Une anthologie poétique d’Ingeborg Bachmann

Pour la dissémination d’octobre de la web-association des auteurs, j’ai demandé à Florence Trocmé de m’autoriser à publier le texte qu’elle a consacré à une parution importante, celle d’une anthologie poétique d’Ingeborg Bachmann publiée en bilingue sous le titre Toute personne qui tombe a des ailes. Un livre dont elle dit qu’il «n’a pas d’équivalent, même en Allemagne». Le texte que l’on découvrira ci-dessous – et j’en remercie son auteur – est extrait d’un texte plus long édité sous le titre Frontières sur le blog personnel de Florence Trocmé, Le flotoir  Flotoir avec un seul t, le mot ayant été forgé sur le début de son prénom et l’initiale de son nom de famille, d’après la manière dont son professeur de piano notait leurs rendez-vous dans son carnet Flot’, prononcé Flote, un peu comme la flûte en allemand, dit-elle. Florence Trocmé édite également Poezibao (et ses succursales) connu par toutes celles et ceux qui s’intéressent à la poésie, indispensable à celles et ceux qui veulent en suivre l’actualité.

Frontières par Florence Trocmé

Ingeborg Bachmann
Une belle surprise éditoriale que ce très fort volume anthologique Ingeborg Bachmann, paru dans la collection Poésie Gallimard (il aura fallu quand même 499 précédents volumes pour y arriver enfin !).
C’est de plus un ouvrage singulier et inédit à maints égards. Il faut absolument lire la préface de Françoise Rétif, maître d’œuvre de cet ensemble de premier plan, qui a largement puisé dans les manuscrits du fonds posthume de la Bibliothèque nationale autrichienne.
Car Bachmann a publié peu de poésie en recueil (deux livres seulement de son vivant, Le Temps en sursis en 1953 et Invocation de la Grande Ourse en 1956, alors qu’elle n’a cessé d’écrire de la poésie. Et surtout on a retrouvé énormément de documents, de poèmes, d’ébauches de poèmes dans ses papiers après sa mort accidentelle à Rome le 17 octobre 1973, à l’âge de 47 ans. Je pensais ce matin que souvent les plus fous, les plus grands «flambent et disparaissent», je ne pensais pas spécialement à elle, alors que dans son cas la métaphore se double de la réalité, puisqu’elle est morte dans un incendie.
La première traduction [1989, Actes Sud, par François-René Daillie] est épuisée. Et surtout la recherche a bien progressé depuis cette époque. Et le livre conçu par Françoise Rétif n’a pas d’équivalent, même en Allemagne. Il s’attache à présenter la poésie lyrique d’Ingeborg Bachmann depuis ses premières poèmes d’adolescente jusqu’aux esquisses tardives.
Ce que j’aime dans cette préface, c’est que Françoise Rétif adopte un ton assez personnel, n’hésite pas à recadrer certaines vérités (notamment en ce qui concerne l’influence de Paul Celan sur Ingeborg Bachmann) et présente l’œuvre et la femme de manière totalement dépendantes l’une de l’autre, imbriquées, c’est une présentation engagée.
Une quête incessante (Ingeborg Bachmann)
Françoise Rétif montre bien la quête de Bachmann, toujours à la recherche d’une nouvelle «logique», de nouvelles formes de pensée et d’être, en ses deux versants contrastés mais unis, d’un côté l’ombre, l’obscur, l’abîme, l’angoisse, l’expérience précoce des ténèbres, mais de l’autre l’appétit de vie, la soif de lumière et la confiance en l’amour. Et surtout la recherche «du sens ultime, de la raison, du fond et du fondement – ce mot Grund, intraduisible en français.» (p. 10)
Elle montre aussi la conscience politique d’I. Bachmann, déjà si forte à l’âge de 18 ans (et alors que son père était engagé aux côtés des nazis). Elle donne un passage étonnant où la toute jeune fille, restée seule à Klagenfurt, pendant de violents bombardements alliés refuse d’aller dans le bunker et écrit : «J’ai pris la ferme décision de continuer à lire quand les bombes tombent.» (p. 13) Elle n’aura de cesse alors d’écrire contre la guerre et contre la violence.
De la frontière (Ingeborg Bachmann)
Et donc elle montre comment les influences furent réciproques entre les deux amis-amants, Ingeborg Bachmann et Paul Celan : «le dialogue fut amoureux, mais aussi poétique et poétologique, et il fut bilatéral : les deux poètes apprirent l’un de l’autre. » (p. 19). Et tous deux, ajoute un peu plus loin Françoise Rétif «définiront l’œuvre, le poème, comme mouvement vers l’autre, comme rencontre de l’autre » (p. 22)
Elle écrit aussi cela, très éclairant, à propos de Bachmann : elle esquisse « un nouvel espace littéraire, philosophique et social autour d’un mot intraduisible en français, le verbe grenzen qui signifie littéralement en allemand « avoir une frontière commune », « être tendu vers », « confiner à ». La frontière est alors autant ce qui sépare que ce qui relie, elle est fluide, poreuse, perméable – le lieu de la rencontre de l’un et de l’autre, ni identiques, ni différents, ni totalement séparés, ni totalement réunis, un lieu du partage, à la fois ligne de démarcation et de participation. » (p. 24)
→ Comment ne pas trouver ces lignes d’une brûlante actualité ?
→ je songe aussi à ce que j’ai parfois appelé la chimère, visualisant une sorte de corps intermédiaire entre soi et l’auteur du livre, entre soi et le livre, entre soi et l’autre, en général. Un espace libre où tout se joue.
Une autre logique, celle du passage (I. Bachmann)
Car c’est bien comme à la recherche d’une autre logique que se définit la poète, «confrontée à l’intérieur comme à l’extérieur aux catégories figées, aux contraires agressifs qui s’entrechoquent, à un monde dissocié, schizophrène, qui ne sait accéder au savoir qu’en simplifiant, en opposant, en mutilant la réalité et les êtres », alors que «le texte bachmannien plaide pour une logique du passage, qui à la fois reflète et esquisse une réalité fluide et chatoyante, indécidable.» (p. 25)
De la notion d’individu
Selon Françoise Rétif, avec Bachmann, la «notion d’individu telle qu’elle s’affirme au XVIIIe siècle est dépassée» et «dans le monde de Bachmann, le moi ne se définit plus par sa singularité, mais par le retrait de sa singularité» et ajoute-t-elle, «même son genre sexuel souvent n’est plus marqué, ce que permet plus facilement la grammaire allemande que la grammaire française.» (p. 25)
La Lorelei et les nazis
J’apprends ou plutôt redécouvre, car il me semble que je le connaissais, ce fait terrible : « »poète inconnu » est ce que les nazis firent inscrire en-dessous du célèbre poème « Die Lorelei », emblématique de l’Allemagne, dont la paternité revient au poète d’origine juive Heinrich Heine.» (p. 35)
De la langue (I. Bachmann)
C’est que Bachmann n’a cessé de «critiquer et renouveler la langue qui est la sienne. « Moi avec la langue allemande / cette nuée autour de moi / que je tiens pour maison / dérive à travers toutes les langues » (« Exil »). Sa poésie constitue au plus haut point une réflexion sur le langage. Les frontières traversent aussi les mots, c’est là une prise de conscience essentielle qui structure tout l’usage qu’elle fait de la langue allemande.» (p. 35). Elle qui écrira dans la nouvelle «La Trentième année » : « Pas de monde nouveau sans langage nouveau ». (On peut lire des œuvres de Bachmann sur le site de Laurent Margantin). Il s’agit de combattre ce qu’elle appelle Die Gaunersprache, le langage des escrocs (i.e. langage des publicité, mass media, consommation), qui «fige le monde dans des représentations réductrices, mais surtout véhicule, sans le dire et sans qu’on s’en rende compte, des idéologies fatales.»
«Ecrire des poèmes me semble être ce qu’il y a de plus difficile, parce que les problèmes de forme, de contenu et de vocabulaire doivent être résolus tous à la fois, parce qu’ils obéissent au rythme du temps et doivent cependant ordonner la multitude des choses anciennes et nouvelles selon notre cœur, dans lequel sont décidés passé, présent et avenir. » (I. Bachmann, Éléments de biographie, traduction de François Rétif, sur le site de Laurent Margantin). (…)
Florence Trocmé
Texte publié sur Le flotoir
Ingeborg Bachmann
Toute personne qui tombe a des ailes
Poèmes 1942-1967
Édition et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif
Édition bilingue
Collection Poésie/Gallimard, Gallimard 2015
Publié dans Littérature | Marqué avec , , , , | Laisser un commentaire

Sainte Angela, priez pour nous

J’ai tenu une sorte de journal de l’actualité politique centrée sur la question de l’accueil des réfugiés au cours d’un périple de deux semaines, du 6 au 19 octobre 2015, à travers un coin de l’Allemagne qui m’a mené du Mecklembourg en Saxe sur les traces de l’enfance et l’adolescence  de Heiner Müller qui seront évoquées en décembre.

Berlin mardi 6 octobre 2015

« La question n’est pas les néonazis mais les …». Elle ne trouve pas le bon sigle mais après quelques questions il s’avère qu’il s ‘agit de l’IS, en allemand islamischer Staat, Etat islamique. Elle a crié cela comme une évidence, l’air de dire : «t’as rien compris !». Vrai ! Je suis pour le moins sceptique. J’essaye l’humour, genre : « tu crois vraiment que les terroristes traversent la Méditerranée à la nage ?» Peine perdue, ça ne marche pas. J’apprendrais plus tard que le poison a été instillé par les gros titres de la presse prêtant dans un raccourci un tel propos au Ministre de l’intérieur alors qu’il ne l’a pas dit ainsi. Source en allemand
Réveillé dans la nuit plus tôt que prévu avec quelque peine à me rendormir, je feuillette le journal des programmes de télévision. Deux pages entières sont consacrées au «terroriste» qui serait en nous, que l’on ingère, que l’on incorpore, que l’on fait entrer dans son corps sous forme de … mauvaise graisse. On y apprend la recette du «parfait attentat à la bombe», celle des donuts ,muffins burgers etc… LTI. Ce «terroriste» menace sans pitié chacun d’entre nous.

Le terroriste dans mon corps

Mercredi 7 octobre

Mon selfie avec Adolf

Ce matin à la « une » des journaux : « il » est de retour. Lui, l’Adolf, dont en Allemagne, on ne cesse de réclamer la présence, est à nouveau là, non par hasard mais parce que l’industrie culturelle ne peut se passer de lui. Il est une source de business tout comme le sera bientôt son Mein Kampf. Pas seulement en Allemagne, en France aussi. Lui n’est plus un terroriste mais un comique. Il réapparaît dans le film, dit le journal, comme un SDF pourquoi pas un réfugié tant qu’on y est à l’endroit même où il avait disparu, Wilhelmstrasse à Berlin. Victime de quoi ? Se demandent quelques jeunes idiots qui passaient par là.
Mon selfie avec Adolf.
Mon selfie avec Adolf

La page culturelle de la Berliner Zeitung du 7 octobre 2015

Angela Merkel qui vient de rétrograder son ministre de l’intérieur sur la question des réfugiés sous les applaudissements de die Linke cause au Parlement européen en compagnie de François Hollande jouant la crise des réfugiés comme une réédition de l’unification allemande. Absurde comparaison.

Sainte Angela, priez pour nous !

Je suis à Waren (Müritz) dans le Mecklemburg. Le hasard – sinon quoi d’autre ? – fait que l’hôtel que j’avais réservé se trouve à quelques maisons de celle où habitait Heiner Müller et sa famille lors de leur «exil» dans le Mecklembourg entre 1938 et 1947 ! Waren est situé au bord d’un grand lac. Il y a de l’eau et quand il y a de l’eau, il y a des bateaux. Sur l’eau. Cela plaît aux touristes. Nostalgie maritime. Il pleut et il fait froid. La température baisse.
Angela Merkel à la télévision mercredi soir: je n’ai pas créé cette situation, elle est là, je m’efforce de la maîtriser, d’y mettre de l’ordre en Allemagne comme en Europe. Il y a du désordre aux frontières de l’Europe.Il me faut pour cela du consensus à l’intérieur comme en Europe. Et les réfugiés n’iront pas là où ils veulent. Financer la Turquie. Aider la Turquie. Pays de l’OTAN. Elle place la Turquie au centre de son dispositif extérieur en rappelant au passage qu’en Allemagne aussi le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est interdit. Elle n’arrête pas de répéter que sa responsabilité est de mettre de l’ordre dans le bazar. Et que pour les réfugiés dits «économiques» c’est non. Trois fois non. La sélection des réfugiés est la règle. Elle n’a pas compris ou pas voulu comprendre la question : «à quoi ressemblera l’Allemagne demain» ? qu’il a fallu lui répéter : was ist das für ein Deutschland, das wir jetzt werden ? La question, quel devenir pour l’Allemagne ?, était évidente, la réponse fuyante et centrée dans un premier temps sur une nouvelle politique extérieure allemande plus soucieuse d’intervenir en amont dans les foyers de tension. L’idéologie du pragmato-pragmatique comme réponse à une crise du symbolique.

Jeudi 8

Petit déjeuner à l’allemande : œuf à la coque plus très à la coque et plutôt dur, il y a des valeurs qui se perdent, charcuterie, fromage, tomate, concombre et du sucré beurre, confiture, j’ai toujours beaucoup aimé les petits déjeuners allemands. Celui-ci est moyen-moyen. Je le prends en compagnie d’un conducteur de locomotive – il s’agit d’un train de marchandise – qui se trouve là par hasard, il n’y avait plus de place pour sa loco dans la gare de destination. On a trouvé à Waren où il a passé la nuit, une voie de garage. Aujourd’hui, il rentre chez lui et quelqu’un d’autre viendra ici ramener la locomotive à destination. Mystères des logiques ferroviaires.
Mystères aussi des connexions wi-fi très mauvaises dans les hôtels de province.
L’inhabituelle prestation télévisée de la veille fait partie d’une vaste offensive de communication. Anne Will qui passe pour une bonne intervieweuse avait transformé l’assurant on y arrivera en une question : y arrivera-t-on ? Quelle audace ! L’entretien télévisé produit dans un quotidien – die Welt – un élan de mysticisme :
«les Allemands n’ont jamais vu leur chancelière dans une telle pureté ».
Sainte Angela priez pour nous !
Que vient faire la pureté dans cette affaire ? Doivent confondre avec la bière. Bon, je force un peu pour Sainte Angela, les protestants ne connaissent pas de saints. Mais je me remémore la «une» choquante d’un hebdomadaire qui avait déguisé Mutti en Mère Thérésa ce qu j’avais trouvé insultant pour Mère Thérésa car les pauvres ne sont pas le problème d’Angela Merkel, bien au contraire, les pauvres n’ont qu’à s’en pendre à eux-mêmes. Ce qui moi m’a frappé, ce serait plutôt l’affirmation d’un pouvoir personnel, très présidentiel – ça doit être la fréquentation de Hollande – et le retour de la géopolitique. Si l’on avait un tant soit peu écouté, on avait entendu que l’accueil des réfugiés s’accompagnait d’un durcissement de l’exclusion sociale, que l’on renverrait plus vite chez eux les réfugiés économiques et que l’on exigera de ceux qui auront vocation à rester c’est à dire pas tous – qu’ils se plient aux règles et aux valeurs de la société allemande. Lesquelles sont-elles ?
Les chômeurs allemands et les pauvres des Balkans ne sont pas concernés par la soudaine générosité de la chancelière qui, il y a à peine trois mois, avait présenté un cœur de pierre à un jeune palestinienne qui lui demandait pourquoi elle devait être expulsée et ne pouvait pas rester en Allemagne et à laquelle elle avait répondu sèchement que l’Allemagne ne pouvait accueillir tous les réfugiés. C’est peut être cela une sainte : un cœur de pierre dont une partie se réchauffe sous la pression des événements.
Plus prosaïquement, les instituts de conjoncture économique considèrent que les dépenses consacrées à l’accueil des réfugiés sont comme un plan de relance conjoncturel. Le Spd en est réduit à demande une piqûre keynésienne encore plus importante. Wolfgang Schäuble avait annoncé que grâce à la rigueur, l’Allemagne est en excédent budgétaire et peut financer l’accueil. Les milieux d’affaire disent  attendre de l’afflux d’immigrés une augmentation du PIB de 0,3 à 0,4% !
La position allemande a été si l’on peut dire résumée par Pierre Gattaz dans Le Monde, les patronats français et allemands ayant des positions proches sur cette question :
« c’est une opportunité pour notre pays. Cessons toute condescendance envers ces migrants :  ils ont souvent un fort niveau d’éducation, sont la plupart du temps jeunes, formés et n’ont qu’une envie, vivre en paix et pouvoir élever une famille ».
Et travailler plus !
On se souvient que Jürgen Habermas avait déploré à propos de la Grèce que l’Allemagne ait dilapidé en une nuit à Bruxelles tout son crédit. On est frappé par la promptitude avec laquelle elle l’a recouvré, et par  la vitesse avec laquelle la Chancelière a fait de nécessité vertu comme si elle avait appliqué l’adage : si la situation vous dépasse, feignez d’en être à l’origine. La décision de la Chancelière a été aussi radicale que la décision de sortie du nucléaire après Fukushima.

Vendredi

« La vérité de l’Europe se trouve en Centre-Afrique, en Ukraine, en Syrie »

Vendredi matin dans le train pour Wittenberg je lis Theater der Zeit, mensuel théâtral qui m’a aguiché avec une une sur la mission. J’y découvre que Hans Jürgen Syberberg est toujours actif à Nossendorf . Il faudra que j’en parle un jour. Je lis sous la plume de l’auteur et metteur en scène suisse né en 1977 à Berne Milo Rau :
«L’Union européenne poursuit avec ses partenaires corrompus en Afrique, au Proche Orient, en Chine, dans l’ancienne Union soviétique, une stratégie économique complètement inhumaine, et fait des millions de victimes. Chaque seconde meurt un enfant sur cette planète en conséquence directe de la politique économique globale. La déstabilisation de régions entières, les millions de réfugiés sont les conditions de notre richesse et non un effet collatéral. Je ne cesse de le répéter : la vérité de l’Europe se trouve en Centre-Afrique, en Ukraine, en Syrie. Cela me met en colère, me rend triste et me désespère quand je vois que l’horizon extérieur de la conscience européenne est à Calais, Lampedusa et Kos. Et il faudrait s’en réjouir ! Je suis lassé de ces discours européens sur la faisabilité, la tolérance, la réciprocité à l’intérieur de l’Europe, la camaraderie. Cette ivresse de générosité et de compassion est de la rhétorique de maîtres. C’est cette rhétorique humaniste qui m’a poussé vers la terreur. C’est la raison pour laquelle je travaille en Centre Afrique : là-bas je vois cette généreuse Europe dans sa maligne nudité. […]
Comme activiste et sociologue, je trouve intéressante la manière dont l’Europe réagit à l’irruption soudaine du réel qu’elle a si longtemps nié. Car peu importe où tu vas en dehors de ce continent, depuis quelques courtes décennies si heureux : tu trouveras partout de gigantesques camps de réfugiés. En dehors de la zone de confort européenne, le quotidien est fait de migration, guerre civile, déportation, meurtre de masse. J’ai vu au cours de mes voyages tant de misère, mort, folie ces vingt dernières années que je trouve inquiétante cette frayeur allemande des derniers mois. D’où s’imaginent-ils viennent les matières premières et les marchandises bon marché ? Où pensaient-ils que mènerait à la fin la politique menée par les États-Unis avec le soutien de l’Europe au Proche Orient et en Afrique ? »
Buchenwald, Bukavu, Bochum, was ist globaler Realismus. Milo Rau im Gespräch mit Rolf Bossart. Theater der Zeit Oktober 2015
Il soulève aussi la question de l’indigence de la pensée et de l’art qui ne sont pas selon lui à la hauteur des enjeux.

 Luther et Melanchthon

Wittenberg
Je m’étais dit que l’exposition Cranach (Le jeune) valait un détour par Wittenberg et j’ai surtout retenu la présence ici de Luther, Melanchthon, Hamlet et Faust. On y croise en effet une maison appelée Maison Hamlet, qui rappelle que Shakespeare dans sa célèbre pièce y a fait étudier Hamlet. Quelques maisons plus loin, une plaque signale que le Dr Faust y aurait résidé également. Mais ce qui frappe surtout – je n’en avais pas conscience – c’est que Martin Luther et Philippe Melanchthon sont quasi représentés sur un pied d’égalité, Luther ayant pour lui une stature plus imposante. La ville se prépare pour 2017, cinq centenaire du début de la Réforme si on le date du moment où Luther a placardé ses 95 thèses contre le pape sur la porte de l’Église du Château. Philippe Melanchthon, le rédacteur de la Confession d’Augsbourg, est qualifié de précepteur de l’Allemagne. On comprend mieux ici la Réforme et ses ambiguïtés, que la Réforme n’est pas seulement affaire de religion, elle ne se conçoit pas sans un nouveau regard sur le monde, sur l’histoire, sans une réforme des savoirs. Les princes avaient confié à l’église le soin d’instruire. La Réforme transformera profondément l’école qui ne cessera en Allemagne d’être religieuse qu’avec la République de Weimar. Au passage, je note qu’à l’époque de Luther déjà il était question de la Turquie. L’Empire ottoman était aux portes de Vienne. Luther a écrit et publié deux sermons contre les Turcs les assimilant à des agents du diable.

Samedi/Dimanche

Sinn
La surprise du week-end vient d’Etienne Balibar qui dispose d’une page grand format entière dans l’hebdomadaire die Zeit (édition du 8 octobre) sous le titre Heure de vérité. Le philosophe français y témoigne de son respect pour la chancelière allemande. Le fait en lui-même est déjà étonnant laissant accroire qu’Angela Merkel serait au monde la seule femme politique qui aurait un pouvoir politique sur les événements alors que l’on dénie cela à l’ensemble des classes politiques européennes. Je n’ai jamais compris le pouvoir qu’on lui attribuait ni surtout pourquoi elle serait la seule à en avoir. Mais tout le monde semble vouloir apporter sa contribution à cette construction idéologique. Pour Balibar, nous assistons à un élargissement démographique de l’Europe. Ce ne sont plus les états qui demandent à entrer dans l’union mais des hommes et des femmes contraints à l’exil. Cet élargissement oblige l’Europe à se distancier d’elle même et à se repenser. Balibar sait gré à Angela Merkel d’avoir reconnu la situation comme un fait politique. Comme un fait, cela me semble évident, difficile de faire autrement mais comme un fait politique, je demande à voir et je me demande pourquoi elle ne l’a pas assumé lors de son intervention télévisée. Merkel a certes réussi un grand coup mais un coup politicien et non politique au sens d’une vision à long terme. A preuve, elle n’a quasiment plus d’opposition sur sa gauche. A droite, elle n’en est que plus virulente. Pour le philosophe français, la décision d’Angela Merkel pose de facto la question de la constitution européenne. Je ne savais pas Balibar habermassien. Il y a pourtant me semble-t-il peu de chance – au vu en plus de l’état de la gauche européenne actuelle – que cela ne débouche sur autre chose qu’une oligarchie européenne. L’Europe s’élargit sans doute démographiquement mais pas socialement. En contrepoint et commentaire, j’aimerais placer, extraits du même journal, les propos parfaitement cyniques de l’économiste très en vue, Hans Werner Sinn, président de l’institut économique allemand, selon lequel « les femmes de ménage nous coûteront moins cher à l’avenir ». J’adore ce nous. Tout le monde sait que chaque famille allemande dispose d’une bonne. Ce nous est celui de la classe dominante allemande qui étale sa suffisance. Et qui profite de la circonstance pour réclamer que l’on suspende les dispositions concernant le salaire minimum pourtant récemment mis en place. Sinn est partisan d’une baisse généralisée du salaire minimum alors que d’autres ne réclament sa suppression que pour les réfugiés. L’ubérisation de l’économie est en marche. Il n’en reste pas là. Il en profite pour réclamer de retarder encore l’âge de départ à la retraite «afin de nourrir les réfugiés» (sic). Nausée. L’Europe se fera contre ces gens-là ou ne se fera pas.
Une bombe explose à Ankara faisant 95 morts
Dimanche, en famille en Basse Lusace, nous allons aux champignons.  La vedette du jour : die fette Henne (Krause Glucke) . En voici un bon début :

Fette Henne

Sparassis crépu, clavaire crépue, crête de coq, chou-fleur, morille des pins, les noms ordinaires ne manquent pas. Il paraît que c’est un signe de qualité comestible. En tous cas, notre récolte sera bonne et le repas qui en résultera aussi.
Des souvenirs remontent à la surface, on se rappelle le temps où l’on était soi-même sur la route pour échapper aux bombardements. Celles et ceux qui peuvent encore raconter cela étaient enfants à l’époque. Mais fuir la guerre et fuir la misère restent deux choses. Pourtant la fabrique de la misère n’est-elle pas une forme de guerre ?
On évoque la création de zones de transit en Europe pour faciliter le tri. Merkel est sur la défensive. Elle dément la création d’une contribution de solidarité ou un effort supplémentaire demandé au contribuable. Elle parle des réfugiés pas de Volkswagen  ni du sauvetage avant privatisation de la banque publique HSH Nordbank qui coûtera quelques milliards aux finances publiques de Hambourg et Brême. Le chiffre de 20 milliards est évoqué.
Vienne (Autriche) : avancée de l’extrême droite mais le Parti social-démocrate en alliance avec les Verts conserve la mairie. Il semblerait qu’il s’en soit sorti en se souvenant que les électeurs attendent d’un parti qu’il ait des positions un tant soit peu fermes et cohérentes.
Tatort (Le lieu du crime) : le policier du dimanche soir raconte l’histoire d’un demandeur d’asile noir pris par erreur pour un passeur qui se retrouve tabassé au commissariat où un policier avec la complicité de ses collègues le brûle dans la cellule dans laquelle on l’avait ligoté . Son «crime» aux yeux de ce klu-klux clan policier qui joue les Niebelungen : être noir et amoureux de la fille du médecin légiste. Le téléfilm repose sur un fait divers réel survenu à Dessau en 2005. Mais les circonstances de la mort réelle de Oury Jalloh, originaire de Sierra Leone ne sont toujours pas éclaircies, 10 ans après les événements en Basse Saxe

Lundi 12 octobre

Il y a encore eu ce week-end en Saxe des attaques d’extrême droite contre des réfugiés à Chemnitz. A Dresde, 30 à 40 fêlés ont perturbé une fête de bienvenue organisée par les bénévoles. Idem à Cottbus. A Schneeberg, une manifestation à laquelle avait appelé notamment le parti néonazi NPD a rassemblé plus d’un millier de personnes. Le nombre d’actes de violence contre les réfugiés, parfois ils se battent aussi en eux, augmente ainsi que les menaces contre les maires.
Billet de commentaire dans la Lausitzer Runschau de ce matin 12 octobre 2015 :
« Hourra, hourra, la fiancée de fer est là !
L’Allemagne vit maintenant depuis quelques décennies un temps de paix incroyablement stable. Il en résulte l’oubli que sur la rive non européenne de la Méditerranée – dans l’avant cour orientale d’une Europe de l’ouest repue – sévissent des guerres auxquelles participe l’Allemagne – à la remorque des États Unis. Il ne faut dès lors pas s’étonner que les conséquences de la guerre finissent par rejaillir dans la partie préservée du monde pour qui le pétrole du désert est bienvenu mais pas toujours les gens.
Et ce sont les effets de l’anarchie de guerre : escalade de la violence, brutalisation des mœurs, folie sectaire, terrorisme, faim, désespoir, analphabétisme, expulsions. L’horrible attaque à la bombe en Turquie le souligne une nouvelle fois : les retombées se rapprochent. Le déploiement d’instincts nationalistes et la pulsion de participation à la spirale de la violence font partie de la logique de guerre. Les minables attaques contre les réfugiés à Cottbus, Chemnitz et Dresden en témoignent.
Hourra, hourra, la fiancée de fer ! Nos ancêtres chantaient la gloire de l’épée lorsqu’ils sont entrés en jubilant dans la Première guerre mondiale. Quand ils en sont revenus, ils chantaient une autre chanson. La guerre est à coup sûr douloureuse, souvent mortelle. Il serait temps de s’en souvenir». (Johannes M. Fischer Lausitzer Runschau 12 octobre 2015).
Je lis que parmi les arguments de soutien à Angela Merkel, Winfried Kretschmann, le Ministre-président vert du Bade-Württemberg utilise le suivant : Steve Job, le fondateur de Apple a lui-aussi des racines syriennes et peut-être se trouvera-t-il un jour dans un garage au fond d’une vallée de la Forêt noire un Steve Job local pour fonder une entreprise mondiale. Les Verts allemands ont de curieux rêves. Et surtout celui de former une future coalition gouvernementale avec le parti de la chancelière.
Le vainqueur du prix du livre allemand décerné à l’occasion de la grand messe du livre à Francfort sur le Main est Frank Witzel pour un roman qui porte un titre à rallonge proportionnel sans doute au nombre de pages : «Die Erfindung der Roten Armee Fraktion durch einen manisch depressiven Teenager im Sommer 1969» (L’invention de la Fraction armée rouge par un adolescent maniaco-dépressif en été 1969). 829 pages.

Mardi / Mercredi

A Eppendorf, dans la ville natale de Heiner Müller puis Frankenberg où son père fut maire après la guerre. L’impression d’être encore un peu au temps de la RDA. Eppendorf est un ancien centre industriel dont il ne reste rien qu’une certaine nostalgie. Nostalgie aussi d’un passé minier. De cette histoire ne restent que quelques vieilles cartes postales décorant le salon de chasse kitsch de l’hôtel Prinz Albert. Autour apparaissent des paysages qui font penser à la Suisse. Nous sommes en Saxe dans les monts métallifères.
La radio annonce que le groupe parlementaire de Die Linke change de tête. L’héritier de la RDA , Gregor Gisy, qui reste député passe la main à un couple – une décision de congrès avait imposé la parité -, Sarah Wagenknecht, femme d’Oscar Lafontaine et Dietmar Bartsch quasi inconnu. Elle dit qu’il ne faut pas opposer les réfugiés et les pauvres d’Allemagne. Certes, il ne faudrait pas. La question est cependant plus large. L’ensemble des salariés va être sous pression d’un coté d’une main d’œuvre que l’on accueille à bras ouverts dans l’espoir qu’elle sera moins chère et plus souple surtout si le gouvernement cède aux pressions pour l’assouplissement du salaire minimum et de l’autre sous la pression de l’automatisation que l’on fait semblant de ne pas voir arriver. Significativement le directeur de l’agence pour l’emploi est devenu aussi celui de l’agence pour l’immigration. On ne saurait être plus clair.
A la même radio, une autre nouvelle fait état de 1,6 millions d’enfants pauvres dans la riche Allemagne.

Où l’on reparle de PEGIDA .

Le procureur de la République de Dresde a ouvert une enquête contre X pour trouble à l’ordre public en raison de la présence dans la manifestation, lundi soir parmi les quelque 9000 personnes de deux potences destinées l’une à la chancelière Angela Merkel, l’autre au vice-chancelier Sigmar Gabriel (SPD). Elles sont présentées comme le témoignage d’un durcissement du mouvement PEGIDA (= patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident). Comme le souligne le quotidien local, Freie Presse, il s’agit du plus grand mouvement de protestation depuis les grandes manifestations contre les lois Harz en 2005.
Référence intéressante. La Saxe nous rappelle en effet que c’est le pays où est née – et morte lors des grandes manifestations à Leipzig contre les lois Hartz – la sociale démocratie allemande. Elle survit encore dans le cœur des nombreux bénévoles qui s’efforcent de bien accueillir les réfugiés. Pour le reste, le SPD au niveau de sa direction court après A. Merkel alors que les élus locaux ne sont pas loin de penser comme Horst Seehoofer, le dirigeant de la CSU baravoise, principal opposant à la chancelière qui réclame la fixation d’une limite supérieure pour le nombre de réfugiés et le retour d’un contrôle aux frontières. Il a obtenu la mise en place de zones de transit à l’image de ce qui se passe dans les aéroports.
Mais ceci ne suffit pas à expliquer cela.
Le durcissement évoqué se traduit par les attaques personnelles insultantes et va jusqu’à demander la sécession de l’État de Saxe. Le mouvement PEGIDA que l’on croyait en reflux a retrouvé une certaine vigueur avec l’arrivée massive de réfugiés sur l’air de : on vous l’avait bien dit. A Plauen, ils étaient 5000 sur un mode plus policé mais au contenu identitaire proche mettant plus en évidence les préoccupations de couches moyennes n’hésitant pas à s’en prendre aux multinationales.
Pour le directeur de la Centrale de Saxe pour la formation politique, Frank Richter, les manifestations sont l’expression d’une crise de confiance dans le système politico-médiatique. Mais cela vaut pour l’ensemble de l’Allemagne.
En Saxe, le nombre de retraités pauvres augmente. C’est en partie dû aux difficultés rencontrées pour trouver du travail après la chute du mur et la réunification allemande.
Les responsables de PEGIDA entendent en quelque sorte «fêter» le premier anniversaire des premières grandes manifestations de leur mouvement. Les médias les y aideront. Il se passe en Allemagne, sur ce plan, des choses que nous connaissons en France. Les «talk shows» invitent des gens dans l’espoir qu’ils tiendront des propos qui feront scandale pour ensuite prolonger l’audience en commentant le scandale qu’ils ont eux-mêmes organisé.

Jeudi

Première neige. Il fait un temps à ne pas mettre un touriste dehors. Je ne suis pas touriste. Augmentation des cotisations sociales pour l’assurance maladie. Cela concerne les salariés uniquement, la part patronale reste inchangée. C’est une recommandation des experts faisant passer à 15,7 % (+0,2) du salaire brut le taux de cotisation. Reste que chaque caisse pourra en décider.
Merkel perd son crédit dans les sondages.
Gare de Leipzig

La gare de Leipzig

Les gares se transforment de plus en plus en d’immenses centres commerciaux. Ici, à Leipzig, trois étages de galeries marchandes. Elles offrent une demi-heure de connexion wi-fi gratuite sans inscription.

Vendredi

Les mesures gouvernementales adoptées au Parlement confirment le durcissement des conditions d’accueil des immigrés, la fermeture de l’Allemagne en direction des Balkans – l’Albanie, le Kosowo et le Montenegro sont décrétés pays sûrs et donc ne pouvant justifier d’une demande d’asile -, la décision d’expulser plus vite ceux qui «n’ont pas vocation à rester», en cas de refus de départ volontaire, la date de l’expulsion ne sera plus communiquée aux personnes concernées, le maintien plus long dans les centres de rétention qui passe de 3 à 6 mois, moins d’argent et plus de prestations en nature pour les nouveaux arrivants. Le gouvernement débloque quelque 10 milliards d’euros.

Cottbus

Je me rends à Cottbus. Manifestations et contre-manifestations sont annoncées pour le milieu de l’après midi. La semaine dernière une flash-mob organisée par le parti neo-nazi NPD, parti légal en Allemagne avait rassemblé 400 personnes à proximité d’un foyer d’accueil de réfugiés. La police était arrivée juste à temps pour les bloquer. Le NPD avait à nouveau appelé à manifester, réussissant à rassembler cette fois plus largement encore et à surpasser le nombre de personnes qui se sont déplacées en faveur d’une empathie envers les réfugiés. Quand j’arrive à la gare de Cottbus, je ne trouve pas encore de manifestants mais déjà de nombreux policiers. Bon, il reste une ½ heure avant le début du défilé. A l’heure où il devrait démarrer arrive la logistique. Elle est assurée par die Linke.
Manif Cottbus1
Parallèlement, débute dans un quartier de la ville, Saxendorf, un ensemble d’immeubles plutôt bas et rénovés autour d’un supermarché discount, une fête de solidarité. Devançant le cortège encore en chemin, j’y arrive au moment où le ministre de l’économie (SPD) du Land de Brandebourg s’apprête à prendre la parole.

Cottbus Fête 1

Cottbus Fête 2

Je comprends alors qu’il y a solidarité et solidarité. Celle des partis au pouvoir ne se conçoit pas tout à fait de la même façon. Dans le cortège, il y a des jeunes et des anciens. Entre les deux ça manque un peu. Il y a énormément d’indifférence aussi.

Manif Cottbus2

Aucun être humain n’est illégal dit la banderole.
Dans la rue, un homme ironise sur le fait que les réfugiés, il faille désormais les appeler les nouveaux allemands.
Le dévouement des bénévoles est émouvant. Dans les reportages, peu d’entre eux ne s’expriment au delà de leur engagement humanitaire. En voici une cependant, bénévole sur le pont depuis des semaines à Moabit qui ose dire qu’ «il n’y a pas d’humanité dans la politique du gouvernement».

Samedi

Il est 9 heures du matin. Sur le marché de Cologne. Un homme poignarde la candidate aux élections municipales qui ont lieu le lendemain. Henriette Reker était responsable de l’accueil et de l’intégration des réfugiés à la mairie. Elle était candidate sans parti soutenue par la CDU , les Verts et le FDP (Parti libéral) pour la magistrature contre le maire sortant social-démocrate. Frank S. son agresseur est un chômeur de longue durée de 44 ans, bénéficiaire, si l’on peut dire, des lois Hartz IV qui légalisent la pauvreté au travail. On lui prête un passé avec des accointances  nazies.  Il dit avoir agi pour sauver la communauté de l’afflux de réfugiés.

Wir schaffen das / Yes we can / Podemos

Angela Merkel a encore accordé un interview. Au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung cette fois, à la veille de son voyage en Turquie. Elle y révèle pleinement ce que l’on pourrait appeler son léninisme. Selon Lénine, en effet, «la substance même, l’âme vivante du marxisme» est «l’analyse concrète d’une situation concrète». C’est ce qu’elle pratique. Elle a tout de même fait ses études supérieures en RDA. Il en reste quelque chose. J’en retiens surtout la réponse tardive à une question qu’elle semblait ne pas avoir comprise lors de son entretien télévisé et qui portait sur le devenir de l’Allemagne.
«Comme chancelière, il est de mon devoir de me confronter avec tous les soucis et toutes les questions. Je plaide cependant pour que nous nous attelions avec courage et assurance aux tâches à résoudre. Notre République fédérale a un solide fondement : la Loi fondamentale (la constitution), l’économie sociale de marché, notre appartenance à l’Union européenne, à l’Otan, la sécurité d’Israël. Ces piliers nous porteront toujours et chacun de ceux qui viennent chez nous et y jouit de la liberté d’exercer sa religion et d’exprimer son opinion doit accepter ces fondamentaux. Nous l’imposeront à tous ceux qui seront nouveaux chez nous ».
Autrement dit, ils peuvent venir, ils ne changeront pas l’Allemagne. Elle est immuable. Voire. On peut même espérer le contraire. L’Allemagne accueillera 800 000 réfugiés. Si la question de l’immigration n’est pas nouvelle, ce qui l’est c’est son ampleur soudaine. Angela Merkel a immédiatement reconnu le fait comme imparable, il faut le dire. Admettant qu’elle ne pouvait retenir le flux, elle a fait de l’accueil un impératif moral. Elle y a fait face avec le slogan wir schaffen das (nous pouvons le faire) variante allemande du yes we can de Barak Obama ou du podemos espagnol. Si on peut le faire, la logique veut que la question du comment ne se pose pas. Puisqu’on le peut. Beaucoup de gens ne comprennent cependant pas cela ni que ce qui était impossible socialement devienne soudain possible sur le plan  humanitaire. Ce différentiel pose un problème politique auquel elle ne répond pas. Pas plus qu’elle ne répond à la crise du symbolique. Elle libère un espace sur sa droite occupé par l’aile bavaroise de la démocratie chrétienne et par l’AfD, l’Alternative pour l’Allemagne que les sondages créditent à nouveau de 7 % des voix malgré les excès des manifestations PEGIDA dont elle apparaît de plus en plus comme le bras politique. Une partie de la gauche est absorbée par le travail humanitaire et indisponible pour du travail politique. La politique qui consiste à dire qu’il n’y a pas d’alternative qu’Angela Merker partage avec quelques nuances avec le parti social-démocrate organise la fin du politique au sens où elle interdit tout débat possible sur des choix qui ne sont plus que techniques et en apparence neutres. Elle permet à l’extrême droite d’occuper dangereusement le terrain de l’alternatif.

Nausée 2

La seconde nausée provient comme la première du même hebdomadaire die Zeit (édition du 15 octobre 2015) mais elle a une source française : Hillel Rapoport, professeur du Centre d’économie de la Sorbonne, propose un mécanisme de répartition des réfugiés reposant sur trois étapes. D’abord selon le principe adopté par la Commission européenne des quotas par pays. Ensuite il devrait être possible estime-t-il, d’échanger ces quotas contre de l’argent selon le modèle de l’achat/vente d’émissions de CO2. Les réfugiés n’acceptant pas n’importe quel pays ils seraient tirés au sort dans une liste de préférences. Les pays aussi pourraient établir des préférences. Ne serait-il pas plus simple de rétablir un marché aux esclaves ?
PS Entre temps le  personnage a expliqué cela dans le journal Le Monde

Comment sauver la social-démocratie ?

Quelques pontes de la sociale-démocratie – 5 en tout, auxquels se sont joints le deuxième jour des dirigeants syndicaux- se sont rencontrés à Vienne en Autriche rapporte die Zeit. Il y avait là le chancelier autrichien, le premier ministre suédois, Sigmar Gabriel du SPD allemand, Martin Schulz, président du Parlement européen et Manuel Valls. Ils ont chaud aux fesses. Les responsables de la situation se nomment Tsipras, Iglesias et Corbyn qui eux ont repris le flambeau des fondateurs de la sociale-démocratie alors que la vieille sociale-démocratie va d’échec en échec. Je résume l’article. La bande des cinq veut changer cela à défaut d’avoir entrepris quoi que ce soit jusqu’à présent. Ils n’osent même plus ne serait-ce que se poser quelques grandes questions sans même parler d’y répondre. Francois Hollande n’est nulle part ailleurs que là où était son prédécesseur : aux côtés d’Angela Merkel. Quant à Sigmar Gabriel, l’hebdomadaire écrit : malgré l’absence de suspicion de fricoter avec les staliniens qui existait du temps de la guerre froide, la vieille sociale démocratie n’arrête pas de se tirer dans le pied .
«Et personne d’autre ne fait cela mieux que l’initiateur de la rencontre des cinq, Sigmar Gabriel. A peine le chef du SPD s’est-il positionné comme européen modèle qu’il se lance dans le populisme : que les Allemands veuillent le grexit et Gabriel y pousse les Grecs. Les Allemands ont-ils peur de trop de réfugiés et Gabriel réclame qu’on en limite le nombre. Ils veulent que l’on coopère avec les Russes et Gabriel réclame la fin des sanctions – et conforte ainsi les positions de sa gauche. Le combat entre gauches pragmatiques et gauches nostalgiques pour l’âme de la sociale démocratie durera autant que Gabriel et ses camarades laisseront absent ce que les électeurs apprécient : une attitude conséquente. Autre chose qui du voodoo (incantations d’envoûtement)».

Les réfugiés, une chance pour l’Allemagne ?

L’ouverture des frontières est une chance pour l’Allemagne et conforte son rôle d’avant garde économique en Europe, estime-t-on du côté de la Deutsche Bank qui répond cette semaine à l’économiste Hans Werner Sinn qui réclamait une limitation du flux des réfugiés. Pour des néo-libéraux, il est clair que tout ce qui trouble le confort d’une population est une bonne chose.
«Les coûts de l’intégration sont un judicieux investissement dans l’avenir .(…) Les société multiculturelles sont plus vivantes, plus flexibles, plus innovantes, plus adaptatives, plus aptes aux changements ».
Il y a tout à craindre d’une population vieillissante qui a peur du changement. Son poids politique grandissant figera le pays. Dans le cas contraire, grâce à ce que fait bouger l’immigration, l’Allemagne retrouvera aussi à côté de son pouvoir économique sa place centrale en Europe dans le domaine de la science et de la culture. Dit en résumé David Folkerts-Landau chef économiste de la Deutsche Bank. Un argumentaire parfaitement idéologique quoiqu’il s’en défendrait. Pour ces gens-là, les idéologues ce sont toujours les autres. La perte de repères se fait pour bien d’autres raisons, dues notamment à l’incurie des pouvoirs publics face aux bouleversements technologiques, que l’arrivée de réfugiés ayant eux aussi perdu les leurs. Sous-entendre en plus que les gens ne veulent pas bouger est insultant au moins pour cette partie de la population qui a vécu l’effondrement de la RDA et subit la privatisation quasi mafieuse du pays.

Dimanche

Dans le train de retour, soudain cette annonce : «L’arrivée de notre train en gare centrale de Berlin est retardée car tous les rails sont occupés». Mystères de la logique ferroviaire 2
Dîner d’un hamburger à la choucroute. Si si. Ils l’ont appelé King Elvis. Malgré cela c’était plutôt bon. Je recommande l’endroit un peu insolite.
Élections fédérales en Suisse. Sous la poussée de la droite nationaliste, la Suisse est encore plus à droite qu’elle ne l’était déjà. Cela va encore compliquer les relations avec l’Union européenne. J’en avais déjà un peu parlé ici.

Lundi 19 octobre 2015

Henriette Reker est sauve. Elle a survécu à son agression et a été élue maire de Cologne avec 52,66 % des voix contre 32 % au SPD. Le Parti, une formation satirique atteint 7,22% des voix. Mais la vraie donnée de ces élections est que malgré l’attentat, seuls 40 % des électeurs se sont rendus aux urnes. Il n’y a pas plus claire expression de la défiance envers la politique.
Pendant tout ce temps, l’affaire de la tricherie de Volkswagen révèle toute son étendue. C’est tout un système qui est corrompu. Mais en Allemagne cela ne concerne pas la politique. Enfin jusqu’au jour où… A propos de Volkswagen (VW), que l’on me permette de me citer :
 Pourtant Volkswagen  dont l’émirat du Qatar vient de prendre une part de 17 %, tout comme Porsche, Opel, Mercedes font partie de ces « utopies » occidentales particulièrement allemandes qui s’effondrent. Wolfgang Engler nous le confirme :
« L’ancienne Allemagne fédérale a toujours étroitement lié  démocratie et progrès économique autour de grandes entreprises. On pensait que ce serait éternellement indissociable. L’épreuve consistant à maintenir les vertus démocratiques dans les conditions d’un défi économique manifeste et de la disparition de quelques phares de la conscience collective est devant nous ».
C’était  dans le Monde Diplomatique en ….. 2009, 20 ans après la Chute du mur.
Ce qui frappe aujourd’hui, 25 ans après la réunification allemande, c’est la manière hautement symptomatique pour notre époque dont le tant vanté savoir-faire allemand est annihilé par un logiciel conçu pour truquer les externalités négatives produite par l’industrie automobile et transférées à la société chargée d’en supporter les conséquences.  La puissance publique ayant renoncé à ses fonctions de contrôle. Un récent commentaire de la  Frankfurter Allgemeine Zeitung signalait à quel point VW était devenu une entreprise où régnait le mensonge. Cela n’empêche pas les salariés de faire corps avec ses dirigeants même quand ceux-ci partent avec une substantielle retraite. Il est vrai que VW est l’entreprise allemande dans laquelle le syndicat IG Metall est le plus impliqué.
Autre idole de la conscience collective en Allemagne, le football est secoué par la question : Le conte de fée de la Coupe du monde de 2006 en Allemagne a-t-il été acheté ? Pour contrer la candidature de l’Afrique du Sud.
Au cours d’une promenade nocturne dans les rues de Berlin, je découvre cette enseigne sur la façade du KW Institute for Contemporary Art dans l’Auguststraße qui permet de conclure avant le retour au pays en ouvrant sur une question peut-être pleine d’avenir : Ton pays n’existe pas. Peut-être en effet n’existe-t-il pas autrement que comme un devenir.
Libia Castro & Ólafur Ólafsson, DEIN LAND EXISTIERT NICHT, 2013 (aus der laufenden Kampagne YOUR COUNTRY DOESN’T EXIST, seit 2003), Leuchtreklame, 190 x 700 cm, Installationsansicht, Courtesy Libia Castro & Ólafur Ólafsson

Libia Castro & Ólafur Ólafsson, DEIN LAND EXISTIERT NICHT, 2013 (aus der laufenden Kampagne YOUR COUNTRY DOESN’T EXIST, seit 2003), Leuchtreklame, 190 x 700 cm, Installationsansicht, Courtesy Libia Castro & Ólafur Ólafsson

PS
Ils étaient 20 000 à Dresde à la manifestation PEGIDA à se prétendre être le peuple et à crier leur hostilité à Angela Merkel en réclamant des expulsions. 14-15000 étaient venus souhaiter la bienvenue aux réfugiés. Pour l’occasion les institutions culturelles de la ville avaient éteint leurs lumières. Parmi elles la Manufacture de verre de Volkswagen. Au nom du respect de l’État de droit.
Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Plaidoyer pour Luc Grün et son atelier par Cédric Aria

Luc Grün, originaire de Sarreguemines, ancien enseignant de physique, érudit et polyglotte, est, comme on le lit, une figure “haute en couleur” de Riquewihr, en Alsace, où depuis des décennies il se consacre à la peinture. Visité des Français comme des étrangers qui passent par la ville pittoresque, l’artiste en serait presque réduit à une attraction de plus, paragraphe de guide touristique entre la Tour des voleurs et la cave dégustative de la maison Hugel. Oui mais voilà. Depuis des années, Grün cause un malaise dans les milieux bien-pensants des environs avec ses idées profanes mais surtout avec son atelier littéralement hors normes, sorte de vieille caravelle échouée sur un grand récif corallien antillais. Ses peintures semblent comme émerger de strates de tubes, de journaux, de boîtes, de postes de radio bousillés – tout un bazar qui ne fait pas dire amen au pompier, ou tout au moins est-ce le prétexte que ses détracteurs ont trouvé pour le presser de partir. Les choses se sont précipitées récemment avec une inspection des locaux de Grün conduite sous l’autorité du préfet et la production d’un procès-verbal instruisant, en clair, de le vider. Ce serait évidemment détruire la chair et la psyché du ressui de Luc Grün, ainsi qu’un symbole du vieux Riquewihr, mais est-ce là ce qu’il faut défendre d’abord ? À travers l’atteinte à la liberté du créateur, à l’espace de création lui-même, en vérité nous sommes tous atteints – sous couvert de sécurité, c’est la normalisation et l’intolérance à l’art (et l’artisanat) de tout un chacun qui nous guettent. Luc Grün n’est pas un arlequin, un personnage, c’est un homme, et c’est de lui dont il est question dans cette courte prose et ces quelques vers.

IMG_1925

Plaidoyer pour Luc Grün et son atelier
par Cédric Aria

C’est une lueur. Une lueur dans la nuit blanche et translucide que sont désormais les allées touristiques de Riquewihr – comme des modèles de sécurité et de performance, ceux-là mêmes qui gentrifient la planète tout entière comme un cancer écrasant spontanéité, créativité et histoire… Cet atelier de Luc Grün, c’est une lueur soudaine, une pinède au coeur de Marbella, un château d’artiste qui à son dam n’est plus pour les badauds qu’une attraction parmi d’autres – une vitrine et son acteur pour animer la ville-musée.
Comment voudrait-on que l’atelier d’un artiste qui crée ou que le bureau d’un chercheur qui cherche soient en ordre ? La vie elle-même, parole de biologiste, c’est une lutte incessante contre l’entropie. Toute l’énergie de la cellule participe de sa survie contre les forces qui la désagrègent, à faire entrer en elle ce qui est voué à se disperser. Ainsi en est-il de la créativité. Non seulement ne s’encombre-t-elle pas de balayer sa propre écume, mais elle est intrinsèquement une pulsion qui désassemble la vision consensuelle et rigide du monde pour lui opposer une alternative, parfois une correction. Qu’y a-t-il d’étrange à ce que cet effort de déconstruction se matérialise chez celui qui le cultive ?
Vouloir débarrasser l’atelier de Grün, c’est échanger la liberté de l’esprit créatif contre la perfection dystopique de la société de l’ignorance et du mensonge, cette idéologie vendue comme une commodité par les maîtres à penser du marché unique et de la monoculture des masses serviles. C’est donner un peu plus d’avance au cauchemar anglo-saxon dont malheureusement je connais toute l’étendue d’euphorie, de misère et de vanité.
Quel est le vrai danger de santé publique ? Le feu hypothétique qui prendrait dans l’atelier du peintre, ou bien la pollution des eaux et de l’air, la surexploitation des terres et le traitement chimique des aliments ? Ces derniers phénomènes sont causés par les mêmes princes du profit qui en aval imposent l’illusion d’un monde des plus propres et des plus sûrs.
Laissez Luc Grün faire ses années d’être humain en paix. Vous savez en observant les tendances que personne à Riquewihr ne vous empêchera de le remplacer par un autre magasin avec une autre bonne âme bien rangée et dont l’unique talent sera de compter les billets.
Laissez la dignité colorée de Luc Grün vous déborder encore un peu dessus.
Des grains de poussière comme des étoiles
constellent le sang qui les anime –
les épouvantails de mon grand champ,
où je fais pousser des arcs-en-ciel sauvages.
Ils dorment ensemble, entre les arbres, entre les dunes,
ils causent, les géants mangent les petites dames,
les mômes se perdent, souvent, et les démons,
dans l’agitation de la ville toujours adolescente,
allument, parfois, une étincelle…
C’est vrai que dans le pavillon sans colombages,
blotties sous des coussins de nylon
parfumés d’ersatz de menthe et de vanille,
deux colombes roucoulent le réquisitoire de Prométhée…
Mais qu’importe ! Que le feu vienne !
Qu’il emporte tout, et je vois déjà la toile cendrée
planer en mille plumes chromatiques,
la suie comme une gouache ébène
retravailler le buntsandstein fade en clair-obscur
et faire de la Cène du winstub un Caravage…
Ah ! Qu’elle vienne la flamme rousse !
Hollandaise comme une Gogh,
lécher mes nénuphars et mes cadavres,
mes chapeaux, mes impers, mes paratonnerres,
mes trucs, tout mon Escher de brique-à-Braque !
Qu’elle vienne, l’aube…je l’attends depuis
mon premier dessin, une fleur-oiseau sur le sein de ma mère –
depuis mon premier amour, une pomme à grosses joues
qui virevoltait dans le ciel pascal…
Je l’attends sagement, l’aube fumante,
elle sentira le muscat et le chef-d’œuvre,
un peu le munster et l’échalote, aussi,
un peu la soupe au kirsch de la Großmü’ta
qui s’essuyait les pieds sur mes canevas.
Et je serai là, sur mes guiboles trémulantes,
offert tout crasseux à la lumière pâle
caressant les fesses vosgiennes,
et je me ferai un pinceau de quelques poils de barbe
pour tracer à l’huile de ruine
un dernier bourgeon.
Cédric Aria
Cédric Aria paléontologue à Toronto et poète partout est né à Mulhouse en 1987. De lui est annoncé pour le mois  de novembre, aux édition Hybris, un recueil de poèmes Des viscères sur l’autel du bonheur. Chez le même éditeur est paru  auparavant une nouvelle, La terreur. Lien diffuseur
Publié dans Arts, Littérature | Marqué avec , , , , | 9 commentaires

(Re)Lectures de MarxEngels (2) : Marx à l’envers Marx à l’endroit

La plus ancienne édition de ma bibliothèque date de 1935. Il y en a eu d'autres avant

 A la fin du chapitre 2 du Manifeste du Parti communiste, MarxEngels se demandent : Que se passera-t-il, dans la société future, «les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, et toute la production concentrée dans les mains des individus associés » ?
Et répondent :
« À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous ».
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue. Dernières lignes du chapitre II : Prolétaires et communistes
La phrase a un air d’évidence même si l’on peut s’étonner de l’absence de dialectique entre le
chacun et le tous, et pourtant…. Même ceux qui pouvaient lire MarxEngels dans leur langue d’origine, l’allemand ont pu s’y tromper. Je fais appel ici au témoignage du poète est-allemand Stephan Hermlin qui, dans son essai poétique et autobiographique Crépuscule, montre comment on peut projeter dans un texte l’inverse de ce qui y figure, au point de produire un stupéfiant contresens sur le rapport de l’individu et du collectif. Après avoir évoqué ses lectures d’enfance, notamment les Mille et une nuits auxquelles il attribuait une tendance à « placer la dimension contextuelle au dessus de ce qui était réellement rapporté » et donc « à lire dans un texte un autre texte », il écrit :
 «A treize ans, j’ai lu par hasard le Manifeste communiste. Cette lecture a eu plus tard des conséquences. Ce qui me séduisit fut d’abord le grand style poétique, ensuite, le ton résolu de ce qui est dit. Le fait de l’avoir lu plusieurs fois au fil des ans, deux douzaines de fois certainement, fait partie des conséquences. Dans trois pays, j’ai entendu des cours sur le Manifeste par mon professeur Hermann Dunker. Dunker, qui était capable de réciter l’œuvre par cœur du premier au dernier mot, faisait partie de ces gens qui n’existent plus et qui parlaient encore de la théorie marxiste avec des larmes d’émotion dans les yeux. L’œuvre célèbre me conduisit à des écrits plus difficiles, plus volumineux de la littérature marxiste, mais je revenais toujours à celle-là. Depuis longtemps déjà, je croyais la connaître exactement, lorsque, aux environs de ma cinquantième année, j’ai fait une étrange découverte. Parmi les phrases qui m’étaient devenues évidentes depuis longtemps, il s’en trouvait une qui disait : La vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes est remplacée par une association, où le libre développement de tous est la condition du libre développement de chacun. Je ne sais pas quand j’ai commencé à lire cette phrase de cette façon. Je la lisais ainsi et elle signifiait ça pour moi, parce qu’elle correspondait alors à ma conception du monde. Quel ne fut pas mon étonnement, voire mon épouvante, lorsque, bien des années plus tard, je m’aperçus qu’en réalité la phrase voulait dire exactement le contraire : …où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.
Il était clair pour moi que, là aussi, j’avais pour ainsi dire lu dans un texte un autre texte, que j’y avais lu mes propres représentations, ma propre immaturité; mais ce qui là-bas pouvait être permis, ce qui pouvait même être offert, parce que le mot faisait allusion à d’autres mots, à l’inexprimé, était ici absurde parce qu’il y avait dans ma tête une connaissance, une prophétie. Un soulagement se mêlait cependant à mon épouvante. Soudain était apparu à mes yeux un écrit que j’avais longtemps attendu, que j’avais souhaité».
Stephan Hermlin : Crépuscule (Abendlicht) (Editions Les Presses d’aujourd’hui – Galllimard Trad. Eugène Guillevic et Colette Zennadi-Albertini  pages 27/28)
Il resterait à déterminer dans quelle modalité s’inscrit le renversement c’est à dire dans quelle conception préexistante s’opère le renversement. Il n’est d’ailleurs pas le seul aspect. Il reste une dimension que Stephan Hermlin n’évoque pas. En restant sur la même citation se pose aussi la question des conditions de l’individuation, c’est à dire ce qui me permet de devenir ce que je suis, et, en association avec d’autres, de construire un nous. MarxEngels parlent d‘association, d’individus associés.
Sur cette question, je fais appel à Bernard Stiegler :
«L’échec historique du communisme aura été son incapacité à penser l’association, c’est à dire son renoncement à lutter contre la prolétarisation comme perte de savoir et sur les courts-circuits dans la transindividuation qui sont évidemment caractéristiques du totalitarisme bureaucratique stalinien, tout comme ils le sont de la totalisation des conduites par le marketing : ce n’est que sur la manière de dissocier que le capitalisme et le communisme se seront distingués – ce que les marxistes situés hors du stalinisme et contre lui n’auront jamais su critiquer au fond, parce qu’ils auront toujours confondu prolétarisation et paupérisation.
Dans le monde communiste, cette dissociation a conduit de manière intrinsèque et structurelle à la négation totalitaire des structures d’existence, ce qui pendant longtemps n’a pas été le cas du capitalisme, en particulier lorsqu’il a su combiner fordisme et keynésianisme. Le capitalisme a longtemps favorisé la constitution de dispositifs de motivation fondés sur ces structures d’existence au contraire du communisme, structures qu’il a cependant captées, exploitées et finalement détruites, mais par rapport auxquelles il a été efficace, et a même constitué une nouvelle économie libidinale et de nouvelles perspectives de sublimation, à l’inverse de la dissociation communiste ».
Bernard Stiegler : Pour une nouvelle critique de l’Economie politique (Galilée 2009 pages 84 et 85)
Je reviendrai dans une autre (re)lecture de MarxEngels sur le concept central chez Stiegler de prolétarisation comme perte par transfert à la machine de savoir faire, savoir vivre et savoir tout court (savoir conceptualiser, théoriser), perte étendue à l’ensemble de la société ainsi que sur les notions liées d’association/dissociation qui reposent sur le fait que les hommes sont des individus techniques. Je me contenterais ici d’insister encore sur la manière dont l’URSS a foncé tête baissée – c’est le cas de le dire – dans le taylorisme et le fordisme. Le hasard des lectures fait que je viens de lire un livre de témoignage sur Brecht, Der Dichter und die Ratio. Erinnerungen an Bertholt Brecht (Suhrkamp), qui évoque et documente les relations d’amitiés et d’échanges intellectuels entre Fritz Sternberg, un théoricien marxiste et l’homme de théâtre et poète allemand. Dans un entretien radiophonique qui a eu lieu à Cologne en 1929, Brecht fait cette stupéfiante déclaration :
«La fabrique fordiste est d’un point de vue technique, une organisation bolchévique, elle ne convient pas à l’individu bourgeois mais colle bien mieux à la société bolchévique».
Taylor héros du travail soviétique. Le fordisme et le taylorisme ont servi d’idéologie «progressiste» à l’est comme à l’ouest. Faut-il dès lors s’étonner que l’on lise Marx à l’envers ?
Heiner Müller, dans l’intervention à la télévision que j’ai récemment évoquée, disait que la fin de la RDA n’était pas l’échec de Marx mais l’échec d’une tentative de contredire Marx.
Précédente (Re)Lecture de MarxEngels : Le(s) spectre(s)

 

 

Publié dans (Re)Lectures de MarxEngels, Littérature | Marqué avec , , , , , , , | Laisser un commentaire

Heiner Müller : J’aurais préféré que l’on réunisse la Thuringe à l’Italie, la Saxe à la France…..

Il y a 25 ans, s’est opérée l’unification des deux Allemagnes issues de la Seconde guerre mondiale. Le Mitteldeustcher Rundfunk a récemment diffusé à cette occasion un documentaire fait d’un collage de différentes émissions de débats qui ont eu lieu à la télévision entre la Chute du Mur en 1989 et la réunification qui aura lieu à marche forcée et sera effective moins d’un an plus tard, le 3 octobre 1990. Les émissions, nouveauté à l’époque, réunissaient à chaque fois des Allemands de l’Est et de l’Ouest. En la voyant, j’ai eu le plaisir de retrouver un Heiner Müller en pleine forme, prenant comme  à son habitude  le contre-pied radical du courant dominant sans toutefois casser l’ambiance et en mettant les rieurs de son côté. J’ai choisi trois extraits d’une émission qui avait été diffusée par le Hessischer Rundfunk, le 18. Mai 1990.
Heiner Müller :
J’aurais préféré que l’on réunisse la Thuringe avec l’Italie, la Saxe et la France, le Mecklembourg avec l’Angleterre, cela aurait été une bonne chose et aurait bien plus amusé les gens à long terme. Actuellement c’est terrible, nous avons d’abord à faire à une colonisation. Je ne peux qu’espérer qu’Hitler avait raison quand il affirmait que le peuple de l’est s’est avéré le plus fort mais je ne sais pas comment cela peut fonctionner.

 

Heiner Müller :
La seule chose qui a échoué c’est une tentative de contredire Marx. Elle a commencé en 1917 et s’achève aujourd’hui. On pourra à nouveau relire Marx, on ne le fera pas dans l’immédiat mais cela redeviendra intéressant.

 

Heiner Müller
L’ensemble de l’Europe de l’Est fonctionnait selon la loi du ralentissement. C’est d’ailleurs peut-être une erreur de croire que les révolutions dans l’histoire sont des facteurs d’accélération, elles étaient peut-être au contraire toujours des tentatives d’arrêter le temps. En 1871, lors de la Commune de Paris, on a commencé par tirer sur des montres. Tout ce mécanisme de ralentissement a été stoppé et entraîné dans une formidable accélération de sorte que des pans nous sautent au visage. Tout va trop vite. Le tournant (Wende) est arrivé trop tard comme tout arrive toujours trop tard en Allemagne, l’ouverture de la frontière arrive trop tôt. Personne n’y était préparé. Cela crée un vide. On ne sait pas ce qui peut en sortir. Peut-être des choses que l’on croyait oubliées depuis longtemps.
Extraits de Vorher reden wir aber noch! (Teil 2) Deutsch-deutsche Talkshows im Einheitsjahr 1989/90 qu’on peut retrouver ici
Publié dans (Re)Lectures de MarxEngels, Heiner Müller, Histoire | Marqué avec , , , , , , | Laisser un commentaire

Heinrich Heine : le Rhin est à moi

Dans la suite de la présentation de Heinrich Heine par Laurent Margantin, l’Allemagne en exil, on pourra lire ci-dessous un extrait de la préface au poème Allemagne un conte d’hiver que le poète écrivit en 1843-44 après un voyage de retour en Allemagne. Il répond aux accusations de trahison qui lui ont été faites – on lui a reproché de salir le nid (das Nest beschmutzen), de trahir les siens. Il affirme que tout en restant allemand de langue et de culture, « son » patriotisme est celui de la démocratie qu’il plaçait avec la liberté  au-dessus de la nation,  aspiration dont il créditait l’Alsace et la Lorraine. On  ne peut évidemment plus poser les questions ainsi aujourd’hui mais il est peut-être intéressant de se rappeler qu’on avait pu le faire en appelant à la démocratie universelle. Quand un philosophe comme Jürgen Habermas plaide aujourdhui pour un patriotisme constitutionnel, il ancre probablement, entre autre, là sa réflexion. On se rappellera que l’auteur de La Lorelei était rhénan, natif de Düsseldorf. On peut noter aussi, qu’aux yeux de Heine, l’Alsace et la Lorraine existaient, ce que d’aucuns nient aujourd’hui.
« (…) Je les entends déjà crier de leur grosse voix : Tu blasphèmes les couleurs de notre drapeau national, contempteur de la patrie, ami des Français à qui tu veux livrer le Rhin libre. Calmez-vous; j’estimerai, j’honorerai votre drapeau, lorsqu’il le méritera, et qu’il ne sera plus le jouet des fous ou des fourbes. Plantez vos couleurs au sommet de la pensée allemande, faites-en l’étendard de la libre humanité, et je verserai pour elles la dernière goutte de mon sang. Soyez tranquilles, j’aime la patrie, tout autant que vous. C’est à cause de cet amour que j’ai vécu tant de longues années dans l’exil ; c’est à cause de cet amour que j’y passerai peut-être le reste de mes jours, sans pleurnicher, sans faire les grimaces d’un martyr. J’aime les Français, comme j’aime tous les hommes, quand ils sont bons et raisonnables, et parce que je ne suis pas assez sot et assez méchant moi-même pour désirer que les Allemands et les Français, ces deux peuples élus de la civilisation, se cassent la tête pour le plus grand bien de l’Angleterre et de la Russie, et pour la plus grande joie de tous les gentillâtres et les mauvais prêtres de ce globe. Soyez tranquilles, jamais je ne livrerai le Rhin aux Français, par cette simple raison que le Rhin est à moi. Oui, il est à moi par un imprescriptible droit de naissance, je suis de ce Rhin libre le fils encore plus libre et indépendant. C’est sur ses bords qu’est mon berceau, et je ne vois pas pourquoi le Rhin appartiendrait à d’autres qu’aux enfants du pays. Il faut avant tout le tirer des griffes des Prussiens ; après avoir fait cette besogne nous choisirons par le suffrage universel quelque honnête garçon qui a les loisirs nécessaires pour gouverner un peuple honnête et laborieux. Quant à l’Alsace et à la Lorraine, je ne puis pas les incorporer aussi facilement que vous le faites à l’empire allemand. Les gens de ce pays tiennent fortement à la France, à cause des droits civiques qu’ils ont gagnés à la Révolution française, à cause de ces lois d’égalité et de ces institutions libres qui flattent l’esprit de la bourgeoisie, bien qu’ils laissent encore beaucoup à désirer pour l’estomac des grandes masses. Les Lorrains et les Alsaciens se rattacheront à l’Allemagne quand nous finirons ce que les Français ont commencé, le grand œuvre de la Révolution : la Démocratie universelle ! Quand nous aurons poursuivi la pensée de la Révolution dans toutes ses conséquences, quand nous aurons détruit le servilisme jusque dans son dernier refuge – le ciel ! – quand nous aurons chassé la misère de la surface de la terre, quand nous aurons rendu sa dignité au peuple déshérité, au génie raillé, à la beauté profanée, comme nos grands maîtres, les penseurs et les poètes, l’on dit et l’ont chanté, et comme nous, leurs disciples, le voulons – alors ce n’est pas seulement l’Alsace et la Lorraine, mais la France tout entière, mais l’Europe et le monde sauvé tout entier, qui seront à nous ! Oui, le monde entier sera allemand ! J’ai souvent pensé à cette mission, à cette domination universelle de l’Allemagne, lorsque je me promenais avec mes rêves sous les sapins éternellement verts. Voilà mon patriotisme.[..]
Ce 7 décembre 1844 »
Heinrich Heine
On pourra télécharger sur Oeuvres ouvertes une version du poème de Heine avec la préface dont est extrait le texte ci-dessus
Publié dans Littérature, Rhin | Marqué avec , , , , | Laisser un commentaire

#Dissémination #webassociation des auteurs
Heinrich Heine, l’Allemagne en exil par Laurent Margantin

La webassociation des auteurs invite chaque mois à une dissémination collective, libre deux fois par trimestre, sur thème plus ciblé le dernier mois. J’ai déjà plusieurs fois participé à des thématiques. Ce mois est sans thème. Je publie avec son accord ce dont je le remercie un texte de Laurent Margantin publié sur son site Oeuvres ouvertes que j’invite une nouvelle fois les lecteurs du SauteRhin à découvrir. L’essai  a été écrit en préface au dossier Heine de la revue Europe consacrée à Heinrich Heine et Nelly Sachs (Août-septembre 2015). Son titre  L’Allemagne en exil montre une sorte de grand écart que fait  le poète entre l’Allemagne et l’Allemagne séparées par la France
Isidor Popper : Heine à l'époque de son voyage en Allemagne (1843/44) L'original se trouve à l'Institut Heinrich Heine de Düsseldorf
Isidor Popper : Heine à l’époque de son voyage en Allemagne (1843/44)
L’original se trouve à l’Institut Heinrich Heine de Düsseldorf
Il est devenu courant de célébrer l’identité complexe de Heinrich Heine : enfant de l’Aufklärung et dernier poète romantique, esprit à la fois ironique et mélancolique, écrivain juif de langue allemande exilé en France, impossible de « fixer » Heine, de le ramener à une seule identité, même sur le plan littéraire, car il fut à la fois poète, prosateur, journaliste, essayiste, auteur de ballet. Né à Düsseldorf d’un père négociant en textile et d’une mère issue d’une famille de banquiers, il défendit pourtant, dans de nombreux écrits, les idéaux révolutionnaires de son temps et se préoccupa du sort du peuple, au point de devoir quitter l’Allemagne pour des raisons politiques. Les nombreuses facettes de sa personnalité, ses multiples talents, cette « identité complexe » qu’on ne cesse de brandir pour en souligner la modernité ont souvent été exploités par ses adversaires pour le présenter comme un esprit léger, versatile, sans profondeur, dont il faudrait se méfier. Pourtant, il nous semble qu’en situant Heinrich Heine au milieu des tensions propres à son époque, on peut au contraire être frappé par la constance de ses idées et par sa rigueur morale, supérieures à celles de nombre de ses contemporains [1].
Quand Goethe meurt en 1832, Heinrich Heine a déjà publié les Tableaux de voyage et surtout les poèmes du Livre des chants qui deviendra un « livre culte » pour le public allemand, un peu à la manière des Souffrances du jeune Werther dans les années 1770. En deux publications, Heine accède à la célébrité, et peut passer pour le digne successeur du maître de Weimar. Mais en 1832, il vit déjà à Paris, en exil. Dans les Reisebilder, il a réglé ses comptes avec la noblesse allemande, composée de « despotes en miniature ». Le ton de ses écrits, autant en vers qu’en prose, est radicalement nouveau, révolutionnaire, dans une Allemagne recroquevillée sur elle-même. S’il a rencontré Goethe quelques années plus tôt lors de son voyage dans le Harz, il le critique autant pour son légitimisme que pour la tyrannie qu’il exerce dans le champ littéraire au nom d’un principe qu’il est temps de renverser, « l’idée d’art » fondée sur une objectivité à laquelle il faut désormais opposer « l’empire de la subjectivité la plus sauvage ». Aux yeux de Heine, Goethe symbolise la situation politique de l’écrivain allemand : au service du duc Carl August à Weimar depuis des décennies, il vit à l’écart des luttes de son temps, et conçoit l’art comme un domaine à part, coupé des réalités sociales. Il est temps que le poète s’engage pleinement dans son époque, en son nom propre.
Ses attaques ne visent pas que Goethe, dont il respecte malgré tout le rejet du nationalisme et le panthéisme de nature spinoziste (et surtout, c’est un grand poète qu’il sait défendre dans sa recension du livre de Menzel sur la littérature allemande). Dès ses premiers écrits, Heine a déclaré la guerre à cette Allemagne aristocratique, réactionnaire de la période du Vormärz (de 1815 à 1848), opposée à toute forme de changement social et politique, Allemagne défendue et même représentée par la plupart des écrivains de son temps. « Romantique défroqué », Heine est conscient du rôle qu’il peut jouer dans l’avènement d’une littérature allemande libérée du romantisme qui, sur le plan politique, n’avait d’autre projet que de réactiver les valeurs de l’Allemagne médiévale. Heine ignore la sympathie éprouvée par les premiers romantiques (Novalis, mais surtout Friedrich Schlegel) pour les idéaux républicains, et s’attaque à la vision idyllique, idéalisée de ce courant littéraire exposée par madame de Staël dans son De l’Allemagne paru en 1814. Le ralliement des romantiques à la Sainte-Alliance et leur silence à propos des décrets de Karlsbad de 1819 instaurant la censure de la presse et de l’édition font d’eux les ennemis du mouvement libéral favorable à une constitution républicaine. Dans son Ecole romantique, Heine lance une violente charge contre eux, convertis à la religion catholique, « soutien du despotisme ». Qu’il s’agisse de Görres, répandant la « haine des Allemands contre les Français », comparé à une « hyène tonsurée », ou bien de Schelling, devenu professeur de philosophie à Munich, accusé d’avoir renoncé à toute forme de pensée critique et de servir la « propagande catholique », c’est une Allemagne où les écrivains et les philosophes sont entièrement au service du pouvoir en place que dénonce Heine. Dans leurs œuvres, écrit-il, « aucun esprit libre ne souffle, n’y gémit que l’obéissance tremblante aux puissances supérieures de l’ordre », ordre à la fois religieux et politique. La violence de la critique s’appuie sur une analyse extrêmement profonde de la situation historique de son pays. « A cette époque, en Allemagne, écrit-il dans son introduction à l’édition française des Reisebilder, l’oppression politique avait établi un mutisme universel ; les esprits étaient tombés dans une léthargie de désespoir, et l’homme qui, alors, osa parler encore, dut se prononcer avec d’autant plus de passion qu’il désespérait de la victoire de la liberté, et que le parti de la prêtrise et de l’aristocratie se déchaînait davantage contre lui » [2]. Cet écrasement des esprits épris des idéaux de la Révolution française était le résultat d’un long processus dont Heine avait une conscience aigüe. Dans son Histoire de l’Allemagne, Heinrich August Winkler note que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, proclamée par l’Assemblée nationale française le 26 août 1789, avait recueilli une adhésion enthousiaste en Allemagne. Mais, dans un second temps, un écrivain influent comme Christoph Martin Wieland qui avait soutenu la Révolution, estima dès octobre 1789 que l’Assemblée nationale « allait beaucoup trop loin dans ses usurpations, qu’elle se comportait de manière injuste et tyrannique, qu’elle remplaçait par un despotisme démocratique le despotisme aristocratique et monarchique » [3]. En janvier 1793, lorsque la Convention condamna Louis XVI à mort, voici ce qu’écrivit Wieland : « Ce qui s’est passé en France ne peut et ne doit pas nous servir de modèle, mais doit servir de mise en garde aux princes » . Alors qu’elle avait enthousiasmé les esprits allemands au début, la Révolution française était devenue le symbole d’une insurrection populaire pouvant mener tout un pays à un déchaînement de violence et au chaos. Les libéraux allemands défendirent alors un autre modèle : celui de la « réformation ». En 1799, le ministre prussien Karl Gustav von Struensee faisait remarquer à un Français : « La révolution que vous avez faite de bas en haut se fera en Prusse lentement, de haut en bas. (…) Dans quelques années, il n’y aura plus de classes privilégiées en Prusse ».
Quarante ans après la Révolution française, Heine constatait pourtant que rien ne s’était passé, que la presse avait été même bâillonnée, que régnait chez les partisans de la liberté une « léthargie de désespoir ». Le discours sur la réformation politique d’une Allemagne qui avait été déjà réformée sur le plan religieux par Luther avait davantage « endormi » les esprits libéraux qu’elle ne les avait portés vers l’action. Puisque le changement devait venir d’en haut, des autorités politiques elles-mêmes, il suffisait d’attendre. Un historien comme Rudolf Stadelmann a en effet défendu la thèse que cet « idéal de la Révolution d’en haut avait donné à l’Allemand le sentiment qu’il n’avait besoin d’aucun produit d’importation pour maintenir l’ordre chez lui » . Finalement, les libéraux faisaient le jeu des souverains qu’ils prétendaient vouloir renverser en refusant l’idée que la Révolution française puisse constituer un modèle.
Heine était parfaitement conscient de l’impasse dans laquelle l’opposition politique s’était elle-même mise, et il analysait avec une acuité proprement saisissante ce qui empêchait justement le passage de l’Allemagne à la démocratie. Il y avait selon lui plusieurs facteurs, dont l’un était quasiment anthropologique, et qui conduisit les Allemands au désastre un siècle plus tard : une certaine culture de l’obéissance si enracinée en chaque individu qu’elle rendait impossible toute révolution. Nul mieux que Georges-Arthur Goldschmidt n’a analysé l’assujettissement politique de ceux-là même qui attaquaient et traquaient Heine prônant au contraire la complète autonomie de parole et de pensée du citoyen. Il nous invite notamment à lire ces lignes de son essai De la France où sont distingués royalisme allemand et républicanisme français, tous deux irréconciliables (malgré le désir qu’avait Novalis de les unir dans ses Aphorismes politiques) : « Le royalisme d’un peuple consiste par essence en ceci : qu’il respecte les autorités, qu’il croit aux personnes qui représentent ces autorités, et que dans cette confiance il est attaché à la personne elle-même. Le républicanisme d’un peuple consiste par essence en ceci que le républicain ne croit à aucune autorité, qu’il ne respecte au plus haut point que les lois seules, qu’il exige constamment de ses représentants qu’ils rendent compte, et les considère avec méfiance et les contrôle ». Heine se rangeait ainsi du côté de la France et ne pouvait être que considéré comme un traître par ses compatriotes, de plus en plus nombreux à sombrer dans la haine des juifs et des « démagogues français ». Entre la majorité des Allemands de son temps dressés depuis l’enfance à être des sujets soumis à une autorité (Obrigkeit) autant spirituelle que politique, et Heine, rêvant d’une Allemagne où vivraient des citoyens libres grâce à une constitution qui leur garantirait les mêmes droits, la tension était devenue tellement vive que le poète pouvait à juste titre se sentir physiquement menacé, au point de devoir quitter à jamais son pays natal.
Dans l’Introduction aux Lettres de Kahldorf sur la noblesse qui avait précipité son départ pour Paris car il y exprimait son soutien inconditionnel à la révolution de juillet 1830 en France (« Voilà que le coq gaulois a chanté pour la seconde fois, et le jour se lève pour l’Allemagne »), il développait une thèse intéressante, selon laquelle « la philosophie allemande n’est rien d’autre que le rêve de la Révolution française ». Pendant leur long sommeil, les philosophes allemands avaient rêvé 1789, les Français avaient donc accompli le rêve allemand : « La rupture avec l’ordre établi et la tradition s’est ainsi effectuée pour nous dans le royaume de la pensée, tandis que les Français la réalisaient dans le domaine de la société (…), Kant fut notre Robespierre » [4]. C’était désormais au tour des Allemands de passer à l’action et de rompre avec l’ordre féodal. Fallait-il pour cela recourir à la violence, le désordre et le chaos étaient-ils inéluctables, comme nombre de défenseurs de l’ordre établi le prétendaient en Allemagne, afin de décourager les velléités de changement ? Heine essayait d’envisager une révolution pacifique, portée par un peuple formé aux idées nouvelles par une presse libre, la seule cause de la violence révolutionnaire en France ayant été à ses yeux la censure et l’absence d’instruction imposées par la monarchie à ses sujets. En Allemagne cependant, comme dans d’autres pays, une chasse était organisée contre les idées libérales, et la meute était lancée contre les partisans de l’émancipation, meute dont Heine fut la principale victime. Mais l’attaquait-on seulement pour ses idées politiques ?
Dans un discours retentissant prononcé à la Paulskirche de Francfort sur le Main le 9 novembre 1992 [5], le philosophe Manfred Frank déclara qu’en Allemagne « la réaction avait été toujours plus forte que la démocratie », et que le nazisme avait été rendu possible par l’incapacité du peuple allemand à faire sa propre révolution. Celle-ci aurait pu permettre l’apparition d’une véritable citoyenneté, au-delà du nationalisme au nom duquel les Allemands avaient, plusieurs fois dans leur histoire, stigmatisé les « étrangers » n’appartenant pas à leur communauté conçue comme la préservation d’une existence entre soi d’individus unis par une même race. Il réagissait ainsi aux attaques contre les foyers de demandeurs d’asile qui venaient de se produire dans plusieurs villes d’Allemagne, trois ans après que la réunification du pays avait eu lieu, suite aux manifestations dont le slogan avait été : « Nous sommes le peuple », slogan exprimant une conception archaïque de la nation qui n’était pas nouvelle. Au même moment, Jürgen Habermas défendait, lui, un « patriotisme constitutionnel » qui prenait ainsi tout son sens en raison du passé : il s’agissait pour lui d’inventer une Allemagne où aucun citoyen ne pourrait être exclu du jour au lendemain au nom d’une « différence » liée à sa couleur de peau, son origine ou sa religion.
Heine ne fut pas seulement censuré et attaqué en raison de ses idées politiques, mais dans son être même, parce qu’il était juif. En 1819, plusieurs villes d’Allemagne comme Würzburg, Francfort-sur-le-Main, Hambourg et Heidelberg, mais aussi certains villages furent le lieu d’explosions antijuives, les Hep-Hep-Krawallen : le petit peuple des artisans et des commerçants s’attaquaient à leurs concurrents juifs, tandis que les adversaires conservateurs du libéralisme se servaient de cette judéophobie pour s’opposer à l’émancipation des juifs en les associant systématiquement à l’opposition politique en Allemagne. Heine fut à plusieurs reprises la cible de violentes attaques antisémites, révélatrices de la nature fondamentalement criminelle des discours antilibéraux qui s’étaient développés, et annonciatrices d’autres discours et d’autres crimes du vingtième siècle. Le critique Wolfgang Menzel s’illustra notamment en dénonçant la « tendance française, résolument antinationale » de la Jeune Allemagne [6]. Il fournit à l’appareil d’Etat « les slogans et les mots d’ordre qui allaient être réemployés dans les décrets d’interdiction » de décembre 1835. Heine ne se priva pas de contre-attaquer en faisant de Menzel le « dénonciateur » un des meilleurs représentants de cette Allemagne qui, derrière une façade libérale, cachaient en vérité une haine des juifs, des Français et de tous les progressistes, un nationalisme agressif et dangereux.
Dans son livre consacré à Heine, Ludwig Marcuse évoque la violence propre à plusieurs de ses écrits où « sont conservés les scalps de ses ennemis personnels ». « Heine ne critiquait pas, écrit encore Marcuse, il frappait avec la parole et voulait du sang » [7] . Cette violence littéraire que ses ennemis et parfois même ses amis lui reprochèrent n’était pas gratuite : il savait exactement ce qu’il faisait, et qui il avait en face de lui, des hommes de pouvoir (même Metternich le lisait), des hommes dangereux qui le menaçaient de représailles. Il faut donc saluer le courage de Heine et d’autres auteurs de la Jeune Allemagne dont quelques-uns furent emprisonnés, et comprendre ce que l’écriture du poète avait de particulier et de surprenant pour l’époque, en raison de l’engagement politique qui la soutenait. Désireux de rompre avec le style objectif et froid du Goethe de la période classique, Heine écrit dans un allemand vif, alerte, moqueur, et il veut que l’auteur soit sans cesse en prise avec le présent et les événements autant personnels que collectifs. Il n’y a pas d’un côté la littérature, se caractérisant par sa noblesse, et de l’autre l’histoire en cours et la politique, indignes d’être évoqués dans un écrit littéraire, mais une écriture moderne qui s’alimente directement à ce qui agite l’époque, au ton parfois journalistique tout en restant lyrique, ce qui lui donne cette énergie stupéfiante pour les contemporains habitués à la poésie intemporelle, marmoréenne de Goethe. Heine le note lui-même : « Le crime qu’on me reprochait n’était pas ma pensée, mais mon écriture, mon style. Mon ami Heinrich Laube a un jour qualifié ce mien style de poudre explosive littéraire » [8].
Dès ses premiers textes publiés en 1822, les Lettres de Berlin, il n’évoque pas les lieux et le quotidien à distance, mais il est plongé dans la foule, constamment en mouvement, et s’adresse à quelqu’un à qui il fait découvrir la ville, dans un dialogue permanent. « N’attendez de moi aucun système », écrit-il, en ajoutant : « Je parlerai aujourd’hui des bals masqués et des églises, demain de Savigny et des histrions qui vont à travers la ville en de curieux cortèges, après-demain de la galerie Gustiniani, et puis à nouveau de Savigny et des histrions. L’association des idées doit toujours régner » . Le monde de Heine, c’est cette Allemagne vivante, diverse, composée de différentes classes, aux origines mêlées, ce n’est jamais une idée, une identité, et c’est ce pays qu’on ne peut arrêter à une nation purement fantasmée qu’il faut faire vivre dans une littérature nouvelle, radicalement différente parce qu’elle n’est plus fondée sur des normes esthétiques immuables, mais sur la seule subjectivité de l’auteur, dont les réflexions et les émotions sont en continuelle variation. Cette Allemagne du mélange et du mouvement évoquée par un esprit lui-même pris dans le flux des observations et des événements rapproche en fait Heine de la première génération romantique, celle de Friedrich Schlegel et de Novalis, qui concevaient l’esprit comme un principe aérien, instable, ironique, en allemand witzig  [9]. Dans les Grains de pollen, on peut lire par exemple : « Le Witz, en tant que principe des affinités est en même temps la menstruum universale. Des mélanges witzig sont par exemple juif et cosmopolite, enfance et sagesse, brigandage et générosité, vertu et hétairie, excès et manque de jugement dans la naïveté, et ainsi de suite infiniment » . Il semble en effet que l’écriture de Heine, si sévère avec les romantiques de son temps, doive beaucoup à l’esprit cosmopolite et ouvert au mélange de leurs aînés. C’est à cette Allemagne-là que les réactionnaires et nationalistes contemporains de Heine tournèrent hélas le dos.
Plusieurs écrivains allemands venus après lui ont parfaitement saisi le rôle décisif qu’a joué Heine dans la fondation d’une Allemagne politique et littéraire en rupture totale avec celle qui l’avait précédée. Et ceux-ci ont une expérience en commun : celle de l’exil. Qu’il s’agisse de Hannah Arendt, de Theodor W. Adorno, de Ludwig Marcuse, de Thomas Mann, de Georges-Arthur Goldschmidt, tous ont dû un jour quitter l’Allemagne parce qu’ils en avaient été exclus en raison de leurs opinions ou tout simplement parce qu’ils étaient juifs et risquaient d’être à leur tour pourchassés, comme d’autres Juifs à l’époque de Heine. Comme lui, ils ont affirmé et défendu la seule Allemagne qui méritait d’exister à leurs yeux : républicaine, cosmopolite, ouverte à la liberté de pensée hors de tous les cadres imposés par l’Etat et la religion.
Jacques Le Rider ouvre son livre L’Allemagne au temps du réalisme sur les années 1848/49 et sur la désillusion de Heine qui « n’admettait pas que les libéraux allemands eussent sacrifié leurs anciennes revendications sociales et démocratiques à leurs aspirations à l’unité nationale et pactisé avec la réaction » [10]. Dans des pages prophétiques de Sur l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, il avait donné sa vision de ce qu’il pourrait advenir d’une Allemagne portée par son ivresse nationale : « On verra apparaître des kantiens qui même dans le monde phénoménal ne voudront entendre parler d’aucune piété et dévasteront impitoyablement par la hache et par le glaive le sol même de notre existence européenne, pour en extirper les dernières racines du passé » [11]. Sans doute Thomas Mann songea-t-il souvent à ces pages lors de son exil américain, tandis qu’il écrivait le Docteur Faustus en associant l’effondrement mental de son personnage principal, le musicien Leverkühn, à la chute de l’Allemagne nazie que Heine avait présentée comme son pire cauchemar.
Pourtant, l’auteur des Esprits élémentaires connaissait parfaitement les mythes et légendes germaniques. Dans son avant-propos à De l’Allemagne, il écrivait avoir « cherché à dévoiler dans ce livre ce que le peuple allemand possède de plus intime et de plus national, et en quoi s’exprime pour ainsi dire toute son âme rêveuse et forte à la fois » [12]. Il aimait passionnément son pays natal et, même en exil, il continua à y vivre en écrivant dans sa langue maternelle. Avec lui, de nombreux immigrés apprirent à exister dans cette Allemagne rêvée, qui naîtrait peut-être un jour, cette Allemagne de l’exil que Christa Wolf découvre dans l’un de ses derniers livres, Ville des anges, ce « New Weimar sous les palmiers » que des émigrés allemands comme Thomas Mann, Bertold Brecht ou Adorno, parmi tant d’autres, avaient fait surgir à Los Angeles pendant la Seconde guerre mondiale. « Un dense réseau de culture allemande s’était installé dans cette ville au cours des années 30 », écrit-elle, à la recherche de livres publiés par certains auteurs allemands oubliés. Et c’est là, dans une librairie d’occasion, qu’elle se souvient de « cette phrase, composée en caractères gothiques dans un cadre noir accroché au mur » : « J’avais jadis une belle patrie ». « Je sais aujourd’hui, continue Christa Wolf, que c’est de Heinrich Heine. Comment un poème de Heine était-il arrivé chez ma grand-mère ? J’avais jadis une belle patrie. / Le chêne / Y poussait si haut, les violettes s’inclinaient doucement. / C’était un rêve. – Le nom du poète figurait-il sous le texte ? Sans doute pas. Un émigré, lui aussi. Qui avait lui aussi le mal du pays ».
Pendant deux siècles, Heine a été associé à ce Heimweh ressenti par toutes celles et tous ceux qui, pour diverses raisons, ont dû fuir l’Allemagne. Encore aujourd’hui, on ne peut lire son œuvre sans y retrouver ce mouvement profond qui devait mener les Allemands épris de liberté à leur pays, celui où ils pourraient enfin vivre en paix.
Laurent Margantin,
préface au numéro Henri Heine-Nelly Sachs
de la revue Europe, août-septembre 2015
Voir le texte sur son blog
[1Voici ce qu’écrit Georges-Arthur Goldschmidt : “Au vrai, et il suffit de le lire, on remarque rapidement à quel point sa pensée va en ligne droite, à quel point tout est déterminé et mené par la même cohérence et la même continuité intérieures.
[2Vorreden zur französischen Ausgabe der Reisebilder, Frankfurt am Main, Heinrich Heine Werke, zweiter Band, herausgegeben von Wolfgang Preisendanz, Insel Verlag, 1968, p.501.
[3Cité par Heinrich August Winkler, Histoire de l’Allemagne, le long chemin vers l’Occident, Paris, Fayard, 2005, p.45. Le 10 octobre, suite à des violences populaires à Versailles, l’Assemblée signe un décret désignant Louis XVI non plus Roi de France, mais Roi des français.
[4Heinrich Heine Werke, vierter Band, herausgegeben von Wolfgang Preisendanz, Insel Verlag, 1968, p. 20.
[5« Parallelen zum 9. November 1938 sind nicht zu übersehen. Der Phi¬lo¬soph Man¬fred Frank warnte in der Frankfurter Paulskirche vor einer An¬pas¬sung des Grund¬ge¬setzes an die vox populi », in : Frankfurter Rundschau vom 12. Novem¬ber 1992, S. 17/8.
[6« Les écrivains rassemblés dans la Jeune Allemagne étaient ceux qui, au sein d’un Etat obéissant à l’idéologie de la Restauration, réclamaient une liberté et un droit à l’autodétermination dans les questions politiques, religieuses et morales. Dans leurs écrits, ils traitaient des grandes questions de l’époque afin de pouvoir ainsi dynamiser le débat sur l’Etat, l’Eglise et la société. Ils se comprenaient comme les héritiers de la tradition progressiste de l’histoire culturelle allemande, d’une ligne qui partait du réformateur religieux, Luther, conduisait ensuite au philosophe éclairé, Kant, et au promoteur d’une littérature nationale, Lessing, pour aboutir finalement à l’analyste critique de l’époque contemporaine, Börne. Leur déclaration de guerre s’adressait aux hommes politiques du système de la Restauration et à leurs auxiliaires » (Michael Werner & Jan-Christoph Hauschild, Heinrich Heine, une biographie, Paris, Seuil, 2001, p.281)
[7Ludwig Marcuse, Heinrich Heine, Melancholiker, Streiter in Marx, Epikureer, Diogenes Taschnebuch, 1977 (1969).
[8Cité in : Michael Werner & Jan-Christoph Hauschild, Heinrich Heine, une biographie, Paris, Seuil, 2001, p.285.
[9« Il n’y a pas de Witz dans les âmes sereines. Le Witz est l’expression d’une perte d’équilibre : il est à la fois la conséquence de cette perte et en même temps le moyen du rétablissement. La passion a le Witz le plus fort. L’état de dissolution de tous les rapports, le désespoir ou la mort spirituelle sont le plus terriblement witzig ». (Notre traduction)
[10Jacques Le Rider, L’Allemagne au temps du réalisme, Paris, Albin Michel, 2008, p.24.
[11Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, éditions de l’Imprimerie nationale, 1993, p.205.
[12De l’Allemagne, avant-propos écrit pour l’édition de 1855.
Publié dans Essai, Littérature | Marqué avec , , , | Laisser un commentaire

(Re)Lectures de MarxEngels : 1. Le(s) spectre(s)

Brouillon du Manifeste du Parti communiste

Brouillon du Manifeste du Parti communiste

Puisqu’il faut tout reprendre depuis le début, je commence ici une nouvelle série consacrée aux grands penseurs allemands que furent Friedrich Engels et Karl Marx. Je l’ai tagué (Re)Lectures de MarxEngels. Il y aura les deux, des lectures et des relectures – relectures aussi au sens de réinterprétation – en faisant appel à différents lecteurs et relecteurs notamment Jacques Derrida, Stephan Hermlin, Heiner Müller et Bernard Stiegler. Et je commence, je dirais presque comme il se doit, par le Manifeste du Parti communiste et son célèbre incipit.
 «Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus. Alle Mächte des alten Europa haben sich zu einer heiligen Hetzjagd gegen dies Gespenst verbündet, der Papst und der Tsar, Metternich und Guizot, französiche Radikale und deutsche Politzisten»
«Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont groupées en une sainte alliance pour traquer ce spectre, le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands»

Lever de rideau

Que vient faire cette histoire de fantômes dans un manifeste ?
Jacques Derrida dans Spectres de Marx s’arrête à cette entrée en matière qu’il qualifie de «lever de rideau»
« j’ai relu le Manifeste du parti communiste. Je l’avoue dans la honte : je ne l’avais pas fait depuis des décennies – et cela doit bien trahir quelque chose. Je savais bien qu’un fantôme y attendait, et dès l’ouverture, dès le lever du rideau ».
Trahir. Cela doit bien trahir quelque chose. On peut interpréter cela de deux manières, d’une part comme une façon de dire cela (me) révèle quelque chose (la peur du fantôme?) et d’autre part comme l’expression d’un sentiment de trahison (un oubli de Marx ?).
Il m’est arrivé de le rejeter un moment confondant Marx et les marxistes. Or, la hantise de Marx était qu’il put y avoir des marxistes.«Tout ce que je sais a-t-il écrit, c’est que je ne suis pas marxiste». Mais j’y suis revenu. A moins que ce soient MarxEngels les revenants.
Derrida :
«Exorde ou incipit : ce premier nom [spectre] ouvre donc la première scène du premier acte Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus. Comme dans Hamlet, le prince d’un Etat pourri, tout commence par l’apparition du spectre. Plus précisément par l’attente de cette apparition »
L’attente ? Qui attend quoi ?
MarxEngels n’ont pas écrit que les puissants d’Europe ont une peur obsessionnelle d’une force en devenir appelée communisme au point d’organiser des battues, des lâchers de chiens dans leur chasse à courre –Hetzjagd – pour conjurer leur obsession, non, ils nous parlent d’une histoire de fantôme. Ils ont écrit «un spectre hante l’Europe», au présent comme si c’était toujours encore le cas aujourd’hui et de manière intemporelle, non datée. Sont temporelles et datées les puissances. Elles passent, on peut en rallonger la liste y compris y associer les pays du socialisme dit réel, le spectre semble hanter toujours. Cette hantise est-elle constitutive de l’Europe se demande Derrida ? Le Gespenst, le fantôme, geht herum. Il hante. L’expression allemande pour dire la hantise tend à suggérer en même temps que ce spectre se promène, geht herum, tourne autour voire fait des détours. Le fantôme circule. Dans Hamlet de Shakespeare, il apparaît en différents endroits, il se promène, il entre et sort. Il est même un moment sous terre. Il ne se contente pas d’apparaître, il bouge l’animal, il entraîne.
Shakespeare :
Another part of the platform.
Enter GHOST and HAMLET
Dans un autre coin de la terrasse,
entrent le Spectre et Hamlet
Enter GHOST and HAMLET devient dans la traduction de A.W. Schlegel ; Der Geist und Hamlet kommen. On pourrait comprendre qu’ils entrent ensemble mais Yves Bonnefoy traduit : Entre le spectre suivi de Hamlet. C’est justifié par la première réplique de la scène dans laquelle Hamlet dit : Où me conduis-tu ? Parle, je n’irai pas plus loin. Il faut les rappeler à l’ordre de temps en temps ces fantômes même quand c’est, comme pour Hamlet, celui du père et ne pas se faire balader.
Gespenst est classiquement traduit pas fantôme. Le spectre est «apparition fantastique, généralement effrayante, d’un mort, d’un esprit  dit le dictionnaire. Le fantôme est aussi une apparition fantastique, un être surnaturel ? Les deux peuvent être des revenants : esprit d’un(e) défunt(e) censé revenir de l’autre monde pour se manifester aux vivants sous une apparence humaine. La langue allemande utilise alors plutôt le terme Wiedergänger. En examinant les différentes traductions allemande et française de Ghost dans l’oeuvre de Shakespeare, on s’aperçoit que spectre, esprit Geist, fantôme sont interchangeables. Yves Bonnefoy utilise aussi le mot  ombre. Il ne viendrait cependant à l’idée de personne de traduire : «un fantôme hante l’Europe, le fantôme du communisme».

Que le spectre se manifeste !

Cela veut-il dire que l’image du communisme qu’ont les puissants est fantasmée ? Ils s’en sont fait un conte, ein Märchen, précise le Manifeste quelques phrases plus loin. Le fantasme est constitutif de leur volonté hégémonique. «La hantise appartient à la structure de toute hégémonie» écrit Derrida. A l’époque du Manifeste, rappelle-t-il, le spectre  «était redouté comme communisme à venir». C’est une promesse de futur mais «déjà reconnue comme une puissance»(MarxEngels) qui alimente la peur de la sainte alliance européenne des nantis. Et depuis ce qu’il est convenu d’appeler l’échec du communisme bien qu’il n’ait jamais existé ? Les pouvoirs donnent l’impression de continuer à croire au retour possible du spectre et de vouloir le conjurer comme si eux savaient qu’il est toujours potentiel. Et les autres européens ? En attente ?
La transformation qu’opère MarxEngels par rapport à Shakespeare est de passer du fantôme d’un personnage et pas n’importe lequel celui du père, au spectre d’une idée, ou d’un ensemble d’idée, le communisme.. Comment passe-t-on du spectre esprit au spectre de l’esprit ? En s’incarnant ? Marx n’a-t-il pas dit que les idées deviennent force matérielle en s’emparant des masses ? Le Manifeste a précisément été écrit pour que le spectre sorte du fantasme et se ….manifeste.
Rendre visible les fantômes, pourrait-être une idée à retenir. Et des fantômes ce n’est pas ce qui manque.
Et l’esprit du manifeste lui-même ? Il a, peut-être comme tout livre, quelque chose de fantômal tantôt absent, tantôt présent dans son esprit, ou présent c’est à dire lisible, actuel dans certains de ses passages, effacé dans d’autres. On y trouve aussi l’ombre de son auteur. L’idée maîtresse du Manifeste, Friedrich Engels l’attribue exclusivement à Marx.
Elle consiste en ceci  :
«la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment à chaque époque historique la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ; que par suite (depuis la dissolution de la primitive propriété commune du sol), toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes aux différentes étapes de leur développement social ». (F. Engels Préface de 1883)
Les nombreuses éditions du Manifeste du Parti communiste ont donné lieu à de nombreuses préfaces de MarxEngels eux-mêmes. Dans celle de 1872, par exemple, au bout d’une énumération de ce qu’il faudrait réécrire, ils semblent regretter de ne plus pouvoir le faire : «Cependant le Manifeste est un document historique que nous n’avons plus le droit de modifier ».
Derrida :
«À la relecture du Manifeste et de quelques autres grands ouvrages de Marx, je me suis dit que je connaissais peu de textes, dans la tradition philosophique, peut-être nul autre, dont la leçon parût plus urgente aujourd’hui, pourvu qu’on tienne compte de ce que Marx et Engels disent eux-mêmes (par exemple dans la Préface de Engels à la réédition de 1888) de leur propre «vieillissement» possible et de leur historicité intrinsèquement irréductible. Quel autre penseur a-t-il jamais mis en garde à ce sujet de façon aussi explicite ? Qui a jamais appelé à la transformation à venir de ses propres thèses ? Non pas seulement pour quelque enrichissement progressif de la connaissance qui ne changerait rien à l’ordre d’un système mais afin d’y prendre en compte, un compte autre, les effets de rupture ou de restructuration ? Et d’accueillir d’avance, au-delà de toute programmation possible, l’imprévisibilité de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques, de nouvelles donnes politiques ? Aucun texte de la tradition ne parait aussi lucide sur la mondialisation en cours du politique, sur l’irréductibilité du technique et du médiatique dans le cours de la pensée la plus pensante – et au-delà du chemin de fer et des journaux d’alors dont les pouvoirs furent analysés de façon incomparable par le Manifeste. Et peu de textes furent aussi lumineux sur le droit, le droit international et le nationalisme.
Ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx».
Pour le Manifeste du Parti Communiste, on trouvera aisément des éditions en livre de poche et/ou gratuitement en ligne. Spectres de Marx de Derrida est paru en 1993 aux éditions Galilée. Derrida a également publié une réponse aux critiques de Spectres de Marx dans Marx & Sons(PUF)
La page brouillon manuscrite du Manifest der Kommunistischen Partei provient de l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam. Elle est inscrite au registre de la mémoire du monde (Unesco)
(à suivre)

 

Publié dans (Re)Lectures de MarxEngels, Pensée | Marqué avec , , , , , , , | Laisser un commentaire

Adieu à la Volksbühne par la remise en mémoire de La mission de Heiner Müller

#Chronique berlinoise (8)
Adieu à la Volksbühne
Remise en mémoire d’un spectacle :
La mission (Auftrag) de Heiner Müller (1980), dans une mise en scène de son auteur.
Volksbühne
Tout est sur la photo : le célèbre OST (Est), un verkauft (vendu), une fissure et même un bâtiment qui penche, mais cela s’est fait comme ça, pas exprès, c’est à cause de la cycliste : voici la Volksbühne de face, le Théâtre populaire (ou du peuple), nous avons en France les deux expressions. Il est situé place Rosa Luxemburg, à côté de la maison Liebknecht, plus symbolique on ne fait pas mais les symboles semblent, par les temps qui courent et depuis longtemps si l’on en croit Marx,  avoir vocation à partir en fumée.
«Naturellement le théâtre allemand est très important mais le public a changé. Berlin est aujourd’hui une ville cosmopolite. Ce n’est pas simple pour la langue allemande».
(Le Monde 29 avril 2015)
Puisque tout se défait pourquoi ne pas défaire le théâtre de sa langue et puisqu’on y est pourquoi ne pas défaire la langue elle même ?
La déclaration est de Chris Dercon, historien d’art, directeur de la Tate Modern de Londres après avoir dirigé un autre musée la Haus der Kunst de Münich, qui venait d’être désigné par la Municipalité de Berlin pour succéder à Franck Castorf à la direction de la Volksbühne en 2017.
Je crois que tout est dit dans cette déclaration. La Jet society n’a en effet que faire de la langue allemande. Et, même si c’est moins perceptible dans les grandes capitales, la tendance dans les villes est à la gestion des affaires culturelles par les offices du tourisme ou à leur manière : Event, event, event, ils n’ont que ce mot à la bouche. Il n’y a plus de rapport avec l’agora, il n’y a plus d’agora.
Alors, un théâtre sans texte ? Cela existe déjà à Berlin. Il suffit de se rendre au Berliner Ensemble (BE) voir un spectacle performance de Bob Wilson. Il y a ce paradoxe dans la capitale allemande de voir d’un côté au BE, Wilson qui n’en finit pas de couper dans les textes (Dans Lulu de Wedekind, il ne restait pratiquement plus que les didascalies) alors que de son côté, à la Volksbühne, Frank Castorf n’en finit pas de rajouter du texte au texte. On ne signifie pas mieux des deux côtés qu’il y a un problème avec le théâtre et ses textes surtout si l’on y ajoute la tendance à mettre sur scène des romans. Je n’entre pas plus avant dans la polémique  qui ne soulève pas de grosses vagues si j’en juge par le faible dossier qu’y a  consacré la revue Theater der Zeit du mois de juin.
Il y avait en juin dernier à l’affiche la toute dernière représentation d’Ivanov de Tchekhov dans la mise en scène de Dimiter Gottscheff, décédé fin 2014. J’y suis allé en me disant qu’il n’y avait pas mieux pour faire mes adieux à la Volksbühne,
Je parle de celle que j’ai connue bien sûr, qui a été pour moi le théâtre de fortes émotions que je n’ai plus retrouvées nulle part. La Volksbühne continuera d’exister et d’y présenter des spectacles, on verra bien lesquels. Faire mes adieux était plutôt une façon de secouer mon propre passé dont une partie passe par là. Et à vrai dire, la Volksbühne, il y avait longtemps que j’y avais plus été.
J’aurais voulu vous présenter ici une photographie de l’intérieur mais c’est interdit. On dirait qu’on ne plaisante pas avec les droits d’auteur chez Frank Castorf.
Le spectacle se termine : Standing ovation pour un théâtre d’engagement jubilatoire. Le public a sans doute compris aussi que quelque chose finissait.
J’ai vainement cherché une histoire de la Volksbühne quelque peu surpris que cela n’existe pas. La Volksbühne a été créée à la fin de 1914 grâce à ce qu’on appelle aujourd’hui un financement participatif (crowdfunding), un financement participatif ouvrier, l’Arbeitergroschen (le sou de l’ouvrier) dans le cadre d’un mouvement plus vaste des théâtres populaires en Allemagne. La maison a d’abord été dirigée par Max Reinhardt, Erwin Piscator y sera attaché comme metteur en scène, ce sera un haut lieu du théâtre politique. Après la seconde guerre mondiale, la tentative de recréer un mouvement autonome des théâtres populaires se heurtera au refus des Soviétiques qui l’ont organiquement intégré au syndicat FDGB. Dans tout le temps de la RDA, la Volksbühne sera propriété syndicale. Ceux qui pense que c’est avec cette tradition et cette histoire que l’on veut rompre n’ont sans doute pas tort.
Je ne dirais pas comme je l’ai lu dans une revue savante que c’était dans la période est-allemande un lieu de contre-culture – contre quoi comme culture d’ailleurs ? – encore moins dissident – on ne raisonnait pas dans ces catégories – plutôt un lieu de complicité entre le théâtre et son public dans une sorte de second degré partagé inaccessible à un pouvoir aveugle. Je me souviens de cette scène au début de Léonce et Lena de Büchner dans la mise en scène de Jürgen Gosch.  On y voyait un groupe de vieillards aveugles descendre en tâtonnant de leurs cannes blanches les marches d’un grand escalier. Tout le monde avait compris. Et le pouvoir a fini par le savoir aussi. Le spectacle fut interdit. C’était en 1978. Et la suite, on la connaît désormais.
J’y ai néanmoins découvert entre interdits et possibles les pièces de Heiner Müller, La bataille que j’ai déjà évoquée  et Tracteur mais aussi Die Bauern (Les paysans) variante de la pièce interdite La déplacée, et Der Bau (La Construction ) dans les mises en scène de Fritz Marquardt et surtout La mission dans une mise en scène de son auteur. Ce fut pour pour moi un moment théâtral d’une rare intensité. Tout un univers s’ouvrait devant moi. Ce spectacle je l’ai vu et revu, nous l’avions intensément discuté et commenté, mis en relation avec nos lectures de l’époque, l’édition chez Corti des œuvres complètes de Lautréamont avec la préface de Julien Gracq (de 1947) dont il sera question ci-dessous date de 1973. Le spectacle entrait en forte résonance avec mes préoccupations. Que faire quand on est confronté à la trahison des idéaux auxquels on a cru ? Il a constitué un moment important dans ma trajectoire de rupture avec ce socialisme prétendument réel et ses soutiens.
Tout cela a donné un texte qui avait été publié en 1981 dans la revue Connaissance de la RDA et qui à la relecture d’aujourd’hui m’apparaît plus personnel que je ne l’imaginais. Je le republie tel qu’il avait paru, comme un témoignage, un moment biographique. Il y aurait d’autre choses à dire aujourd’hui de La mission, d’autres lectures sont possibles, j’y reviendrai. J’ai maintenu mes propres traductions du texte qui n’est paru en France que l’année suivante. Je me suis permis un tout petit ajout : préciser que l’air interprété par Maria Callas à la fin du spectacle dans le dernier monologue du traitre s’intitule io no volio morir. La référence est importante. Müller dans son autobiographie souligne à quel point le comédien, Jürgen Holz, se jetait d’un mur à l’autre de la salle comme luttant contre la Callas.
Si j’avais compris à l’époque qu’on ne permettait à Müller que de travailler dans une salle de répétition au troisième étage de la Volksbühne, j’ignorais que la condition posée par le ministère de la culture est-allemand pour que cela puisse se faire était qu’il n’y ait pas plus de 50 spectateurs par soirée comme le raconte Jürgen Holz dans un entretien publié dans le numéro spécial de Theater der Zeit qui lui est consacré. Au final il ne restera que 38 places pour chacune des 86 représentations sur 3 années. Ce fut donc un privilège d’avoir pu y assister. La mise en scène de la même pièce, par Müller également, en 1982, à Bochum sera complètement différente.
Voici donc ce que j’en disais à l’époque
Connaissance de la RDA

Sur la dernière pièce, der Auftrag de Heiner Müller
Fin de mission
Bernard Umbrecht

Après Hamletmaschine, Heiner Müller avait déclaré que, sauf à rendre feuille blanche, il devait trouver un autre point de départ. Voici donc Der Auftrag, La mission, dont le texte que l’auteur a mis lui-même en scène à la Volksbühne, est paru dans la revue Sinn und Form en 1979 (No 6). Avec ce sous-titre : Erinnerung an eine Revolution (Remise en mémoire d’une révolution),
C’est un retour de et dans l’histoire (1) qui pour Müller est toujours toute l’histoire y compris celle de ses mythes, une histoire qui travaille inconsciemment, précisément là où on la refuse. Les éléments de la parabole sont empruntés à une nouvelle d’Anna Seghers, Lumière sur le gibet. Heiner Müller a écrit par ailleurs un poème intitulé: Motifs chez A.S.
Debuisson en Jamaïque / Entre des seins noirs / A Paris Robespierre / La mâchoire fracturée / Ou Jeanne d’Arc en l’absence de l’ange / L’ange est toujours absent à la fin / DANTON LA MONTAGNE DE CHAIR / NE PEUT DONNER DE VIANDE A LA RUE / CHASSE AU GIBIER EN CHAUSSURES JAUNES / Christ. Le diable lui montre les royaumes du monde (2) / JETTE LA CROIX ET TOUT T’APPARTIENDRA / Dans les temps de trahison / les paysages sont beaux /.
Dans ce texte de 1958, le thème de la trahison est annoncé. Par rapport à Anna Seghers, Müller se situe cependant sur un autre plan tant historique que littéraire. D’abord la parabole devient métaphore. Müller intègre à sa réflexion toute une série d’autres expériences notamment celle du stalinisme. Enfin les traces de Lautréamont ·et du surréalisme abondent dans le texte. Müller est le seul écrivain de RDA a avoir assimilé de la sorte la littérature surréaliste qui a fourni au théâtre, estime-t-il, un arsenal de formes peu utilisées. Elles sont, comme l’est Artaud, «un dérangement productif» contre un certain type de rationalisme. Car,
«A chaque fois que l’Aufklärung a occupé un territoire, se sont ouvertes «à l’improviste» des zones d’ombres inconnues. A chaque fois l’alliance avec le rationalisme a dénudé le dos des forces de gauche pour le poignard de la réaction, forgé dans ces zones d’ombres» (3) .
La question posée et qui traverse toute son œuvre est celle que posait déjà Julien Gracq, en 1947, dans sa préface aux Chants de Maldoror de Lautréamont et à laquelle Müller se réfère. Julien Gracq écrivait (4) :
«Ce qu’il y a eu dans toute cette époque de plus authentiquement révolutionnaire n’a jamais, semble-t-il, admis à fond l’avantage qu’il y avait à mettre de son coté les forces obscures. Celles-ci ont toujours invariablement joué en faveur des réactionnaires… On peut se demander si un mouvement révolutionnaire conquérant n’est pas tenu de se charger de tous les projectiles qu’il trouve sur sa route, et s’il ne sera pas tenu de payer un jour pour chaque omission, méprisante ou dégoûtée. C’est de telles (et graves omissions) que pourrait témoigner directement l’explosion démentielle et si déconcertante de l’hitlérisme, dont on reste encore à attendre, du côté révolutionnaire, une explication exhaustive. Les causes économiques sont mises bien entendu en évidence mais sont fort loin d’épuiser le phénomène de sa violence et sa singularité. Reste que l’hitlérisme, il est inutile et encore plus dangereux de chercher à se le dissimuler, a galvanisé pour des années les masses allemandes et qu’on est en présence de ce qu’il faut bien appeler – en soulignant qu’on s’y résigne trop facilement – le scandale des scandales : le prolétariat mondial obligé de tendre le poing avec dégoût à l’ensemble de la classe ouvrière allemande. La marge d’indétermination, où se font jour de purs phénomènes affectifs et «irrationnels» s’il en fût, apparaît ici trop débordante. (Il est bien entendu qu’on se refuse pour commencer à toute insinuation – d’un goût détestable – au sujet d’un «phénomène spécifiquement allemand»). C’est le problème immense du passage du substrat économique à un état de conscience moteur que pose l’hitlérisme avec une acuité et une urgence que, il faut bien le dire, l’on n’avait pas soupçonné jusque là ».
Cet extrait constitue aussi une excellente introduction au théâtre de Heiner Müller, surtout si l’on y ajoute encore le passage suivant:
«Contre cette camisole de force que les mœurs bourgeoises passent au poète sous le nom ambigu (il sacre, mais surtout il isole) de «génie», s’élèvera un jour la revendication inflexible de Lautréamont: «la poésie doit être faite par tous. Non par un», revendication qui révèle chez lui le sens aigu de la nécessité d’une conquête de l’irrationnel, dépouillé de ses tabous et oripeaux sacrés ; conquête faite en commun et parallèle à l’affranchissement social collectif».
Müller pour sa part cite Kafka: «la littérature est une affaire du peuple »(5)

Descente dans les catacombes

Au troisième étage de la Volksbühne les proportions scène/salle sont inversées. Le plus petit espace est réservé aux gradins des spectateurs. Le sol est la scène. Mais plus encore, on projette (utopie communiste) de détruire la relation scène/salle ; la barre (/) étant historique; transitoire. L’espace spectateur est dérangé par la présence aux sommets des gradins de deux morts (le spectre des reniements?) dans leurs cercueils dressés verticalement. Les spectateurs sont confrontés à cette image en entrant dans la salle après avoir parcouru le dédale des couloirs. Deux mythes sont évoqués: celui de Dédale / Icare et celui d’Orphée. Ce dernier mythe est élargi et les spectateurs sont invités à suivre l’auteur dans sa descente en enfer pour en libérer les morts.
«Si un jour l’histoire ouvre les catacombes, il se peut que le despotisme meure étouffé par l’odeur de nos cadavres» fait dire Büchner à Danton dans sa pièce La Mort de Danton.
Entre Büchner et nous, l’histoire a fourni matière à d’autres tragédies.
Le programme du spectacle reproduit la photo des communards assassinés par la réaction versaillaise et le fac-simile du numéro de L’Ami du peuple que Marat tenait en main lorsqu’il fut assassiné par Charlotte Corday.

« J’écris ceci sur mon lit de mort» Lautréamont

Le spectacle s’ouvre sur un très beau lied de Schubert Gute Nacht du cycle des lieder tragiques Winterreise : «Fremd bin ich eingezogen, Fremd zieh ich wieder aus….». Un homme déchire des passeports sur son lit de mort, Galloudec écrit au citoyen Antoine pour rendre compte de la mission révolutionnaire. Ils étaient trois, un ancien esclave noir, Sasportas, un paysan breton, Galloudec, un médecin (intellectuel européen) Debuisson, émissaires de la Révolution francaise chargés d’organiser un soulèvement à la Jamaïque. Leur mission n’est pas accomplie et celui qui la leur a confiée au nom de la Convention, Antoine, n’est plus en poste, car entre temps la métropole est entrée dans sa phase postrévolutionnaire «la France s’appelle Napoléon»,
Galloudec meurt amputé d’une jambe, «la jambe gauche». Sasportas a été pendu. Debuisson seul est encore en vie. Il a trahi.
Les cadavres dans les cercueils sont ceux de Galloudec et Sasportas. A l’intérieur de la parabole, la métaphore de l’amputation. Elle évoque celle du conducteur de tracteur dans une autre pièce de Müller: Bataille / Tracteur. Volontaire en RDA, après la guerre, pour labourer cette terre où reposent tant de morts, ce champ encore infesté de bombes, il perd sa jambe en passant avec sa charrue sur une mine. Le fascisme a amputé l’Allemagne de son avant-garde révolutionnaire alors que l’URSS s’appelait Staline. Rimbaud lui aussi est mort amputé.

«La lettre matérialise l’instance de la mort» Lacan. Séminaire sur la lettre volée

Le marin à qui Galloudec a confié sa lettre finit par trouver Antoine. Celui-ci tout d’abord refuse de se faire connaître comme en étant le destinataire. Son refus est trahison de la mémoire des morts. Antoine a enterré l’avenir avec son passé. la lettre, l’évocation de la mort de Galloudec, puis de celle de Sasportas déc1anche la remise en mémoire de la révolution «perdue». Dans un dialogue avec les deux morts, il dit :
«Je suis l’Antoine que tu as cherché. Il faut être prudent. La France n’est plus une République. Notre Consul est devenu empereur et conquiert la Russie. Quand on a la bouche pleine, il est plus facile de parler de la révolution perdue … La liberté conduit les peuples sur les barricades et quand les morts se réveillent, elle porte un uniforme. Je vais te dire un secret, elle aussi n’est qu’une putain».
Ce type de passage de l’histoire au rapport subjectif qu’entretient avec elle l’individu est une ligne dramaturgique qui traverse toute l’œuvre.
Chacun des trois révolutionnaires est confronté à un idéal, liberté, égalité, fraternité, les prostituées de la nouvelle classe dirigeante. Antoine, sa femme, le marin se trouvent, dans la mise en scène de Müller et de sa femme Ginka Tscholakowa, dans ‘une sorte de chambre de poupée, roulée très très près du public (le débat est privé et non public, la conversation chuchotée).
L’évocation par Antoine de la Terreur, puis de sa peur, les réminiscences du passé sont interrompues par un «viens au lit, Antoine», de sa femme. L’histoire se déplace dans la chambre à coucher. Antoine (Jürgen Holz) rejoint les deux morts/laissant derrière lui une traînée rouge.
Il me semble intéressant de mettre cette scène en relation avec le passage suivant :
«Il règne un malentendu fondamental qui depuis lors traverse ma vie comme une corde rouge et qui repose sur le fait que Dieu, d’après l’ordre de l’univers, ne connaissait vraiment pas l’homme vivant, et n’avait pas besoin de le connaître. D’après l’ordre de l’univers, il n’avait à fréquenter que des cadavres», écrit le président Schreber dans ses Mémoires citées et analysées par Freud (6).

«Pendant l’acte sexuel passe l’ange du doute»

La voix de la femme dit :

«Je suis l’ange du doute. Avec mes mains je distribue l’ivresse, l’éther, l’oubli, le plaisir et la souffrance des corps. Mon discours est le silence, mon chant le cri. La terreur habite à l’ombre de mes ailes. Mon espoir est le dernier souffle. Mon espoir est la première bataille. Je suis le couteau avec lequel le mort force son cercueil. Je suis celui qui sera (7). Mon vol est le soulèvement, mon ciel l’abîme de demain» .
Ici la référence à Lautréamont, à Baudelaire, Rimbaud est nette. Le doute comme demande du sujet à être et fondement de l’espoir.
Sur la scène un tunnel de toile blanche. A l’intérieur Debuisson dont l’habillement évoque Rimbaud.
La première image qui s’est présentée aux trois émissaires de la Révolution à leur arrivée en Jamaïque est celle d’un esclave emprisonné dans une cage sous le soleil brûlant. Leur mission n’autorise pas de s’arrêter au sort d’un seul individu, dit Debuisson. Galloudec : «C’est toujours un seul qui meurt (8). Mais on ne compte que les morts». Debuisson : «La mort est le masque de la révolution». Pour Sasportas la mort ne compte pas.

Le jeu des masques

Pour accomplir leur mission et entrer en Jamaïque, les trois révolutionnaires doivent se déguiser. C’est une référence à La Décision de Brecht. Le jeu des masques est en quelque sorte organisé par l’intellectuel. Debuisson, qui a trahi pour la révolution sa classe d’origine, prend le masque de son passé pour remplir une mission révolutionnaire. Ce ne sera pas impunément. Il dit :
«je suis celui que j’étais, le fils d’un marchand d’esclaves à la Jamaïque, retourné dans le giron familial pour faire un héritage, venu du ciel sombre d’Europe obscurci par la fumée des incendies et ensanglanté de nouvelle philosophie, dans l’air pur des Caraïbes».
La terreur de la révolution lui a ouvert les yeux sur cette vérité éternelle, «tout l’ancien est meilleur que tout ce qui est nouveau».
Debuisson n’a pas de problèmes avec son masque. Il joue facilement son rôle. Galloudec par contre sort deux fois de son rôle de paysan breton qui a appris à haïr la Révolution à cause de la guillotine. Sa nature profonde déborde de son masque. Sasportas, lui, porte son rôle d’esclave inscrit sur son corps noir.
Le rideau tombe. De haut en bas la même phrase est répétée :
«LA RÉVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT. LA MORT EST LE MASQUE DE LA RÉVOLUTION. LA RÉVOLUTION EST LE MASQUE …»

Le théâtre de la Révolution blanche

Debuisson retourne dans le giron familial. Par la famille et la sexualité, les filets de l’ancienne société sont jetés sur lui et contribuent à consolider son masque. Petit Debuisson a fauté. Il a trompé Premieramour avec la Révolution. Premieramour se livre à un délire de séduction et de vengeance. «C’est cela l’homme, dit-elle, sa première patrie est sa mère, une prison». Pendant la scène, Debuisson se regarde. Il est joué par une toute jeune fille. Il ne dit rien. Père et mère dialoguent dans une armoire :
«Père : c’est la résurrection de la chair. Car le ver ronge éternellement et le feu ne s’éteint pas. Mère: il fornique à l’entour. Cric Crac maintenant mon cœur est brisé, voyez. Père: je te l’offre mon fils. Je t’offre les deux, blanche et ou noire. Mère : Ôtez ce couteau de mon ventre. Putains maquillées. Père : A genoux canaille et demande à ta mère sa bénédiction. MERE LA HAUT SUR LE MONT / OU SOUFFLE LE VENT / OU MARIE ABAT / L’ENFANT DIVIN. Retour au Groenland. Venez mes enfants le soleil y réchauffe chaque jour. Père : faites taire cette idiote».
Éducation, religion, sexualité, une «zone d’ombre».
Entre temps s’est ouvert le théâtre de la Révolution qui rend la vie aux deux morts.
Sasportas, descendu sur scène, joue Robespierre, Galloudec Danton. Ils ont tous deux d’énormes crânes en caoutchouc. La mâchoire de Robespierre ne cesse de se détacher. La grosseur des têtes souligne l’absence des corps. Dans des scènes clownesques, Sasportas-Robespierre et Galloudec-Danton échangent des insultes dont celle-ci : laquais de Wallstreet. L’anachronisme est voulu. Danton présente l’attraction de ce théâtre : Maximilien, la vertu, l’homme sans bas ventre.
Sasportas annonce la fin du «théâtre de la révolution blanche», (du théâtre de la Raison ? ).
Debuisson est condamné à mort «parce que tes pensées sont blanches sous ta peau blanche», dit Sasportas. «Parce que tes yeux ont vu la beauté de nos sœurs (mythe d’Orphée) … Parce que tu es un propriétaire, un seigneur … La misère avec vous autres, c’est que vous ne savez pas mourir. C’est pourquoi vous détruisez tout ce qui vous entoure pour votre ordre de mort, dans lequel l’ivresse n’a pas de place. Pour notre révolution sans sexe…Qui sue pour vos philosophies. Jusqu’à ton urine et ta merde qui sont exploitation et esclavage». La clownerie n’est pas rédemptrice. Des coups de feu signalent que Debuisson a été exécuté.

La métaphore de l’ascenseur

Le premier volet du triptyque s’achève donc par la mort de Debuisson. Le tout sera repris, situé à l’époque actuelle. Ce sera la tragédie de la trahison de Debuisson.
Le texte central de la pièce est un texte à la limite du théâtre. Un très beau texte en prose.
Derrière le rideau noir, dans la salle noire, une voix : celle de Jürgen Holz, qui, dans la mise en scène de Müller, joue aussi le rôle de Debuisson et celui d’Antoine.
Ce texte nettement séparé en deux parties commence par un «je» et se termine par: «Un jour l’AUTRE viendra à ma rencontre, l’antipode, le double avec mon visage de neige. L’un de nous deux survivra». «Je est un autre» a écrit Rimbaud.
«JE», habillé en employé ou ouvrier un jour de fête se trouve dans l’ascenseur. Il a (croit avoir ou espère) rendez-vous avec le chef (qu’il appelle en secret Numéro 1). La nouvelle du rendez-vous l’a atteint dans la cave. Le chef doit avoir une mission à lui confier sinon pourquoi le ferait-il appeler. «Je», dans l’ascenseur, est préoccupé d’ajuster sa cravate et s’inquiète. Arrivera-t-il à l’heure ? Mais à quel étage se trouve le bureau du chef ? L’heure du rendez-vous passe. L’aiguille de sa montre tourne de plus en plus vite: «Je» prend conscience qu’il y a longtemps que quelque chose ne colle pas : «avec ma montre, avec cet ascenseur, avec le temps». Il se livre à des spéculations, regrette d’avoir lu de la poésie au lieu de la science. «Le temps se disloque et quelque part au quatrième ou au vingtième étage (ce ‘ou’ pénètre comme un couteau dans mon cerveau imprudent) le chef (que j’appelle en secret No 1) attend avec la mission qu’il veut me confier, à moi qui ai failli à ma tâche». Peut-être que la mission est déjà une affaire classée comme on dit dans le langage des fonctionnaires. Il fait un rêve désespéré à l’intérieur de son rêve : se rouler en boule, briser les parois de l’ascenseur et rattraper le temps. Il imagine le désespoir et le suicide du chef, «sa tête dont le portrait orne tous les locaux administratifs». Qu’il n’ait pas entendu de coup de feu ne signifie rien. Ce qui se passe dans le bureau du chef ne regarde pas la population.
Le pouvoir est solitaire. Le narrateur décrit une expérience physique d’écart entre le temps du sujet et le temps de l’histoire, thème central de l’œuvre de Heiner Müller ainsi qu ‘il l’a expliqué dans un entretien avec J. Poulet (9) et au cours duquel il précisait :
«La naissance du désespoir, c’est quand l’écart atteint une telle proportion qu’il détruit l’identité du sujet. A ce moment-là, la seule issue qu’on a en tant qu’auteur, c’est de publier cet état de conscience parce que la société va entamer le débat là-dessus. Si un auteur publie, c’est pour attirer l’attention sur cet écart et dans l’espoir que le débat permettra de trouver des solutions»
Que se passe-t-il quand la société refuse le débat ?
Sortant de l’ascenseur, le comédien passe devant le rideau, «JE» se retrouve perdu sur la, route d’un village du Pérou, sans mission. «Il ne me reste que la fuite. Avec le peu d’argent dont je dispose (en devises) je n’ai de toute façon pas les moyens d’acheter ma liberté». Comment remplir une mission inconnue ?
On peut évidemment penser à la fuite en Afrique de Rimbaud. La fonction de l’auteur est évoquée par la réunion de deux mythes, celui d’Orphée et celui de Dédale-Icare.

La tragédie contemporaine de la trahison

Après l’entracte, la salle est dépouillée de tout décor. Seul un récepteur de télévision diffuse des images pendant un court instant. Les trois révolutionnaires apprennent que le gouvernement qui leur a confié la mission d’organiser un soulèvement révolutionnaire en Jamaïque n’est plus en place. «La France s’appelle Napoléon». Que faire quand la révolution n’a plus de patrie et qu’on se retrouve orphelin ?
La fin de la pièce est centrée sur le personnage de Debuisson. Voyant ses idéaux trahis par la révolution, il trahit ses idéaux.
Debuisson : «Je nous délivre de notre mission . . . Ton masque Sasportas est ton visage. Mon visage est mon masque». Galloudec résiste, il ne veut pas admettre qu’il est sans mandat.
Sasportas est prêt à aller jusqu’au bout :
«Tant qu’il y aura des maîtres et des esclaves, nous ne sommes pas quittes de notre mission».
Debuisson donne libre cours à son doute. Pour un court instant il a peut-être l’histoire de son côté. Debuisson :
«Ce qui unit l’humanité, ce sont les affaires. La révolution n’a plus de patrie. Ce n’est pas nouveau sous le soleil … L’esclavage a de multiples visages. Son dernier visage, nous ne l’avons pas encore vu … De la Bastille à la Conciergerie, le libérateur devient gardien de prison. Mort aux libérateurs est la vérité dernière de la révolution».
Debuisson qui a tué aussi pour empêcher que leur mission ne soit trahie: «Peut-être que je n’ai fait que me laver les mains quand je les aie trempées dans le sang pour notre cause, la poésie a toujours été la langue du pardon, mon noir ami. Nous avons d’autres cadavres dans la nuque et ils seront notre mort si nous ne les jetons pas dans la fosse» .
Il raconte un rêve :
«Hier j’ai rêvé que je traversais New York. La région était en ruines et dépeuplée de blancs. Devant moi, sur le trottoir se dressait un serpent doré et lorsque je traversai la rue, ou plutôt cette jungle de métal bouillonnant qu’était la rue, sur l’autre trottoir un autre serpent. D’un bleu lumineux. Dans mon rêve je savais que le serpent doré, c’est l’Asie, le serpent bleu c’est l’Afrique. A mon réveil je l’avais à nouveau oublié. Nous sommes trois mondes … »
«Je veux ma part du gâteau du monde. Je découperai ma part dans la faim qui règne dans le monde. Vous, vous n’avez pas de couteau».
La dernière réplique de Sasportas :
«J’ai dit que les esclaves n’ont pas de patrie. C’est faux. La patrie des esclaves c’est la révolte. Je retourne au combat, armé des humiliations de ma vie … La mort est sans signification et sous le gibet, je saurai que mes complices sont les nègres de toutes les races, dont le nombre augmente à chaque minute que tu passes à ton auge d’exploiteur d’esclaves, ou entre les cuisses de ta putain blanche. Quand les vivants ne pourront plus lutter, les morts lutteront. Chaque battement de cœur de la révolution remettra de la chair sur leurs os, du sang dans leur veines, de la vie dans leur mort. La révolte des morts sera la guerre des paysages, notre arme, les forêts, les montagnes, les mers, les déserts du monde. Je serais forêt, montagne, mer, désert. Moi, c’est l’Afrique. Moi, c’est l’Asie. Les deux Amériques, c’est moi»
Le masque de Debuisson est devenu son visage. Tout comme Lautréamont qui, après avoir écrit Les Chants de Maldoror, a entrepris de «corriger dans le sens de l’espoir» les poèmes du désespoir (le désespoir est demande d’utopie), Sasportas corrige Debuisson. Pour paraphraser Lacan, Debuisson pense là où n’est pas Sasportas, Sasportas est là où ne pense pas Debuisson. Dans ce sens, il est aussi question des rapports entre l’intellectuel européen et le tiers monde.
«L’irruption du tiers monde dans l’histoire arrache aux conflits leur véritable nature», écrit Müller dans un texte sur Syberberg. Pour pouvoir être, Debuisson demande qu’on le tue afin qu’il ne trahisse pas. Mais Galloudec se solidarise avec Sasportas et lui dit : tu t’es exclu. Ils abandonnent Debuisson avec sa peur de trahir, puis avec la trahison qui l’envahit alors que le quitte le dernier souvenir. On entend pendant la danse de la trahison, la voix de Maria Callas chantant un air de Manon Lescaut de Puccini : io no volio morir. C’est, grâce aussi à l’intelligence de jeu de Jürgen Holz (10), le moment le plus intense de la pièce.
La lettre qui se termine «désigne la structure du langage en tant que le sujet y est impliqué»(11). En d’autres termes, la chanson n’épargne pas le chanteur. Elle n’épargne personne. La force de la pièce est dans la tentative d’articuler problématique du sujet et théorie de la Révolution. La grandeur de l’Art de Heiner Müller est d’être un art qui n’exclut rien ni personne et d’une grande force poétique. Un texte qui ne vous quitte pas, qui ne vous quitte plus.

Bernard Umbrecht (1981)
Paru dans la revue Connaissance de la RDA n°12, Mai 1981

(1) Voir Connaissance de la RDA N°6 , Mai 1978
(2) Nouveau Testament. Evangile selon St Matthieu 4,8.
(3) Heiner Müller: «Utiliser Brecht sans le critiquer, c’est le trahir» in Theater Heute, Jahrbuch 1980.
(4) Chants de Maldoror. Editions Corti. Paris 1973. Pages 73 et suivantes
(5) Thèses pour une discussion sur le Postrnodemisme. Conférence faite à New York en décembre 1978 in Geländewagen I, Berlin (Ouest). Herausgegeben von Wolfgang Storch, Verlag Asthetik und Komnmunikation.
(6) Freud: «Le président Schreber» in Cinq psychanalyses, P.U.F., Paris 1954, p. 276.
(7) Cf. Lacan : «Là où c’était, là comme sujet dois-je advenir».
(8) La phrase est de Lénine.
(9) France Nouvelle, 29 janvier 1979
(10) La distribution est excellente : La femme d’Antoine / Premieramour / L’Ange du doute : Margit Bendokat. Galloudec : Hermann Beyer. Sasportas : Dieter Montag. Marin : Harald Warmbrunn.
(11) J .L. Nancy. Ph. Lacoue Labarthe: Le titre de la lettre, éditions Galilée; 1973, p. 31.
Publié dans Berlin, Heiner Müller, Littérature, Théâtre | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Chronique berlinoise (7) Escapade en zone poétique libre à la découverte d’un auteur, Kai Pohl

Descendant la Schönhauserallee en direction de cette sorte d’hypercentre qu’est devenu l’ancien Berlin Est du côté du Hackescher Markt – Alexanderplatz, dans le Prenzlauer Berg, un quartier que j’ai toujours bien aimé et qui du temps de la RDA déjà avait un peu une dimension hors cadre, même si son côté bobo est devenu moins attirant, il est encore bobo mélangé à de l’alternatif libertaire, on arrive sur le côté gauche passé la boulangerie bio sans gluten à la Kultur-und Schankwirtschaft BAIZ. Schankwirtschaft. N’était une connotation un peu trop moyenâgeuse, j’aurais volontiers traduit par taverne ce débit de boisson enfumé qui est aussi un lieu culturel. Amusant de relever dans ces temps d’économisme exacerbé, ce mot de Wirtschaft (économie) qui désigne aussi un lieu où un hôte (Wirt) sert des clients désireux de se nourrir et de se désaltérer. Parler en plus de Kulturwirtschaft témoigne d’une ironie du vocabulaire. Je m’y suis rendu un soir du mois de juin à l’invitation de l’une des lectrices pour assister à la présentation du dernier opus de Kai Pohl, 1964 ou Pour être en conformité avec les nécessités du marché, le sujet masculin du pouvoir impose le silence à son âme. Présentation qui s’est faite sous forme de lecture à trois voix par l’auteur Kai Pohl, Sylvia Koerbl et Kristin Schulz, cette dernière connue par les lecteurs du Sauterhin (J’ai présenté ici son recueil de poèmes). Tous trois participent à la revue floppy myriapoda – Subkommando für die freie Assoziation (Sous commando pour l’association libre), dont Kai Pohl est éditeur. On peut lire en ligne le sommaire du numéro 27, (provisoirement) le dernier en raison de son intégration avec d’autres dans la revue Abwärts! à laquelle il m’est arrivé de collaborer.
 KAI POHL vit à Berlin et y travaille comme auteur, éditeur, artiste plasticien et graphiste.
Son texte dit la présentation éditoriale lie des cut-ups tirés d’Internet avec des notices biographiques, des voix intérieures et des lambeaux de conversation tirés du monde de l’illusion réelle née du manque de capacité de représentation. Ce serait un signe de folie que de réclamer en hiver des raisins mûrs dit Marc Aurèle, ce qu’Épictète commente ainsi : «la dispute ne concerne pas tel ou tel objet mais la question de savoir si nous sommes fous ou non». Tout un programme de débusquer cette folie. Ce n’est pas une mince affaire quand elle se cache dans ce qu’il est convenu d’appeler la normalité partagée alors même que l’on se demande benoîtement : mais d’où vient toute cette violence ?
Le titre contient l’année de naissance de l’auteur – 1964 – dans le Mecklembourg à l’époque où, enfant, l’on pouvait être bercé par le vent dans les arbres. La situation a changé et tout en habitant quelque part on ne peut plus parler d’avoir un chez soi. Kai Pohl déconstruit en quelque sorte la confusion de notre rapport au monde. Avec la distance de l’humour. J’écris notre parce que ce monde est effectivement nôtre mais aussi parce que le lecteur est impliqué dans ce qu’il lit comme co-auteur du texte puisque co-auteur de la réalité de ce monde.
J’ai traduit avec l’autorisation de l’auteur que je remercie le premier des cinq chapitres de son court opus. Il donne un aperçu de la façon de faire qui s’intensifie au fil des pages. Cela me donne l’occasion d’évoquer une littérature autre que celle qui est transmise par les canaux traditionnels de l’industrie du livre. Le livre est paru aux Editions distillerypress. Mes remerciements à Kristin Schulz pour la relecture de la traduction française.

19640001Kai Pohl

Kai Pohl : 1964 ou Pour être en conformité avec les nécessités du marché, le sujet masculin du pouvoir impose le silence à son âme.

Partie 1

Si les hommes ne se soulèvent pas, à la fin se soulèvera la mer, l’herbe fera éclater les rues, les murs tomberont dans le vent, la rhétorique décorative des puissants leur retombera en acier brûlant sur les pieds.

*

(A cette place figurera ultérieurement le texte d’introduction)

Si, dans la ronde de ceux qui un jour peut-être liront cette élaboration, il devait se trouver quelqu’un qui en attende quelque chose, si minime que soit cette attente, qu’il lui soit dit : oublie ça. Il ne sera pas question de distraction, encore moins de savoirs et de connaissances. Même les formes habituelles de politesse manqueront à l’appel : tu seras, chère lectrice, cher lecteur, tutoyé(e) sans vergogne. Si cela te pose problème, mieux vaut pour toi ne pas aller plus loin dans la lecture. Tu seras déçu(e). Non pas par la matière qui t’es proposée – rien n’est proposé – ou par la manière douteuse dont l’auteur te la livre – rien n’est livré – tu seras déçu(e) par toi-même ! Car c’est toi-même, chère lectrice, cher lecteur, qui porte ta part dans les monstruosités dont il est question ici. Tu ne seras pas détourné(e) de ton désert quotidien par de bruissantes métaphores ou une story pleine de subtilités. Les romans et les narrations prolixes sont vraiment vexants et indignes. Ils expliquent le moindre petit détail merdique comme si on était trop bête pour le comprendre par soi-même¹. Si la grande relation de cause à effet te manque, tu es sur la bonne voie. S’il n’y a pas de résolution, il n’y a pas non plus de mystère, seulement un bourdonnement complexe de détails décomposables à l’infini et dont la somme ne forme pas nécessairement une unité. Hasard et providence ne s’opposent pas, ils forment les deux faces de la médaille. S’il n’y a pas de hasard, il n’y a pas non plus de destin. Il n’y a pas de chemin, il n’y a que des pas. Il n’y a pas de raison de perdre pied. Les mots peuvent être prononcés à haute voix, enregistrés, réécoutés. Le texte n’est pas le produit final, il est un outil.

(A cette place se trouvait hier encore un autre texte)

– J’ai raccroché. En plein milieu. Personne n’a le droit de me torturer sans cesse avec des banalités. J’en ai marre d’avoir sur le dos tous ces trouducs qui me poussent dans la folie. J’en ai marre de ne pas avoir de chez-moi. Oui, oui-ha ! J’habite une chambre spacieuse, cuisine, salle de bain, balcon avec vue, mon réfrigérateur est à peu près rempli. Mais ce n’est pas vraiment ce que l’on appelle un chez-soi. Ça pue dès que j’ouvre une fenêtre. Les pièces débordent de passé, de traces de présence, de traces d’attouchements dans les plus petits recoins. Sur les étagères s’amoncellent des livres, lettres, journaux, citations, dans la discothèque la musique de jours meilleurs. Dehors passe à toute vitesse l’avenir, satellites dans le ciel nocturne, protéine frelatée, les limousines se surpassent dans l’obscurité du vent – où, que diable, reste le présent ? Alors que l’avenir est à terre et dans l’air, dans le réservoir des océans, dans la semence de plantes à venir, dans les soucis qui n’ont plus besoin de sommeil, le présent se résume en une question drolatique. « Alors que fais-tu ? », est comme le point culminant de l’esprit du temps, une question qui ne veut même pas connaître ce qu’elle prétend interroger ; s’il s’agissait vraiment de cela, elle ne serait la plupart du temps même pas nécessaire ! Si on vous pose par exemple la question au téléphone, la réponse évidente est « je téléphone avec toi ». Mais, non, la banale phrase interrogative est en fait une quête d’information sur la manière de gagner sa croûte. On ne parle pas du travail. Du travail on en a. Ce qui est appelé présent est une fuite en avant continuée dans laquelle tout tourne autour de la façon de transformer sans le moindre effort des portions de vie aussi petites que possible en galette, pognon, fric, grisbi, pèze, flouze, oseille, picaillons, ronds, pépètes, radis². S’il s’agissait vraiment de faire quelque chose, nous n’aurions pas du tout le temps de travailler. Mais, ainsi, nous sommes, par la froide mécanique de multiplication de l’argent, retenus de nous bagarrer pour le lait et le miel qui au demeurant coulent en abondance. C’est pourquoi il est perfide d’obliger des gens à mendier. Non pas pour les quelques cents destinés à la saleté sous vide du supermarché, non. Mendier chaque jour pour l’existence en soi, cette conquête de l’évolution, c’est cela qui me dégoûte infiniment. Comment qualifier une société dans laquelle il faut sans cesse quémander ce qui de toute façon nous appartient. Je ne trouve pas de nom pour cela. Pas plus pour l’indifférence avec laquelle cet ordre est manifestement accepté, pour l’insensibilité de ceux qui ont toujours en gros très bien nagé dans le courant, yeux de graisse sur la soupe maigre, idiots omniscients et qui ne questionnent rien. Assis le cul bien au sec pendant que le mien touche le fond, de glace.
Dans la nuit profonde, les couleurs se sont éteintes, plus de vacarme, plus de chaos, les mots se dissolvent, s’éclatent en leurs lettres, libèrent le sens. S’il existe quelque chose comme une confiance originelle, elle provient pour moi du bruissement de puissants feuillus. Les premiers mois de ma vie, je les ai passés dans le landau placé sous de hauts tilleuls au bord d’une route de village dans un froid de canard. Dans l’air glacé qui devait m’endurcir flottait sans bruit la neige, il n’y avait pas beaucoup de véhicules à cette époque, le matin un tracteur rassemblait les bidons de lait, plus tard la motocyclette du facteur, rarement une voiture. Dans le crépuscule précoce des après-midi, les corneilles croassantes retournaient dans leurs arbres dortoirs. Puis vinrent les tempêtes de printemps. La neige est devenue pluie, les corneilles sont des avions et les tilleuls des bruits de la grande ville qui font effraction par la fenêtre. Les pensées divaguent, produisent le trouble, le mélange, le brouillage des frontières de toute sorte, décomposition des agencements concrets et symboliques en flots d’images, en culture événementielle, en n’importe quoi et verbiage, la télévision diffuse sans interruption, le mainstream délire, la signification irrite, le spectacle spécule, le capital imagine. Quoi cependant s’il ne reste au final aucune essence, si la vie belle n’arrive plus du tout, si nous avons renoncé pour rien, si en plein milieu s’effondre le sentiment ? A un moment ou un autre s’emparer de la bouteille, sur l’étiquette : « Toute activité impossible pour cause de soleil et de bière. Espère que vous faites la révolution³»

Puis je suis allé au fleuve, me suis lavé et promené au bord du parking. Juste derrière le gratte-ciel s’étendait un espace vert avec des arbres géants, sous les arbres des tables, sur les tables des os et des restes de cadavres. Je me suis réveillé, je suis allé au bord du champ où débutaient les traces, la terre gelée crissait sous mes pas. Le matin, j’ai dormi un peu dans un fossé puis j’ai continué vers le nord par la zone piétonne. Derrière moi, deux agents de la police criminelle. Il faisait nuit noire. J’atteignis l’ambassade avec l’intention de parler au consul, je parvins par la porte tournante à la fenêtre de son bureau, nous avons fumé un peu ensemble puis je suis allé dormir. Lorsque plus tard j’ai regardé par la fenêtre tout était calme, les policiers trainaient là, la nuit était fraîche et vide. Je me suis empressé de rentrer chez moi en passant les contrôles pour attendre les bulldozers. J’ai pris la boîte de thé sur l’étagère. Les champignons à l’intérieur avaient l’air de doigts desséchés. Je me suis glissé en haut de l’escalier, me suis couché et j’ai dormi jusqu’au matin du surlendemain. Puis je suis allé dans mon appartement, ai fais mes valises, je suis allé à l’aéroport et j’ai pris un vol pour l’Italie. Là bas j’ai erré au milieu de palais et je me suis retrouvé pour un moment dans la cage d’escalier de mon enfance. Je me suis assis sur la première marche pour boire un café. Le seul rayon de lumière provenait d’une petite lampe. J’ai pris encore une gorgée d’eau puis je me suis glissé dans le sac de couchage. Plus tard, je fus réveillé par un orage violent. Par l’escalier, je suis sorti à l’air libre, je suis rapidement retourné le trench-coat trempé, me suis accordé une vodka et je suis allé dormir. A six heures je me suis levé, j’ai pris mes affaires et je suis parti pour trois mois en Australie. Dès mon arrivée, j’ai acheté un récepteur à ondes courtes, une bouilloire, un journal et une tasse de café.
Un jumbo-jet passa au-dessus de ma tête. Avec l’arme au cran de sûreté ôté, j’ai donné au terminal le code de mon appartement. J’étais passé de la contemplation à l’abstraction, en d’autres termes j’avais repris mes esprits. Le soir, j’ai mangé chez Pak Pikka. Étaient surtout présents des non-indonésiens avec des épouses indonésiennes. On parlait pidgin. J’ai ensuite encore été dans un magasin avec du personnel allemand bien que j’en avais assez. Sur le chemin du retour, il s’est mis à neiger. J’ai titubé jusqu’à la cuisine, bu un peu de vodka et attendu les heures suivantes dans le bunker. A un moment quelconque, le silence est devenu trop grand, l’odeur trop mauvaise. Je suis allé à la douche, faire mon sac et dans le métro. Le train arriva au bout de deux minutes, plus vide que d’habitude. A la station Concorde, j’ai changé de ligne, fermé les yeux et me suis endormi en quelques minutes. Puis, j’ai pris l’ascenseur jusqu’au garage souterrain. J’ai éteint la lumière crue et suis allé dans l’ombre, les peupliers bruissaient comme la mer. Dans la maison du café, j’ai assisté à la façon dont, à une vitesse croissante, le reste du monde ne se distinguait plus des images sur l’écran. Quelqu’un avait réussi à dégueuler sur le mur des toilettes. L’après midi, j’ai marché jusqu’à la maison dans un tourbillon de neige, me suis assis au bureau et j’ai noté : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres ». Je me suis jeté sur le lit, ai éteint la lumière. Au kiosque d’en face, j’eus le lendemain l’information que les bus ne circulent plus. Le gouvernement avait mis des troupes en marche pour mater l’insurrection.

Un visage brûlé dans les rayons du soleil couchant. Une déchirure se dessine dans le ciel, une douleur lancinante comme quand on vous arrache des mains un flingue avec lequel ces derniers temps on s’est maintenu hors de l’eau. Rails de chemin de fer envahis de mauvaises herbes un jeton de fer blanc rouillé, moisi et encroûté. L’obscurité descend sur les périphéries détruites, odeur mordante de mauvaise herbe. Par manque de carburant il n’y a plus de trafic aérien, peu de voitures circulent dans les rues. C’est une rue de faubourg typique avec des palmiers, des surfaces de gazon et des bungalows d’un côté et, de l’autre, des terrains abandonnés comme à Palm Beach Floride, dix ans après que les habitants se soient enfuis. Il y a longtemps qu’ici règne la mafia, on s’en aperçoit le mieux la nuit. Au milieu des surfaces inhabitables, des habitants brutaux sont à l’affût derrière des façades léchées, enfermés dans le chaos entre stations essence, friches et dépotoirs, zones industrielles, magasins de bricolage, entrepôts, vieux dépôts et usines fermées. Partout de la réclame pour des choses dont personne n’a besoin qui sont ferrailles aussitôt qu’elles quittent la production ce qui donne une impression encore plus lugubre. « L’homme est fait pour se soumettre et obéir », tel est le message suspendu sur cette zone. Les étoiles tirent en biais sur le ciel de nuit vide d’où tombent en crépitant des flèches d’argent. Des véhicules de troupe blindés filent, à toute allure et les sirènes hurlantes, vers la prochaine intervention.
Je voudrais une fois comme un animal fixer les nuages, n’être chez moi dans aucune langue, sauf dans les vibrations du feuillage, dans le vrombissement de l’eau qui tombe, dans la fumée du feu de bois éteint par la pluie. Mais la ville continue de dérailler, elle fait un bruit de ferraille et grince, l’herbe fleurit toute seule dans le silence qui n’existe pas. Le silence est devenu un bruissement, il est impossible de distinguer le chœur mixte des machines du bruit des furies intérieures. Mais bien sûr, la ville comme une société d’insectes géante et bourdonnante d’où l’on extrait quelques voix individuelles préparées à l’avance, à peu près ainsi. La guerre repose sur la mystification et le son d’une voix dit plus que les mots. Je suis pour des relations claires, pour des coupes claires et rapides, la mobilité. Il faut surmonter les limitations que l’on se fixe soi même quotidiennement. Cela veut dire, je prêche moi-même la croyance qui détruit mes os. Cela veut dire que le reste de la soirée je ramperai par terre grâce au russevodka et au polonaisgrain. L’odeur d’une averse de pluie fait oublier pour un moment le terrorisme financier. La foire des achats, l’ivresse technique, le débordement d’excitation dompte le flot des mots. Il y a longtemps qu’ici on ne dit plus rien. Le sens de l’histoire ne consiste pas à mettre ensemble des éclats mais à éclater ce qui est mis ensemble. Merde à l’argent, l’État, la Bible, la normalité, la soumission, la propriété, ProSieben4 – passe un film qui mène à l’absurde toutes les preuves. Si les hommes ne se soulèvent pas, à la fin se soulèvera la mer, l’herbe fera éclater les rues, les murs tomberont dans le vent, la rhétorique décorative des puissants leur retombera en acier brûlant sur les pieds.

(A cet endroit, cela continuera dans peu de temps)

Kai Pohl
(Traduction Bernard Umbrecht)

1. Le cinéaste iranien Abbas Kiarostami dans Le goût de la brieveté de Faimeh Farsaie paru dans Der Freitag du 16.9.2005. Sur l’épique, Kurt Kersten remarquait : « un auteur de roman est quelqu’un conduit par le destin à dire en une phrase ce que l’on peut dire en un mot. Les romans sont des aphorismes divergents. Mais ils sont nécessaires, de l’alcool non mélangé ne vaut rien pour la plèbe » Extrait de Kurt Kersten Sur l’art, les artistes et les idiots paru dans Die Aktion 4. Jahrgang (1914) n°23
2. Deux poignées de synonymes pour argent : suit une longue liste que chacun pourra donner en français
3. Citation extraite de Chier sur les idéaux de la jeunesse-notes d’un révolutionnaire de Dimitri Kostenko dans Notes d’un révolutionnaire russe. Distillery Berlin 2006 page 51.
 4. Chaîne de télévision privée (NdT)
Publié dans Berlin, Littérature | Marqué avec , , , , , , , | Laisser un commentaire