Petite leçon d’histoire de l’Alsace

Petite leçon d’histoire de l’Alsace dédiée à Mme Michèle Lutz, Maire de Mulhouse pour que l’on cesse enfin de déguiser les grands-mères alsaciennes en veuves de poilus.

Mànkmol wenn de z’nacht dusse tüesch geh,
De weisch nit, was das isch,
Wu der’s Hàrz im Lib so zàmmechrampft :
Wie wenn ebber z’Hilf rieft, isch’s iberem Fàll. –
Das sin d’Toti wu kä Rüehj hai unger em Bode.
Alli, wu si verdulbe hai im lange Chrieg,
Un wu jetz vergàsse lige
Enaime n im Weisefàll. –
Nathan Katz : D’Unrüehj in de Nàcht
Parfois quand tu sors, la nuit,
Tu ne sais pas pourquoi
Ton cœur se serre ainsi :
On dirait que dans les champs quelqu’un appelle au secours. –
Ce sont les morts qui n’ont pas de repos dans la terre.
Tous ces morts enterrés pendant la longue guerre
Et qui sont maintenant couchés là, oubliés,
Quelque part dans le champ de blé. –
Nathan Katz : Inquiétude dans la nuit
Traduction Guillevic
J’ai la petite manie de mettre un calendrier sous le clavier de mon ordinateur. Celui-ci, trouvé sur un présentoir à la bibliothèque, s’y prêtait bien. Las, j’ai dû en changer pour ne plus avoir sous les yeux cet éditorial de l’Almanach 2018 dans lequel Madame Michèle Lutz, maire de Mulhouse, écrit à propos de la célébration de la fin de la Grande Guerre (sic) :
« En effet, après des combats sanglants qui ont touchés (sic) Mulhouse dès 1914, les troupes françaises sont entrées au sein de la Cité du Bollwerk, le 17 novembre 1918, mettant fin à 47 ans d’occupation allemande. Comme Maire, je suis particulièrement attentif (sic) à la conservation et à la transmission de l’héritage et du devoir de mémoire. Ces moments de recueillement permettent de se souvenir des millions de soldats morts afin que nous puissions vivre libres »
Je sais que l’on va me dire que cette publication est anecdotique et que personne ne la lira. Sans doute. Et j’oublie la question de l’absence de vigilance sur un sujet sensible – encore faudrait-il qu’il soit considéré comme tel. Je prends cela comme un symptôme. Symptôme du fait que cent ans après ce que l’on considère comme la fin de la Première guerre mondiale – elle n’était pas terminée pour tout le monde en novembre 1918 – on n’ait toujours à offrir aux soldats alsaciens morts sous l’uniforme allemand que le linceul du mensonge. Ou de les déguiser en poilus dans leur tombe. Et nos grands-mères en veuves de soldats français. Et que l’on en soit encore à lire la Première guerre mondiale – il n’y a pas de raison d’appeler Grande cette boucherie industrielleà travers les œillères de la seconde. Bref, un point élémentaire de l’histoire de l’Alsace n’est toujours pas suffisamment partagé pour qu’un texte de ce genre ne soit plus possible, car il est faux.
Non, mes grands-pères  n’étaient pas des poilus mais des soldats du kézère. Tout comme le poète alsacien Nathan Katz cité plus haut et beaucoup, beaucoup d’autres.
En 1914, l’Alsace était non pas occupée mais annexée à l’Allemagne. Les Alsaciens et les Lorrains étaient juridiquement allemands en vertu du Traité de Francfort de 1871, traité reconnu par la France comme par toutes les autres puissances. Ces quarante années d’annexions se sont muées pour les Alsaciens en « accommodement plus tacite que forcé » (Annette Becker). Et ils ne souhaitaient certainement pas devenir l’enjeu d’une guerre mondiale. Ils ne l’étaient pas d’ailleurs. La récupération de l’Alsace-Lorraine n’a pas été à l’origine de la guerre. Elle n’est devenue un prétexte et un but de guerre qu’après son déclenchement. Ainsi, les 13 et 30 mars 1914 se sont déroulés à Mulhouse de grands meetings pacifistes, où sont intervenus ensemble des représentants des différents partis politiques (Centre, démocrates et socialistes) devant des foules estimées à plusieurs milliers de personnes. De même, plusieurs personnalités alsaciennes-lorraines avaient participé au congrès parlementaire franco-allemand de Berne en mai 1913. Le refus d’une nouvelle guerre, l’espoir d’un rapprochement franco-allemand et d’une Alsace-Lorraine pensée comme un pont entre les deux pays sont les grands thèmes abordés lors de ces rassemblements. S’il y avait quelque chose à commémorer, il y aurait là une source d’inspiration. Mais on se fiche de tout cela comme de l’attirance pour la révolution allemande de novembre 1918.
On ne peut certes pas reprocher au Maire de Mulhouse de ne pas avoir écouté à l’école puisque celle-ci ignore toutes ces questions. J’espère qu’au moins ce court rappel historique permettra à Mme Lutz d’éviter une bavure plus grande lors des commémorations de cette année. Et d’éviter à nos grands-parents de se retourner dans leurs tombes. Ils ont bien mérité d’y reposer en paix, non ?
J’en profite pour faire de même à l’attention du général évêque de l’archevêque de Strasbourg. Je ne lui demande pas de rappeler que le drapeau rouge a flotté sur la cathédrale de Strasbourg, le 13 novembre 1918. Je l’invite à une attitude plus digne de sa fonction que son prédécesseur. Le 1er août 2014, ce dernier avait, totalement à contre sens de l’histoire, fait sonner le tocsin – qu’il ait été en sol dièse mineur n’y change rien – pour commémorer l’appel à la mobilisation générale des Français. Un appel et un tocsin pas très chrétiens et tout à fait indécents à double titre. Sur le plan général et sur le plan local déjà évoqué de l’Alsace-Moselle alors allemande qui y a été associée. Le début d’une guerre n’a rien de glorieux. Et commencer par ce tocsin revenait à dédouaner la France de toute responsabilité. Qu’a-t-elle fait pour en empêcher le déclenchement ? Les lecteurs du quotidien l’Alsace avaient eu, inséré dans l’édition du 1er août (2014) de leur journal, un fac-similé de l’affiche de mobilisation générale. Ils pouvaient en vérifier sa date d’impression : 1904. Elle était prête depuis 10 ans. Pourquoi sommes-nous, en France, privés du débat sur les origines de cette guerre ?
On parle beaucoup en ce moment de l’avenir de l’Alsace qui devrait, dit-on, se construire sur des bases claires. Peut-on prétendre le faire sans que soit partagé un minimum de clarté sur son histoire ? Il est plus que temps de dire les choses et de nous libérer de ce fatras idéologique qui nous empoisonne la tête.
J’avais d’abord pensé rédiger une lettre ouverte à Madame le Maire, fraîche remplaçante de celui qui est devenu président du « Grand Est ». Puis je me suis dit que, comme les équipes n’ont pas changé, – l’ancien maire est même resté premier adjoint du nouveau -, on ne voit pas ce qui aurait pu être différent. Les prédécesseurs de l’actuelle magistrate nous ont appris que ce n’était pas la peine de leur écrire et nous ont habitués à ne pas nous répondre. Et à esquiver par des postures convenues le moindre débat. Il faut croire qu’ils en ont peur. Cela ne les empêche pas d’avoir pourtant constamment plein la bouche de l’expression démocratie participative. Plus cette expression est creuse, plus ils s’en gargarisent.
Concluons donc que le mieux serait que nous organisions plutôt nous-mêmes nos propres commémorations. J’ai déjà ma petite idée pour le SauteRhin. Si vous en avez d’autres …
Pour approfondir, on peut lire, outre le SauteRhin qui y a consacré déjà de nombreuses chroniques :
Jean -Noël et Francis Grandhomme : Les Alsaciens-Lorrains dans la Grande guerre Editions La Nuée bleue
Les Saisons d’Alsace n°58. Numéro spécial La grand guerre en Alsace
Dominique Richert Cahiers d’un survivant Editions La Nuée bleue présenté. Le livre a été présenté ici
Je rappelle ici l’ensemble collaboratif que le SauteRhin a publié sous le titre Lectures franco-allemandes sur 14-18  suivi d’autres lectures sur 14-18 :
Ernst Friedrich : Guerre à la guerre !
La guerre de 14 étape décisive vers les fascismes.
S.Freud : Actuelles sur la guerre et sur la mort (1915)
La société de guerre vue par Wolfgang Sofsky
La guerre continuée d’Antonin Artaud
Quand des somnambules s’en vont déclarer la guerre …
La place de l’Allemagne avant la guerre (de 14-18) vue par Keynes
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5 réponses à Petite leçon d’histoire de l’Alsace

  1. Troxler evelyne dit :

    bien dit !
    tu devrais tout de même envoyer une lettre à Mme le Maire, çà ne leur fait pas de mal qu’on sonne les cloches …. même si , de nos jours, les courriers restent sans réponse ….

  2. Heimatrechtler dit :

    en effet, il faut envoyer ce courrier !
    2018 devra rimer avec « droit d’inventaire » sur un siècle de retour de la France en Alsace, …et son bilan ultra-catastrophique !
    Les Alsaciennes furent les toutes premières victimes de ce retour armé de la France en Alsace qui les priva du droit de vote et d’éligibilité, dont bénéficièrent les Allemandes dès 1918. On comprend mieux pourquoi le pouvoir recruta tant de femmes de petite vertu pour les habiller d’un costume alsacien, affublé d’une énorme cocarde tricolore sur la coiffe, afin de s’encanailler en compagnie des ‘poilus’… Mais ce que l’Histoire retiendra surtout, c’est la destruction systématique de notre langue et de notre culture millénaire par le fanatisme panfrancophone français, la suppression arbitraire de notre parlement régional (Landtag) et de notre statut d’autonomie, le morcellement forcé du Reichsland (départementalisation), la tutelle préfectorale, les nettoyages ethniques (cartes d’identité A,B,C,D ; commissions de triage), le bourrage de crane hyper-chauvin, la spoliation et l’accaparement des entreprises régionales par les milieux d’affaire d’Outre-Vosges (règne des copains et des coquins), le musèlement de la presse régionale (corruption par les fonds secrets du gouvernement, loi scélérate de censure contre la presse en ‘langue étrangère’, ordonnance scélérate et discriminatoire du 13.9.45 spécifique à l’Alsace), les incessantes atteintes contre notre Droit Local confisqué par l’Assemblée nationale et chloroformé, la noyade forcé de l’Alsace dans le Grand-Est, un niveau de vie, de démocratie et de liberté très inférieur à celui de nos voisins Suisses, Allemands, Luxembourgeois etc …
    Qu’avons-nous de plus en étant Français, que nous n’aurions pas si nous étions Suisses, Allemands, Luxembourgeois, Autrichiens, ou même Italiens (Südtirol), à part les emmerdes, la soumission et la mise sous tutelle préfectorale…
    Tout cela doit enfin être dit haut et fort !

    • Bernard UMBRECHT dit :

      Je publie votre commentaire mais je n’en approuve ni le ton, ni le manichéisme, ni la logique séparatiste. Sans entrer dans les détails je me contenterai de souligner deux points.
      1) Je ne partage pas la vision idyllique d’une Alsace bienheureuse sous le règne militariste de Guillaume II. A cette époque les démocrates allemands luttaient pour une démocratie bien plus réelle.
      2) Je tiens absolument pour ce qui me concerne à cultiver la part française et latine qui est la mienne.
      Le mieux serait, à mon avis de garder l’esprit critique des deux côtés. Nous avons en Alsace la chance de bénéficier de potentialités bilingues et biculturelles.Cultivons-les

  3. anne-marie RENOUARD dit :

    Sans oublier Albert Schweitzer,Allemand de nationalité,mais ayant comme Goethe deux âmes en son coeur . Ayant choisi par amour de son âme française d’exercer sa médecine au Gabon,colonie française,il s’est vu,dès la déclaration de guerre,enfermé dans un camp par les Français,en tant que…Boche . Toujours la mansuétude française …..

  4. Cedric dit :

    Je trouve en effet que repenser la « commémoration » (en son sens général) serait un exercice philosophique et politique très stimulant. Qu’il serait bienvenu dans les écoles ! Mais il est moins facile qu’il n’y parait, me semble-t-il. Quelle est la valeur sociale de la commémoration ? Ou tracer la ligne de sorte qu’une commémoration essentiellement alsacienne ne succombe pas au populisme ? Plutôt que de s’opposer à l’existence de certaines commémorations comme celle de l’Armistice de 1918, n’y aurait pas plutôt intérêt à s’efforcer d’en changer le message (entendre, de l’en corriger) ?

    C’est une porte ouverte à un intéressant forum. Je ne doute pas qu’il ait déjà eu lieu quelque part et qu’il existe une littérature à ce sujet, mais je m’y engagerais volontiers de frais esprit. C’est une question importante car le corps de l' »almanach national » s’inscrit fondamentalement en nous depuis le plus jeune age, et tend à modeler nos visions politiques : commémorer la Commune de Paris ou les Journées de Juin 1948 plutôt que des victoires du colonialisme ou du capitalisme pourrait insuffler un autre sens de justice parmi nous tous. Mais ce n’est pas suffisant. Lorsque l’on fait l’expérience de Cuba ou de la Chine-deux domaines très différents du « socialisme »-on s’aperçoit que changer l’essence de la commémoration (sur la ligne de l’autonomie des peuples, par exemple) est un effort vain dans le contexte d’un désengagement populaire du point de vue de la « polis ». La Chine est malheureusement un faux exemple d’alternative, mais les faits sont révélateurs : en dépit des grandes parades officielles organisées à Pékin dans le contexte de la « victoire » sur le Japon, à l’artifice nationalisant et n’hésitant pas à « romanticiser » la guerre comme d’ailleurs ce fut massivement le cas en URSS (la « Grande Guerre Patriotique » II en parallèle à la « Grande Guerre » I) ou comme c’est le cas avec la révolution cubaine, l’événement est sensiblement absent dans la vie du Chinois moyen. On pourrait tourner le message commémoratif à la renverse ou encore supprimer la commémoration tout de go, cela n’aurait l’effet que d’un orage d’été – presque rafraichissant.

    Cela nous amène me semble-t-il à une question plus primordiale encore – pourquoi célébrer quand d’un peuple il ne reste que le nom, et des individualités rampantes ?

    Cedric

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