Le 14 juillet 1518, Frau Troffea sortit dans les rues de Strasbourg et dansa des jours durant, sans s’arrêter, entraînant avec elle plusieurs centaines de personnes. Insensibles à la fatigue et à la douleur, les pieds ensanglantés, les danseurs moururent par dizaines. John Waller avait consacré un livre à cet événement en 2008. Il vient d’être traduit en français par Laurent Perez aux Editions de La nuée bleue/Tchou sous le titre LES DANSEURS FOUS DE STRASBOURG / Une épidémie de transe collective en 1518. L’originalité du livre se trouve dans la manière de traiter ces troubles de conversion en les mettant en relation avec les questions sociales d’un entre deux mondes
De la Danse macabre à la Danse des fous
Avant de l’aborder, une transition pour passer de la Danse macabre à la Danse des fous

Dans la Nef des fous de Sebastian Brant paru à Bâle en 1494, durant le Carnaval, une gravure, œuvre anonyme, montre un squelette retenant le grelot d’un fou. Elle se trouve dans l’exposition sur les danses macabres évoquées précédemment et semble dire que seul le fou peut-être surpris par la mort. Tu restes, dit l’inscription (= tu ne m’échapperas pas). Elle nous permet de passer d’une danse à l’autre.
Dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault pose la substitution de la folie à la lèpre, de la Nef des fous à la Danse macabre mais en la présentant comme une torsion à l’intérieur de la même inquiétude.
« La substitution du thème de la folie à celui de la mort ne marque pas une rupture, mais plutôt une torsion à l’intérieur de la même inquiétude. C’est toujours du néant de l’existence qu’il est question, mais ce néant n’est plus reconnu comme terme extérieur et final, à la fois menace et conclusion; il est éprouvé de l’intérieur, comme la forme continue et constante de l’existence. Et tandis qu’autrefois la folie des hommes était de ne point voir que le terme de la mort approchait, tandis qu’il fallait les rappeler. à la sagesse par le spectacle de la mort, maintenant la sagesse consistera à dénoncer partout la folie, à apprendre aux hommes qu’ils ne sont déjà rien de plus que des morts, et que si le terme est proche, c’est dans la mesure où la folie devenue universelle ne fera plus qu’une seule et même chose avec la mort elle-même. […]
Les éléments sont maintenant inversés. Ce n’est plus la fin des temps et du monde qui montrera rétrospectivement que.les hommes étaient fous de ne point s’en préoccuper; c’est la montée de la folie, sa sourde invasion qui indique que le monde est proche de sa dernière catastrophe; c’est la démence des hommes qui l’appelle et la rend nécessaire.
Ce lien de la folie et du néant est noué d’une façon si serrée au XVème siècle qu’il subsistera longtemps, et qu’on le retrouvera encore au centre de l’expérience classique de la folie. »
(Michel Foucault : Histoire de la folie à l’âge classique, Tel Gallimard (1972) page 27)
Les danseurs fous de Strasbourg (1518)
Dans le grand pamphlet anti-luthérien de Thomas Murner, théologien franciscain originaire d’Obernai en Alsace et présent à Strasbourg dans la période qui nous intéresse, intitulé le Grand fou luthérien, on observe sur la gravure ci-dessus qui illustre l’ouvrage qu’il est sur ses deux pieds avec d’un côté, dans la botte, le moine Martin Luther et, de l’autre, à importance égale, au lieu de la botte le soulier à lacets, le Bundschuh, symbole des révoltes paysannes.
La chronique, dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, nous dit :
« Une étrange épidémie a eu lieu dernièrement
Et s’est répandue dans le peuple,
De telle sorte que, dans leur folie,
Beaucoup se mirent à danser
Et ne cessèrent jour et nuit,
Sans interruption,
Jusqu’à tomber inconscients
Beaucoup en sont morts.»
Epidémie, danse, folie, mort, tout y est. Une épidémie de danse donc qui entraîne la mort.
Nous sommes à Strasbourg, partie du Saint Empire romain germanique. Le 14 juillet 1518, Frau Troffea, on ne connaît pas son prénom, sortit de chez elle et se mit à danser. On n’entendait pas de musique mais elle dansait, dansait à n’en plus finir. Parfois, d’épuisement, elle s’arrêtait pour dormir un peu puis elle se remettait à danser jusqu’au troisième jour, les pieds ensanglantés. Une foule nombreuses et toutes classes confondues assistait au « spectacle ». Elle allait entraîner dans une épidémie des centaines de personnes, une épidémie de transe collective pour reprendre le sous-titre du livre de John Waller qui raconte cette histoire.
Dans Les danseurs fous de Strasbourg / une épidémie de transe collective en 1518 (éditions La nuée bleue/Tchou) John Waller raconte et décrypte cet étrange phénomène de transe spontanée que Paracelse avait observé en son temps et que Bosch, Dürer et Bruegel fixèrent dans des visions cauchemardesques. Terrassés par la misère, les danseurs fous de Strasbourg exprimaient un désespoir qui connut, quelques années plus tard, une forme politique avec les grandes révoltes paysannes de 1525, aussi bien que religieuse avec la Réforme comme le montre l’image des deux pieds.
Un peu moins d’un an plus tôt, le 31 octobre 1517, Martin Luther avait placardé sur la porte de l’Eglise de la Toussaint à Wittenberg, ses 95 thèses s’en prenant notamment de manière virulente au commerce des indulgences par la papauté. Les signes précurseurs de ce qui allait culminer en 1525 dans la Guerre des paysans étaient déjà là notamment en Alsace. Cette histoire est celle du Bundschuh (le soulier à lacer des paysans qui servira d’emblème), ses prémisses remontent à 1493.
L’auteur, John Waller est un historien de la médecine, professeur associé d’histoire de la médecine à l’université du Michigan (États-Unis).
Il nous présente cette histoire comme celle d’un peuple qui perdit espoir. C’est toute l’originalité de sa démarche : montrer que l’on peut danser de désespoir. Avec ses deux pieds, l’un social, l’autre religieux.
Les événements de Strasbourg ne sont pas les seuls épisodes de manie dansée mais ils présentent l’avantage pour l’historien d’être la crise la mieux documentée. Ce qui frappe évidemment d’emblée c’est cette réaction purement corporelle à la crise de changement d’époque dans laquelle elle survient. Il régnait un sentiment de fin du monde. Comment le malheur peut-il venir du ciel comme ce météorite qui s’est abattu dans la région en 1492, année de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ? Dieu en voulait-il aux hommes ? Et pourquoi ? Pourquoi avait-il permis la victoire des Turcs à Constantinople ? Et l’arrivée de la syphillis ? N’est-ce pas la faute à la folie des pécheurs ? Pour couronner le tout, naissent à Strasbourg des siamois. Dieu est-il devenu fou ? Impossible. Alors c’est qu’il réagit à la folie des hommes vautrés dans le péché. Sébastian Brant qui éditera en 1494 sa Nef des fous et qui sera témoin des événements interprète cette actualité de l’époque comme autant de présages. Ces folies ce sont les vices des hommes. Les moines et les religieuses assassinent et enterrent les bâtards nés de leur fornication. Nous sommes dans ce que Michelet, dans son livre, La sorcière, appelle « l’entr’acte des deux mondes, l’ancien mourant, l’autre ayant peine à commencer », un moment où les innovations technologiques vont plus vite que la capacité de les comprendre. Une mondialisation est à l’œuvre. La vision du cosmos se transforme. Alors que les récoltes sont difficiles, le blé de la spéculation est entassé dans les monastères.« La foi est tombée dans le caniveau », écrit Sebastian Brant. Toute une période de flux et de reflux se conclut selon John Waller ainsi :
« La cité, au bord de la crise de nerf était prête à craquer ».
Et quand ça craque, ça craque dans l’air du temps, qui est religieux.
Une population à court de boucs émissaires
« La crise qui devait culminer dans un nouveau Bundschuh et, peu après, causer l’épidémie de danse de saint Guy débuta par le terrible hiver de 1514, où les pousses gelèrent dans le sol. L’été suivant, la pluie tomba interminablement, semaine après semaine, et le fourrage pourrit dans les granges de la plaine. Incapables de nourrir leur précieux bétail, les familles sacrifièrent cochons, vaches et moutons. Dans plusieurs bourgs et villages d’Alsace, les paysans affamés tournèrent leur colère contre les juifs. À Mittelbergheim, leurs maisons furent mises à sac et incendiées. Des juifs furent emprisonnés, faussement accusés de profaner l’hostie. À Strasbourg, ordre fut donné d’arrêter les tsiganes et de contrôler strictement leurs déplacements. La population, désespérée, était à court de boucs émissaires.
L’attente de la prometteuse moisson de 1516 remonta le moral des paysans. Mais, lorsque l’été arriva, le soleil s’abattit sans merci sur les récoltes florissantes. Il ne tomba pas une goutte de pluie pendant des semaines. Le froment, l’orge et le seigle séchèrent sur pied. Toute la récolte de chou et de navet creva et commença à pourrir dans les champs. Dans les collines autour d’Obernai, le soleil brûla les vignes chargées de grappes. Le vin de l’année fut d’une qualité extraordinaire, mais la récolte désastreusement faible. Les autorités de Strasbourg commencèrent à s’inquiéter. Décision fut prise de soumettre tous les imprimés à la censure préalable des autorités et d’un théologien. Les idées séditieuses devaient disparaître ».
(John Waller : Les danseurs fous de Strasbourg page 63)
Le nouveau Bundschuh dont il est question est le troisième soulèvement paysan, celui de Rosheim et Haguenau. Il a eu lieu en 1517. Il avait été précédé par celui de 1513 en Brisgau, en Forêt noire. Le premier soulèvement, celui de Sélestat date de 1493.
Les fantômes des guerres récentes hantent la région. Alors que la famine règne, la spéculation sur les grains et le vin bat son plein dans les couvents et les monastères. A cette époque, les endettés risquaient l’excommunication. De quoi aiguiser la haine des paysans. On a bien essayé de faire intervenir Satan mais la population ne croyait pas qu’il pût à ce point rivaliser avec Dieu.
Examinant les rapports de Satan avec la Jacquerie, Michelet note, (c’est moi qui insère ce passage comme le précédent qui n’est pas dans le livre de John Waller) :
« Sur le Rhin, la chose est plus claire. Là les princes étant évêques, haïs à double titre, virent dans Satan un adversaire personnel. Malgré leur répugnance pour subir le joug de l’Inquisition romaine, ils l’acceptèrent dans l’imminent danger de la grande éruption de sorcellerie qui éclata à la fin du quinzième siècle. Au seizième, le mouvement change de forme et devient la Guerre des paysans ».
(Jules Michelet La sorcière GF Flammarion, note 5 page 298)h5>
Si l’on se convainc que l’accumulation de catastrophes, arrivée de la syphilis, découverte de la suette anglaise , retour de la lèpre, variole et peste, tempête, sécheresse, fantômes et naissances étranges sont le signe de la colère de Dieu l’affaire se complique quand elle s’accompagne en même temps d’une crise de confiance énorme dans les intercesseurs que sont sensés former le clergé.
Revenons à Frau Troffea. Elle dansa plusieurs jours d’affilée apparemment insensible aux meurtrissures de ses pieds. Les femmes passaient pour particulièrement sujettes à avoir le diable au corps. Mais, ce qui dominait dans les interprétations, affirme J. Waller n’était cependant pas la possession par le Diable mais l’avertissement de Dieu par le châtiment de l’un de ses saints : Saint Guy. « La foule s’accorda bientôt à considérer que le mal venait du Ciel plutôt que de l’Enfer ». C’est pourquoi, après six jours de marathon dansé, sur décision des autorités de la Ville de Strasbourg, on conduisit Frau Troffea à une chapelle dédiée à Saint Guy située à proximité de Saverne, dans les Vosges à l’ouest de Strasbourg. Rien y fit. On ne sait ce qu’il advint d’elle. On n’en entendit plus parler
« Près d’un demi-millénaire après les événements, rien ne permet de dire avec certitude ce qui poussa Frau Troffea à danser, sauter, virevolter avec une telle frénésie. Il est probable, toutefois que son comportement démentiel est à mettre en relation avec la condition pitoyable de la population de Strasbourg après trois ans de famine, des épidémies à répétition et des décennies de délaissement spirituel ».
Restent les hypothèses. La première envisagée est celle d’une révolte contre la tyrannie conjugale, qui est la conviction de Paracelse qui sera à Strasbourg quelques années après les événements. John Waller la qualifie de misogyne. Elle renvoie à une réalité qui est celle de la condition faite aux femmes. Le divorce n’était possible que dans la mort. Elles pouvaient en effet demander à être inhumées séparément de leurs maris.
« Une femme du nom de Troffea manifesta la première les symptômes et l’humeur étrange de cette maladie. Comme son mari lui avait commandé quelque chose qui ne lui plaisait pas, pâle de colère, elle fit comme si elle était malade et elle imagina une maladie utile en l’occasion : elle se mit à danser et elle affirma qu’elle ne pouvait s’arrêter. Car rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse. Et pour que l’affaire parût suffisamment sérieuse et pour confirmer l’apparence de la maladie, elle se mit à sauter, à faire des bonds, chantant, fredonnant, s’effondrant par terre, la danse finie, tremblant un moment puis s’endormant: ce qui déplut au mari et l’inquiéta fortement. Sans rien dire et prétextant cette maladie, elle berna son mari. Or d’autres femmes se comportèrent de la même manière, l’une instruisit l’autre, et tout le monde finit par considérer que la maladie était un châtiment du Ciel. A partir des symptômes du mal on se mit à chercher une cause à la maladie afin de s’en débarrasser. On crut d’abord que c’était Magor, un esprit païen, qui était la cause de cette maladie. Peu de temps après, saint Guy pris sa place et on en fit une idole. Et c’est ainsi que la maladie reçut le nom de la danse de saint Guy. Par la suite cette croyance se propagea et la maladie finit par recevoir droit de cité… ».
Félix Platter rapporte des cas survenu à Bâle quelques années plus tard. Il y avait parmi eux celui d’un prêtre.
Le cheminement des questions fait partie de l’intérêt du livre de John Waller. Comment expliquer la capacité à supporter pendant des jours de telles souffrances ? Aucune drogue connue ne le permettait. « A cette question, il n’est qu’une réponse plausible : les danseurs se trouvaient dans un état de transe profonde ». Cela correspond à ce que l’on sait d’autres épisodes de manie dansante.
« Nous savons maintenant que Frau Troffa, en état de choc agit sous l’effet d’un état de conscience altéré. Reste à expliquer pourquoi cette fuite hystérique hors de la réalité prit la forme d’un danse ».
La raison selon Waller est à chercher « les pratiques et croyances des populations du Rhin supérieur à la fin du Moyen-Âge ». Tous les prétextes à danser étaient bon à prendre et pas seulement dans les périodes de Carnaval au grand dam du Clergé. Le Carnaval était précisément un renversement des interdits. Par ailleurs « au XIVème siècle, la danse fut la réaction spontanée à l’arrivée de la Peste noire »
« Il se pourrait que Frau Troffea, quand le délire eut vaincu des inhibitions ai cherché à retrouver dans la danse l’insouciance de l’extase ».
Une tentative d’échapper au désespoir, donc. Mais il n’y avait pas de plaisir dans la danse car elle était accompagnée de visions démoniaques, de souffrance.
Dans la région et à l’époque on ne croyait pas seulement au châtiment divin, on croyait également à celui des saints, ce qui fera bondir Paracelse. Deux saints sont évoqué lors des manies dansées : saint Jean et saint Guy. Bruegel titre l’un de ses tableaux : les Danseurs de la Saint Jean à Moelenbeek.

A Strasbourg, on a immédiatement invoqué Saint Guy dont on pratiquait le culte dans le région. En atteste la présence de la chapelle qui lui est dédiée près de Saverne. Saint Guy fait partie des saints invoqués en cas de maladie. Un seul épisode de sa vie peut être rapproché de la danse. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui encore cet épisode est occulté.
Je m’éloigne donc un peu du livre pour un passage par la Légende dorée de Voragine, ce bréviaire des atrocités.
Saint Guy ou Saint Vit. Il s’agit de Saint Vitus « ainsi nommé de vie. […] Ou bien Vitus vient de Vertu », écrit Voragine. Il nous vient de Sicile. Vitus est un enfant battu par son père parce qu’il méprisait les idoles et ne voulait pas les adorer. Pour le guérir de cela, voici ce qu’il fit :
« Alors le père ramena son enfant chez soi, et s’efforça de changer son cœur par la musique, par des jeux avec des jeunes filles et par toutes sortes de plaisir. Or, comme il l’avait enfermé dans une chambre, il en sortit un parfum d’une odeur admirable qui embauma son père et toute sa famille. Alors le père, regardant par la porte, vit sept anges debout autour de l’enfant : Les dieux, dit-il, sont venus dans ma maison », aussitôt il fut frappé de cécité ».
Légende dorée vol I GF page 395).
Les offrandes à Jupiter ne servent à rien pour guérir de l’aveuglement par le trou de la serrure. C’est la foi de son fils qui lui aurait permis de recouvrer la vue. Vitus poursuit une vie de martyr et de guérisons.
Retour au livre. L’épisode n’est pas évoqué dans le livre de John Waller pour qui le mystère du rapport de Saint Guy à la danse reste entier. Tout au plus évoque-t-il une épidémie de danse à Erfurt ayant atteint des enfants et s’étant déroulé précisément le jour de la Saint Guy.
Frau Trofffea avait déclenché une épidémie reflétant « le degré de désespoir qui règnait dans la ville en 1518 » alors même que : « L’édifice mental bâti par l’angoisse religieuse durant les années précédentes venait d’exploser, dévoilant un monstrueux spectacle ».
« C’est en grande partie parce que ses concitoyens se sentaient livrés sans recours à la colère divine que la danse de Frau Troffea tourna à l’épidémie. Ceux vers qui les masses désespérées auraient dû se tourner étaient justement, à cause de leurs péchés, la cause principale de la haine du saint. La colère de saint Guy ne se laisserait pas facilement apaiser.
Ainsi l’épidémie s’étendit-elle parce que la population s’y attendait. Chaque nouvelle victime augmentait sa puissance de suggestion. À chaque fois que, dans une rue ou sur une place, quelqu’un se mettait à danser, les spectateurs se persuadaient davantage que saint Guy rôdait parmi eux à la recherche des pécheurs. Qui aurait pu prétendre que son âme était exempte de toute faute? On aurait dit que saint Guy ne serait pas apaisé tant que toute la ville n’aurait pas succombé à la manie dansante. Les autorités s’avisèrent finalement que le simple fait de voir une autre personne danser était susceptible de précipiter le spectateur dans la folie. Un témoin rapporta comment «le mal s’en prenait à ceux qui n’avaient rien fait d’autre que de regarder» un danseur «trop et trop souvent ». Quand bien même ces observateurs rationalisaient le phénomène en termes religieux, ils reconnaissaient le caractère puissamment contagieux de l’épidémie. Ils avaient raison. La contamination par la manie dansante n’était pas causée par les humeurs fétides, ni par la vermine, ni par les eaux sales, mais par les forces non moins puissantes de la vue et de la suggestion. »
(John Waller O.c. page 103)
Voilà un désordre qui n’arrangeait pas les affaires des riches marchands qui dominaient la ville de Strasbourg qui avaient besoin de calme et d’ordre. Et c’est une autre dimension fort intéressante que développe le livre : le contexte est en effet à la distance de l’autorité de la ville d’avec l’évêque alors que s’installe le pouvoir médical. Ceux-ci traitent la danse de manière pharmacologique : « ils virent dans la danse, indissociablement, la maladie et son traitement » comme en témoigne par ailleurs Ambroise Paré :
« Or comme les Méridionaux sont exempts d’une infinité de maladies pléthoriques qui viennent d’abondance de sang, ausquelles sont sujets les Septentrionaux comme fièvres, fluxions, tumeurs, folie avec risée qui les incite à dancer et sauter durant l’accez, qu’ils appellent mal S. Vitus, et le guarissent par musique.
Ambroise Paré, Oeuvres complètes, éd. Malgaigne, I, p.52.
(Cité par Claire Biquard (E.H.E.S.S.) : Le mal de Saint Vit (ou de Saint Guy)
Excluant le clergé de sa décision, le Conseil de Strasbourg et les médecins allaient prendre le risque d’une thérapie par la danse pour guérir de la manie de la danse en prévoyant un lieu à cet effet et allant jusqu’à embaucher des dizaines de musiciens professionnels, d’assurer des rafraîchissements et de quoi se sustenter aux danseurs qui dix jours après la première danse de Frau Troffea étaient déjà une cinquantaine. De robustes danseurs furent engagés pour soutenir leurs efforts.
Mais ces mesures eurent un effet contraire et ne firent que renforcer l’épidémie. La mort des danseurs signait l’échec de cette thérapie qui n’avait fait qu’aggraver la maladie. La danse appelait la danse. Le conseil fait volte face. Place au pèlerinage. Direction Saverne puis la Grotte de grès et la Chapelle Saint Vit (Sankt Veit à l’époque) dans la forêt du Griffon.

Grotte Saint Vit en juin 2016
Arrivés devant la chapelle on remettait à chacun des envoûtés des chaussures rouges, bénies bien sûr. On se perd en conjectures sur le pourquoi de ces souliers et le pourquoi de ce rouge par ailleurs très cher à obtenir.
Et on pense ici au conte d’Andersen, Les souliers rouges qui font danser jusqu’à la mort même après que le bourreau eut coupé les pieds qui les portaient. John Waller rappelle aussi que dans une version non expurgée de Blanche neige la vilaine reine est condamnée à danser avec des souliers chauffés à blanc jusqu’à ce que mort s’ensuive
Beaucoup furent guéris, probablement, explique l’auteur parce se sentant abandonnés depuis longtemps on avait enfin nouveau prit soin d’eux. Il s’agirait donc dans un langage du corps, d’un appel de détresse, un appel du corps pour un soin de l’âme.
« La disparition de la danse de Saint Guy est facile à comprendre. Les maladies qui dépendent du pouvoir de la suggestion ne peuvent pas survivre aux croyances qui les sous-tendent. Privée de l’atmosphère de surnaturel sur laquelle elle faisait fond, la chorémanie ne pouvait que s’étioler. Il ne saurait cependant question de comprendre comment elle a disparu sans nous pencher d’abord sur les raisons du déclin de la riche théologie de Moyen Âge et du début de la Renaissance ».
Ce seront les mouvements de la Réforme et de la Contre-réforme.
Pour finir l’auteur consacre un dernier chapitre plus général aux phénomènes de transes et aux troubles de conversion c’est à dire la transformation de l’anxiété en troubles physiques, transformation fortement conditionnée par les croyances, la culture de chaque époque.
Petit Jean le joueur de fifre de Niklashausen
Puisqu’il était question de signes précurseurs de la Guerre des paysans, un autre exemple vient à l’esprit qui concerne également la danse. Nous quittons le livre de John Waller.

Hans Böheim dit petit Jean, le joueur de fifre de Niklashausen
Dans le tout premier chapitre de son Histoire de la Grande guerre des paysans, jamais traduit en France, Wilhelm Zimmermann raconte comme signe avant-coureur l’histoire de Hans Böheim, un pâtre de Niklashausen en Franconie survenue en 1476.
« C’était un jeune garçon, Hans Böheim, communément appelé Petit Jean le joueur de tambourin ou petit Jean le joueur de fifre parce qu’il se rendait de temps en temps dans la vallée de la Tauber dans des kermesses ou à des mariages pour accompagner les danses de son petit tambourin et de son fifre. Peu d’années auparavant, dans ces régions, un moine pieds nus, Capistran, venu de l’étranger, avait tenu des sermons de pénitence enflammés et avait tenté de réformer les mœurs, brûlant les jeux de cartes ou de tabliers. Une même ardeur à prêcher la pénitence s’empara du jeune pâtre. Ce qu’il avait fait et vécu jusque là lui parut à lui aussi coupable, il sombra dans des rêveries dans lesquelles lui apparaissait la Vierge Marie. Cela le prit à la mi-carême, devant de nombreuses personnes, il se mit à brûler son tambourin et son fifre, il se mit sur le champ à prêcher et et à annoncer un nouveau royaume de Dieu. Il disait que la Vierge Marie lui était apparue et lui avait ordonné de brûler son instrument de musique et de servir le peuple par ses prêches de la même manière qu’il l’avait servi pour la danse et les plaisirs coupables. Chacun devait s’abstenir de pécher, c’était ce que voulait la Vierge Marie, et renoncer aux bijoux, colliers, rubans d’argent et de soie, aux souliers pointus et toutes les parures de mode frivoles et se rendre en pèlerinage à Niklashausen. Il sera pardonné à toux ceux qui s’y rendraient pour y honorer la Sainte Vierge ».
Wilhelm Zimmermann : Der grosse deutsche Bauernkrieg (Traduction B.U.)
Après avoir brûlé ses instruments de musique, il se mit à prêcher rassemblant de plus en plus de monde à qui il dit que le pape et l’empereur étaient des vauriens, que les hommes étaient égaux, il annonçait la venue du royaume de Dieu sur terre, il réclamait l’abolition de tout cens, redevance, corvée et le libre usage des eaux, des forêts et des prés. Un jour il a demandé aux milliers de pèlerins venus l’écouter de venir le samedi suivant, cette fois sans femme et enfants et munis d’armes. Mais les espions de l’évêque de Würzburg avaient fait leur travail, il sera arrêté, condamné puis brûlé.
Si j’ai utilisé le récit de Zimmermann, c’est parce qu’il décrit une dimension qui sera occultée dans les récits contemporains où l’on ne garde que les surnoms musicaux, les pèlerinages et les revendications en effaçant la conversion décrite dans le passage de la danse à l’ascèse juste après ou pendant la mi-carême (Carnaval ?). Friedrich Engels s’y arrête en reprenant le récit de Zimmermann pour l’interpréter comme utopie égalitaire d’ascèse. L’abstinence comme étape de transition vers la la mise en mouvement d’une énergie révolutionnaire ? Cela ne me convainc guère sans nier cependant que cette question ait pu jouer un rôle. Martin Luther n’a-t-il pas été accusé par Thomas Münzer de « chair sans esprit menant douce vie à Wittenberg » ? Engels a cependant raison de considérer que la religion n’était pas seulement l’opium du peuple mais aussi le moyen de s’en libérer. Dieu n’était pas encore mort.
On peut se demander si Frau Troffea et notre Petit Jean joueur de fifre ne représentent pas les deux faces d’une même alerte absorbée par le déclenchement de la Guerre des paysans.
D’Orlando à Munich : Amok ou terrorisme ? par Götz Eisenberg
Une série d’attentats a secoué l’Allemagne aussi. Ces meurtres sont ils motivés par une allégeance à Daesh ou l’organisation terroriste et mafieuse n’est-elle que le masque d’une crise de folie meurtrière appelée course à l’amok ? C’est la question à laquelle Götz Eisenberg veut répondre.
Eau forte de Francisco Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » (1797-98
« Le monde est en guerre parce qu’il a perdu la paix. Quand je parle de guerre, je parle d’une guerre d’intérêts, d’argent, de ressources, pas de religions. »
Pape François
Un « attentat terroriste » sous entendu « islamiste » perpétré par un homme qui n’a jamais mis les pieds à la mosquée, comme à Nice, ou carrément commis par un islamophobe, comme à Munich, n’y a-t-il pas là de quoi s’interroger sur la valeur du modèle explicatif que l’on nous propose en boucle ? Tous terroristes ?
L’examen des quatre attentats qui ont secoué l’Allemagne peu après la tragédie de Nice, le 14 juillet, qui a fait 84 morts et des centaines de blessés et avant celle de Saint Etienne-du-Rouvray marqué par l’assassinat d’un prêtre catholique pendant la messe, le 26 juillet, permet d’en douter. Certes pour les victimes et leurs familles, il peut paraître indifférent de connaître les différences mais pour les citoyens, pour la société, il n’en va pas de même. Les étiquettes collées sur de telles actes ne sont pas neutres. Elles ont des conséquences. Notamment celle de nous embarquer dans une guerre dont on ne nous précise pas les contours.
Il existe dans la langue allemande un mot pour désigner une catégorie d’actes de folies meurtrières. Ce mot a été importé de Malaisie : Amok. En 1922, Stefan Zweig publia une nouvelle qui connut un grand succès aussi bien en Allemagne qu’en France où elle sera éditée en 1927. Son titre – Der Amokläufer– est traduit en français par Amok ou le fou de Malaisie. Amok laufen signifie littéralement courir en amok. J’ai parlé de cela sur le site d’Ars industrialis. C’était avant que le SauteRhin n’existe.
Disposer d’une alternative dans la langue facilite la réflexion dont en France nous sommes privés. Il y a aussi d’autre raisons. Cette réflexion existe cependant dans un certain nombre de livres (voir quelques références à la fin).
Götz Eisenberg, sociologue et publiciste, qui a exercé pendant trois décennies comme psychologue en milieu carcéral, a été l’un des premiers en Allemagne à s’intéresser au phénomène contemporain de l’amok. Il a étudié de nombreux cas de folies meurtrières. Cela donne à sa réflexion une profondeur de champ à nulle autre pareille. Il est l’auteur de plusieurs livres sur la question dont : Pour que personne ne m’oublie. Pourquoi amok et violence ne doivent rien au hasard ; La violence qui vient du froid. Il vient de publier deux ouvrages de psychologie sociale du capitalisme débridé : Entre Amok et Alzheimer et Entre rage au travail et peur d’être envahi par les étrangers.
Je le remercie chaleureusement de m’avoir autorisé à publier sa récente contribution pour le magazine en ligne NachDenkSeiten. J’ y ai pratiqué deux coupes qui sont signalées et résumées.
Götz Eisenberg a en quelque sorte écrit devant la télévision pendant qu’elle rendait compte des événements. Cela confère à son propos une dimension supplémentaire. L’article a été publié le lundi 25 juillet. Il porte principalement sur les attentats de Munich et de Würzburg avec ceux d’Orlando et de Nice. Ceux de Reutlingen et d’Ansbach font l’objet d’un post-sciptum. Une semaine après, rien n’est venu fondamentalement infirmer son propos. Il reste des zones d’ombres et des points à éclaircir. Les enquêtes ne sont pas terminées. Par exemple, s’il y a accord sur la composante d’extrême droite fasciste dans l’attentat de Munich, son caractère consciemment politique n’est pas établi. Zones d’ombres également sur l’attentat d’Ansbach et son caractère terroriste bien que des liens avec Daesh soient admis.
A noter pour la lecture du texte qui suit qu’en Allemagne on ne donne jamais les noms si les personnes n’ont pas été condamnées contrairement à une pratique française. Le sigle EI signifie Etat islamique et traduit IS en allemand.
D’Orlando à Munich : Amok ou terrorisme ? par Götz Eisenberg
« Car viendra le jour de la grande colère …(Boris Savinkov)
La turbo-radicalisation de Mohamed B ?
Lors de l’amok au camion de Nice, il a été prétendu que l’homme s’est radicalisé en l’espace de quinze jours et s’est transformé en un jihadiste. Depuis huit jours, il s’est laissé pousser la barbe comme signe de sa conversion radicale. Avant, il n’était pas religieux, mangeait du porc et consommait des drogues. Les autorités ne l’avaient pas fiché S, il était connu comme un petit délinquant. Il a ainsi été condamné pour une altercation sur la voie publique. Mohamed B. était marié et avait trois enfants. Sa femme l’avait quitté pour maltraitance et coups répétés et demandé le divorce. Quelle offense pour un macho ! Cela couve des désirs de vengeance. Et c’est à cet endroit qu’entre en jeu l’islamisme radical.
On commence à deviner que la causalité est à l’inverse de celle admise par les autorités. Il n’a pas tué parce qu’il s’est rallié au jihad, il s’est rallié au jihad parce qu’il voulait tuer, parce qu’il ne pouvait plus se supporter dans sa peau. L’homme s’est « radicalisé » pour donner un « sens » à une vengeance nourrie de longue date. Les criminels aussi ont un besoin de justifier leurs actes, à leurs yeux et aux yeux du monde et de leur donner un habillage idéel. Le meurtre sans motif, vide, totalement abstrait, l’ « acte gratuit » dont parle André Gide n’existe pas ou extrêmement rarement. Même les coureurs à l’amok ont entrepris parfois d’inscrire leurs actes dans un ensemble de justifications et de les envelopper d’une couronne d’idées quel qu’ait été dans le détail le caractère abstrus de celles-ci. L’ancêtre des coureurs à l’amok allemands – Ernst AugustWagner – en a rempli des volumes entiers après qu’il ait été interné en asile psychiatrique à la suite de son crime, en 1913. [J’ai parlé de ce cas ici BU]. Dans ses souvenirs, on trouve cette phrase : « Personne n’a idée du volcan qui couve et bout en moi ».
La société aussi peut plus facilement faire face à des actes qui ont une justification aussi abstruse soit-elle qu’avec des actes qui n’ont aucun sens. Nous avons au regard de crimes brutaux et spectaculaires un fort besoin d’une explication rationnelle et le plus souvent nous sommes satisfaits et apaisés par une explication causale : « Ah c’était donc ça ! ». Les explications causales promettent remède et soulagement. L’amok conserve encore quelque chose de mystérieux qui résiste à nos tentatives d’explications. La normalité de nos conditions de vie engendre des monstres. Le coureur à l’amok personnifie la face sombre du quotidien, son effroi caché.
Pour les deux côtés l’EI est commode. Il nous offre une explication et transforme l’inconnu menaçant en une chose connue, compréhensible contre laquelle nous pouvons agir, du moins le croyons-nous. L’EI fournit aux velléités criminelles – je les ai appelés les amoks dormants – une codification langagière, elle met à leur disposition le langage de la haine. La haine, ce magma qui bout sous la surface (au sens d’Ernst August Wagner) acquiert une expression par le langage et une direction. Mais la haine était toujours déjà là comme une sorte de bruissement de fond diffus dans une existence endommagée, perturbée, en proie au désespoir. L’EI fournit le libretto pour une mélodie qui depuis longtemps tourne en boucle à l’intérieur du criminel potentiel. L’EI na pas de potion magique qui transforme en une nuit de pauvres gens en meurtriers assoiffés de sang, une sorte de drogue réveillant la conscience que l’on peut utiliser pour la production jihadiste. En général, les coureurs à l’amok ruminent longtemps leurs plans et préparent minutieusement leurs actes. Joachim Gaertner a montré cela de manière détaillée dans son roman documentaire sur les coureurs à l’amok de Littleton paru sous le titre : Je suis plein de haine – et j’aime ça.
L’EI dispose d’un service de propagande qui fonctionne bien, qui s’approprie des attentats sans maître : « aussi longtemps que personne d’autre ne réclame de droits d’auteurs, nous dirons simplement : c’était nous ! De toute façon tout le monde le croit ». Entre temps, les autorités relativisent dans le cas de Nice la thèse de la « turbo-radicalisation » et considèrent que Mohamed B. disposait de complices et avait avec leur aide préparé son crime de longue date. Cela reste un cas limite entre amok et terrorisme.
L’automobile comme arme
Parfois je m’étonne de l’absence de mémoire de ceux que l’on nomme experts, et que l’on trouve maintenant dans les débats télévisés faisant comme si le trajet amok de Nice était quelque chose de nouveau et une invention diabolique de l’EI. Il suffit de jeter un coup d’œil sur une liste bien loin d’être exhaustive de course à l’amok en voiture pour s’apercevoir que l’automobile est depuis longtemps un instrument homicidaire et suicidaire .
[Suit une liste de trois cas, à Berlin en 2006, Regensburg en 2013 et surtout l’attaque contre la famille royale des Pays Bas en 2009 lors de la Fête de la Reine. Il aurait pu ajouter le drame du Marché de Noël de Nantes le 22 décembre 2014, quand Sébastien Sarron lançait sa camionnette dans la foule].
Un nouveau script pour se dépouiller de la haine
De mon point de vue, il s’agit à Nice d’un cas d’amok qui se sert des codages du temps. Il existe manifestement un nouveau script pour se dépouiller de la haine. Il incite les criminels qu’ils aient ou non des antécédents migratoires à se servir d’une codification islamiste et à se déclarer sympathisants de l’EI. Cela produit du « sens » à leurs yeux et leur assure une prise en considération et une attention optimales. On s’écrie en mauvais arabe mal imité que Dieu est grand et déjà on se sent partie d’une fédération mondiale de la haine et l’on se défait de toute autre explication. « Ah bon, c’est un de ceux là », disent les gens et ne se posent plus d’autres questions. Les sociétés touchées sont débarrassées des questions gênantes qui concernent le rapport de tout cela avec les relations sociales. Le capitalisme débridé produit de plus en plus de « perdants radicaux » comme le disait Enzensberger [Référence au livre Le perdant radical / Essai sur les hommes de la terreur de Hans Magnus Enzensberger], des hommes qui, comme surplus du Saint Marché, sont jetés comme des poissons sur le sable. Ils se retrouvent en position marginale, anomique et ruminent leur malheur. Seule une toute petite minorité bénéficie d’un milieu politique capable d’éclairer l’expérience de l’exclusion et de la transformer en combat collectif. C’est pourquoi la majeure partie tombe facilement dans le champ de gravitation de « solutions » radicales, terroristes. Ils frappent aveuglément sur la façade de la société et ses objets déplacés que leur présente l’islamisme radical. Mais même dans ce cas compte le fait que l’islamisme est greffé sur quelque chose de déjà présent de longue date ; l’islamisme est le détonateur d’une bombe déjà en place avant, il allume la mèche.
Paul H. de Grünberg en Hesse s’en est tenu à ce scénario. Au petit matin du 10 mai 2016, il se mit à poignarder sans discernement des passants à la gare de Grafing en Bavière tuant une personne et en blessant gravement trois autres. A Grünberg, Paul H connu comme consommateur de drogue avait déjà attiré l’attention par la tenue de propos délirants. Le dimanche, il avait été placé en observation dans une clinique psychiatrique à Giessen. Le lendemain, les médecins l’ont laissé partir car ils n’avaient pu déceler aucune menace grave pour lui ou pour autrui. Il quitta la clinique, prit le train pour la Bavière. Selon les enquêteurs, il parvint à Munich le lundi soir. Il a traîné dans la gare car il n’avait pas assez d’argent pour payer une chambre d’hôtel. Finalement, il est monté dans le métro aérien jusqu’à Grafing où il perpétra son attaque au couteau. L’homme était au chômage depuis de nombreuses années et vivait de l’aide sociale. Auparavant, il aurait travaillé comme menuisier. Les motivations du criminel qui avait crié « Allahu akbar » pendant l’attaque, reste non éclaircies. On n’a trouvé aucune trace de liens avec un soi-disant État islamique ou une autre organisation terroriste ou extrémiste.
Même le plus marginal et le plus impuissant des hommes, dont la vie va d’échecs en échecs, parvient à une jouissance de pouvoir quand il en blesse ou tue d’autres.. Pour un court instant, le criminel se retrouve de l’autre côté de la peur : pour une fois, ce n’est pas lui qui a peur mais ce sont les autres qui ont peur de lui. Il ressent son pouvoir et transforme l’histoire de ses défaites et rejets en un dernier triomphe sur la vie et la mort des autres.
L’EI comme chiffre.
Il ne faudra pas se laisser abuser par la façade rhétorique. Toute invocation par la parole que ce soit Hitler, Mohammed ou l ‘EI ou qui que ce soit d’autre est en fin de compte du chiffrage. Il s’agit, dans le fond, chez les jeunes hommes – avec ou sans antécédents migratoires – de sortir du néant d’une existence marginalisée et insignifiante et de produire un sentiment d’exister. L’attrait pour ces vies dans l’ombre n’est plus tant constitué par la promesse des 72 vierges qui attendent le martyr dans l’au-delà, mais une immense résonance médiatique et une place dans le Temple de la renommée des malfaiteurs. Il peut en fantasmer à l’avance et en jouir dans la perspective de l’attentat. La résonance médiale est un facteur essentiel de la planification des criminels qui recherchent la notoriété. Le criminel produit l’effroi avec la certitude que les médias le propageront. Ce narcissisme médial est un point commun entre les terroristes occidentaux d’aujourd’hui et les autres jeunes coureurs à l’amok.
S’il est exact que les coureurs à l’amok et les auteurs d’attentats suicidaires sont mus par le désir de sortir de l’insignifiance de leur existence en se mettant sous les feux de la rampe alors ceux qui diffusent les images de l’acte et de son auteur s’en font les complices inconscients. L’écho médiatique des coups de feu et des explosions sont une part essentielle de la planification de l’acte. Le coureur à l’amok/le terroriste mort et ceux à venir font partie d’une fédération de la haine imaginaire et mondiale organisée médialement et se nourrissant d’images. Chaque relation sur la vengeance spectaculaire d’un laissé pour compte peut réveiller des dormants qui, cachés dans la masse anonymes des personnes atteintes de déficits chroniques d’attention, attendent de pouvoir agir avec la garantie que leur acte se fera remarquer. S’il devait être sérieusement question de prévention, il faudrait que les informations concernant de tels massacres soient réduites au minimum concret. Il faudrait avant tout que ne soient pas diffusées d’images de criminels en action avec leur équipement car elles stimulent particulièrement le narcissisme pernicieux de jeunes gens tentés par l’amok ou le terrorisme et les incitent à l’imitation.
Le camouflage d’Omar M.
Ce qui vient d’être dit vaut peu ou prou aussi pour le massacre d’Orlando. Un homme, originaire d’Afghanistan, y a, le 12 juin dernier, tué 49 personnes et blessé en partie très gravement plus de 50 autres. Il a ouvert le feu sur les clients du Club Pulse très fréquenté par les homosexuels. Peu avant le bain de sang, l’homme âgé de 29 ans a appelé la police pour revendiquer son appartenance à « l’Etat islamique ». Il a aussi fait référence aux auteurs de l’attentat contre le marathon de Boston.
Lorsque l’information s’est répandue, les réflexes habituels se sont enclenchés. Derrière ce bain de sang, il ne pouvait y avoir que l ‘EI, ils étaient tous unanimes là-dessus. Les chercheurs en motivation pressés n’étaient pas loin de cette satire dans la quelle une reporter, interrogée le 11 septembre 2001 sur ses auteurs alors que la tragédie venait tout juste d’avoir lieu, répondit : « Al-Qaïda. Tout le reste serait à l’heure actuelle pure spéculation ». Peu de temps après, les enquêteurs ont fait marche arrière et ont fait savoir que Omar M. a, certes, révélé lui-même cette piste par un appel téléphonique dans lequel il se réclame de l’EI mais qu’il n’agissait pas comme missionné par l’EI et qu’il n’était pas non plus membre d’un réseau terroriste. Quel pouvait alors être le motif d’un tel acte ? Il va falloir se confronter avec la possibilité qu’un homme en insécurité personnelle et souffrant d’un sentiment de culpabilité parce que la religion et l’environnement familial ont posé un interdit sur le fait d’être homosexuel ait voulu se libérer par la violence de son dilemme d’identité sexuelle. Le massacre d’Orlando est alors lui aussi à ranger plutôt dans la catégorie des amoks que dans celle du terrorisme à motivation religieuse.
Amok dans le train régional
De semblables questions se sont posées après Würzbourg. Là-aussi il est question de turbo-radicalisation. Un jeune homme passant inaperçu, que les autorités n’ont pas dans leur radar qui contient pourtant tout étranger sur lequel ils ont le moindre petit soupçon, se saisit de couteaux et d’une hache, frappe et poignarde des passagers dans un train. Dans les suicides élargis [l’expression désigne les suicides qui entraînent des tiers dans la mort] aussi, il semble qu’il y ait une sorte d’ effet Werther [référence au roman de Goethe Les souffrances du jeune Werther auquel on attribue à sa parution une vague de suicides], effet bien connu de la recherche sur le suicide. On parle en criminologie de crimes de résonance [ie : d’imitation]. Un amok en appelle d’autres. Dans les périodes d’actes spectaculaires, on trouve régulièrement des actes d’imitation, Copycat crime. Il en était ainsi après Littelton, on pouvait l’observer également après Erfurt. L’auteur du crime dans le train a fait dans sa vidéo explicitement référence à la tragédie de Nice.
Comme d’autres envoient les vidéos de leurs exploits au ballon au Canal Sportstudio [il s’agit d’imaginer les buts les plus insolites, poubelles, arrière d’un camion, etc…, de réussir à y pousser son ballon et d’envoyer le film à l’émission], pour pouvoir participer à l’émission de tir au but, les jeunes gens disposés à l’amok envoient leurs vidéos à l’agence media de l’EI Amaq qui la diffuse quand la menace a été mise à exécution, et revendique ensuite l’action pour l’EI. Et justement dans ce cas se posent questions sur questions. Quelle est la situation d’un jeune qui arrive non accompagné dans le pays comme réfugié ? A-t-il l’Afghanistan dans la tête, dans le corps, dans son âme ? Que ressent-il, qu’espère-t-il, à quoi aspire-t-il ? A-t-il la nostalgie du pays ? Qu’attend-il de la vie et qu’est-ce que la vie attend de lui ? Est-il seul et désespéré ? Il voit toutes ces choses qu’il aimerait bien posséder mais elles sont séparées de lui par des vitrines et d’un prix au-dessus de ses moyens. L’Allemagne lui apparaît comme un pays où il y a tout mais pas pour lui et ses semblables. Les jeunes migrants vivent dans un état de frustration permanente. Ils sont gavés jours après jours d’images de luxe et en même temps on leur refuse les moyens d’acquérir les objets par la voie légale. On peut finalement en arriver à l’idée que l’acte commis dans le train régional est l’expression d’une désespérance et non d’un esprit totalement imprégné par le mal.L’attribution à L’EI pousse les actes commis en son nom ou qui lui sont attribués dans le domaine du démoniaque en le soustrayant ainsi à notre responsabilité. « Ils sont le mal », disons-nous et pouvons continuer à faire comme avant. Du côté des dominants, on se sert de tels actes pour militariser encore davantage la sécurité intérieure.
Dans l’interview avec la TAZ [Tageszeitung, journal de Berlin], on interroge l’expert en Islam et en terrorisme, Guido Steinberg, on lui demande si, dans le cas de Würzburg, il s’agit d’un cas d’amok ou de terrorisme. Il répond :« C’est nous qui en traçons la limite. Mardi matin, la description de l’attaque à Würzburg comme amok était juste. Ce jugement doit être révisé après la vidéo et les aveux.». On peut en déduire que, pour lui, nous avons à faire sans le moindre doute à un cas de terrorisme. Je maintiens : c’est maintenant encore un acte de désespoir de type amok perpétré par un jeune migrant se servant d’un codage dans l’air du temps. Le samedi précédant son acte, il avait été informé de la mort d’un ami en Afghanistan.
Les migrants ou enfants de migrants sont coincés entre deux mondes tout en n’appartenant ni à l’un ni à l’autre. L’absence d’estime et d’attention est pour l’âme ce que la faim est pour l’estomac. L’offre de l’islamisme militant est dans ce cas d’autant plus tentant. Il apaise cette faim, rassemble la colère des jeunes gens, les lie et leur donne une direction – contre la masse des infidèles traités comme ennemis. Les jeunes gens auparavant dépourvus d’identité et déchirés se dotent d’une identité, leur vie a un but et un sens. Les marginaux et les perdants deviennent de jeunes hommes qui s’engagent et qui luttent. La société dominante n’a rien d’équivalent à leur offrir. Qui a préservé un reste de sensibilité sociale ne pourra pas ne pas approuver le constat de l’écrivain et artiste anglais John Berger : « Ce qui fait le terroriste est tout d’abord une certaine forme de désespérance. Ou plus précisément la tentative d’aller au-delà de cette désespérance en engageant sa vie et en donnant ainsi un sens à son désespoir ».
« Suicide by cop »
Dans les deux cas, à Nice et dans sa réduction provinciale Würzburg, il faut aussi prendre en considération la possibilité qu’il s’agisse d’une variante de ce que l’on appelle « suicide by cop »,[suicide par la police]. Les auteurs parvenus dans une situation qui leur paraît sans issue ne portent pas eux-même la main sur eux mais font en sorte de se faire tuer par la police. J’ai souvenir d’un cas du temps de mon travail en prison où un jeune homme qui était dans une grave crise de vie s’est efforcé par deux fois de se faire tuer. Lors de la première tentative, le tireur était trop bon et l’a touché à l’épaule. La seconde fois, il s’était rendu dans un asile de SDF et s’était jeté sur la police, qu’il avait auparavant appelé lui-même, avec un sabre de samouraï. La police n’a pu faire autrement que de le tuer.
Après l’attaque au couteau et à la hache à Würzburg, des reporters se prenant au sérieux ont demandé aux gens s’ils avaient confiance pour monter dans un train. A-t-on posé la même question après qu’il ai été avéré que l’accident de chemin de fer de Bad Aibling qui coûta la vie à 11 personnes en février 2016 était à mettre au compte de l’addiction aux jeux du responsable du poste de contrôle ? Ce dernier a été placé en détention préventive. On lui reproche d’avoir jusque peu avant la collision des deux trains joué en ligne et d’avoir ainsi eu son attention détournée. Combien d’accident sont dus à l’utilisation de téléphones portables et de smartphones. Ne serait-il pas temps d’ouvrir une discussion sur leur utilisation dans l’espace public et en particuliers dans la circulation routière et au travail ? Les intérêts économiques liés à la vente de ses appareils sont trop puissants pour que cela puisse être évoqué ne serait-ce qu’un instant.
Je suis persuadé que ce que l’on entend actuellement sous le vocable « terrorisme » a pour le moins de grands points communs avec le phénomène amok. Les attaques et attentats actuels sont en fait des courses à l’amok qui se servent du codage pseudo-religieux qui se trouve dans l’air du temps. Une haine sans objet ni direction a depuis quelque temps obtenu un nom et une direction. Le soi-disant terrorisme islamique se développe comme un « modèle de comportements déviants » (Georges Devereux) pour les jeunes migrants décrochés, sans perspective, frustrés. C’est une branche de l’arbre Amok.
[Je résume ici rapidement deux paragraphes. Le premier traite de la figure de l’ennemi. G. Eisenberg s’interroge sur le fonction de l’ennemi extérieur en remplacement des Pays de l’Est après la chute du mur. Cet ennemi est instrumentalisé pour construire un grand Nous dépassant les clivages de classes et partisans. Le problème étant justement me semble-t-il que ce nous est factice, dépourvu de consistance, en France comme en Allemagne. Le second paragraphe est intitulé « mobilisation générale ». Il traite de la polémique née des propos d’une députée, Renate Künast, qui se demandait si l’auteur de l’attentat de Würzburg n’aurait pas pu être neutralisé par la police, sous entendu plutôt que tué. G. Eisenberg raconte comment elle fut littéralement sommée de rentrer dans le rang. En Allemagne aussi certains jouent avec les restrictions de l’État de droit et de la démocratie]
Amok à Munich
J’ai passé la moitié de la nuit du vendredi au samedi devant la télévision et j’ai observé comment un acte effrayant est médiatiquement accompagné et mis en scène. La première fois que j’avais été amené à y réfléchir, c’était lors de l’amok d’Erfurt, en 2002, lorsque Johannes B. Kerner au service du ZDF [Télévision publique] avait planté ses tentes à proximité du lieu du crime et le soir même interviewait un garçon de 11 ans comme témoin. [Nous avons eu un cas analogue de comportement scandaleux après la tragédie de Nice, les « dérapages » télévisuels ont une histoire qui se répète]. A cette époque j’écrivais dans mon livre La violence qui vient du froid
Les médias tombés dans la « dictature de l’audience » (Pierre Bourdieu) vivent de sensations comme le massacre d’Erfurt. Il semble que ce soient les sécrétions empoisonnées des médias qui transmettent le « virus amok » à des personnes dont le système immunitaire est fragilisé, ce qui les rend réceptifs à la contamination.
Le flot des nouvelles horrifiantes qui nous submerge quotidiennement a, en plus, pour conséquence une « normalisation de l’horreur » (Herbert Marcuse). Nous avalons sans cesse de telles doses de drames que nous menace la perte de toute capacité à les digérer. Plus une barbarie est visible, plus on nous en présente de répétions, plus vite nous les oublions. Nous consommons de l’horreur comme d’autres de l’alcool. Tout montrer, tout diffuser, tout présenter : c’est le meilleur moyen pour nous immuniser contre le malheur dont parlent les médias et dont ils vivent comme des vampires. Le flot d’informations devient l’ennemi de la vérité, notre capacité de réception et d’assimilation s’effondre devant le rush d’images terribles. Les métastases du cynisme se répandent et menacent notre capacité de résistance et de révolte.
Je n’ai dans le fond rien a ajouter à cela. Tout se répète, à une échelle élargie toutefois, et avec des techniques plus développées. Au lieu de se limiter à de courtes informations concrètes, le Tagesschau [Journal télévisé] n’a plus cessé vendredi et est passé sans transition aux Tagesthemen [partie magazine plus tardive]. Thomas Roth prit la relève et fouilla à la place de Jens Riewa dans le brouillard des rumeurs et des suppositions. Au rythme de la minute, les mêmes reporters et experts ont été connectés, ils n’avaient rien de nouveau à dire mais satisfaisaient aux besoins voyeuristes. A l’arrière plan, on entendait des sirènes et on voyait des lumières bleues clignotantes. En permanence étaient incrustées les mêmes séquences, les mêmes passants, les mêmes policiers traversaient l’image. Thomas Roth et Georg Mascolo ont tenté à plusieurs reprises de tirer quelqu’ enseignement d’une vidéo privée qui montrait l’auteur présumé sur le toit d’un parking en conversation avec un habitant qui lui criait dessus d’en haut. L’homme sur le toit affirmait être allemand et être né ici pendant que l’habitant de manière stéréotypée insistait sur le fait que c’était « un canaque, un branleur et un trou du cul ».
J’ai suivi avec intérêt le rôle qu’ont joué les réseaux sociaux et les vidéos privées non plus seulement pour les médias mais également pour la police. La population reçoit, dans l’état d’urgence, ses instructions de comportement via twitter et facebook : « restez où vous êtes, ne quittez pas votre domicile ! ». Les réseaux sont un nouveau modèle de guidage des comportements.
Les réseaux sociaux ont permis de lancer de nombreuses fausses informations délibérées qui ont provoqué de la panique dans différents quartiers de la ville et qui ont rendu le travail de la police beaucoup plus difficile. Pour sauver leur honneur, il faut évoquer aussi le fait que des propositions d’aide et des possibilités d’hébergement ont été diffusé par twitter et facebook. Chez moi domine cependant l’impression que les réseaux sociaux usurpent leur qualificatif et se sont avérés dans la nuit tendue de Munich comme un facteur hystérisant et induisant à la panique. Il faudrait discuter pour savoir jusqu’où la police doit utiliser ces médias et leurs producteurs privés et dans quelle mesure elle doit se mettre dans leur dépendance. J’ai remarqué cela pour la première fois avec un certain malaise lors de l’attentat du marathon de Boston lorsque la police a tweeté : «PRIS!!! La chasse est terminée. Les recherches ont aboutis. La terreur est passée. La justice reste ».
Lorsque j’ai éteint, vers minuit, la télévision, on partait encore de l’hypothèse que deux ou trois auteurs présumés étaient en fuite. Des milliers de policiers s’efforçaient de les attraper. L’un des auteurs présumés avait été retrouvé mort dans un parc à proximité du centre commercial Olympia. On avait pu le voir auparavant sur une vidéo privée qui le montrait tirant sur des passants devant une filiale d’une chaîne de restauration rapide.
Je m’étais assez rapidement fixé sur une version qu’on peut résumer ainsi : le 22 juillet, ce vendredi très exactement, était le cinquième anniversaire des massacres perpétrés par Anders Breivik. Le journal télévisé en avait fait un bref rappel depuis la Norvège. Comme je connais la signification quasi magique des anniversaires pour les coureurs à l’amok, je supposais que des gens d’extrême droite avaient organisé un carnage en l’honneur de leur héros. Vers 23 heures, cette hypothèse a aussi été prise en compte dans les débats médiatiques et politiques.
Suicide élargi
[Le suicide élargi désigne la forme de suicide qui entraîne des tiers dans la mort. En français on parle de meurtre-suicide et d’attentat-suicide. Je garde ici l’expression allemande]
Ce matin, lorsque j’ai repris le fil que j’avais quitté vers minuit, et que je me suis à nouveau plongé dans le flot des informations, on y disait que, très probablement, il n’y avait qu’un auteur de l’attentat. Il s’est lui même donné la mort après avoir tué 9 personnes et blessé environ 25 autres dans le centre commercial et après avoir pris la fuite cerné par la police. C’est la fin, qu’on pourrait appeler classique, d’un coureur à l’amok.
Ce que l’on appelle « suicide élargi » – et beaucoup de courses à l’amok ne sont rien d’autre – est une option pour les personnes qui soit sont trop « lâches » ou trop « narcissiques » pour un simple suicide. Le « narcisse » jouit avant l’acte de sa renommée posthume, veut mettre de façon grandiose en scène son départ et entraîner avec lui le monde entier. Le « lâche » doit, par le meurtre envers d’autres, se mettre dans une situation que ne lui laisse pas d’autre choix que de porter la main sur lui. Ce n’est qu’alors – derrière lui la terre brûlée, des montagnes de cadavres, devant et autour de lui la police, en lui une panique grandissante – qu’il réussit à placer le canon du fusil ou du pistolet dans sa bouche et d’appuyer sur la détente.
Il apparaît faux de dire, comme le bon sens le répète toujours, que le coureur à l’amok se tue parce que, à la fin de sa rage, il prend conscience de ce qu’il a fait et de la culpabilité qu’il ressent. Ses meurtres ne sont pas la causes de son suicide. C’est l’inverse qui est vrai : son suicide, plus précisément son intention de suicide sont la cause des meurtres.
Le présumé auteur [de l’attentat de Munich] dit on dans les milieux de l’enquête est un germano-iranien de 18 ans qui serait venu en Allemagne, il y a deux ans, et qui vivait chez ses parents. On ignore encore ses motivations. On a fouillé son appartement et saisi toute une série de matériel dont on espérait pourvoir tirer des conclusions.
Vers midi, d’autres informations ont été distillées. Le jeune homme souffrait d’état dépressif et avait des difficultés à l’école. Son nom commence à apparaître dans les médias. On a trouvé dans sa chambre le livre Amok dans la tête – pourquoi les écoliers tuent du psychologue américain Peter Langman. Il s’adonnait intensément à des jeux de shoot et s’intéressait à d’autres coureurs à l’amok et à leurs actes. On a trouvé dans sa chambre une grande collection d’articles de journaux sur de précédents cas. Il s’est intensément préoccupé du cas de Winnenden en admirant son auteur. Des relations avec les actes d’Anders Breivik ont également été trouvées. Je n’étais pas si loin avec ma première intuition.
Souvenons-nous : le 11.3. 2009 Tim K. 17 ans est retourné vêtu de noir à son ancien collège Albertville-Realschule à Winnenden [dans le Bade Würtemberg] et s’est mis à tirer avec un pistolet appartenant à son père dans plusieurs salles de classe. Il a tué 8 élèves filles, un garçon et trois enseignantes. Après l’arrivée des forces d’intervention, il avait quitté l’école et tué dans sa fuite trois autres personnes. Finalement, il avait été encerclé et pris pour cible sur le parking d’un commerce d’automobiles. Il avait fini par se tuer lui-même. Dans les jours et les semaines suivantes il y eut une multitudes de menaces d’amok d’imitateurs ou de prétentieux. Je me suis amplement intéressé à la fusillade de Winnenden dans mon livre …pour que personne ne m’oublie jamais.
Chez Breivik, il s’agit à mes yeux d’un cas limite entre l’amok et un massacre fasciste. Breivik se veut « un croisé » chevauchant pour « nettoyer l’Europe de l’Islam » et contre le « multiculturalisme ». Le 24 août 2012, Breivik fut reconnu responsable de ses actes et condamné pour le meurtre de 77 personnes à 21 années de prison, prolongeables indéfiniment. De sa prison, il aurait écrit à Beate Zschäpe, une sœur en esprit. [Membre d’un groupe terroriste fasciste, Beate Zschäpe est actuellement jugée pour les meurtres de huit immigrés turcs, d’un Grec et d’une policière allemande entre 2000 et 2007 ]. On trouvera de plus amples information sur Breivik et son procès dans mon livre Entre Amok et Alzheimer.
Peut-être se trouve-t-il aussi dans sa collection des articles sur la course à l’Amok à Espoo en Finlande en 2009. A la Saint Sylvestre, un homme avait tiré dans un centre commercial. Il a tué quatre personnes avant de s’en prendre à lui-même.
Beaucoup de signes de ce qu’on considère dans la recherche pour la prévention comme des signes avant-coureurs, à savoir l’expression d’intention suicidaires ou un profond désespoir, le fait de supporter des attaques incessantes de mobbing [harcèlement] par les camarades de classe ou dans des groupes de pairs, l’échappement dans des mondes virtuels saturés de violence, des allusions apocryphes ou ouvertes sur le fait que bientôt quelque-chose va se passer, l’établissement de « listes de morts », l’héroïsation incessante d’autres coureurs à l’amok et l’appropriation de leur système de signes et de symboles, tout cela semble s’appliquer au cas de David S. à Munich. Le choix privilégié des victimes désigne en général le groupe dont il a le plus eu à souffrir. Parmi les victimes de David S se trouvaient en majorité des jeunes gens de son âge, qu’il avait convié par Facebook à se retrouver le vendredi après-midi au fast-food devant lequel il a tiré sur eux. Pour Robert S., à Erfurt, il y avait parmi les victimes beaucoup d’enseignantes et d’enseignants qui, 6 mois avant les faits, l’avaient exclu de l’école. Tim K. à Winnenden a tiré avant tout sur des camarades de classes et des enseignantes [toutes de sexe féminin] par lesquelles il se sentait rejeté et chahuté. Il avait comme beaucoup de jeunes coureurs à l’amok un problème avec des jeunes filles dont il ne se sentait pas considéré.
Les voisins présentent David S. comme un jeune homme aimable, gentil, effacé. Un voisin dit en allemand approximatif : « c’était un bon gars ». Cela correspond exactement au profil de l’amok parce que cela n’en est pas un, parce qu’il correspond au profil de millions de gens qui passent inaperçus. Cela marque aussi la limite de la prévention. On ne reconnaît rien du futur candidat à l’amok car il est la personnification de l’effacement.
« Individu psychiquement perturbé » ou « terroriste à motivations religieuses ».
On peut partir de l’idée qu’il n’y a pas de motif politique ou religieux et que David S. a agi de son propre chef et sans le soutien d’autres. L’acte ne relève donc pas comme les experts en en spéculé toute la soirée de la catégorie « terrorisme ». On pouvait presque percevoir comme une sorte de soulagement d’apprendre qu’il s’agissait « seulement » d’un cas d’amok. Une passante interviewée a habillé ce soulagement par ces mots : « Je suis contente que l’état islamique ne soit pas encore ici aussi ».
Dans le discours officiel, on distingue depuis peu deux catégories : « l’individu psychiquement perturbé » ou le « terroriste à motivations religieuses ». On semble se mettre d’accord sur le fait que le cas de Munich relève de la première.
Pourquoi cette catégorisation s’est-elle imposée ? Dans les deux cas, la société dont est issu le criminel et dont il est le produit peut se dégager de toute responsabilité. L’homme est fou ou il agit pour le compte de l’EI, incarnation contemporaine du « Mal ». Plus les criminels sont l’ensemble de leurs (et de nos) rapports sociaux, plus véhémentement l’opinion gérée médiatiquement rejette ces relations loin d’elle et considère la violence comme venant d’une autre planète. Bernhard Vogel [Ministre-Président de Thüringe au moment des faits, en 2002] avait, après le crime d’Erfurt, parlé de « calamité tombée du ciel». Le massacre au Lycée Gutenberg serait donc comme le tremblement de terre de Lisbonne. On ne peut rien contre cela à part prier et faire confiance à Dieu.
J’ai tenté dans le cas d’Andres L. qui, il y a un an, dans les Alpes, avait crashé un avion et a entraîné dans sa mort 149 personnes, de montrer que les « troubles psychiques » comme les dépressions ont leur indexation historique et sociale et qu’ils ne sont en rien exclusivement privés et dus au hasard. J’ai rangé son acte dans la catégorie d’un amok qui s’est servi d’un avion pour la réalisation de ses intentions meurtrières et suicidaires. [J’en ai parlé ici BU]. Mes remarques à ce sujet et sur la relation entre dépression et agression, vous les trouverez dans mon livre qui vient de paraître : Entre rage au travail et peur d’être envahi par les étrangers. Davis S. aussi comme nous l’avons déjà vu devait montrer des traits dépressifs. C’est pour cette raison à laquelle s’ajoutait qu’il souffrait de phobie sociale qu’il se trouvait en traitement psychiatrique, entendait-on dans les cercles de l’enquête.
L’Etat vit de la confiance de ses citoyens qu’il leur assure la sécurité et la protection devant les dangers de toute sorte. Comme il n’y a contre le phénomène de course à l’amok pratiquement pas de possibilité de prévention, l’Etat doit faire comme s’il y en avait. Pour restabiliser la loyauté et la cordialité des citoyens, on leur sert les palliatifs habituels sortis de la pharmacie familiale de politique sécuritaire : on durcit un petit peu la législation sur les armes, on amende telle ou telle loi ; on discute un moment nerveusement du rôle des jeux de tirs en vue subjective [Doom-like], on poursuit l’armement de la police et on installe encore plus de caméras de surveillance. L’État et la société acceptent ce que cela coûte de laisser en l’état les causes de la violence et de combattre leurs effets avec des moyens techniques et répressifs.
Celui qui veut vraiment aborder la question de la prévention doit se poser la question : quels sont les types d’attitudes humaines qui se développent dans un climat social donné et quels sont ceux qui dépérissent. Le néolibéralisme a, comme sous une serre, fait pousser une atmosphère de concurrence et favorisé la formation d’une « culture de la haine »( Eric J. Hobsbawn). Les capacités d’empathie, d’entraide et de solidarité se dessèchent parce qu’elles n’obtiennent plus de soutien des relations sociales et apparaissent comme des obstacles à la carrière. Les hommes sont systématiquement poussés les uns contre les autres au lieu de se serrer les coudes et de se défendre contre les conditions insupportables. Les agressions s’accumulent aux marges de la conscience, l’intensité des peurs et de la folie croît, une atmosphère d’irritation se répand. Il n’y a pas à s’étonner qu’amok et la terreur imprègne la physionomie criminelle de l’ère néolibérale.
Post-scriptum
Lorsque j’ai relu une dernière fois ce texte dimanche soir, j’ai entendu d’une oreille les informations selon lesquelles un homme a frappé autour de lui avec une machette dans le centre ville de Reutlingen. Il a tué une femme et blessé deux autres personnes. Le criminel a pu être maîtrisé et arrêté. Il s’agirait d’un demandeur d’asile syrien. Ses motifs seraient d’ordre privés, dit-on. On fait l’hypothèse d’un crime relationnel.
Lundi matin nous est parvenue la nouvelle information effrayante. A Ansbach, en Bavière, un demandeur d’asile de Syrie à qui on a refusé le droit de rester s’est fait sauter à l’entrée d’un festival de musique. Douze personnes ont été blessées, dont trois grièvement. L’homme aurait été connu de la police, les circonstances de l’acte ne sont pas encore établies. Le ministre de l’intérieur de Bavière considère comme probable qu’il s’agit d’un attentat suicidaire islamiste. « Mon appréciation personnelle est que je considère comme très probable qu’ici a été commis un authentique attentat-suicide islamiste », a-t-il dit au x premières heures de la matinée de lundi.»
Götz Eisenberg
mis en ligne lundi 25 juillet à 9h 05
(Traduction Bernard Umbrecht)
Pour accéder au texte original en allemand
Parmi les livres d’auteurs français qui traitent de cet ensemble de question hors des sentiers rebattus de la pensée dominante, je signale et recommande:
– Les enfants du Chaos / Essai sur le temps des martyrs de l’anthropologue Alain Bertho
« Quand la fin du monde semble à nombre de jeunes plus crédible que la fin du capitalisme, la révolte tend à prendre les chemins du désespoir et du martyre ». (Éditions La Découverte)
– Dans la disruption / Comment ne pas devenir fou par le philosophe Bernard Stiegler (Éditions Les Liens Qui Libèrent)
« Dans la disruption, les organisations sociales se désintègrent. Or les individus psychiques ne peuvent pas vivre raisonnablement hors des processus d’individuation collective qui forment les systèmes sociaux. Il résulte de cet état de fait un désordre mental qui incline au délire de mille manières – sur un fond de désespoir où prolifèrent des types extraordinairement violents et meurtriers de folie. C’est ce dont la France découvre à présent la terrible réalité. »
On peut lire aussi :
– La nouvelle lutte des classes / les vraies causes des réfugiés et du terrorisme par le philosophe slovène Slavoj Žižek (Éditions Fayard)
« Dans un monde qui fonctionne en excluant des régions et des populations entières, est-ce si surprenant que les sociétés s’effondrent, que les hommes se radicalisent ou qu’ils aspirent à rejoindre l’Europe ? Il ne s’agit pas d’un choc de civilisation mais d’une nouvelle lutte des classes ».