– Partie 5 : Nous abordons la suite et fin de notre lecture de la Nouvelle histoire de Mulhouse. Marie-Claire Vitoux : 1918-2010, effondrements et reconversions
1914-1918
« Les souffrances et les destructions furent à l’échelle de cette guerre mondiale et totale : immenses, elles éclipsent rapidement la joie, ou à tout le moins le soulagement, du 11 novembre 1918 « ( Nouvelle histoire de Mulhouse p. 274)
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les conséquences matérielles et morales de cette première guerre industrielle, avec ses Gueules cassées et cerveaux abîmés. Mutilation des corps et des esprits, sachant qu’il n’y a pas de corps sans esprit ni d’esprit sans corps. On s’aperçoit alors que les mêmes techniques capables de construire de belles choses peuvent d’un coup aussi les anéantir. Vengeance de la technique sur son déni, dira Walter Benjamin. Pour le centenaire de cette catstrophe, Bernard Stiegler écrivait :
« En 1919, Paul Valéry soulignait le caractère intrinsèquement pharmacologique des fruits de la vie de l’esprit eux-mêmes, affirmant que les neuf millions de morts, vingt millions de blessés et milliers de villes et de villages détruits par la Grande Guerre et tant d’autres horreurs encore
n’auraient pas été possibles sans tant de vertus.
De nos jours, et en cette année où nous « commémorons » la Grande Guerre apparemment sans entendre ce qu’elle annonce dans notre à venir, la démoralisation de la vie de l’esprit que Freud analyse peu après Valéry et peu de temps avant Husserl comme un « malaise dans la culture » (qui se présente à Husserl d’abord comme une crise des sciences) est devenue un malaise dans la consommation. La consommation comme accomplissement mondial de la baisse de la valeur esprit a en fin de compte remplacé, court-circuité et anéanti la culture par la promotion mondiale et plus ou moins standardisée des pratiques et usages du système technique planétarisé à travers un marketing d’ampleur elle-même mondiale ».
(Bernard Stiegler : Ce que nous apprend Paul Valéry)
« Les années 1920 : des années grises »
L’économie alsacienne, nous l’avons vu, était, avant guerre, fortement intégrée à celle de l’Allemagne. Ce marché, elle souhaite le conserver, après-guerre, mais il faisait aussi l’objet de convoitises britanniques et françaises. Côté français, ses concurrents « veulent retarder l’invasion de produits alsaciens », alors que la laine peignée de Roubaix et les cotonnades de Lille se mettent à menacer les productions locales. Le Traité de Versailles n’avait accordé que cinq années de transition et de franchise pour les produits alsaciens entrant en Allemagne alors que les importations de matériel dont les industriels avaient besoin étaient lourdement taxées. Restaient les marché coloniaux. Il fut ainsi créé, à Mulhouse, en 1925, un Office colonial sous l’impulsion d’Alfred Wallach.
En 1920, il n’y avait plus à Mulhouse que trois établissements d’impression sur étoffe. Dans la métallurgie, la SACM se diversifie vers l’électrique et l’équipement des mines de potasse qui passent sous contrôle étatique, Mines domaniales des Potasses d’Alsace (MDPA). La SACM et Thomson-Houston créent, en 1928, une filiale commune : Als-thom devenu Alstom en 1998. Dans les années 1920, « la potasse devient centrale » mais échappe au patronat mulhousien. Il y a création d’entreprises nouvelles dans le domaine des objets de consommation.
« Les dynamiques économiques, aussi diverses et fragiles qu’elles soient, se heurtent également à la pénurie de main-d’œuvre, dont les causes sont structurelles : conséquences démographiques de la guerre, tarissement des réservoirs ruraux, attractivité salariale plus grande de nouveaux secteurs, en particulier la potasse. Aussi, certaines entreprises textiles ne travaillent qu’à 50 ou 70 % de leur capacité. Le recours à l’emploi des femmes et des travailleurs étrangers, nettement moins payés, et plus encore l’organisation scientifique du travail (O.S.T.), permettent de pallier partiellement le problème sans recourir à des hausses de salaires » (p. 276)
L’O.S.T. est plus connue sous le nom de taylorisme. Elle organise la séparation du management et des tâches d’exécution. On aurait aimé en savoir un peu plus sur l’ introduction du travail à la chaîne dans les entreprises mulhousiennes.
Etaient privilégiés, pour remplacer les patrons allemands, ceux qui étaient « réputés francophiles ». Ces derniers seront eux-mêmes éclipsés par ceux qui avaient rejoint la France. La société industrielle « a perdu en grande partie son esprit collectif ». Sur le plan démographique, « c’est l’atonie qui caractérise Mulhouse dans l’entre-deux-guerres ». A la fin des années 1920, les fonctionnaires et employés forment 15 % de la population. Cependant,
« la classe ouvrière, maintenant organisée en syndicats et représentée politiquement, continue de donner sa couleur dominante à la société mulhousienne. Et cette couleur n’est guère riante » (p.278)
Mais faite de souffrances, non seulement en raison du chômage partiel ou total, mais aussi parce que Mulhouse « reste une région de bas salaires en particulier dans l’industrie textile ».. Par ailleurs le coût de la vie augmente constamment.
« La défense du pouvoir d’achat est à l’origine de la quasi-totalité des grèves de l’après-guerre. Les années 1920 sont une période de grand conflictualité sociale, le plus souvent en décalage avec la situation sociale du reste de la France »(p.278)
Puis vint la Crise de 1929 : krach boursier et Grande Dépression. A Mulhouse, le choc est violent :
« Le chômage complet ou partiel du chef de famille, s’ajoutant à celui de l’épouse, voire des enfants adolescents, provoque une chute dramatique des revenus disponibles dans les familles ouvrières. Les secours apportés à leurs adhérents par les caisses mutuelles se révèlent très rapidement insuffisants : les caisses sont écartelées entre le tarissement des cotisations et la croissance des demandes d’aide » (p.288)
C’est donc la municipalité – social-démocrate, confortablement élue – qui organise l’assistance sociale qu’elle combine avec une politique de grands travaux, contrepartie de l’aide sociale. Pour en bénéficier, il fallait être depuis plus d’une année résident à Mulhouse. La création d’un Office public d’HBM (Habitations à bon marché), en 1922, est précédée, en 1920, par celle de l’Office municipal du logement.
En 1921, 4000 demandes de logement sont en souffrance. La tentative de société immobilière privée est un échec. Les entreprises n’y participent pas si ce n’est pour leurs seuls salariés. Avec la création en 1922, d’un office public d’habitations à bon marché, la municipalité mulhousienne « prend la pleine et entière responsabilité du logement populaire : c’est la mise en œuvre concrète du « socialisme municipal ». Ce sera la création, sur le modèle de la cité-jardin, et selon les normes définies par la ville, de la cité Brustlein, puis Wolf II, ensuite le Haut-Poirier, enfin Drouot où 800 logements sortiront de terre sur les 1000 initialement prévus mais avec bains-douches (aujourd’hui espace Caritas), lavoir, dispensaire, groupe scolaire … . L’inauguration de la piscine Pierre et Marie Curie, avec ses bassins, baignoires, bains médicinaux (romains), date de 1925. Sa construction avait été décidée par l’administration allemande en 1911. Elle est aujourd’hui fermée définitivement. Il n’y a pas d’information sur le devenir de ce bâtiment.
La politique de grands travaux, qui occupera environ les trois quarts des chômeurs, provoque « de vives tensions entre les forces politiques mulhousiennes, la gauche qui tient la mairie et la droite qui détient à partir de 1932 le siège de député avec Alfred Wallach.
« En lien avec les enjeux régionaux (en particulier l’autonomisme) et nationaux (les ligues d’extrême droite, l’alliance PC-SFIO dans le Front populaire), la vie politique des années 1930 se recompose » (p.269)
Si, en 1935, la municipalité de Front populaire emporte les élections, les législatives de 1936 montrent « la solide implantation de l’extrême droite à Mulhouse : l’anticommunisme [la gauche allait brûler les églises], la xénophobie et la judéophobie, ainsi que le rejet de la république parlementaire voire de la république tout court, s’expriment haut et fort dans la ville ».
Taylorisme, fordisme et « crise du progrès »
Je fais un écart par rapport au livre. Dès 1936, le sociologue et philosophe Georges Friedmann, connu pour ses travaux sur les relations de l’homme à la machine, diagnostiquait une « crise du progrès », titre de son livre paru la même année. Il y analysait le taylorisme et le fordisme et l’ « effondrement » du progrès. Plutôt de l’idéologie du progrès qui « devenait la doctrine de l’ingénieur ». Le fossé se creusait entre la « rationalisation » industrielle et la Raison. ( Cf Georges Friedmann : la crise du progrès. NRF Gallimard. 1936). Georges Friedmann résumera plus tard (1977) la permanence de ce qu’il nomme la « malédiction taylorienne ». Elle repose sur « la séparation tranchée, la dichotomie entre, d’un côté, tout ce qui est préparation, conception, organisation, décision, pouvoir – de l’autre, les tâches d’exécution ». Ces dernières sont, par ailleurs, de moins en moins manuelles. « De la main-d’œuvre au cerveau d’œuvre » (MIchel Volle).
« Cette dichotomie date de Taylor, qui s’efforça de séparer le plus possible les fonctions de direction et les travaux manuels. On connaît de lui, en ce sens, un mot célèbre que rapporte sa grande biographie par Copley, jamais traduite en français. Vers 1880, aux aciéries Midvale, les questions répétées d’un ouvrier, qui étaient le fruit de ses expériences quotidiennes, finirent par faire exploser son flegme légendaire : » Taisez-vous ! » (ou plutôt : » Fermez-la » » Shut up ! »), lui cria-t-il un matin. » Vous n’êtes pas ici pour penser, d’autres sont payés pour cela ! » Cet ouvrier, qui refusait de ne pas comprendre ce qu’on lui faisait faire, s’appelait Shartle. Son nom mérite de ne pas être oublié, de même que l’apostrophe du fondateur de l’Organisation dite » scientifique » du travail (O.S.T.).…]
Finalement Taylor, technicien génial, mort en 1915, est un des hommes dont la pensée et l’action auront le plus marqué le monde du vingtième siècle lequel, en dépit d’un concept à la mode, est encore loin de « l’ère postindustrielle » ».
(Un entretien avec Georges Friedmann : La » malédiction taylorienne « )
Le taylorisme sera prolongé par le fordisme et ses avatars, qui mettront le « travail en miettes » (G.Friedmann). La production ne dépendra plus de la demande mais la demande de la production. Il s’agira d’aller « au devant des besoins du public » et de les susciter. C’est l’invention du capitalisme consumériste via la captation du désir par la publicité (E. Bernays) et la vente par l’économie de l’attention du « temps de cerveau disponible » (P. Lelay), à la télévision. Il a lui aussi atteint ses limites. Nous sommes à l’ère de l’algotaylorism, (contraction d’algorithmes et de taylorisme), nous prévenait la Kunsthalle en 2020.
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Mulhouse sous le joug nazi
Marie-Claire Vitoux résume à grands traits cette période qui a fait l’objet déjà d’une série de livres cités en référence. Elle procède cependant à quelques rappels. Les troupes allemandes franchissent le Rhin, le 15 juin 1940, et occupent rapidement l’Alsace. Trois jours plus tard, une section de la Wehrmacht prend possession de la ville. La croix gammée est hissée sur l’Hôtel de ville. La place de la Réunion devient Adolf-Hitler-Platz. Très vite se déploie une politique d’intégration au troisième Reich et de nazification : « L’habitant est enserré dans une toile dense d’institutions de contrôle » du parti nazi, NSDAP. Tout ce qui rappelle la France est effacé, les bibliothèques épurées de ses ouvrages dans la langue de Molière, le français interdit. La ville est autoritairement agrandie des communes de Bourtzwiller, Brunstatt, Illzach, Pfastatt, Riedisheim. Au minimum 2 650 mulhousiens, et sans doute plus, dont l’ensemble de ceux de religion juive, seront expulsés vers la France. Le récent ouvrage de Christophe Woerhlé, Les déportés juifs de Mulhouse », recense 482 victimes de la déportation natifs de la ville ou en lien avec elle. Toutes ont été arrêtées ailleurs en France, puisqu’à la suite du décret du 13 juillet 1940, tous les juifs avaient été expulsés de l’Alsace occupée.
Les nazis ne demandent pas seulement d’obéir mais d’adhérer. La jeunesse est embrigadée dans les jeunesses hitlériennes en deux organisations séparées, garçons et filles. Ma mère y fut obligée comme toutes les autres jeunes filles.
Résistances
Marie-Claire Vitoux distingue deux formes de résistance à l’occupant. Il y a celle active, qu’elle définit comme formée de « toutes les actions qui entravent l’action répressive et militaire nazie ». ainsi les réseaux de passeurs comme la filière d’évasion de la famille Rohmer, le réseau martial, ou le réseau communiste de Georges Wodli dont faisait partie Marcel Stoessel.
J’ajoute que ce dernier, né le 13 septembre 1904 à Mulhouse, est arrêté par la Gestapo le 12 mai 1942 sur son lieu de travail à Mulhouse (la SACM). Il est interné à Mulhouse, transféré le 5 juin au camp de Schirmeck, déporté le 12 décembre 1942 à la prison de Bühl (Allemagne) puis le 15 mars 1943 à Strasbourg, jugé par le Volksgerichtshof, le tribunal du peuple du 19 au 23 mars 1943 à Strasbourg, condamné à la peine de mort pour haute trahison, déporté le 9 avril 1943 à la prison de Stuttgart (Allemagne) et guillotiné en déportation le 29 juin 1943.. Les 1er et 29 juin 1943, outre Marcel Stoessel, sept autres Haut-Rhinois ont été guillotinés à Stuttgart. Il s’agit de René Birr (Reguisheim), Eugène Boeglin (Rouffach), René Kern (Morschwiller-le-Bas), Alphonse Kunz (Mulhouse), Adolphe Murbach (Colmar), Auguste Sontag (Wintzenheim) et Edouard Schwartz (Lutterbach) jetés ensuite dans une fosse commune à Heidelberg (Allemagne). Ce qui ne sera pas le cas de Marcel Stoessel, enterré au cimetière de Dornach. Aux élections municipales de 1945, son épouse Marie Stoessel a été élue au conseil municipal de Mulhouse sous l’étiquette du parti communiste. (Cf.)
Mon père n’avait pas été reconnu comme résistant. Il n’en a pas moins eu un parcours singulier peu reconnu, celui de réfractaire évadé. Je raconterai bientôt cela en détail. Il avait été, comme tous les jeunes alsaciens de sa génération, incorporé de force dans l’armée allemande en octobre 1942. Il racontait qu’ils avaient été nombreux à entonner la Marseillaise à leur départ en gare de Mulhouse. Envoyé en Yougoslavie contre les partisans de Tito puis en Italie, il déserte la Wehrmacht en septembre 1944 – ce qui lui vaut une condamnation à mort – pour rejoindre un maquis italien. Un temps agent de liaison entre le maquis et la 8ème armée britannique, il s’engage, en décembre 1944, dans la Marine française.
Il y avait aussi toutes les formes de résistance symboliques. Sa gamme est variée. Elle permet à l’historienne d’affirmer que la population mulhousienne, « dans sa très grande majorité, n’a pas adhéré au projet nazi ». La 1ère division blindée « composée majoritairement de troupes nord-africaines [dont l’un de mes futurs oncles et parrain] libère totalement la ville le 24 novembre 1944 avec le soutien des FFIA [Force française de l’intérieur en Alsace] du commandant Daniel [Paul Winter] » .
Reconstruction
Puis il fallut reconstruire ce qui avait été démoli, déminer. Plus du tiers des immeubles ont été détruits ou fortement endommagés, 450 bâtiments industriels et 200 bâtiments publics par les bombardements alliés. On emploiera pour déblayer 20 000 prisonniers de guerre allemands. Les expulsés et les prisonniers de guerre reviennent. Des baraquements d’urgence pallient à la pénurie de logements. En décembre 1948, j’étais à peine né, le « train de l’amitié » franco-américaine » amène 40 tonnes de nourriture (Plan Marshall). 1950 connaîtra les derniers tickets de rationnement. Marie-Joseph Bopp, dont le journal est cité par l’auteure, relate :
« Des particuliers peu recommandables [résistants auto-proclamés] se sont placés à la tête d’une bande pour faire l’épuration à leur façon. A la tombée de la nuit, ils pénètrent dans les maisons des soi-disant collaborateurs et surtout des collaboratrices, les traînent dehors et les maltraitent. Les femmes sont mises à nu et tondues ».
J’avoue que j’ignorais que Madeleine Rebérioux avait été élue conseillère municipale communiste à Mulhouse de 1948 à 1950. L’agrégée d’histoire a enseigné de 1946 à 1950 au lycée de jeunes filles. Elle avait épousé Jean Rebérioux, un berrichon qui était alors surveillant général du lycée de garçons de la ville.
L’une des différences majeures entre les deux sorties de guerre du XXè siècle se voit dans le paysage urbain qui, à l’opposé de 1919, a, cette fois, été « remodelé »
« L’État s’impose alors comme le pilote de la fabrication de la ville. Jusque-là, les initiatives patronales de logements ouvriers au XIXè siècle et le socialisme municipal de l’entre-deux-guerres avaient fabriqué un urbanisme mulhousien original « (p.317)
On assiste en quelque sorte à une nationalisation de l’aménagement des territoires urbains. C’est avec la fin du « capitalisme familial » aussi la fin d’un modèle mulhousien qui, se jouant des hétéronomies, cherchait à conquérir ses marges d’autonomie.
Globalement, les années 1960 marquent […] une rupture majeure dans l’histoire industrielle de Mulhouse : le transfert des sièges sociaux vers Paris et l’absorption de certaines entreprises mulhousiennes dans des groupes mondialisés coupent le lien de responsabilité économique et sociale entre patronat et salariés. Le pouvoir décisionnel , dans le domaine économique, échappe aux grandes familles mulhousiennes et la gouvernance des entreprises se déterritorialise » (p.328)
La production aussi se déterritorialise avec pour conséquence la montée du chômage.
« Par petites ou grandes fournées, ce sont des centaines d’emploi qui disparaissent dans le textile et la métallurgie »
Alors que l’on assiste à la disparition d’entreprises mulhousiennes de filature historiques s’implante dans la forêt de la Hardt l’industrie automobile en l’occurrence Peugeot qui installe en 1968, les chaînes de montage d’une usine d’assemblage. On y montera intégralement la « 204 ».
L’université
Pour répondre au besoin d’élever le niveau de formation des futurs salariés des entreprises de la région, le conseil municipal décida, en 1957, la création du « groupe universitaire de l’Illberg », avec l’ouverture d’une propédeutique scientifique, plus tard collège scientifique universitaire (CSU), le transfert de l’École de chimie (qui fut rattachée à l’Université de Strasbourg) et la construction d’une cité universitaire. La propédeutique lettres ouvre en 1963 pour devenir après son déménagement au Petit Lycée, Grand Rue, le Collège littéraire universitaire (CLU), en 1966.
Selon Nicolas Stosskopf, « L’ouverture d’une propédeutique-lettres à Mulhouse semble s’être dessinée lors des Journées textiles de 1961 » lorsque Bernard Thierry-Mieg, président-directeur général du groupe textile Schaeffer à Pfastatt interpella alors le ministre de l’Éducation nationale en ces termes :
« Nous avons besoin de littéraires, pour aborder les problèmes de haut, pour nous conduire à une vue synthétique des choses, et pour créer un équilibre harmonieux dans les entreprises et parmi les étudiants. Rien ne vaut, nous l’avons souvent expérimenté, pour la formation des hommes, la version latine et la dissertation française. »
(Nicolas Stosskopf : Université de Haute-Alsace. La longue histoire d’une jeune université . Cité par MC Vitoux p.332)
Beau comme l’antique. Il a tout de même fallu de fortes mobilisations pour faire en sorte que les études littéraires se diversifient et parviennent jusqu’à la licence. Également pour qu’elles sortent de l’étroitesse d’un lycée pas vraiment fait pour ça et sous équipé pour rejoindre le campus.
« La loi Edgar Faure votée en 1969 pour répondre à l’insatisfaction de la jeunesse qui s’était exprimée en Mai 68 (qui trouva d’ailleurs peu d’écho à Mulhouse), permet le regroupement, puis l’émancipation de l’université de Haute-Alsace » (p.333)
Voilà qui me paraît un peu trop vite dit. L’insatisfaction de la jeunesse me semble un euphémisme. On étouffait dans la France de De Gaulle et Pompidou. Qu’il y ait eu peu d’écho de Mai 68 à Mulhouse, est une question de point de vue. J’y vais du mien. Certes, il n’y a pas eu de barricades et de confrontation avec la police. Mai 68 ne se limitait pas à cela. Les manifestations et les grèves se sont déroulées dans le calme, avec des phénomènes de décalage par rapport aux mouvements nationaux et à l’intérieur même de la région Alsace.
« L’hégémonie conservatrice interdisait la confrontation avec la modernité et créait un sentiment de déréliction, qui ne facilita pas le déclenchement des mouvements sociaux et provoqua des décalages dans l’insertion de la région dans la crise de mai »
(Strauss Léon, Richez Jean-Claude : Le Mouvement social de Mai 1968 en Alsace. In: Revue des sciences sociales de la France de l’Est, N°17, 1989)
Les auteurs du même texte ajoutent :
« On est frappé […] par l’importance des décalages régionaux. La « normalité » de la région industrielle mulhousienne et ses annexes (Guebwiller, Thann, le bassin potassique), s’opposa visiblement au faible niveau de mobilisation du reste de l’Alsace ».
Il y a aussi eu un avant et un après mai 68. Un exemple de l’avant :
« La manifestation du 26 octobre 1967, qui avait pour but d’attirer l’attention du gouvernement sur la dégradation de la situation économique et sociale dans le Haut-Rhin, et qui a réuni à Mulhouse des milliers de manifestants, a failli tourner à l’émeute. Cent cinquante gardes mobiles l’arme au pied, et huit cents C.R.S., stationnaient à proximité de la sous-préfecture lorsque les manifestants y déposèrent une couronne mortuaire en mémoire des deux cents usines fermées dans le Haut-Rhin de 1955 à 1965. La plupart des vitres de la sous-préfecture volèrent en éclats » ( Le Monde 27 octobre 1967).
Il y a eu, dans cette période, une autre singularité mulhousienne. La Fédération des étudiants de Mulhouse était de tendance UNEF-Renouveau et s’est d’emblée entendue avec la CGT. Voici le témoignage de mon ami Michel Pastor, venu du Piedmont cévenol, pour faire des études d’ingénieur chimiste à l’École de chimie de Mulhouse (ESCM). Il venait d’entamer sa première année. Il revient début janvier 1968 après avoir passé Noël chez ses parents à Saint-Bauzille-de-Putois :
« En mars, on parle de problèmes à Nanterre […]. Mais que c’est loin Nanterre, pour nous étudiants privilégiés et loin de tout tumulte. Cependant, la situation ne se calme pas à Paris.
A Strasbourg on parle déjà de gréve. Au mois de mai, les manifestations étudiantes sont réprimées et plusieurs ‘agitateurs’ sont emprisonnés. […] Nous sommes tous les jours a l’écoute des radios périphériques (Europe 1 et RTL), moins soumises à la chape de plomb imposée par le pouvoir gaulliste à l’ORTF. Par la radio, nous vivons en direct les événements parisiens. Peu a peu, l’agitation gagne la paisible et toute jeune université du Haut-Rhin […].
Tout va basculer après le 10 mai, la nuit des barricades à Paris et avec l’appel des syndicats ouvriers à soutenir le mouvement étudiant. Le premier mouvement significatif sera la manifestation du 13 mai qui rassemblera des milliers de personnes au centre de Mulhouse. A l’ESCM, nous avons décidé de participer à la manifestation. On le fera en veillant jalousement à l’autonomie des étudiants par rapport aux syndicats ouvriers. Je me souviens de l’insistance d’un certain nombre d’élèves ingénieurs pour que nous portions des brassards blancs et non pas rouges afin que nous ne paraissions pas à la remorque des syndicats. Il n’y a ni banderoles, ni mots d’ordre de l’UNEF qui n’a plus d’existence organisée à Mulhouse. Notre seul cri de ralliement c’est « libérez nos camarades ».
Pour moi, le 13 mai 68, est un nouveau départ. Après la manifestation, je tente de prendre contact avec la CGT et je suis présenté à Léon Tinelli, secrétaire de Union Départementale CGT du Haut-Rhin. Cette rencontre sera décisive pour la suite de mon investissement militant et pour la création d’un solide mouvement étudiant à Mulhouse.
Léon Tinelli accepte non seulement de me parler mais il m’accueille avec une réelle empathie. Il me fait part de sa disponibilité et de celle de la CGT à accompagner la création de l’UNEF à l’université. II m’interroge longuement à propos de la situation sur le campus et me présente un certain nombre de camarades de la SNCF, d’EDF, de PEUGEOT, de la Société Alsacienne de Construction Mécanique (SACM).
Cette attitude toute d’ouverture et de dialogue est tout à fait remarquable si l’on se replace dans le contexte de l’époque où les relations entre la CGT et le mouvement étudiant ne sont pas un long fleuve tranquille. Mais Léon Tinelli, n’est pas n’importe qui : fils d’immigré italien, né en 1925 à Wittenheim, ouvrier des mines de potasse, il préside aux destinées de l’Union Départementale CGT du Haut-Rhin. Affable et intelligent, il reste toujours ferme dans ses convictions. […].
Après le 13 mai 68, je resterai en contact avec la CGT et les Tinelli, car si Léon joue le rôle que l’on peut imaginer, je ne peux oublier Jacqueline, son épouse, qui nous aidera tant pour mettre en place les premiers outils de propagande de la future fédération des étudiants de Mulhouse affiliée à l’ UNEF. Et va le mois de mai, de manifs en meetings ou d’actions plus ou moins symboliques comme l’accrochage d’un drapeau rouge sur le toit de l’université. Toutefois un événement me marquera plus particulièrement.
Le 29 mai, je suis dans les locaux de la CGT qui bruissent d’une nouvelle extraordinaire : De Gaulle est à Mulhouse. Un camarade du bassin potassique jure qu’il l’a vu arriver en hélicoptère et partir vers l’Est entouré d’officiers. Il convient de rappeler que son gendre le général De Boissieu est en garnison à Mulhouse. [où il commande la 7e Division mécanisée]. Pour les militants présents pas de doute, De Gaulle est venu chercher le soutien de l’armée. […] »
(Michel Pastor : Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol. Vérone éditions. P. 87-90. J’ai déjà parlé de ce livre sur le SauteRhin.)
La suite est connue. Après sa rencontre avec le général Massu à Baden-Baden, De Gaulle reprend la main, dissout l’Assemblée nationale. La déferlante gaulliste qui suivra ne sera pas, pour nous, le seul coup de massue de cette année-ci. En août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie occuperont la Tchécoslovaquie pour mettre un terme Printemps de Prague.
Je ne connaissais pas encore Michel mais cela n’allait pas tarder. A la rentrée universitaire 1968-69, j’avais entamé des études de lettres, au CLU de Mulhouse. Et cela en tant qu’étudiant salarié. J’enseignais entre autre le français au CET Lavoisier. J’avais adhéré à l’Union des étudiants communistes (UEC) à la Faculté de médecine de Strasbourg où j’ai vécu mai 68.. J’ai continué à militer à Mulhouse avec Michel Pastor et Alain Gourdol notamment. Nous étions l’Unef-renouveau. L’AG de Mulhouse faisait partie du petit nombre de structures dans lesquelles, au sein de l’UNEF, la dimension syndicale de renouveau était majoritaire. La Fédération des étudiants de Mulhouse avait une centaine d’adhérents, soit près d’un étudiant sur dix et des élus aux conseils d’administration de l’Université, grâce à la réforme initiée par Edgar Faure en 1969. Aux élections universitaires de 1971-72, Mulhouse a connu le deuxième plus fort taux de participation des étudiants (67%) après Valenciennes. En cela nous avons contribué à la création de l’Université de Haute Alsace qui existera pleinement à partir de 1975. Mais nous ne serons déjà plus là. Notre activisme militant avait pas mal de grains à moudre entre problèmes locaux et nationaux, tant pour le statut de l’université et ses moyens que pour les conditions de vie et d’études.
A titre d’exemple, le mouvement de grève, en 1970, – elle fut totale au CLU- contre la circulaire Guichard voulant rendre facultative l’enseignement de la seconde langue dans les établissements secondaires.
Cette histoire reste à écrire. En lien, bien sûr, avec celle des syndicats enseignants très actifs aussi sur la question du devenir de l’université de Mulhouse. Et, pour ce qui est de mai 1968, en y associant ce qu’il se passait dans les lycées.
Les grèves de salariés ont été nombreuses dans les mois de mai et juin 1968. Je ne fait pas le détail mais il est disponible.
La suite de la Nouvelle histoire de Mulhouse est très dense et nous mène en peu de pages jusqu’à 2010. Je ne les résumerai pas, me contentant de relever quelques aspects.
« Dans les années 1960-1980, de profondes mutations démographiques et sociales se produisent à Mulhouse et dans sa périphérie. Les dynamiques démographiques commencent en effet à s’inverser à la fin des années 1970 entre la ville centre et les communes environnantes. Alors que la population mulhousienne avait augmenté dans les 15 dernières années suivant la fin de la Seconde guerre mondiale, elle stagne ensuite, tandis que les communes alentour connaissent une forte croissance…» (p.339)
En clair, les couches moyennes travaillant à Mulhouse ont tendance à s’installer en périphérie tout en bénéficiant des infrastructures culturelles de la ville. Le nouvel espace culturel « La Filature » ouvrira en 1993. Il paraît que sa création relevait de « l’audace ». C’est du moins ce que prétendent ses promoteurs aujourd’hui. Elle avait pourtant été largement préparée par les acteurs locaux qui en furent ensuite évincés.
Marie-Claire Vitoux cite Laurent Kammerer pour qui le « réflexe loyaliste » des Alsaciens et de leurs représentants a, « de fait, privé l’Alsace de la maîtrise de son destin économique ».
Il est toujours bon de rappeler l’affaire Schlumpf qui, en 1976, symbolise l’esprit rétrograde d’un certain patronat du textile. Les frères spéculateurs financiers Schlumpf, s’étaient constitués par rachats successifs, à Mulhouse mais aussi à Roubaix, un empire dans le domaine de l’industrie lainière mais aussi dans l’immobilier et le champagne. En octobre 1976, leur usine de Malmerspach ferme ses portes. Deux mille employés se retrouvent à la rue sans indemnités. Le groupe est en cessation d’activité. En mars 1977, un groupe de syndicalistes de la CFDT faisant en quelques sorte le tour du propriétaire découvre dans les entrepôts mulhousiens une superbe collection de 500 voitures anciennes restaurées dont 123 Bugatti et 14 Rolls-Royce. Les salariés occupent le site pendant deux ans et ouvrent gratuitement au public ce qu’ils appelleront le « Musée des travailleurs ». qui deviendra le Musée de l’automobile, en 1981.
A propos de la concertation
Que les maires de la ville aient été confrontés à une série de problèmes complexes, je n’en disconviens évidemment nullement. Cependant, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne s’en sont jamais ouverts à la population considérée comme trop bête pour y être associée. J’ai participé à suffisamment de soit-disant remue-méninges, états généraux de la culture (1997), association mulhousienne de la culture (2011) ou forums dits citoyens (notamment ceux dans les quartiers après les attentats contre Charlie-Hebdo en 2015), pour avoir acquis la conviction que ce que l’on appelle concertation ou participation sont de vains mots (ce qui vaut aussi pour l’opposition de gauche). Au mieux, cela sert à fournir des idées pour le marketing politique. J’ai même participé au Forum du journal Libération (qui officiait comme prestataire de service) en octobre 2014.
J’avais assisté, en sus des plénières, à l’atelier sur la ville numérique et ses possibles qui s’est acharné à montrer que, oui décidément, il n’y avait rien à faire avec ce qui se concocte au sein de la municipalité. Entre un adjoint qui croyait encore qu’Internet est un media et celui qui portait un T-shirt Facebook, au milieu un DSI (Directeur des Systèmes d’Information)-qui-ne-fait-pas-de-politique, il y avait de quoi flipper.
Un comédien nous avait lu un texte affligeant, une sorte de projection dans une ville qu’à la fin on ne pouvait qu’avoir envie de fuir, une ville du tout automatique sans problèmes sociaux, centralisée, hiérarchisée, sans la moindre problématisation. D’un côté, on débat gentiment pendant que, de l’autre, la ville met en place des dispositifs sans la moindre discussion et participation des citoyens : smart grids pour le comptage de l’eau, dispositifs d’optimisation du trafic, accès wifi répandus dans la ville, dispositif IRI itinéraires et repères intelligents. Vidéosurveillance à tous les coins de rue. Débattre de cela ? Pas besoin puisque c’est technique. « Tout ce qui est métier ne relève pas du débat public » a déclaré l’Adjoint au numérique. Un déni de fuite bien commode. Le refus de considérer que les algorithmes sont aussi une construction sociale et que c’est à leur niveau que devrait se faire la participation est riche de déconvenues. J’avais néanmoins fait deux propositions. La première consistait à demander la neutralité des élus politiques qui n’ont pas à aborder la marque Facebook sur leurs vêtements fussent-ils fabriqués en Alsace (C’est l’argument que l’on m’a retourné). J’ai également repris une suggestion déjà faite lors du débat précédent : imaginer une façon de rendre visible la collecte de données et de traces produites par les habitants lorsqu’ils circulent dans la ville. En vain bien sûr.
Arrêt sur image pour conclure
Anne Alombert : « Assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle »
Une publication invitée de Anne Alombert
Face aux effets de l’économie de l’attention, que le développement des « intelligences artificielles génératives » risque d’aggraver, les propositions fleurissent : interdiction des smartphones dans certains lieux publics, rationnement du nombre de gigas quotidiens, etc. Mais est-il bien raisonnable de vouloir contrôler les usages des citoyens sans s’être efforcé, d’abord, de limiter le pouvoir des plateformes ? En démocratie, le rôle de la puissance publique n’est-il pas d’abord de nous protéger de l’influence grandissante des entreprises privées sur nos libertés d’expression et de pensée ? Si ce sont les fonctionnalités technologiques et les modèles d’affaires des géants du numérique qui sont à l’origine de la captation des attentions et de la désinformation généralisée, prenons le problème à sa racine plutôt que de nous attaquer à ses effets. La puissance publique a un rôle fondamental à jouer, avant toute chose pour transformer le fonctionnement et les interfaces des plateformes afin de rendre possible l’exercice des libertés, aujourd’hui menacées. Pour ce faire, les algorithmes de recommandation citoyenne et le dégroupage des réseaux sociaux s’affirment comme deux leviers fondamentaux qui pourraient être facilement activés. Loin des discours démagogiques, ils pourraient constituer les principes d’un nouveau projet européen, pour un numérique à la fois démocratique et contributif.
Avec ce préambule, l’autrice, Anne Alombert, résume elle-même une note qu’elle a rédigée pour le Conseil national du numérique (CNNum) dont elle est membre et qu’avec son aimable autorisation je mets en ligne ci-dessous. Je le fais en raison de sa pertinence (face à la dégradation des usages d’un web privatisé, s’attaquer aux causes plutôt qu’aux effets), de son actualité (la recommandation automatique renforcée par l’« intelligence artificielle », conduit à la propagation de fausses informations et bloque la publication de contenus d’utilité publique), des solutions proposées (transformer l’architecture même des réseaux sociaux et les algorithmes de recommandation) dont elle montre la faisabilité pour peu qu’en existe la volonté d’une puissance publique et de la dimension européenne de son propos. Son titre complet est le suivant : De la recommandation algorithmique privée aux pratiques citoyennes et contributives : assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle
Maîtresse de conférences en philosophie contemporaine à l’université Paris 8, et membre du CNNum, Anne Alombert s’intéresse aux enjeux des technologies numériques. Elle est co-auteure du livre Bifurquer, co-écrit avec le philosophe Bernard Stiegler et le collectif Internation. Elle a publié Schizophrénie numérique (Allia, 2023) et Penser l’humain et la technique. Simondon et Derrida après la métaphysique. (ENS Éditions, 2023). Et vient de paraître, avec Gaël Giraud, Le capital que je ne suis pas ! Mettre l’économie et le numérique au service de l’avenir (Fayard 2024)
Son texte s’articule autour des questions suivantes qui en forment le sommaire :
– Introduction : d’où venons-nous ?
– La recommandation automatique par les géants du numérique : une « destruction massive de nos démocraties » ?
– Les « intelligences artificielles génératives » : élimination des singularités et amplification des biais
– De la recommandation automatique privée à la recommandation contributive citoyenne.
– Réinventer le pluralisme médiatique dans l’espace numérique
– Le dégroupage des réseaux sociaux : liberté d’innover, de choisir et de penser
– Conclusion : que nous est-il permis d’espérer ?
On peut télécharger le texte directement sur le site du CNNum ou le lire ci-après.
De la recommandation algorithmique privée aux pratiques citoyennes et contributives :
assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle
Une publication de Anne Alombert
Introduction : d’où venons-nous ?
Face aux enjeux de l’économie de l’attention numérique, les propositions fleurissent pour limiter les effets des écrans : interdictions des smartphones dans certains lieux public1, rationnement du nombre de gigas quotidiens2, etc. Quand bien même de telles mesures pourraient devenir effectives (ce qui est loin d’être prouvé), est-il bien raisonnable de vouloir agir de la sorte sur le plus grand nombre sans s’être efforcé, d’abord, de limiter le pouvoir des plateformes ou du moins leurs effets les plus nocifs ? Cette question en appelle une autre, concernant le rôle de la puissance publique dans les régimes démocratiques : si les limitations portant sur nos comportements individuels peuvent évidemment être utiles dans certaines situations, la priorité ne devrait-elle pas être plutôt de nous protéger de l’influence grandissante des entreprises privées sur nos libertés d’opinion et de pensée ? Si ce sont les fonctionnalités technologiques et les modèles d’affaires des géants du numérique qui sont à l’origine de la captation des attentions et de la désinformation généralisée, comme l’a montré le dernier rapport du Conseil national du numérique sur le sujet3, n’est-il pas nécessaire de prendre le problème à sa racine plutôt que de s’attaquer à ses effets ? La puissance publique a sans doute un rôle fondamental à jouer, mais celui-ci ne consiste peut-être pas tant à restreindre les usages des citoyens qu’à rendre possible l’exercice des libertés d’expression et de pensée, aujourd’hui menacées dans l’espace numérique. Pour ce faire, ce sont les architectures des réseaux sociaux dominants et les algorithmes de recommandations associés qui doivent être transformés. Pour comprendre pourquoi, comment et en quel sens, il est nécessaire de revenir brièvement sur les mutations de l’environnement informationnel numérique, afin d’en saisir les enjeux politiques et d’ouvrir des perspectives démocratiques sur les plans de la régulation comme de l’innovation.
Depuis une vingtaine d’années maintenant, l’espace médiatique numérique s’est considérablement transformé : créé et développé pour concrétiser des idéaux d’ouverture, de liberté, de partage des savoirs et d’apprentissage collectif, les réseaux sociaux dominants sont aujourd’hui souvent devenus le lieu du cyberharcèlement, de la violence en ligne et de la désinformation. L’émergence d’Internet puis du Web promettait d’ouvrir sur une forme d’horizontalité et de réciprocité, en rupture avec la verticalité des médias audiovisuels traditionnels. Pourtant, la captation « des temps de cerveaux disponibles4 », principe du modèle d’affaire des chaînes de télévision privées, n’a sans doute jamais été aussi généralisée qu’à l’époque d’une entreprise de vidéo à la demande comme Netflix, dont le principal concurrent n’est autre, selon la formule usitée, que le sommeil des populations5. Les technologies numériques initialement conçues comme supports de l’intelligence collective sont désormais devenues des « technologies persuasives6 » au service trop souvent du « business de la haine7 » d’une poignée d’acteurs privés. Un tel renversement s’explique par des facteurs à la fois économiques et technologiques : il résulte des modèles économiques et des fonctionnalités numériques développés depuis une dizaine d’années par les grandes entreprises du numérique.
Les industries numériques ont évolué dans le sens d’une privatisation de plus en plus marquée, entre les mains de quelques « géants », qui fondent leurs modèles d’affaires sur la captation de l’attention et la collecte des données8. Celles-ci sont revendues pour servir le marketing et la publicité de certaines entreprises comme la propagande politique de certains gouvernements ou partis politiques par le jeu du ciblage personnalisé. Au Web fondé sur le principe des liens hypertextes, qui permet la navigation intentionnelle de sites en sites, se sont peu à peu substitués les algorithmes de recommandations automatiques de contenus, qui téléguident les utilisateurs vers les contenus qui ont suscité le plus d’« engagement » des utilisateurs9, sachant que ces contenus sont aussi ceux qui auront le plus de probabilité d’être les plus sensationnels, les plus choquants, voire les plus violents. Car ce sont ces recommandations qui permettent de « maximiser l’engagement » des usagers et d’augmenter les profits, quand bien même cela supposerait d’amplifier des contenus nocifs ou de renforcer des tendances grégaires ou mimétiques. Aux blogs ou aux forums, à travers lesquels les individus pouvaient publier leurs points de vue singuliers et échanger collectivement autour de leurs intérêts communs, se sont substitués les profils personnalisés et les réseaux dits « sociaux », sur lesquels les individus atomisés cèdent leurs données personnelles, ne disposent que de formats très limités pour s’exprimer et se comparent les uns les autres à travers leurs nombres de vues. Les transformations économiques et technologiques impliquent donc une transformation des usages et des pratiques alors érigés comme standards : de la navigation active nous sommes passés au téléguidage automatisé, des points de vue singuliers nous sommes passés à la quantification des vues, de la discussion collective nous sommes passés à la viralité des contenus. Les possibilités de circulation, d’expression et de relations sur la Toile se sont considérablement détériorées.
La recommandation automatique par les géants du numérique : une « destruction massive de nos démocraties » ?
Les conséquences à la fois psychiques, sociales et politiques associées à tort ou à raison à ces transformations sont nombreuses : destruction des capacités mémorielles et attentionnelles des plus jeunes générations, polarisation des opinions, ciblage des électeurs, circulation massive de fausses informations… Autant d’effets potentiels et particulièrement problématiques que les leaders nationalistes et autoritaires ne manquent pas de nourrir, par l’intermédiaire de leurs équipes de spin-doctors et de data scientists, experts dans la communication et l’astroturfing10 numériques. Qu’il s’agisse de l’affaire Facebook-Cambridge Analytica en 2016, durant laquelle les données de 87 millions de citoyens américains furent aspirées, vendues et utilisées par le comité de campagne de Donald Trump pour influencer des électeurs indécis11 , qu’il s’agisse de l’entreprise de commerce électronique Casaleggio Associati et des spécialistes de marketing numérique au fondement de la montée du mouvement Cinq Etoiles en Italie12, ou qu’il s’agisse des milliers de faux comptes Twitter créés par l’équipe de campagne d’Éric Zemmour durant les élections présidentielles françaises de 202213 ; la recommandation automatique, qui permet de suggérer aux usagers des contenus sur la base de leurs comportements et préférences passées ainsi que d’amplifier les contenus qui ont le plus de vues, est au cœur des stratégies des « ingénieurs du chaos14 ». Elle est aussi au cœur des modèles économiques des géants du numérique. C’est la recommandation automatique qui, selon le Center for Countering Digital Hate (CCDH), permet à dix acteurs de diffuser 69 % des contenus climato-sceptiques sur les réseaux, en alimentant les revenus publicitaires de Facebook et de Google15. C’est encore la recommandation automatique qui fait le succès de TikTok, dont l’algorithme se fonde sur deux facteurs principaux : le temps passé par l’utilisateur sur le contenu et la capacité de ce dernier à faire revenir l’individu sur le réseau – si bien que, toujours selon le CCDH, les adolescents consultant des vidéos liées à l’image de soi ou à la santé mentale se voient potentiellement plus suggérer des contenus liés à des troubles alimentaires ou à des tendances suicidaires16. Une allégation qui n’est pas sans lien avec l’enquête ouverte par la Commission européenne à l’encontre de la même entreprise17.
En bref, si la collecte des données personnelles constitue une atteinte au droit à la vie privée, si les interfaces fondées sur la captologie constituent une violation du consentement des usagers, les algorithmes prédictifs et la recommandation automatique emportent potentiellement avec eux une mise en péril des principes mêmes de la démocratie, en particulier, les libertés d’opinion, d’expression et de pensée – comme l’a déjà suggéré un rapport d’Amnesty International il y a quelques années18, et comme semblait le déclarer la maire de Paris en novembre dernier, désignant X (ex Twitter) comme une « arme de destruction massive de nos démocraties19». Contrairement aux promesses initiales du Web, les réseaux numériques dominants n’ont en effet plus rien de démocratique : si tout un chacun demeure encore libre de s’exprimer ou de publier, les utilisateurs sont néanmoins privés de la capacité d’intervention sur le cadre de leurs conversations et sur leurs espaces d’information. Le problème étant que ce sont les entreprises propriétaires des réseaux sociaux qui décident aujourd’hui de la visibilité ou de l’invisibilité d’un contenu, à travers des algorithmes de recommandation élaborés en toute opacité, dont les principes de fonctionnement demeurent cachés aux populations comme à leurs représentants. Une situation que le règlement européen sur les services numériques (DSA) pourra faire évoluer par le jeu des mesures permettant la collecte de données, la conduite d’enquête ou encore l’ouverture de certaines données aux chercheurs agréés.
L’apparence de décentralisation et d’horizontalité (celle de tous les usagers exprimant leurs opinions ou leurs avis publiquement et à égalité) masque donc une extrême centralisation ou une extrême verticalité (celle de quelques entreprises quasi-monopolistiques décidant des critères de ce qui sera vu ou non). L’espace numérique peut-il constituer un espace public démocratique dans de telles conditions ? Est-il légitime de laisser uniquement à des entreprises privées le soin de décider ce qui doit être vu ou de ce qui doit être invisibilisé ? L’amplification des contenus les plus suivis et ayant suscité le plus de réactions, positives ou négatives, peut-elle valoir comme critère de choix universel, en particulier quand les clics et les vues peuvent être automatiquement générés par des robots ?
Les « intelligences artificielles génératives » : élimination des singularités et amplification des biais
De telles questions prennent d’autant plus de sens dans le contexte de la diffusion massive des dites « intelligences artificielles génératives » qui alimentent les craintes quant à une aggravation exponentielle des problèmes existants. Non seulement ces dispositifs permettent de générer des fausses informations (textuelles ou audiovisuelles) en quantité industrielle et de manière parfaitement indiscernable des informations certifiées, mais ils permettent aussi d’alimenter des quantités massives de faux comptes qui servent ensuite à l’accumulation de clics en vue de la promotion des contenus par les algorithmes. De plus, depuis 20 ans, tout algorithme fondé sur des réseaux de neurones en traitement automatique du langage (dit NLP pour Natural Langage Processing) est construit pour prédire la séquence suivante, comme dans les logiciels d’auto-complétions. Dans la poursuite de quoi, les principaux modèles d’IA générative se fondent sur des calculs statistiques visant à prédire et à produire les suites les plus probables de signes en fonction des demandes des usagers20. Ces modèles probabilistes sont donc incapables de produire des contenus improbables, originaux ou singuliers, renforçant ainsi les moyennes et amplifiant les tendances dominantes21. D’où le caractère standardisé et stéréotypé des textes et des images automatiquement générés, sans compter le fait que ces textes et ces images ne tarderont pas à devenir dominants sur la Toile. Les contenus automatiques intégreront alors les données d’entraînement des logiciels de génération, qui opéreront leurs calculs probabilistes sur des contenus qui ont déjà été automatiquement produits, donc sur des contenus déjà calculés sur la base de leur probabilité.
Cette probabilisation au carré ne peut conduire qu’à une homogénéisation et à une uniformisation des contenus. Alors même que dans tout champ culturel ce sont les contenus improbables, originaux et singuliers qui font la richesse de nos pratiques. Qu’il s’agisse des savoirs théoriques ou scientifiques, des styles musicaux ou artistiques, des inventions techniques, des pratiques sportives, l’intérêt réside le plus souvent dans un écart par rapport à la norme, dans une démarche visant à aller à l’encontre des préjugés dominants. À l’inverse, la combinaison des algorithmes de génération et des algorithmes de recommandation, tous deux fondés sur la performativité des prédictions probabilistes, tend à invisibiliser toute nouveauté avant même qu’elle n’ait pu émerger. Ce n’est pas le cas tout le temps, rappelons-nous de la surprise créée par certains coups d’AlphaGo et ayant permis au logiciel de battre les meilleurs joueurs de Go de la planète22. La génération automatisée de textes et d’objets divers, tous différents les uns des autres, peut aussi produire des contenus qui n’ont jamais été vus, qui peuvent alimenter la créativité humaine. Mais pour les usages massifs en environnement ouvert, le risque est que nous tendions vers un appauvrissement considérable de la sphère informationnelle, mettant en péril la possibilité d’un débat public et d’une diversité culturelle.
Dans un tel environnement, la modération des contenus semble difficilement susceptible de faire face à l’ampleur des enjeux : non seulement la tâche qui consiste à modérer les contenus demeure encore entre les mains des réseaux dominants, qui ont souvent des intérêts financiers indépendants de la bonne information ou de la désinformation généralisée23, mais même si une volonté politique parvenait à s’affirmer sur ce plan, ce pouvoir resterait étranger aux citoyens. Il en va de même pour la recommandation, bien identifiée comme un levier majeur d’orchestration du débat public. Or, il n’y a nulle fatalité à ce que la recommandation soit nécessairement le fait de l’entité propriétaire du réseau social et réponde qui plus est à la logique de l’économie de l’attention. Il paraît d’autant plus important de sortir de cette idée reçue avec l’arrivée des IA génératives sur le marché.
La possibilité d’une intermédiation, ne serait-ce que partielle, de notre accès à l’information24 par des agents conversationnels doit nous amener à nous demander si nous souhaitons que les contenus sélectionnés dans la masse soient choisis en fonction des intérêts d’une poignée d’acteurs privés (aux dépens notamment du débat public) ou en fonction des évaluations diversifiées des citoyens, exerçant ainsi une nouvelle forme de citoyenneté, en participant à la structuration de leurs espaces informationnels quotidiens. Pour que cette nouvelle citoyenneté numérique devienne possible, il suffit de donner aux utilisateurs le pouvoir de comprendre et d’agir sur les algorithmes de recommandation, en articulant ces derniers avec les interprétations, les évaluations et les jugements humains. Il s’agit d’inverser la tendance : au lieu de laisser aux algorithmes de quelques entreprises privées le pouvoir de téléguider les choix des citoyens, il semble nécessaire de donner à ces derniers la possibilité d’influencer les recommandations algorithmiques afin de valoriser les contenus qu’ils jugent appropriés.
De la recommandation automatique privée à la recommandation contributive citoyenne
Ce passage de la recommandation automatique et privée (fondée sur les choix des entreprises et la quantification des vues) à la recommandation contributive et citoyenne (fondée sur les interprétations des citoyens et la qualité des contenus) est tout à fait possible. C’est ce dont témoignent empiriquement les travaux de l’association Tournesol25 qui propose une plateforme de recommandation collaborative de vidéos. Il s’agit de construire un algorithme de recommandation qui ne se fonde pas sur des critères quantitatifs et mimétiques, mais sur les évaluations et les contributions des individus qui ont regardé les contenus et qui les évaluent en fonction de leurs qualités (clarté et fiabilité de l’information proposée, pertinence et importance du sujet abordé, certification de(s) producteur(s) ou de(s) auteur(s), etc.). Il ne suffit donc pas de cliquer sur un contenu pour le mettre en avant, il faut l’évaluer selon certains critères collectivement partagés : c’est sur la base de ces critères que l’algorithme effectue ses calculs. De nombreux autres systèmes de recommandation ou projets pilotes témoignent qu’une autre forme de recommandation est possible, par exemple Youchoose ou l’usage de Bluesky, associé à celui de Skyfeed. Bluesky (le réseau social alternatif créé par Jack Dorsey, alors fondateur de Twitter) ou Mastodon (le réseau social libre, distribué et décentralisé au sein du Fediverse) témoignent combien la fonction de recommandation peut être configurée par les utilisateurs, notamment par le recours à des applications tierces. Au-delà de la fonction d’édition, les utilisateurs peuvent disposer de la liberté de choisir qui organise leur flux de contenus, selon quels critères et selon quels principes. Ce qui constitue une évolution fondamentale par rapport aux recommandations automatiques habituelles : des systèmes de recommandation contributive (fondés sur l’évaluation des contenus par les pairs et non seulement sur des décisions individuelles) pourraient apporter une dimension de certification supplémentaire, en donnant un nouveau rôle aux tiers de confiance. Là où aujourd’hui ceux-ci sont soumis aux logiques algorithmiques des propriétaires des réseaux sociaux dominants.
On pourrait ainsi imaginer une multiplicité de systèmes de recommandation contributive qui proposeraient des contenus selon une diversité de critères spécifiques, toujours en articulant les interprétations humaines aux calculs des algorithmes. Cela pourrait éviter les effets d’homogénéisation et court-circuiter la circulation de comptes alimentant les industries de la désinformation. Dès lors, différents partis politiques, médias, associations, institutions, universités ou groupes d’amateurs, de chercheurs ou de citoyens pourraient proposer leurs systèmes de recommandation singuliers, selon les critères qui leurs semblent pertinents. Ce nouveau secteur de la recommandation contributive et citoyenne pourrait d’ailleurs permettre l’enrichissement de la palette d’outils à disposition de certains médias, à l’heure où la surcharge informationnelle et les « intelligences artificielles génératives » menacent possiblement leur interaction avec le public. Un nouveau rôle pour les journalistes et médias qui le souhaiteraient pourrait notamment consister à évaluer certains contenus en fonction d’une ligne éditoriale donnée – ce qui suppose un travail d’interprétation et de jugement que les calculs statistiques des IA ne peuvent pas remplacer.
Dès lors, des contenus très peu vus pourront être recommandés s’ils ont été jugés particulièrement pertinents, car le nombre de clics ne constituerait plus le seul critère déterminant : une information jugée importante par tel ou tel groupe de citoyens mais peu relayée pourrait ainsi se voir recommandée. Ce qui est très loin d’être le cas aujourd’hui. Dès lors, la recommandation ne s’effectuerait plus en fonction des intérêts financiers de quelques acteurs privés, mais en fonction de l’avis des citoyens. Il devient alors à tout le moins possible que des contenus plus exigeants, mieux sourcés ou plus nuancés se voient recommandés, car les individus et les groupes qui votent ne sont ni les propriétaires des réseaux sociaux ni des candidats au pouvoir : ils n’ont aucun intérêt a priori à « maximiser l’engagement » des usagers, à capter leurs attentions ou à collecter leurs données, mais simplement à recommander les meilleurs contenus pour convaincre de leurs points de vue ou partager quelque chose qu’ils ont aimé. Le fait que les algorithmes amplifient les contenus les plus cliqués n’a donc rien d’une fatalité.
Du côté des usagers, l’avantage serait double : non seulement ils auraient le choix entre différents systèmes de recommandation, mais en plus, les critères de recommandation seraient explicités. L’existence de systèmes alternatifs de recommandation permettrait aux citoyens de choisir le système qui leur semble le plus pertinent, en fonction des critères revendiqués et des groupes de pairs participants à la recommandation en question. Un individu pourrait choisir son système de recommandation en fonction de ses intérêts et de ses orientations, comme il choisit de lire Le Figaro ou L’Humanité. Tout comme il pourrait choisir d’utiliser les deux alternativement. Outre cette liberté de choix et cette capacité de mise en dialogue des recommandations, les individus pourraient aussi savoir qui leur recommande quoi et pourquoi. De même qu’un lecteur sait qu’il ne va pas trouver les mêmes informations dans un journal comme Le Figaro ou dans un journal comme L’Humanité, un internaute aurait désormais la possibilité de savoir qu’en fonction du système de recommandation qu’il choisit, ce ne sont pas les mêmes types de contenus qui lui seront transmis. Un tel savoir est essentiel à l’exercice de l’esprit critique : un lecteur ne lit pas un article de la même manière en fonction du journal qui le publie et la connaissance de l’émetteur joue un rôle fondamental dans la réception du contenu. À l’heure actuelle, non seulement les algorithmes de recommandation sont invisibilisés, mais ils fonctionnent selon des principes et des critères non explicités. À l’inverse, si les critères des systèmes de recommandations étaient visibles et transparents, les internautes pourraient recevoir les contenus de manière plus éclairée.
Réinventer le pluralisme médiatique dans l’espace numérique
Une fois généralisés, les systèmes de recommandation contributive et citoyenne pourraient engendrer de profondes transformations en termes de circulation et de réception de l’information dans l’espace public, en particulier s’ils sont articulés à des dispositifs d’éducation aux médias incitant les jeunes générations à s’impliquer dans des collectifs de recommandation, en fonction de leurs centres d’intérêt et opinions. On imagine aussi aisément le caractère révolutionnaire de ce type de systèmes dans les champs culturels : les pratiques de curation numériques se verraient ainsi complètement renouvelées, pour le plus grand bénéfice des récepteurs comme des créateurs de contenus. Il sera très probablement plus intéressant pour des personnes amatrices de jazz de connaître les morceaux recommandés par un algorithme se fondant sur les évaluations de musiciens que par l’algorithme de YouTube. De même, on peut imaginer qu’une personne qui aime le cinéma ou la cuisine et qui a envie de découvrir de nouveaux films ou de nouvelles recettes soit plus intéressée de connaître les contenus recommandés par d’autres amateurs de cinéma ou de cuisine avec qui des intérêts communs ont déjà été identifiés.
D’aucuns pourraient considérer que pour avoir accès à de tels contenus, il suffit de suivre les comptes qui opèrent ce type de curation. Néanmoins ce n’est pas totalement exact. Tout d’abord, parce que ces contenus sont souvent noyés dans une masse de contenus autres que ceux provenant des comptes choisis par l’utilisateur. Ensuite, avec de tels algorithmes de recommandations qualitatives, les créateurs de contenus, quant à eux, ne seraient pas obligés de se conformer aux formats stéréotypés qui sont censés être les plus attrayants ou de répéter les techniques déjà éprouvées : ils pourraient expérimenter de nouvelles formules et oser l’originalité, en visant la qualité du contenu et le goût du public, et non les seuls calculs quantitatifs.
La recommandation collaborative représente ainsi, dans le champ des médias numériques et face aux Big Tech, le même type de contre-pouvoir que celui représenté par la radiodiffusion et l’audiovisuel publics dans le champ des médias analogiques, face aux radios et aux chaînes privées : les stations de radio et les chaînes de télévision publiques assurent que certains espaces médiatiques ne se soumettent pas à la loi de l’audimat et de la publicité, mais puissent aussi valoriser certains contenus pour leur qualité. Même si l’audience constitue désormais un critère déterminant pour les médias publics comme privés, le fait que ces stations et les chaînes du service public ne soient pas soumises prioritairement aux exigences de valorisation financière permet d’assurer un pluralisme médiatique minimal dans ces secteurs et constitue la condition de possibilité de la diversité des contenus informationnels et culturels en circulation. Seul le pluralisme médiatique permet qu’une multiplicité de points de vue différents soient représentés, afin d’assurer les libertés d’opinion et de pensée. Dans le secteur numérique, un tel « pluralisme des médias » doit être réinventé : il ne s’agit pas de dire que certains réseaux devraient appartenir à l’État pour valoriser des contenus jugés pertinents par le gouvernement, mais plutôt de suggérer que des groupes de citoyens (des associations, des entreprises, des institutions, etc.) puissent avoir la main sur les algorithmes de recommandation pour recommander les contenus jugés pertinents par les populations.
Il ne s’agit plus de donner à la seule puissance publique ou aux seuls propriétaires de médias et de réseaux sociaux le pouvoir de décider des contenus à diffuser, mais bien de donner aux citoyens le pouvoir de sélectionner parmi les contenus publiés26. Tel est le véritable apport des médias numériques : dépasser l’alternative entre privé et public par des pratiques citoyennes et contributives. La puissance publique a néanmoins un rôle fondamental à jouer pour soutenir cette nouvelle forme de pluralisme médiatique fondée sur les recommandations citoyennes et contributives : elle a pour tâche de rendre possible l’émergence d’une pluralité de systèmes de recommandation dans l’espace médiatique numérique. Ainsi, la recherche et l’innovation dans le champ des systèmes de recommandation collaborative pourraient être activement soutenues à l’échelle nationale et européenne, afin d’engager les différents acteurs à travailler sur ces sujets, en mettant autour de la table chercheurs, entrepreneurs et régulateurs. De telles innovations soulèvent des questions fondamentales, au croisement des sciences humaines et sociales, des sciences mathématiques et informatiques et des sciences de l’ingénieur, et pourraient constituer un champ de recherche et de développement à part entière, au principe d’une nouvelle vision démocratique de l’espace médiatique numérique, qui fait encore défaut à l’Union européenne aujourd’hui.
Le dégroupage des réseaux sociaux : liberté d’innover, de choisir et de penser
La question qui se pose dès lors est de savoir comment obliger les plateformes et les réseaux sociaux dominants à renoncer à leur hégémonie sur la fonction de recommandation, afin de s’ouvrir à d’autres services de recommandation algorithmiques qualitatifs et contributifs. Ceci est tout à fait possible : il ne reste qu’un pas juridique à franchir pour que les réseaux sociaux s’ouvrent à des algorithmes de recommandation diversifiés. Cela laisserait aux utilisateurs la liberté de choisir et de savoir qui leur recommande les contenus, selon quels critères et dans quel but. Ce pas, c’est celui du « dégroupage » des réseaux sociaux, que de nombreux acteurs de la société civile appellent aujourd’hui de leurs vœux (ONG, associations, organismes, chercheurs et chercheuses, etc.). C’est notamment la perspective défendue par la chercheuse Maria Luisa Stasi 27 et par le Conseil dans une récente note28.
Comme l’explique Maria Luisa Stasi dans un entretien réalisé par le Conseil national du numérique29, le dégroupage des réseaux sociaux implique de contester l’hégémonie des plateformes sur toutes les fonctions et services qu’elles regroupent (recommandation, modération, suspension des comptes, stockage des données, messagerie instantanée, etc.) et d’affirmer le droit d’autres entreprises ou d’autres entités à assumer certaines de ces fonctions ou à fournir d’autres services en implémentant leurs systèmes sur les plateformes elles-mêmes. Si le dégroupage entrait en vigueur, les réseaux sociaux comme Facebook, TikTok ou X (ex-Twitter) seraient obligés de s’ouvrir à des applications, services et acteurs extérieurs pour assurer certaines fonctions (par exemple la modération ou la recommandation), et les utilisateurs pourraient choisir entre ces différentes offres. Les nouveaux acteurs pourraient reproduire les mêmes recommandations quantitatives et toxiques que les géants du numérique, mais ce risque se verrait largement réduit si les régulateurs et les gouvernements s’engageaient à sanctionner économiquement les modèles extractifs et à soutenir « l’adoption de systèmes de recommandation de contenus (…) orientés vers l’intérêt public » ainsi que « les initiatives émanant de la société civile, du monde universitaire ou d’autres acteurs à but non lucratif »30.
Si une telle perspective semble au premier abord aller à l’encontre des intérêts immédiats des entreprises actuellement dominantes, elle pourrait néanmoins se révéler utile pour elles sur le long terme, en renforçant leur acceptabilité et en les dédouanant d’une partie de leurs responsabilités. Dès lors que les entreprises n’ont plus le monopole sur la recommandation, leur rôle s’en trouve limité à assurer la légalité stricte des contenus qu’elles mettent à disposition du public. Qui plus est à partir du moment où les entreprises propriétaires des réseaux sociaux ne se voient pas qualifiées d’éditeur de contenu, alors elles ne devraient pas être autorisées à nous imposer une ligne éditoriale par l’intermédiaire de leurs algorithmes. Le fait de les défaire de leur pouvoir hégémonique de recommandation apparaît comme une conséquence logique de leur prétendue neutralité. Si certains souhaitent accéder à du contenu recommandé par les algorithmes de TikTok ou de Twitter, pourquoi pas, mais une alternative doit pouvoir émerger. Les utilisateurs ne devraient pas être contraints par ce seul choix. De plus, et surtout, le dégroupage pourrait ouvrir une opportunité de renouvellement des modèles économiques dominants, dans un contexte où il devient impératif pour les géants du numérique de trouver d’autres sources de financements que les données personnelles et la publicité ciblée. Le dégroupage doit, selon les cas, pouvoir être pensé en échange d’une compensation financière, comme c’est le cas dans les télécoms. Des nouveaux modes de rémunération devraient faire l’objet d’un échange collectif entre les entreprises, les autres acteurs concernés et les régulateurs, afin de rendre les prix accessibles aux plus petits acteurs, pour favoriser la diversité des systèmes de recommandation mobilisés et, avec elle, les libertés de choisir, d’innover et de penser.
Évidemment, les entreprises monopolistiques ou oligopolistiques ne sont jamais de prime abord d’accord avec ce type de régulations. Par exemple, il a fallu batailler avec l’entreprise France Télécom pour le dégroupage de la boucle locale en cuivre des réseaux télécoms permettant à d’autres opérateurs de fournir des services concurrentiels. Désormais, il s’agit d’amorcer une évolution au moins aussi importante concernant les entreprises propriétaires des réseaux sociaux. Mais, comme l’exige l’exercice de la régulation, celle-ci devrait s’effectuer dans l’intérêt général et dans des termes proportionnés, définis par une autorité indépendante et soumise au contrôle du juge. Qu’attendons-nous pour réguler et, du même coup, pour innover dans le champ des réseaux sociaux et permettre à de nouveaux systèmes de recommandation de s’implémenter sur les plateformes existantes ?
Conclusion : que nous est-il permis d’espérer ?
Le Parlement européen a activement invité la Commission européenne, à travers sa récente résolution contre la dépendance numérique, à agir sur la conception des plateformes pour lutter en amont contre les « techniques addictives » et des dérives de l’économie de l’attention31. Les règlements sur les services et marchés numériques (DMA et DSA) ouvrent la voie et le développement fulgurant des intelligences artificielles génératives nous y oblige, bien que la réglementation européenne actuelle se fonde encore sur le statut centralisé des plateformes. Au-delà d’une telle régulation, les perspectives de la recommandation citoyenne et du dégroupage des réseaux sociaux peuvent ouvrir les architectures numériques à d’autres formes d’organisations. Ces deux leviers constituent par ailleurs les meilleurs moyens de lutter efficacement contre les effets délétères de l’économie de l’attention et l’industrie de la désinformation, sans tomber dans l’écueil de la censure ou dans les insuffisances de la modération. Enfin, ils permettent de combiner « la liberté d’expression et le droit de la concurrence32 ». Sans mesures politiques, la diversité des opinions dans le champ des médias et l’innovation technologique dans le champ des télécommunications n’auraient pu raisonnablement perdurer. Il serait temps de nous en inspirer, si nous ne voulons pas abandonner les démocraties libérales au « business de la haine33 » et dérouler le tapis rouge aux « ingénieurs du chaos34 ».
Si limiter les usages numériques peut se révéler utile dans certains contextes, focaliser le débat sur ces questions risque surtout de masquer les vrais enjeux. Faisons plutôt le pari de la démocratie numérique : en agissant sur les systèmes de recommandations et en œuvrant pour le dégroupage des réseaux sociaux, nous nous nous donnerions les moyens de renouveler nos libertés d’expression et de pensée dans l’espace numérique et d’inventer un modèle européen fondé sur la contribution citoyenne.
1) Libération, « Fléau numérique : En Seine-et-Marne, les habitants votent pour limiter l’usage des écrans dans l’espace public » Libération. Février 2024. Disponible : https://www.liberation.fr/societe/en-seine-et-marne-les-habitants-votent-pour-limiter-lusage-des-ecrans-dans-lespace-public-20240204_AT5HRSOSDBALZGN3SBONL3FNTU/
2) N. Vallaud-Belkacem, « Najat Vallaud-Belkacem : « Libérons-nous des écrans, rationnons internet ! » Le Figaro. Mars 2024. Disponible : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/najat-vallaud-belkacem-liberons-nous-des-ecrans-rationnons-internet-20240318
3) Conseil national du numérique, « Votre attention s’il vous plaît ! Quels leviers face à l’économie de l’attention numérique », 2022 : https://cnnumerique.fr/nos-travaux/votre-attention-sil-vous-plait-quels-leviers-face-leconomie-de-lattention
4) P. Le Lay, Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième jour, 2004. Patrick LeLay était alors le PDG de la chaîne de télévision TF1.
5)J-L Cassely, « Le vrai concurrent de Netflix ? Votre sommeil », Slate, avril 2017. Disponible : https://www.slate.fr/story/144029/vrai-concurrent-netlfix-sommeil
6) B.-J. Fogg, Persuasive Technology. Using computers to change what we think and do, Morgan Kaufmann, 2003.
7)H. Verdier et J.-L. Missika Le business de la haine, Calmann Lévy, 2022.
8) Conseil National du Numérique, « Votre attention s’il vous plaît ! Quels leviers face à l’économie de l’attention numérique », 2022 : https://cnnumerique.fr/nos-travaux/votre-attention-sil-vous-plait-quels-leviers-face-leconomie-de-lattention.
9) Non sans lien, O. Ertzscheid, « Le like tuera le lien », Affordance, 16 mai 2010. Disponible : https://affordance.framasoft.org/2010/05/le-like-tuera-le-lien/
10) « Astroturfing » Wikipédia. Disponible : https://fr.wikipedia.org/wiki/Astroturfing#%3A%7E%3Atext%3Dpseudo_mouvements_citoyens.-%2CD%C3%A9finition%25
11) « Scandale Facebook-Cambridge Analytica » Wikipédia. Disponible : https://fr.wikipedia.org/wiki/Scandale_Facebook-Cambridge_Analytica
12) G. Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Folio, 2023.
13) P. Plottu et M. Macé, « IRL, influence des radicalités en ligne. L’astroturfing, l’arme secrète de l’armée numérique de Zemmour sur Twitter ». Libération. Février 2022. Disponible : https://www.liberation.fr/politique/lastroturfing-larme-secrete-de-larmee-numerique-de-zemmour-sur-twitter-20220203_E3CKWO2DABA7HIP7ZQIGZXBPWE/
14) G. Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Folio, 2023.
15) Center for Countering Digital Hate, « The Toxic Ten », 2021 : https://counterhate.com/research/the-toxic-ten/
16) Center for Countering Digital Hate, « Deadly by design », 2022 : https://counterhate.com/research/deadly-by-design/
17) Commission européenne, « La Commission ouvre une procédure formelle à l’encontre de TikTok au titre du règlement sur les services numériques », Ec.europa.eu, 19 février 2024.
18) Amnesty International, « Les géants de la surveillance. Le modèle économique de Google et Facebook menace les droits humains », 2019 : https://www.amnesty.fr/actualites/facebook-et-google-les-geants-de-la-surveillance
19) S. Nelken, « Réseau social. Anne Hidalgo quitte X, ex-Twitter, devenu « arme de destruction massive de nos démocraties ». Libération. Novembre 2023. Disponible : https://www.liberation.fr/politique/anne-hidalgo-quitte-x-ex-twitter-devenu-arme-de-destruction-massive-de-nos-democraties-20231127_5HUQFSF3WNHSJBBTVC3JBVCWQ4/
20) PEReN, ChatGPT ou la percée des modèles d’IA conversationnels, avril 2023. Disponible :https://www.peren.gouv.fr/rapports/2023-04-06_Eclairage%20sur_CHATGPT_FR.pdf
21) A. Alombert et G. Giraud, Le capital que je ne suis pas ! Mettre l’économie et le numérique au service de l’avenir, Fayard, 2024.
22) C. Metz, In Two Moves, « AlphaGo and Lee Sedol Redefined the Future », Wired.com, 16 mars 2016.
23) H. Verdier et J.-L. Missika, Le business de la haine, Calmann Lévy, 2022.
24) C. Malone, « Is the Media Prepared for an Extinction-Level Event? », Newyorker.com, 10 février 2024.
25) Site de l’association Tournesol : https://tournesol.app/
26) En ce sens, voir également le travail réalisé par la Panoptykon Foundation, dont leur dernière note « Safe by default », Disponible : https://panoptykon.org/sites/default/files/2024-03/panoptykon_peoplevsbigtech_safe-by-default_briefing_03032024_0.pdf.Voir également Jean Cattan et Célia Zolynski, « Le défi d’une régulation de l’intelligence artificielle », AOC, 13 décembre 2023. Disponible : https://aoc.media/analyse/2023/12/13/le-defi-dune-regulation-de-lintelligence-artificielle/
27) Également directrice « Law & Policy des marchés numériques » chez Article 19, une organisation non gouvernementale qui défend la liberté d’expression. Site de l’ONG Article 19 : https://www.article19.org/
28) Conseil national du numérique, « Cultiver la richesse des réseaux », 2024 : https://cnnumerique.fr/nos-travaux/cultiver-la-richesse-des-reseaux
29) M. Luisa Stasi, « Réseaux sociaux : explorer l’opportunité du dégroupage », entretien avec le Conseil National du Numérique, 2023.
30) Ibid.
31) « De nouvelles règles européennes pour lutter contre la dépendance numérique », Communique de Presse du Parlement européen, 2023 : https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20231208IPR15767/de-nouvelles-regles-europeennes-pour-lutter-contre-la-dependance-numerique
32 ) M. Luisa Stasi, « Réseaux sociaux : explorer l’opportunité du dégroupage », entretien avec le Conseil National du Numérique, 2023.
33) J-L. Missika et H. Verdier, Le business de la haine, Calmann Levy, 2022.
34) G. Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, JC Lattès, 2023.