Jean-Marie WOEHRLING a été Président du tribunal administratif de Strasbourg puis Secrétaire Général de la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin, de 1998-2012. Il est actuellement le Président de l’Institut du droit local d’Alsace – Moselle. Je le remercie d’avoir confié ce texte au SauteRhin.
La commission Centrale pour la Navigation du Rhin
200 ans d’histoire
par Jean-Marie WOEHRLING, ancien secrétaire général de la CCNR
La Commission Centrale pour la Navigation du Rhin est la plus vieille organisation interétatique des temps modernes. Traditionnellement, on considère que sa date de naissance remonte au Congrès de Vienne car c’est dans les annexes à l’Acte final de ce Congrès du 9 juin 1815 que se trouvent les dispositions qui ont institué l’actuelle CCNR.
Toutefois, le Congrès de Vienne n’a fait lui-même que reprendre une institution existante en lui donnant une nouvelle mission et un nouveau nom, à savoir l’Administration Générale de l’Octroi du Rhin créée par une Convention conclue entre la France et le Reich allemand le 15 août 1804.
C’est donc à cette date que l’on peut faire remonter l’histoire remarquable de cette institution qui a aujourd’hui son siège à Strasbourg. Après avoir esquissé cette longue histoire, il faudra décrire son rôle actuel et ses perspectives d’avenir.
I. Les sources du succès du régime rhénan
Expliquer l’histoire, c’est toujours la reconstruire à partir de la situation contemporaine. Le regard que nous jetons aujourd’hui sur l’histoire de la CCNR est nécessairement conditionné par nos préoccupations actuelles. Sans vouloir nier cette dimension subjective, cette histoire permet de dégager les facteurs de succès de cette institution.
Le Congrès de Vienne a érigé la CCNR en une institution non pas chargée d’appliquer des règles statiques mais de développer un régime juridique en devenir, le régime rhénan, à l’origine encore bien incertain, mais qui a démontré une grande force de développement grâce aux principes sur lesquels il est fondé et grâce à la création d’une organisation dédiée à leur mise en œuvre.
A. Le régime rhénan a tiré sa force de quelques principes fondamentaux
1. La liberté de navigation
Le premier d’entre eux, c’est celui de la liberté : la dynamique fondamentale du droit rhénan réside dans cette idée audacieuse mais profondément juste de la liberté de navigation. Sans doute, cette idée ne s’est-elle pas imposée d’un seul coup ni sans difficulté. Elle ne s’est concrétisée que progressivement et connaît encore aujourd’hui certaines restrictions. Elle était cependant présente dès l’origine dans le nouveau paysage rhénan issu de la tourmente révolutionnaire. Elle sera affirmée par le Congrès de Vienne précisée par une Convention ultérieure dite de Mayence de 1831 puis consacrée par Acte de Mannheim de 18681 .
Pour que la liberté de navigations sur le Rhin puisse être vraiment établie, il fallait agir sur trois catégories d’obstacles :
a) les obstacles physiques à la navigation
En 1815, le Rhin était un fleuve encore sauvage à bien des égards, avec de nombreux bras, des îles qui se formaient au hasard des crues, des méandres, des boues de sable, une profondeur inadéquate pour une navigation par de gros bateaux. Une navigation libre exigeait que ce fleuve soit aménagé, « régularisé », en fonction des besoins de la navigation.
Une des premières missions de la Commission Centrale a donc été de veiller aux travaux nécessaires pour rendre le fleuve navigable par des bateaux modernes. Ce travail a commencé dès avant 1815 par l’aménagement du chemin de halage. Le financement et la réalisation des travaux incombaient aux États, mais la Commission Centrale veillait à la réalisation, coordonnant les travaux, adressait des remontrances aux États retardataires, donnait son aval pour la construction des ponts, etc…
Le Rhin d’aujourd’hui est en grande partie un cours d’eau fabriqué par des ingénieurs des États membres sous le contrôle de la Commission Centrale. C’est un fleuve qui offre désormais de très bonnes conditions pour la navigation et qui fait constamment l’objet demesures permanentes d’améliorations.
Désormais, le Rhin a une largeur variant entre 80 et 150 m, une profondeur entre 1,90 m et 4,80 m. La flotte rhénane comporte près de 9.000 bateaux avec une contenance de 10 M tonnes, dont certains dépassent 130 m de long et 4.000 tonnes de port en lourd. Le tonnage transporté sur le Rhin est de l’ordre de 300 MT, soit 45 Millions de TKM.
Tout ouvrage réalisé sur le Rhin est susceptible de porter atteinte à la navigation reste soumis à l’autorisation de la Commission Centrale. Celle-ci a, par exemple, soumis à certaines conditions la construction de la passerelle Mimram entre Strasbourg et Kehl.
b) les obstacles fiscaux
Encore au début du 19ème siècle, la navigation intérieure était soumise à de nombreux péages, octrois, taxes, etc… qui constituaient une gène considérable à son développement. Une des premières missions de la Commission Centrale a été d’unifier et de simplifier ce système d’octrois, puis de réduire progressivement les péages jusqu’à ce qu’ils disparaissent complètement. Aujourd’hui, l’article 3 de l’Acte de Mannheim de 1868 interdit aux États riverains de prélever tout droit basé uniquement sur le fait de la navigation. De ce principe, on a déduit aussi la non taxation du carburant utilisé par la navigation intérieure. L’absence de péages a été un important facteur de développement de la navigation rhénane.
c) Une troisième catégorie d’obstacles est d’ordre juridique.
Une navigation internationale du Rhin jusqu’à la mer ne peut se développer librement si elle est soumise à des règles différentes à chaque passage de frontière. Par ailleurs, il n’y a pas de vraie liberté de navigation si les bateaux de différents pavillons ne sont pas en situation d’égalité de traitement du point de vue des règles applicables. La libre navigation implique donc l’unité du régime juridique applicable aux bateaux. Pour que cette unité de régime puisse être réalisée, il fallait que la Commission Centrale élabore et fasse adopter par tous les Etats membres des règles communes en matière de conditions d’exercice de la navigation, de sécurité, de sanction, etc…
Cette harmonisation des règles a concrétisé avant l’heure l’idée d’un « grand marché » unifié de la navigation rhénane, une prémonition du marché commun actuel.
Au fil des ans, elle a ainsi développé tout un corps de règles communes constituant le droit de la navigation rhénane : prescriptions techniques pour les bateaux, condition d’exercice de la profession de batelier, règles relatives aux marchandises dangereuses, etc…
A partir de 1868, elle s’est vu reconnaître un pouvoir autonome de réglementation s’imposant aux États membres dès lors qu’ils ont accepté les résolutions correspondantes.
Le concept de liberté de navigation a donc été la source d’un système commun de régulation.
2. Une navigation sûre et organisée
La liberté n’est pas synonyme d’absence de règles. Nos sociétés complexes le savent : pour que la liberté soit stable et réelle, elle doit être organisée. Telle est la deuxième grande idée force de l’Acte de Mannheim : la conscience que la liberté de navigation doit être insérée dans un système de régulation, d’où le développement d’un cadre réglementaire qui définit de manière rigoureuse les conditions de circulation, d’équipement des bateaux2, et de sécurité. Aujourd’hui cette réglementation est complétée par des mesures tendant à éviter la pollution susceptible d’être générée par la navigation fluviale. Cette réglementation extrêmement précise et exigeante assure au transport sur le Rhin le plus haut niveau de sécurité dans le monde malgré une intensité particulièrement forte de la circulation.
Le système rhénan est donc une illustration exemplaire de l’« Ordoliberalismus » ou du « capitalisme rhénan » caractérisés par la conjugaison d’un marché libre dans un cadre réglementaire garantissant une régulation suffisante.
Une telle combinaison de liberté et de réglementation n’a pas su se mettre en place de manière efficace que grâce à l’existence d’une profession responsable et organisée et à une collaboration étroite et confiante entre cette profession et les autorités, notamment dans le cadre des travaux de la Commission Centrale.
B. A côté de ces principes fondamentaux, le “système de Mannheim” a posé une règle d’organisation
Cette règle réside dans la constitution d’un centre de décision. On connaît la lourdeur et la lenteur du processus diplomatique. Pour établir un système de gestion efficace sur le Rhin, il fallait constituer un lieu de décision autonome. Cette idée ne figurait pas encore clairement dans l’acte final du Congrès de Vienne ni même le traité de Mayence de 1834. Elle ne s’est imposée que progressivement pour être consacrée par l’Acte de Mannheim de 1868 et par le Traité de Versailles de 1919.
Sur ce fondement, la CCNR, qui à l’origine était perçue surtout comme une sorte de conférence diplomatique permanente, a su s’affirmer comme une véritable organisation internationale avec des pouvoirs propres, un processus de décision spécifique et une administration autonome.
Aujourd’hui, la Commission Centrale est composée de 5 États membres3. Ces Etats désignent des représentants, appelés commissaires4 pour siéger dans les organes de la Commission.
1. Les organes et les compétences de la CCNR
L’instance de décision est constituée par la « réunion plénière » qui siège deux fois par an. Dans cet organe, chaque État dispose d’une voix. Les décisions se prennent à l’unanimité. Les résolutions ainsi adoptées deviennent obligatoires pour les États membres s’ils n’ont pas fait connaître d’objection dans un délai d’un mois.
Ces résolutions peuvent porter sur toutes questions relatives à la navigation du Rhin. Pour respecter les principes de liberté de navigation et d’unité du régime, les États s’abstiennent de prendre isolément des mesures qui pourraient porter atteinte à la liberté et à l’égalité. En conséquence, la Commission Centrale a une compétence en quelque sorte exclusive5 sur les questions qui touchent aux questions de sécurité de la navigation.
La CCNR est également compétente pour examiner toute mesure en vue de la promotion de la navigation rhénane. Dans ce domaine, elle n’a cependant pas de compétence exclusive.
Dans le cadre de ses compétences, la Commission a montré une grande préoccupation pour les questions d’environnement et les questions de personnel.
En plus de son activité réglementaire, la CCNR a aussi une compétence juridictionnelle. Elle possède une chambre des appels, chargée de statuer en deuxième instance sur les jugements rendus par les tribunaux pour la navigation du Rhin6. A coté de cette procédure juridictionnelle, existe une procédure de plainte pour méconnaissance des règles rhénanes qui est ouverte à tout usager de la voie d’eau à l’encontre des autorités publiques.
Enfin, la Commission Centrale dispose de pouvoir d’initier la révision de son propre statut : elle adopte les protocoles additionnels tendant à modifier la Convention révisée sur la navigation du Rhin. Ceux-ci doivent cependant être ratifiés par les États membres.
La règle de la décision à l’unanimité peut a priori apparaître comme lourde et contraignante. En pratique, elle n’est pas une source de paralysie car la volonté de coopérer des États membres est très forte et le plus souvent leurs intérêts sont convergents.
2. L’organisation du travail
De plus, l’adoption à l’unanimité n’est pas difficile si l’élaboration des décisions est elle-même intervenue en commun. Tel est le cas au sein de la CCNR grâce à des organes de travail qui permettent aux experts nationaux de travailler étroitement ensemble. Les décisions des réunions plénières sont préparées par une dizaine de comités spécialisés eux-mêmes soutenus par un grand nombre de groupes de travail. Près d’une centaine de journées de réunions ont lieu par an. Cette structure permet réellement l’analyse en commun des problèmes et la recherche collective des solutions. Dans ce processus, la qualité de l’expertise est plus importante que l’origine nationale des experts. Les projets mis au point ensemble sont donc perçus comme des solutions communes et sont par suite adoptés de concert, le plus souvent sans difficulté.
Le travail des délégations nationales trouve un double appui essentiel :
a) le secrétariat
Le secrétariat permanent de la CCNR s’est développé en véritable administration spécialisée pour la navigation intérieure européenne7. Il était autrefois seulement chargé de la préparation des réunions des experts nationaux. Il constitue aujourd’hui un centre de ressources et de compétences capable de développer diverses actions de manière autonome.
En coopération avec la Commission européenne, il développe par exemple des activités de collecte statistique et d’observation économique du marché de la navigation intérieure.
b) la profession
– La CCNR peut s’appuyer sur un lien étroit avec les professions de la navigation intérieure. Le secteur de la navigation intérieure apprécie le travail de la CCNR et celle-ci s’appuie très largement sur les avis du secteur. Une bonne partie de l’action de la CCNR exprime une certaine forme de « co-administration » entre les experts nationaux et les experts du secteur professionnel concerné.
En collaboration avec les milieux concernés, la CCNR organise de nombreuses rencontres pour discuter des questions de la navigation intérieure (congrès, tables rondes,conférences diplomatiques8, etc…). Elle est un forum très important pour tous les débats relatifs à la navigation intérieure.
Grâce à sa dimension d’organisation internationale disposant d’une impulsion propre, la CCNR a disposé de la souplesse et du pragmatisme qui lui a permis une adaptation permanente. Elle n’a de loin pas toujours assumé les mêmes missions au cours de ses 200 années d’histoire. Comme administration de l’octroi du Rhin, elle a d’abord été constituée comme une commission ‘fiscale’ chargée d’organiser de manière “centrale” la collecte de cet “octroi de navigation’ (destiné pour une part à indemniser les princes allemands de la rive gauche et pour le reste à l’entretien des chemins de halage). Ces droits ayant été progressivement réduits, puis leur abandon consacré en I 868, cette mission a disparu. Mais, entre temps, la Commission s’était engagée dans un rôle d’impulsion et de coordination des travaux d’aménagement de la voie d’eau : redressement, approfondissement, surveillance, etc. Après la réalisation des principaux travaux, cette fonction a aujourd’hui perdu de son acuité, tandis que le développement du trafic a appelé le renforcement, à partir du milieu du XIXème siècle, de son rôle d’autorité de réglementation. Dans une période plus récente, importance des questions économiques a conduit la Commission Centrale à participer à la définition de mesures d’assainissement structurel et à l’effort de promotion de la navigation intérieure.
Ces changements de finalité de la CCNR ont pu se faire grâce à une définition suffisamment large par l’Acte de Mannheim de son rôle et en raison du refus de toute rigidité dogmatique dans la gestion du régime rhénan.
Aujourd’hui, à nouveau se pose la question de la redéfinition des missions de la CCNR et de son rôle dans l’avenir.
II. La mission actuelle de la CCNR et l’avenir du système rhénan
Tout comme en 1868 ou en 1918, nous sommes aujourd’hui confrontés à de grands changements dans le paysage de la navigation fluviale. Pour les analyser correctement et en tirer les justes conséquences quant aux adaptations souhaitables pour la CCNR, il faut d’abord préciser les changements actuels, puis montrer les perspectives d’avenir.
A. La CCNR, partie prenante d’un processus d’intégration
Le rôle de la CCNR est reconnu et l’efficacité de l’institution est appréciée de manière générale. Mais celle-ci doit prendre en compte un double processus d’intégration :
– Il s’agit d’abord d’une intégration géographique, avec les progrès de l’unification européenne et l’ouverture vers l’Est ; si le Rhin reste la colonne vertébrale du réseau navigable européen, il se trouve aujourd’hui en interrelation grandissante avec d’autres voies navigables.
– Mais il faut aussi relever une intégration fonctionnelle, avec le développement du transport multimodal, qui ne permet plus de définir une politique de la voie d’eau isolée de son contexte.
Quelles conséquences en tirer ? On conçoit que ces transformations appellent une harmonisation au plan européen. Les voies navigables européennes sont en passe de constituer un vaste réseau unifié.
1. Le processus d’intégration au plan de la navigation intérieure
Avant 1990, le Rhin était le seul fleuve européen à disposer d’un véritable régime de liberté de navigation et d’un marché international. Les autres voies navigables étaient enfermées dans des règles nationales restreignant l’accès et comportant des marchés réglementés (« tour de rôle », frets fixés par voie administrative), voire même une gestion étatique des moyens de transport, tels que sur le Danube.
A partir des années 1990, cette situation s’est transformée rapidement. D’une part, avec le changement des régimes politiques en Europe centrale et orientale, le transport fluvial a été privatisé et libéralisé, notamment sur le Danube. D’autre part, plusieurs règlements communautaires ont, à l’instar du régime déjà appliqué sur le Rhin, ouvert les marchés nationaux de transport fluvial, supprimé les systèmes de réglementation administrative des frets et jeté les bases d’un cadre réglementaire commun. Avec l’élargissement de l’Union européenne, ces règlements sont désormais applicables, à la plupart des pays fluviaux d’Europe, (exceptés en particulier la Russie et l’Ukraine, qui reste dans une situation distincte à la fois sur les plans géographique, économique et politique). L’évolution vers un réseau européen intégré des voies fluviales est ainsi aujourd’hui devenue un aspect très important du système européen de transport des marchandises.
Cette intégration s’est en grande partie réalisée de la façon suivante : en pratique, les principes et les règles de la CCNR ont été imités dans toute l’Europe occidentale et centrale. Une façon d’analyser cette évolution pourrait donc consister à dire qu’il y a eu généralisation à toute l’Europe du régime du Rhin : c’est-à-dire d’un système de voies navigables libres d’accès, soumises à un régime de marché unifié et comportant des règles techniques communes ou harmonisées.
L’intégration s’exprime aussi par l’adoption de règles communes de droit privé du transport fluvial. Là encore, c’est une Convention développée sous les auspices de la CCNR qui réalisé la base commune : la Convention de Budapest sur le contrat de transport en navigation intérieure de 2000 (CMNI).
A côté de l’intégration géographique, on constate aussi des progrès dans l’intégration fonctionnelle : la navigation intérieure étant un élément de la chaîne de transport, il faut veiller à ce que les normes applicables dans le domaine de la navigation intérieure soient en harmonie avec celles applicables pour d’autres modes de transport. C’est ainsi que la structure du règlement pour le transport de marchandises dangereuses sur le Rhin (ADNR) a été alignée sur celui valable pour la route (ADR) et celui applicable pour le fer (RID). Ce règlement rhénan a été repris dans une Convention paneuropéenne (ADN) et est désormais géré par la CEE-ONU. Dans le domaine de l’information électronique, on a veillé à ce que les standards développés (les SIF : services d’information fluviale) soient compatibles avec ceux utilisés dans d’autres maillons de la chaîne de transport.
Tous les éléments de ce programme d’intégration ne sont pas encore totalement réalisés9,mais il n’y a guère de contestation sur ces objectifs. Ils sont acceptés par la profession et par les États. En particulier, du côté de la CCNR, il n’y a aucune réticence à participer à cette intégration.
2. Les effets de l’intégration sur la CCNR
Cette intégration change profondément la situation du Rhin : celui-ci passe d’un statut particulier géré de manière autonome par la CCNR, à un élément d’un système global européen. Certes, le Rhin reste la colonne vertébrale de ce système européen, il en constitue la part la plus active et la plus moderne : plus de 70 % du transport par voie de navigation intérieure européen se déroule sur le Rhin, plus de 90 % de la navigation citerne européenne est localisée sur le Rhin. Le Rhin reste le cœur de la navigation intérieure européenne, mais il y est pleinement incorporé.
Ce changement de situation entraîne des questions nombreuses et compliquées en ce qui concerne la gestion de la navigation intérieure. Au plan du cadre légal, le Rhin reste régi par l’Acte de Mannheim de 1868 en ce qui concerne la navigation. En effet, cet Acte de Mannheim est une convention internationale plus ancienne que les traités communautaires. Un État non membre de l’Union Européenne est adhérent à cet Acte de Mannheim, à savoir la Suisse. La position particulière de ces conventions plus anciennes est reconnue par les Traités européens.
D’un autre côté, les États de la CCNR membres de l’Union Européenne doivent respecter leurs obligations à l’égard du droit de l’Union. Ils ont d’ailleurs le souci de développer la politique communautaire du transport.
Sans entrer dans le détail de l’analyse juridique, la solution suivante s’est dégagée : au plan européen, les standards techniques de la CCNR ont été repris et la CCNR a dès lors reconnu comme valables sur le Rhin les documents délivrés par l’Union Européenne. A titre d’exemple, la nouvelle directive 2006/87 sur les prescriptions techniques des bateaux reprend les exigences du règlement de visite des bateaux du Rhin et la CCNR a reconnu la validité sur le Rhin des certificats communautaires délivrés en vertu de cette directive. De la sorte, l’unification a pu être réalisée sans que « l’acquis rhénan » soit perdu.
La CCNR peut ainsi continuer d’agir comme une instance de gestion pour la navigation européenne dans son ensemble. Mais ne risque-t-elle pas de perdre une part de son influence et de sa légitimité qui résultent de ce qu’elle ne regroupe que cinq pays rhénans habitués à travailler étroitement ensemble et fortement solidaire ?
Elle a répondu à cette question en créant un statut d’observateur pour les États fluviaux européens non membres et pour les organisations internationales intéressées.
Elle a aussi renforcé sa coopération avec la Commission européenne.
B. Les perspectives d’avenir
Depuis de nombreuses années se pose la question des rapports entre la CCNR et l’UE. Ce ne sont pas les principes qui créent un hiatus entre ces deux institutions : les principes de liberté de la navigation, d’unité du régime, d’égalité du traitement leurs sont communs. Ce n’est pas non plus le fait que la Suisse, membre éminent de la CCNR n’appartienne pas (encore) à l’Union : sur beaucoup de points déjà, la Suisse coopère étroitement et positivement avec cette dernière. Le problème est de trouver le cadre technique adéquat pour traiter des questions de la navigation intérieure.
Il est reconnu qu’il est nécessaire pour la navigation intérieure européenne de disposer d’une instance opérationnelle, c’est-à-dire un lieu d’expertise et de gestion, regroupant les États liés par un même intérêt pour la voie d’eau.
La Commission européenne ne disposant pas des ressources humaines et de l’expertise appropriée, a envisagé durant un temps de créer une agence européenne pour la navigation intérieure. Celle-ci aurait, en cas de succès, pu se substituer au rôle assuré par la CCNR et ne laisser à celle-ci que les fonctions limitées de police de la voie rhénane.
Mais les États n’ont pas voulu de cette solution qui avait de grandes chances d’être coûteuse avec pour effet de remplacer une structure connue efficace et rodée par une structure nouvelle aux potentialités incertaines. On a donc estimé qu’il était plus sage de maintenir les institutions existantes mais de les faire évoluer pour les adapter au nouveau contexte.
Une évolution des structures et de l’action de la Commission Centrale pour mieux prendre en compte la dimension communautaire a effectivement eu lieu : un accord administratif a été conclu le 22 mai 2013 entre la CCNR et la Commission Européenne. Un groupe de travail commun (JWG) a été constitué avec un cofinancement de l’Union européenne. En accord avec la commission européenne, un « Comité Européen pour l’Élaboration des Standards dans la Navigation Intérieure » (CESNI) a été créé par une résolution du 3 juin 2015. Ce Comité est destiné à réunir les experts des Etats membres de l’Union européenne et de la CCNR, ainsi que les représentants des organisations internationales concernées par la navigation intérieure. Une place importante est aussi réservée aux représentants des différents acteurs et professions de la navigation en Europe. En créant ce Comité, la Commission européenne et la CCNR ont entendu ouvrir et simplifier les procédures décisionnelles dans le domaine de la réglementation de la navigation intérieure, de sorte que l’ensemble des partenaires institutionnels et des acteurs impliqués puissent bénéficier de l’expérience de la CCNR.
Au stade actuel, les orientations suivantes peuvent être retenues :
– une coopération plus étroite s’est instaurée entre la CCNR et la Commission européenne pour que la première puisse effectuer un certain nombre de travaux pour le compte de la seconde. Ainsi, la CCNR renonce de facto à faire usage de manière autonome à une part de son pouvoir réglementaire, mais bénéficierait en échange d’une influence renforcée au plan européen au titre de l’expertise technique et du savoir-faire.
– il faut mettre au point de nouvelles modalités d’action pour tenir compte des besoins actuels de la navigation intérieure. On peut considérer qu’aujourd’hui, pour l’essentiel, la question de l’unification réglementaire de la navigation intérieure européenne est réglée (ou en passe d’être réglée). D’autres questions doivent désormais retenir l’attention :
. Comment rendre plus attractifs les métiers de la navigation intérieure ? 2/3 des capitaines en activité ont plus de 55 ans. Le personnel compétent est difficile à trouver. Les conditions d’exercice de la profession évoluent en profondeur. Il faut modifier les formations et le déroulement des carrières.
. Comment éviter que l’élargissement européen, la libéralisation et la globalisation n’entraînent des désordres ou des situations difficilement contrôlables dans la navigation intérieure ? Le « pavillon » de chaque bateau qui permettait autrefois de déterminer le droit applicable a perdu une bonne part de sa signification. Il faut éviter des situations de dérégulation dont on a vu les conséquences négatives sur d’autres marchés.
. Comment renforcer l’image « écologique » de la navigation intérieure, car cette dimension peut jouer un rôle important dans son attractivité et pour l’acceptation des infrastructures dont elle a besoin. En même temps, comment éviter que la navigation intérieure ne devienne une des victimes du changement climatique ?
. Comment renforcer l’efficacité économique de la navigation intérieure ? Car, malgré tous ses avantages et ses nouvelles possibilités, la navigation intérieure progresse assez lentement. Du fait des coûts de transbordement, elle reste assez chère. De plus, elle constitue un mode de transport plus complexe que la route. Il faut donc poursuivre les innovations qui peuvent lui permettre de mieux surmonter ces handicaps.
Toutes ces questions se posent à la navigation intérieure européenne dans son ensemble et non à la seule navigation rhénane. La Commission européenne s’y est attelée avec un programme de promotion de la navigation intérieure appelé NAIADES. Mais la navigation rhénane est la part la plus importante et la plus évoluée de la navigation intérieure. La CCNR a donc un rôle à jouer dans la recherche de solutions à ces questions.
A cette fin, il lui faut, une fois de plus, se réinventer et se transformer pour poursuivre sa mission bicentenaire.
Jean-Marie WOEHRLING
1 Après le congrès de Vienne, la Commission Centrale a été chargée d’élaborer une convention précisant les modalités de mise en oeuvre des principes fixés par ce dernier. C’est ainsi qu’a été élaboré l’Acte de Navigation de Mayence du 31 mars 1831, nommé selon la ville dans laquelle la Commission Centrale a siégé de 1816 à 1861 et, avant elle, l’Administration Générale de l’Octroi du Rhin. A compter de cette date et jusqu’en 1920, la Commission a eu son siège à Mannheim. Compte tenu de l’évolution rapide des conditions de la navigation, il a fallu réviser cette convention de 1831. C’est ainsi que fut adopté l’Acte de Mannheim du 17 octobre 1868. Cette Convention est toujours en vigueur aujourd’hui, mais avec diverses modifications résultant notamment du Traité de Versailles du 26 juin 1919, qui a décidé le transfert de la Commission à Strasbourg, et d’une révision résultant d’un accord du 20 novembre 1963 (Convention de Strasbourg), Depuis 1963, la Convention a fait l’objet de 7 protocoles additionnels.
2 Le régime rhénan comprend aujourd’hui une série de règlements qui s’imposent directement aux États : le règlement de police pour la Navigation du Rhin (RPNR), le règlement de visite des bateaux du Rhin (RVBR), le règlement pour le transport des matières dangereuses sur le Rhin (ADNR), le règlement relatif à la délivrance des patentes du Rhin, etc.
3 Mais elle a connu dans le passé d’autres membres : le Royaume-Uni (jusqu’en 1993) et même les Etats-Unis et l’Italie. L’Autriche a failli adhérer en 1997.
4 4 commissaires titulaires et 2 commissaires-suppléants par Etats membres, complétés le cas échéant d’experts.
5 Cela n’est pas formulé tel quel dans la Convention Révisée pour la Navigation du Rhin, mais cela correspond à la pratique constante.
6 Chaque Etat doit, en application de la Convention révisée pour la navigation du Rhin, désigner certains tribunaux pour connaître des litiges mettant en cause l’application de la législation rhénane. En appel, les parties peuvent s’adresser à la Chambre des appels, qui constitue une juridiction internationale.
7 Il est composé d’une vingtaine de personnes.
8 La Commission Centrale est à l’origine de plusieurs conventions internationales importantes par exemple dans le domaine social (Accord sur la sécurité sociale des bateliers rhénans), le droit privé (accord sur le contrat de transport en navigation intérieure CMNI et accord sur la limitation de responsabilité CLNI), l’environnement (Convention sur l’élimination des déchets issus de la Batellerie).
9 Des progrès restent encore à réaliser au niveau de l’harmonisation et de la reconnaissance réciproque des titres de formation et des modes d’accès aux professions de la navigation intérieure.
La conscience du droit local d’Alsace-Moselle par Jean-Marie Woehrling
Président de l’institut du droit local d’Alsace-Moselle :
« Le plus grand intérêt du droit local, est l’idée même de droit local plus que son contenu actuel, car il témoigne concrètement du fait que sur des sujets importants, on peut déroger à la règle du traitement uniforme sans que pour autant la République ne s’écroule »
Le droit local alsacien-mosellan présente différentes facettes : c’est d’abord du « droit objectif », c’est à dire un ensemble de règles juridiques concrètes qui régissent divers aspects de la vie régionale ; c’est aussi un sujet de discussion sociale et politique générale à propos duquel se confrontent des opinions sur ce qui serait souhaitable ou regrettable dans l ‘évolution de ce droit. C’est également un élément de connaissance et d’étude pour la compréhension de l’histoire de cette région. Enfin, c’est objet de représentations mentales pour les habitants des trois départements concernés : la notion de droit local recouvre des idées, des attentes, des mythes ou des visions ; elle est révélatrice de la perception que les Alsaciens ont (ou n’ont pas) de leur identité.
C’est ce dernier aspect du droit local qui sera analysé ici, celui de la conscience collective que les Alsaciens ont de ce droit local et de la problématique que celui-ci révèle du point de vue de l’identité et du statut de leur région. On peut actuellement constater que plus le droit local régresse comme corps de règles objectives plus cette dimension subjective de valeur symbolique se renforce : moins il y a du droit local, plus on en parle.
Mais pour tenter de comprendre ce phénomène, il faut d’abord savoir de quoi il est question et donc présenter rapidement le droit local réel avant d’entrer dans l’analyse de sa dimension symbolique.
I. Retour sur le droit local tel qu’il est.
Pendant longtemps, le droit local est resté dans l’ombre : la position de principe a été de dire que ce droit local n’existe pas : seul existe un aménagement provisoire destiné à disparaître au plus vite. Les lois successives qui ont traité de la matière du droit local n’ont fait l’objet d’aucun débat au Parlement. Le droit local a été maintenu en quelque sorte « en catimini », comme une affaire sans portée et dans une grande discrétion. Ce n’est que dans les années 1980 qu’on a reconnu celui-ci comme une dimension permanente de la législation française. Cela a été en grande partie le travail de l’Institut du Droit Local que d’étudier le contenu de ce droit et de définir son régime juridique.
1) Origine du droit local
Le droit local est né avec le rattachement de l’Alsace et de territoires lorrains à l’Allemagne en 1870. A ce moment, les autorités allemandes ont maintenu dans ces territoires incorporés au nouveau Reich l’essentiel de la législation française qui y était en vigueur. Progressivement cependant, le nouveau droit allemand constitué après la création du Reich a été développé et introduit dans le Land Elsass-Lothringen comme dans les autres Länder allemands. Par ailleurs, l’Allemagne étant un pays fédéral, le Land Elsass-Lothringen disposait d’un pouvoir législatif propre lequel a permis de développer une législation « provinciale », c’est-à-dire des règles spécifiques à ce Land. C’est ainsi qu’en 1918, trois catégories de règles étaient applicables en Alsace-Lorraine : des lois françaises maintenues en vigueur (par exemple les lois sur les cultes, ces lois ayant parfois cessé d’être en vigueur en France), des lois allemandes fédérales (code civil, code de commerce, lois sur la sécurité sociale, etc..) et des lois provinciales alsaciennes-lorraines (telles que la loi sur les communes et la loi sur la chasse). A leur tour, les autorités françaises ont décidé de maintenir en vigueur, après le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, les lois qui y étaient en vigueur antérieurement en prévoyant une introduction progressive du droit français. Le droit français a effectivement été introduit au coup par coup et notamment par deux grandes lois d’introduction de la législation civile et commerciale du 1er juin 1924. Mais d’autres introductions se sont heurtées à la résistance des populations des trois départements, telles que les lois sur la séparation de l’Église et de l’État et sur l’abrogation de l’enseignement religieux. Supprimé par le régime nazi, le droit local a été remis en vigueur dans le cadre du « rétablissement de la légalité républicaine » en 1944. A plusieurs reprises, le Parlement français a accepté d’adopter des lois spéciales à l’Alsace et à la Lorraine pour adapter et moderniser le droit local. Tel est par exemple le cas de la loi sur l’informatisation du livre foncier alsacien-mosellan. En fin de compte, si aujourd’hui l’essentiel de la législation française est en vigueur en Alsace-Moselle, une partie du droit local a survécu et semble destinée à une certaine pérennité.
2) Le contenu actuel du droit local.
Les principales matières où subsiste du droit local sont les suivantes :
• Le régime des cultes : celui-ci est caractérisé par l’existence de statuts particuliers pour certains cultes dits reconnus. Ces statuts prévoient notamment la rétribution des ministres du culte en contrepartie de garanties données aux autorités publiques. En outre, un enseignement religieux est organisé dans tous les établissements scolaires.
• Le régime de l’artisanat, caractérisé par une conception plus large et plus dynamique de l’artisanat, par l’existence de corporations, des traditions spécifiques en matière d’apprentissage et un statut particulier pour les chambres des métiers.
• La législation sociale, qui se caractérise désormais par une sorte de régime complémentaire obligatoire de sécurité sociale et par des règles particulières en matière d’accident agricole. Il subsiste aussi quelques cas particuliers d’assurance vieillesse.
• Le droit du travail : des règles locales concernent le repos dominical et les jours fériés, le maintien du salaire en cas d’absence non fautive, le délai de préavis et la clause de non-concurrence. Il existe également diverses dispositions particulières de contrôle administratif de certaines professions telles que les entreprises du bâtiment, les débits de boissons, etc.
• Le régime local de la chasse et de l’indemnisation de dégâts du gibier.1
• Le droit local des associations qui confère aux associations inscrites de droit local une capacité juridique très étendue.
• La publicité foncière assurée par le Livre Foncier désormais informatisé.
•Le droit communal local 2.
• Certaines particularités dans l’organisation judiciaire.
Il existe une foule d’autres dispositions plus spécifiques qui ont subsisté dans les domaines les plus divers, (comme la navigation sur le Rhin et la Moselle), mais le processus d’unification du droit est néanmoins constant. Ce processus qui affecte au plan européen, même les droits nationaux, est bien sûr également sensible pour le droit local.
3) Les caractéristiques du droit local
Le droit local représentait autrefois une part très importante de la législation applicable dans les trois départements : entre les deux guerres, la sécurité sociale, le droit du travail, la fiscalité, l’organisation judiciaire, le droit économique, etc. Aujourd’hui, il ne représente plus qu’un phénomène marginal et l’érosion continue de façon constante, du fait de l évolution du droit général ou en raison de l’inapplication croissante de dispositions locales.
Le droit local qui subsiste correspond à des dispositions que les Alsaciens et Mosellans ont voulu conserver malgré la pression constante qui va dans le sens de l’uniformisation. Par conséquent, toutes les dispositions de droit local sont jugées comme positives pour les trois départements. Mais, selon les convictions, certains trouveront rétrograde ce que d’autres percevront comme un privilège : par exemple, l’existence d’un enseignement religieux, la meilleure protection du repos dominical, l’existence de corporations, un surplus de prélèvements obligatoire pour garantir un surcroît de protection sociale, etc.
A l’origine, aucune des dispositions qui constituent actuellement le droit local n’a été l’expression d’une volonté propre de la population alsacienne-lorraine. Même le droit provincial élaboré pour le Land d’Alsace-Lorraine a été conçu par les élites allemandes qui géraient alors ce Land plutôt que par les représentants de la population, même si à cette époque a existé un Parlement régional. De même, les dispositions concernant les cultes n’ont pas été conçues spécifiquement pour l’Alsace et la Moselle. Par ailleurs, le droit local ne porte que très marginalement sur des matières caractérisant un particularisme régional d’ordre culturel ou linguistique. Il n’existe pratiquement pas de droit local relatif à l’usage des langues. Ce droit local ne constitue en effet d’aucune manière un ensemble unitaire de prescriptions juridiques destinées à sanctionner selon une conception délibérée les spécificités de la société alsacienne-lorraine. Dans son état actuel, il ne s’agit que d’un ensemble essentiellement disparate de dispositions d’origines très diverses et d’importance très variable.
Il faut enfin souligner que le droit local n’est pas un droit régional, en ce sens que les autorités régionales et locales ne sont pas en mesure de le gérer directement. C’est un droit national d’application géographique. Son maintien ou sa modification relève de la décision du Parlement et du Gouvernement. Ce n’est pas un statut législatif régional comme il en existe au Tyrol du Sud, en Ecosse et Catalogne. Ce n’est pas non plus l’amorce d’un système fédéral comme celui applicable en Suisse ou en Allemagne. Le droit local n’a pas non plus un fondement constitutionnel comme le droit des Territoires d’Outre-mer.
II. Une philosophie ou une symbolique du droit local ?
Quelle inspiration commune saurait-on trouver entre le régime local des cultes, statut d’origine française et remontant au début du XIXème siècle, l’organisation du livre foncier, prescription de droit allemand de la fin du XIXème siècle et la réglementation locale de l’indemnisation des dégâts du gibier modifiée par une loi récente ? Si l’on y regarde de plus près, le sujet n’est pas sans intérêt. Le droit local correspond en réalité à une sélection de dispositions françaises ou allemandes que les populations locales ont voulu conserver parce qu’elles « expriment » quelque chose d’important.
Ce qui est ainsi exprimé traduit quelque chose de la conscience collective régionale. On peut parler d’une philosophie sous-jacente du droit local, mais aussi d’une fonction symbolique et finalement d’un rôle d’ersatz d’une organisation autonome perdue ou jamais acquise.
1) Une philosophe du droit local
Au-delà des motivations pragmatiques et malgré le caractère fondamentalement hétérogène de ce droit, il est possible de distinguer quelques grandes sources d’inspiration à la plupart des règles qui composent le droit local.
La première idée directrice que l’on peut discerner dans ce droit est constituée par l’importance des corps intermédiaires dans l’organisation sociale qu’il sous-tend. Des organismes de nature diverse assurent cette fonction d’intermédiaire entre la population et l’État, notamment dans le domaine économique et professionnel, avec le rôle reconnu aux organisations artisanales (corporations, chambres de métiers), mais on peut évoquer le rôle particulier accordé dans les trois départements à certaines professions (par exemple le notariat). Il faut aussi mentionner l’organisation communale qui a traditionnellement bénéficié d’une autonomie plus grande que dans les autres départements, et s’est exprimée, avant qu’elle ne soit érodée par le mouvement d’assimilation, par une activité remarquable des collectivités locales dans les domaines du logement, de l’économie et de l’action sociale. On doit bien sûr aussi signaler le rôle des institutions cultuelles (paroisses et consistoires), les organismes de protection sociale en matière d’assurance maladie et accident (Caisses départementales d’assurance accidents agricoles), les associations syndicales, les assemblées de propriétaires (en matière de chasse, ces assemblées sont chargées de déterminer l’utilisation du produit de la chasse), le régime spécifique existant dans le domaine associatif et coopératif. Tous ces exemples correspondent à la même inspiration, celle d’une certaine auto-organisation de la société locale destinée à lui assurer une relative autonomie par rapport à l’appareil d’État.
Un autre caractère dominant du droit local peut être trouvé dans la recherche constante de clarté et de sécurité juridique -. les divers livres et registres tenus auprès du tribunal d’instance (livre foncier, registre des associations, registre matrimonial, etc.) ou auprès d’autres organismes (registre des métiers) sont destinés à apporter au public une information juridique précise sur les personnes, les biens ou les organismes concernés. Un contrôle administratif spécifique est exercé sur de nombreuses professions (Code local des professions) en vue d’assurer la fiabilité des personnes qui les exercent et afin de garantir la sécurité des relations d’affaires. Le régime foncier dans son ensemble est marqué par le même souci de clarté des situations patrimoniales et de sécurité dans les transactions immobilières. C’est à une préoccupation analogue que correspond la définition des responsabilités des dirigeants d’association. Le droit des cultes lui-même prend en compte ce souci puisqu’il privilégie les cultes reconnus, c’est-à-dire les grands cultes qui offrent des garanties particulières d’honorabilité et de discipline.
Cette recherche de la sécurité ne s’exprime pas que sur le plan juridique et au moyen de règle de « police ». Elle prend aussi un caractère social à travers la notion de sécurité matérielle concrétisée par les régimes d’assurance et de prévoyance locaux ou l’organisation locale de l’aide sociale. Ces mécanismes de prévoyance et d’aide sont non seulement plus anciens que le régime légal du reste de la France, ils sont aussi plus complets et offrent à l’heure actuelle encore des garanties plus grandes. Ce souci de réglementation, de sécurité juridique et de garanties correspond à une mentalité locale de sérieux et de discipline.
On perçoit enfin dans le droit local une dimension morale ou religieuse. Bien sûr, ce sont surtout les dispositions relatives aux cultes qui sont censées exprimer ce contenu éthique du droit local. Ces dispositions ont eu un effet particulièrement prégnant sur l’ensemble du droit local. C’est à leur sujet que se sont déroulées les batailles principales entre adversaires et défenseurs du « statut » local, ce dernier étant souvent identifié purement et simplement au régime issu du concordat et des lois organiques. La question du maintien du concordat n’a pas été vécue par les populations concernées comme une simple question religieuse mais comme touchant à leur identité, à leur « être » même, comme l’a souligné Emile Baas3. D’autres dispositions de droit local ont un certain contenu éthique. Tel est le cas de l’organisation locale de certaines professions marquées par le souci de la compétence, de la discipline et de la confiance, ou la réglementation de la fermeture des magasins les jours fériés et les dimanches. Dans la perception d’une partie de la population, le droit local est ressenti également comme une expression d’un esprit spécifique caractérisé par le sens de consensus et l’aptitude à dépasser les antagonismes sociaux ou politiques. C’est cette idée qui s’est trouvée pour une bonne part sous-jacente aux débats engagés par la suppression de la législation locale des prud’hommes. De même, le régime local de sécurité sociale est présenté comme la démonstration de la justesse et de l’efficacité d’une orientation gestionnaire et dépolitisée des choses publiques. Enfin, on impute à l’enseignement confessionnel la relative paix scolaire constatée en Alsace, ce statut local étant interprété comme une incitation à la tolérance réciproque voire à l’œcuménisme.
Ainsi, c’est toute une philosophie de la société qui transparaît à travers les différentes représentations que l’on se fait du droit local. Presque toujours ces représentations collectives trouvent quelques points d’appui dans le droit local réel ; mais pour l’essentiel elles correspondent plutôt à un droit mythique, à des inspirations insatisfaites, à des constructions imaginaires.
2) Le droit local et l’identité régionale
Mêmes si les dispositions locales trouvent fréquemment leur origine dans le droit national élaboré à Paris ou à Berlin, la population des trois départements s’en est avec le temps appropriée le contenu au prix d’une réinterprétation. Le droit local a ainsi progressivement bénéficié d’une représentation collective faisant de lui l’expression d’un certain particularisme alsacien et mosellan. Il est perçu comme une sorte de témoignage vivant de l’histoire de la région et a acquis une dimension emblématique.
Les enquêtes d’opinions et sondages montrent que la population des trois départements y est très attachée. Plus de 90 % des personnes interrogées connaissent l’existence du droit local, en ont une opinion positive et souhaitent son maintien. Ceci vaut même pour des matières dont on pourrait penser qu’elles sont controversées, telles que le maintien du Concordat ou l’application du droit local de la chasse.
Sans doute est-ce parce que le droit local constitue un reflet particulièrement significatif de l’histoire troublée et douloureuse de l’Alsace et de la Lorraine, une sorte de témoignage exemplaire des vicissitudes passées de la province, qu’on lui reconnaît une véritable dimension culturelle régionale. On n’hésite pas à utiliser à son sujet un possessif fier et affectueux : « notre » droit local. Il est ainsi perçu comme une propriété de l’Alsace et de la Moselle, l’expression de leur personnalité, la caution de leur intégrité.
Le droit local est ainsi devenu un élément du paysage alsacien, un marqueur de l’identité de la région, un aspect de l’épopée alsacienne dans laquelle se retrouvent tous les alsaciens de cœur. On veut garder le concordat ou les corporations parce que c’est à nous et qu’on ne supporte pas que Paris nous dise que ce n’est pas bien. Et pour justifier l’existence de ce droit, on y projette des valeurs et des qualités dont on voudrait qu’elles soient celles de la région, cette « philosophie du droit local » mentionnée précédemment : ordre, responsabilité, concorde, prévoyance, « humanisme rhénan », autonomie, efficacité. Le droit local devient ainsi un moment de revanche à l’égard de l’intérieur : grâce à lui, nous sommes meilleurs que les (autres) Français. Mais ce besoin de valorisation ne cache-t-il pas une faiblesse. N’est-il pas en creux l’expression d’un manque ?
3) Le droit local un ersatz de statut local
Le Reichsland Elsass Lothringen disposait, surtout à partir de la Constitution de 1911, d’un statut de large autonomie, même si ce statut restait à bien des égards insatisfaisant voire frustrant. En 1918, ces territoires retournaient au système centralisé français. Les demandes d’attributions d’un statut d’autonomie ont été repoussées comme illégitimes par le pouvoir national. Seul le droit local a pu être conservé de la période antérieure pour exprimer les spécificités et les traditions de la région.
En fait, peu d’éléments du droit local justifient intrinsèquement une telle valorisation. Si le droit local est, à juste titre, ressenti comme une expression culturelle de l’identité régionale, il ne constitue à certains égards qu’un ersatz d’une autonomie d’une autre épaisseur que l’on n’a pas réussi à conserver ou que l’on n’a jamais su acquérir. Il n’est cependant pas tout à fait inexact de voir dans ce droit régional une source de pouvoir local, même si les instances de décision relatives à ce droit se situent au niveau central. En effet, grâce à l’épais halo de mystère qui entoure beaucoup de dispositions locales, seuls les experts locaux de ce droit savent vraiment le manier ; même pour les matières locales qui sont suffisamment transparentes, les nécessités de la spécialisation font que la gestion de ce droit ne peut pratiquement se faire sans une participation active des représentants de ses usagers locaux. Sauf pour rayer d’un trait de plume certains de ses éléments, les instances « parisiennes ». qui préparent le travail législatif et gouvernemental sont, qu’elles le veuillent ou non, plus ou moins livrées aux explications et aux expertises des spécialistes locaux des différentes branches du droit local. Cette constatation explique pourquoi les efforts « d’harmonisation » ne constituent pas un objectif très attirant pour de nombreux tenants du droit local, même lorsque cette harmonisation se traduit, non par l’extension du droit général français aux trois départements mais, inversement par l’extension des solutions du droit local à l’ensemble du territoire national, ce qui ne constitue d’ailleurs nullement une hypothèse théorique, beaucoup de règles locales ayant effectivement inspiré des réformes du droit général. L’harmonisation, même par extension du droit local, se traduit en fin de compte par un transfert de pouvoir d’influence de la province à Paris.
Comment pourrait-on faire sortir le droit local de cette fonction d’ersatz pour lui donner une portée plus réelle ? Le plus grand intérêt du droit local c’est « l’idée même » de droit local plus que son contenu actuel, c’est qu’il témoigne concrètement du fait que sur des sujets importants, on peut déroger à la règle du traitement uniforme sans que pour autant la République ne s’écroule ; au contraire il peut être plus satisfaisant et plus efficace que les règles s’adaptent à la réalité régionale. Le droit local, c’est en quelque sorte une invitation à penser autrement, à découvrir que la diversité n’est pas l’ennemi de l’unité et qu’elle peut même renforcer la fraternité. Une législation locale est possible ! Alors pourquoi ne pas la faire évoluer ?
Il faudrait que le droit local devienne un véritable droit régional susceptible de se réformer et se redéployer en fonction des initiatives locales. On peut esquisser ce que pourraient être les termes d’une telle redéfinition du droit local dans le sens d’un statut moderne. Pour transformer le droit local en véritable statut territorial, deux modifications seraient principalement à opérer ; on peut les résumer en deux concepts : « rapatriement » et « redéploiement » :
– Pour moderniser le droit local, il s’agirait de transférer vers les trois départements une part des pouvoirs normatifs actuellement concentrés à Paris. On a vu que le droit local alsacien-mosellan est un droit national d’application géographique limité. Pour régionaliser cette législation locale, il faudrait donner une compétence normative directe ou indirecte à des organes régionaux ou locaux. Dans le cadre constitutionnel actuel, la décentralisation d’une compétence normative à des instances décentralisées en matière de droit local n’est pas aisée à opérer mais plusieurs mécanismes permettent cependant d’aller dans ce sens d’une manière plus ou moins prononcée.
– On a vu que certaines règles de droit local ne survivent qu’en raison de leur fonction d’ersatz d’un véritable statut d’autonomie territoriale. A défaut de pouvoir s’exprimer dans les domaines qui les intéressent, les populations locales se raccrochent à des dispositions sans intérêt réel, mais qui leur permettent d’exprimer de manière « emblématique » quoique inadéquate leur volonté de sauvegarder leur identité régionale. Il faudrait pouvoir exprimer cette identité dans les domaines qui ont un intérêt réel et où existent des spécificités véritables à prendre en compte Il s’agirait donc de recentrer le droit local sur les domaines où il aurait une signification régionale culturelle, sociale ou institutionnelle véritable : l’organisation territoriale dans le sens initié par la création de la collectivité unique ; la promotion de la langue régionale ; la communication audio-visuelle ; la formation professionnelle ; la coopération transfrontalière ; la mise en valeur du patrimoine et des spécificités culturelles de la région ; la protection de l’environnement.
Quelques éléments de conclusion
Le doit local pour demain cela pourrait être ainsi un droit pour la langue régionale, un droit pour la coopération dans le Rhin supérieur, un droit pour garantir un encadrement religieux de qualité, un droit à l’adaptation des structures administratives de la région, un droit à une fiscalité régionale, un droit de promotion de l’identité régionale, etc…Tout un débat à mener !
Mais existe-t-il dans la région une véritable demande en ce sens ? Le plus souvent, on préfère critiquer le pouvoir central plutôt que d’assumer les responsabilités à sa place. Nos responsables politiques, économiques et sociaux sont attachés à la défense du droit local tel qu’il existe alors qu’il faut concevoir et développer le droit local futur. A défaut de mettre en œuvre cette capacité d’invention, le droit local est condamné à s’étioler.
Jean-Marie Woehrling,
Une première version de ce texte est paru dans la revue Transverse 1er semestre 2014
1 Le droit de chasse appartient au propriétaire foncier. En Alsace, les propriétaires doivent pour ce faire disposer d’au moins 25 hectares. Dans le cas de contraire, il appartient à la commune de gérer ce droit. L’indemnisation des dégâts du gibier est en Alsace collective.
2 Le droit communal local a été largement vidé de sa substance. L’Allemagne avait comme philosophie d’accorder de larges pouvoirs aux communes mais l’État nommait les maires. En France, les maires sont élus mais ils sont sous la tutelle des préfets. En 1918, les Alsaciens voulaient combiner les deux, élection démocratique et compétences élargies. De facto, le système jacobin s’est imposé. Jusqu’en 1981, les communes contrôlaient elles-mêmes leur personnel communal. Avec la décentralisation, les communes ont perdu la gestion du personnel dont les règles sont nationales et indépendantes des cultures locales.
3 Émile Baas (1906-1984), natif de Guebwiller, agrégé de philosophie, professeur au Lycée Kléber de Strasbourg, Membre du bureau du Groupement des Intellectuels chrétiens sociaux, auteur de Réflexions sur le régionalisme (1945) et de Situation d’Alsace (1946) .