l’heure actuelle de mesurer à quelle échelle ce programme est utilisé par les militaires ukrainiens.»
(Emmanuel Grynszpan : l’inventivité de l’armée de Kiev contre la puissance de feu russe)
On a vu que les drones de loisirs grand public ont été transformés en arme de guerre. « Nous croyons qu’un beau matin les hommes découvriront avec surprise que des objets aimables et pacifiques ont acquis des propriétés offensives et meurtrières », écrivaient, en 1999 déjà, deux stratèges chinois dont il sera encore question plus loin. Il faudrait évoquer également ce que l’on nomme cyberguerre qui cependant n’est pas très nouvelle.
François Heisbourg, pose comme corollaire à la loi de Moore, loi empirique qui veut que les capacités de calcul doublent tous les dix-huit mois, celle dite d’Augustine qui veut que le coût d’un avion de combat double à chaque nouvelle génération. Un général chinois y ajoute, non sans malice, me semble-t-il, la question de savoir comment tenir la course sans industrie manufacturière.
« Aujourd’hui, la guerre est toujours une industrie manufacturière. Certains disent que la guerre aujourd’hui est une confrontation de réseaux, la puce est reine. Oui, les puces jouent un rôle irremplaçable dans les guerres modernes de haute technologie. Mais la puce elle-même ne peut pas combattre, la puce doit être installée sur diverses armes et équipements, et toutes sortes d’armes et d’équipements doivent d’abord être produits par une industrie manufacturière forte ».
(Cf Entretien avec le Général Qiao Liang)
Il faut y ajouter une dimension supplémentaire, celle des ressources minérales nécessaires aux smartphones, missiles « intelligents », drones, satellites, etc… et cette autre guerre que Guillaume Pitron nomme « la guerre des métaux rares ».
« La guerre hors limites »
Je veux introduire ici un point de vue chinois. En 1999, deux stratèges chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux colonels de l‘armée de l’air chinoise publiaient un livre au titre évocateur : la guerre hors limites. Comme son titre l‘indique, il est question de l‘extension du champ de la guerre, sortant du domaine militaire stricto-sensu pour y associer une dimension « non sanglante » qui n‘en fait pas moins des victimes.
Qiao Liang et Wang Xiangsui ont écrit leur livre à la sortie de la Guerre froide et après la première guerre du Golfe, nommée Tempête du désert qui avait mis en scène plus de 500 techniques nouvelles. Ce qui frappe cependant les auteurs, ce n’est pas tant ce chiffre que la tendance à l’intégration des techniques, faisant ainsi système. Ils en fournissent un exemple :
« Ainsi l’interception de Scuds par les Patriots a paru aussi simple que de tirer des oiseaux avec un fusil de chasse. En réalité cela faisait appel à de nombreux équipements déployés sur plus de la moitié du globe : après qu’un satellite DSP eut identifié la cible, une alerte était envoyée à une station au sol en Australie, puis acheminé au poste de commandement central à Riyad par l’intermédiaire du poste de commandement du Mont Cheyenne aux États-Unis. Puis, les opérateurs des Patriots recevaient l’ordre de se mettre en position de combat, le tout opérant dans la phase d’alerte de 90 secondes seulement, à l’aide des nombreux relais et systèmes au sol et systèmes C3I [Commandement et contrôle assisté par ordinateur], que l’on peut véritablement désigner par la formule du ‘coup de feu qui ébranle toute la planète ’ ».
(Qiao Liang et Wang Xiangsui : La guerre hors limites. Payot poche 2006. p.38)
Tout cela, écrivent-ils, aurait été impensable avant l’apparition de l’informatique. Ce qu’ils nomment « synthèse » ou « intégration » des techniques et de la globalisation fait voler en éclat la définition traditionnelle de la guerre, de même que la distinction ami / ennemi. En outre, elle délocalise.
« A l’époque de la synthèses des techniques et de la mondialisation, une guerre ne peut plus être désignée du nom des armes utilisées. La relation entre armes et guerre a été réordonnée, tandis que l’apparition d’armes de nouvelles conceptions et surtout les nouvelles conceptions d’armes ont progressivement brouillé le visage de la guerre. Une seule attaque de hacker compte-t-elle pour un acte hostile ? L’emploi d’instruments financiers pour détruire l’économie d’un pays peut-il être considéré comme une bataille ? La diffusion par CNN du cadavre d’un soldat américain exposé dans les rues de Mogadiscio a-t-elle ébranlé la détermination des Américains de se comporter comme le gendarme du monde, et modifié du même coupla situation stratégique mondiale ? Et l’évaluation d’actions en temps de guerre doit elle tenir compte des moyens ou des résultats ? A l’évidence, si l’on garde à l’esprit la définition traditionnelle de la guerre, il n’y a plus moyen de donner une réponse satisfaisante à ces questions. Quand on comprend brusquement que toutes ces actions non guerrières pourraient être les facteurs constitutifs des guerres futures, on doit trouver un nom pour ce nouveau type de conflits – une guerre qui dépasse toutes les frontières et toutes les limites : en bref, la guerre hors limites ».
(Qiao Liang et Wang Xiangsui : La guerre hors limites. Payot poche 2006. p. 39)
Parmi les nouvelles armes qu’ils examinent, il y a celle financière qu’ils jugent d’une « incroyable puissance destructrice ». A propos de la crise financière de l’Asie du Sud Est, en 1997, les colonels chinois pensent que « ce fut la première guerre menée par des organisations non étatiques pour attaquer des pays souverains sans la force armée, en utilisant des moyens non militaires ». Nous avons eu, entre temps, l’exemple de la Grèce. Ils désignent nommément Georges Soros comme principal protagoniste non militaire de cette guerre. C’est le deuxième acteur non militaire que nous rencontrons, j’ai déjà nommé Elon Musk. Les auteurs en désignent d’autres pour affirmer que la guerre n’est plus seulement une affaire de soldats. Dans la longue liste des guerres non militaires, ils nomment la guerre psychologique, médiatique, des réseaux, de l’aide économique et la « guerre du droit international », autant de moyens pouvant servir à la guerre et qui, à bas bruit, ont modifié la conception même de la guerre. Ajoutons la guerre alimentaire et celles qu’ils ne nomment pas, les guerres aux sociétés, les guerres sociales.
Traitant de la cybernétique, Qiao Liang et Wang Xiangsui constatent que « la technique précède une fois de plus la pensée militaire » et écrivent, après en avoir souligné les potentialités positives que « si cette technique se développe dans une direction qui ne peut être contrôlée par l’homme, elle finira par faire de l’humanité sa victime ». Ils estiment qu’ils ne faut pas confondre révolution des technologies et révolution des affaires militaires, l’une étant toujours en retard sur l’autre. Il manque une pensée à ce qu’ils nomment « notre époque d’intégration technologique », sans évoquer cependant l’automatisation.
Et ceux qui croient en être des acteurs, le sont de systèmes qui les dépassent. Cette vaste panoplie de nouvelles armes est opératoires en « combinaisons ». Les auteurs soulignent que les « moyens qui contribuent au bonheur de l’humanité […] peuvent aussi être utilisés comme moyens de guerre ». Nous dirons avec Bernard Stiegler que ce sont des pharmaka (à la fois poisons et remèdes) et que c’est aujourd’hui l’absence de pharmacologie positive qui mène à la guerre. Même s’il date déjà un peu, leur livre est intéressant du point de vue de la vision que peuvent avoir de l’Occident la Chine et d’autres pays et explique le peu d’empressement qu’ils ont à suivre la condamnation de la Russie dans son attitude envers l’Ukraine. Leur abstention est-elle pour autant justifiée ? L’ouvrage dont il a été question est un point de vue militaire. Ce qui nous intéresse, c’est la perspective de la paix. Si tous les objets et systèmes que les hommes produisent, jusqu’au commerce entre eux et même les jouets ont atteint à ce point une tendance guerrière, il est urgent de leur opposer une contre-tendance pacifique.
La fin de la guerre froide et la révolution conservatrice
La guerre dite de « haute intensité » à laquelle nous assistons aujourd’hui et qui se déroule en Ukraine doit donc être inscrite dans un contexte plus général et plus global. Ce d’autant que si l’objectif annoncé au début de cet article est de préparer la paix, c’est en amont qu’il faut intervenir également pour que la paix soit autre chose qu’un entre deux guerres sanglantes et afin que l’invasion de l’Ukraine ne soit pas, en outre, le premier acte d’une nouvelle série de Guerres de Trente ans. Conflits armés qui détruisent des vies et les milieux de vie. La guerre en Ukraine est aussi un écocide. C’est ce fond-ci que je souhaiterais maintenant dégager à partir des travaux de Bernard Stiegler. Il consistera à poser que ce à quoi nous assistons est un moment particulièrement destructeur et sanglant dans le contexte plus général d’une « absence d’époque ». Pour éviter tout malentendu, je précise encore une fois qu’expliquer le contexte ne justifie en rien un acte de guerre. Et pour être encore plus clair : j’écrivais ces lignes au moment où un tribunal à Kiev condamnait à perpétuité un jeune sous-officier russe accusé de crime de guerre. J’espère qu’un jour les indignitaires du régime à Moscou (y compris le patriarche de l’Église orthodoxe n’en déplaise à Viktor Orban) seront à leur tour jugés par un tribunal. Le mieux serait dans leur propre pays.
« Le mitan des années 1990 n’est plus tant marqué par la clôture de la guerre froide que par la mondialisation du nouvel ordre économique. La guerre n’est plus, à la différence des années Bush, le creuset du nouveau nomos, la politique de l’enlargement libéral devant succéder, en 1995, à celle du containment politique ; il ne s’agit plus, pour les États-Unis, de se déployer en contenant le communisme mais de le faire via l’économie de marché. Le projet est celui d’une libéralisation des marchés jusqu’ici fermés au libre-échange, la levée de tous les obstacles à la mondialisation financière et économique telle que nous l’avons connue dans les années 1990. Si le discours sur la mobilisation militaire qu’engageait La guerre froide est révolu, le discours économique tenu est belliciste, sa rhétorique, guerrière »
(Catherine Hass oc p. 296)
Je préfère parler de globalisation plutôt que de mondialisation. La globalisation est immonde et nous devons justement en refaire un monde. Il faut aller plus loin dans l’analyse de ce qu’il se passe depuis la fin du siècle dernier. Nous assistons en effet depuis à une métamorphose profonde du système technique qui devient global et qui tend à être soumis totalement au système économique lui même piloté par le système financier. Il est source d’incurie et de bêtise. Depuis toujours, les systèmes techniques ont provoqué un désajustement d’avec les systèmes sociaux et les appareils psychiques. Les désajustements sont devenus chroniques en mode accéléré, créant un état de choc permanent qui rend stupide. L’État avait pour fonction de réguler les désajustements par une politique de réajustement permettant une prise de soin. Mais il est devenu l’ennemi à abattre. L’absence de réajustement qui n’est pas adaptation mais devrait être adoption mène pour Bernard Stiegler à un vide où se déploient les pulsions dont celle de mort et la barbarie. Les récentes tueries aux États-Unis relèvent de cette dimension.
Pour un traité de paix économique
Dans un livre paru en 2018, il y a donc quatre ans, Bernard Stiegler inscrivait les conflits militaires présents – à l‘époque où il écrivait – et à venir – nous assistons à l’une d’entre elles – dans le contexte plus général d‘une « guerre économique civile planétaire » conduite « via des armes de destruction computationnelle massive » (Bifurquer p.16) :
« Menée à la fois pour et par la prise de contrôle des processus d’exosomatisation, la guerre économique civile et planétaire, qu’il faut appréhender comme une troisième guerre mondiale, et qui engendre évidemment aussi des conflits militaires, pour le moment « locaux » – et ils sont de plus en plus nombreux et de plus en plus atroces – , est incomparablement plus destructrice que les deux guerres mondiales du XXè siècle, cependant que les impasses où elle mène accroissent chaque jour davantage la probabilité d’un nouveau conflit militaire majeur entre exorganismes territorialisés nationaux, régionaux ou continentaux téléguidées par leurs exorganismes planétaires, et en vue d’imposer ceux-ci comme monopoles fonctionnels technosphériques dans la compétition planétaire ».
(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 1 L’immense régression. Les Liens qui libèrent. P 217)
L’extrait fait partie d’un paragraphe intitulé La guerre civile économique dans l’exosomatisation de plus en plus bête. Avant de le commenter plus directement et plus complètement, je voudrais remonter encore plus loin et montrer que cela fait un moment déjà que le philosophe nous avertissait. Ainsi, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012, il y a donc 10 ans, le mensuel Philosophie magazine avait posé la question : qu’est-ce qu’un bon président ? Face aux destructions et à la lutte acharnée de tous contre tous générées par la spéculation financière, Bernard Stiegler disait attendre d’un président qu’il travaille à l’intérieur comme à l’international à l’élaboration d’un traité de paix économique (Je souligne). Il définissait déjà le contexte d’alors comme celui
« d’une guerre économique mondiale d’une destructivité inouïe ».
Ce qui fut un temps nommé par l’économiste Joseph Schumpeter la « destruction créatrice » est devenu avec la financiarisation et la révolution conservatrice mise en œuvre par Thatcher et Reagan, puis poursuivie par Blair, Berlusconi et Sarkozy qui ont « mené une guerre sans merci contre toutes les formes de collectivités humaines – et contre leurs puissances publiques qu’elle a acculées à l’impuissance publique », cette « destruction créatrice » donc est devenue une destruction destructrice :
« Certes, les villes ne sont pas rasées, les usines ne sont pas bombardées, les terres agricoles ne sont pas minées ou défoncées par des tirs d’obus. Mais ce qui fut appelé la « destruction créatrice » par l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950), dès lors qu’elle est devenue, avec la financiarisation, exclusivement spéculative, et a conduit au désinvestissement généralisé, a imposé une logique de jetabilité et de destruction qui fait que la « mondialisation » est devenue une lutte sans foi ni loi des spéculateurs contre toutes les formes de valeurs ».
(Bernard Stiegler : J’attends celui qui mettra fin à la guerre économique )
C’est écrit en 2012. Aujourd’hui, en Ukraine, les villes sont rasées, les usines et les hôpitaux bombardés, les terres agricoles saccagées. « Cette guerre est aveugle », ajoutait le philosophe au sens où elle ne perçoit pas sa propre bêtise produite par les non-savoir que produisent les disruptions technologiques et parce que la spéculation n’est pas un investissement. L’investissement prend soin de son objet quand la spéculation, elle, le détruit.
Un bon Président ou une bonne Présidente pour 2012 ne doit pas ignorer un tel contexte et travailler à y proposer une alternative, une nécessaire bifurcation :
« C’est un impératif absolu, essentiellement pour deux raisons : 1. si elle devait se poursuivre, cette guerre économique mondiale conduirait à brève échéance à une guerre militaire mondiale ; 2. au stade où elle en est déjà, il est devenu tout simplement impossible d’éviter la ruine économique et politique totale de la France, aussi bien d’ailleurs que de l’Europe et des pays industriels historiques – y compris l’Allemagne, qui, dans un tel contexte, finira par connaître le même sort que les États-Unis, et la soudaine chute de sa croissance cette année est un indice de ce fait.
Une alternative à la guerre, cela s’appelle la paix. C’est pourquoi le projet du futur chef de l’État devra avant tout proposer au plan international les termes d’un traité de paix économique – et son projet national devra s’inscrire dans cette perspective et être conçu en fonction de ces contraintes nouvelles ».
(Bernard Stiegler : article cité)
A plusieurs reprises depuis, les présidents de la République qui se sont succédés se sont déclarés « en guerre », qui contre le terrorisme, qui contre un virus. Mais jamais ni les uns ni les autres n’ont identifié cette guerre économique mondiale destructrice. Bernard Stiegler l’a rappelé en 2015 puis encore en 2020. Dans l’avertissement à l’ouvrage Bifurquer, paru en 2020, Bernard Stiegler écrit :
« Lorsqu’il déclara : « nous sommes en guerre », le président Macron aurait dû ajouter : [nous sommes en guerre] depuis des décennies et plus précisément depuis cette « révolution conservatrice » qui aura systématiquement et systémiquement détruit les construction sociales qui avaient au long des deux siècles précédents limités les effets anti-sociaux de la lutte économique ».
(Bernard Stiegler : Bifurquer. L’avertissement. Les liens qui libèrent.2020. p. 16)
Face à un modèle de développement devenu un modèle de destruction des pouvoirs publics, de la confiance et du crédit, aggravé par la disruption numérique et sa vitesse, Bernard Stiegler appelait non pas à repartir sur une économie de guerre mais à construire une
« économie de transition vers une paix économique mondiale basée sur un nouveau pacte économique à même de concrétiser un traité de paix »
(B.S ibid p 17-18)
La guerre civile économique dans l’exosomatisation de plus en plus bête.
Je reviens au paragraphe intitulé : La guerre civile économique dans l’exosomatisation de plus en plus bête. Précisons d’abord la notion d’exosomatisation et d’exorganisme, dont j’ai commencé à raconter l’histoire. Pour le mathématicien et économiste d’origine roumaine Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) devenu économiste dans l’équipe de Joseph Schumpeter , « seule l’espèce humaine a commencé à utiliser et, plus tard, à produire des organes exosomatiques, c’est-à-dire des membres détachables tels les massues, les marteaux, les couteaux, les bateaux et, plus récemment, les canons, les automobiles, les avions à réaction, les cerveaux électroniques, etc. » (Nicholas Georgescu-Roegen : De la science économique à la bioéconomie). Ces exorganismes vont du simple aux complexes, ils ne cessent de se développer jusqu’à former une technosphère devenue macrocosmique.
Que signifie cette expression de « guerre civile économique ». Elle veut dire d’abord que ce n’est pas une guerre militaire mais qu’elle peut le devenir. Ensuite qu’il ne s’agit pas d’une guerre entre États mais bien plutôt d’une guerre qui disloque les États-nations et les organisations qui les relient. Enfin qu’il est question de guerres de disruptions technologiques contre les sociétés qu’elle met en état de sidération. Elle n’a plus rien de politique reposant tout au contraire sur l’absence d’une politique économique et technologique industrielle au sens d’une politique d’adoption et de soin pharmacologiques et non d’une adaptation-soumission aux ruptures technologiques. Les systèmes techniques ont été abandonnés au marché. A un marché dérégulé. Livrés à eux-mêmes, il sont toxiques. Nous vivions dans une illusion de paix alors qu’ailleurs, en dehors de l’Europe, sur d’autres continents, des populations vivent des guerres militaires « à cause de notre guerre économique » dont nous ne croyions pas qu’elle pourrait un jour aussi rejaillir sur nous.
Cette guerre civile économique est menée par des « exorganismes complexes » aujourd’hui technosphériques dotés d’une ceinture satellitaire. Bernard Stiegler rappelle que depuis le lancement du premier Spoutnik, la conquête spatiale a offert au capitalisme militaro-industriel « la nouvelle infrastructure relativement déterrianisée (encore dans les orbes de l’attraction terrestre) à travers laquelle l’échelle biosphérique allait être dépassée ». Il enchaîne sur le caractère surplombant et ubiquitaire de la convergence des systèmes, qui englobe la biosphère :
« C’est depuis cette ceinture satellitaire que les exorganismes complexes technosphériques peuvent court-circuiter « infrasomatiquement » les localités terriennes tout en déployant leurs activités dans tous les secteurs industriels (armement, télécommunications, mass media, automobile, services de transports et d’hébergement, santé, équipements urbains, aménagement du territoire, domotique, agriculture, « éducation », distribution, etc.) – et sur tous les territoires. »
(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 1 L’immense régression. Les Liens qui libèrent. P 214)
Pour qualifier l’impact de l’automatisation de leur milieu sur les humains, David M Berry (Université du Sussex) a introduit entre l’exosomatisation qui caractérise l’extérriorisation technique et technologue propre aux humains et l’endosomatisation, propre au vivant en général, le concept d’infrasomatisation. Ce concept pointe en quelque sorte le degré d’intimité atteint dans la relation entre les technologies en réseau et le vivant. L’exemple du smartphone est à cet égard le plus éloquent.
Bernard Stiegler insiste sur le changement d’échelle
« Ces exorganismes complexes qui deviennent ainsi macrocosmiques se livrent une guerre civile et économique mondiale. […]
De ces conflits littéralement ruineux entre exorganismes complexes – en cela qu’ils anéantissent et annihilent des siècles de construction d’horizons d’individuation psychique et collective issus des systèmes sociaux, reposant eux-mêmes sur la noétisation de chocs techno-logiques issus des occurrences précédentes du double redoublement épokhal – , les États, particulièrement en Europe, sont de plus en plus souvent les spectateurs à la fois impuissants et complaisants ».
(Bernard Stiegler : oc. p. 216)
L’actuelle révolution de l’ensemble du système technique détruit tout ce que l’humanité a construit comme mécanismes civilisationnels à commencer par les savoirs eux-mêmes. L’absence d’un exorganisme complexe supérieur conforme à l’état actuel des technologies, tel que furent en leurs temps, l’Église, les Etats, les organisations transnationales comme l’ONU rend la technosphère « désertifiée et insupportable ». La situation se caractérise par une absence d’époque, que Stiegler nomme un « double redoublement epokhal », celui-ci consistant à paenser, c’est à dire à penser et prendre soin des disruptions technologiques qui se succèdent à un rythme accéléré. Ces manques
« accroissent chaque jour davantage la probabilité d’un nouveau conflit militaire majeur entre exorganismes territorialisés nationaux, régionaux ou continentaux téléguidées par leurs exorganismes planétaires, et en vue d’imposer ceux-ci comme monopoles fonctionnels technosphériques dans la compétition planétaire ».
Le philosophe conclu son paragraphe de la manière suivante :
« Que la guerre militaire soit généralement précédée, depuis l’émergence des États-nations, d’une sensible aggravation de la régression vers la bêtise – régression dont le transhumanisme est l’expression la plus massive qui se puisse imaginer comme philistinisme datascientifique du non-savoir absolu –, cela a tout pour nous inquiéter, « nous » qui jusqu’alors, en France, et à l’exception de ceux qui firent la guerre d’Algérie, ne connaissions pas la guerre militaire, à la différence de tant d’autres : ceux qui subirent de telles guerres militaires à cause de notre guerre économique après les guerres de décolonisation (Algérie et Vietnam en particulier), et qui en cela ne sont pas ce « nous ». Qui veut panser le terrorisme doit d’abord se souvenir de ces faits ».
(Bernard Stiegler : oc. p. 217)
Je précise qu’il existe un transhumanisme russe.
Un nouvel ordre planétaire néguentropique
Je n’ai pas brassé toutes les questions contemporaines en jeux. Quelques jalons tout au plus. Dans le même temps, la Sibérie est en feu. Je ne reviens pas sur l’autre catastrophe, celle écologique annoncée par le GIEC ni sur le projet d’internation qui ont été évoqués dans mon précédent article. Lire à ce propos aussi le texte d’Anne Alombert. Ce qu’il nous faut construire, par une approche territoriale, c’est un nouvel ordre planétaire néguentropique prenant acte de l’épuisement du modèle de développement actuel. L’Europe ne sera réellement forte que si elle s’engage dans cette voie, ce qui ne veut pas dire se priver de moyens de défense et n’interdit pas de soutenir l’Ukraine dans sa lutte contre l’envahisseur.
« Le temps est donc venu, pour tous les peuples et tous les acteurs de la société civile, d’imaginer une nouvelle organisation mondiale des peuples qui leur garantirait de vivre en paix et en liberté. Cela ne veut pas dire seulement de vivre sans l’effroi de la guerre, mais aussi de bénéficier d’une vie juste et bonne. Il faut pour cela la certitude qu’un tiers impartial tranchera les différends avant qu’ils ne s’enveniment, en même temps que doit s’ouvrir la perspective d’une sortie du capitalisme militarisé qui domine actuellement le monde ».
(Monique Chemillier-Gendreau dans le Monde du 24 mai 2022)
Dans la lettre au Secrétaire général de l’Onu, António Guterres, signée par Bernard Stiegler et Hans Ulrich Obrist, au nom du Collectif Internation, en 2020, à l’occasion du centenaire de la société des nations, il est écrit :
« Nous soutenons que la manque général de volonté [politique et collective pour changer de cap dans la lutte contre l’Anthropocène] est le symptôme d’une profonde désorientation quand aux défis posés par l’époque contemporaine, celle de l’Anthropocène [qui peut aussi se décrire comme un Thanatocène]. L’absence d’un cadre théorique nous permettant d’avoir une juste compréhension de ces défis fait obstacle à la réalisation d’actions susceptibles de renverser véritablement les tendances qui menacent la biosphère. Notre principale thèse est que l’Anthropocène peut être décrite comme une ère Entropocène, dans la mesure où elle se caractérise avant tout par un processus d’augmentation massive de l’entropie sous toute ses formes (physique, biologique et informationnelle). Or, la question de l’entropie a été négligée par l’économie ‘mainstream’. Nous pensons par conséquent qu’un nouveau modèle macro-économique conçu pour lutter contre l’entropie est requis ».
(Lettre de Hans Ulrich Obrist et Bernard Stiegler à António Guterres in Bifurquer. Les liens qui libèrent.2020. p. 12)