Michael Ende (4) : L’histoire sans fin

Le roman de Michael Ende qui doit figurer absolument dans ma bibliothèque idéale est sans conteste L’histoire sans fin mais pas au rayon enfance puisque cette catégorie n’y existe pas. Un enfant, après avoir chapardé un livre, se rend compte qu’il doit rentrer dans l’histoire pour la transformer car le vieux monde des images s’épuise, se meurt et qu’il faut le régénérer.
Avant de présenter plus avant le roman, il me faut faire un petit détour sur une question de vocabulaire. Il sera question dans L’Histoire sans fin de Phantàsien in not.

En français, Phantasien in not a été traduit par Le Pays Fantastique en péril. Voici ce que donne mon vieux dictionnaire Sachs Villatte pour le mot allemand Phantasie

Phantasie [fanta’zi:] f <~; -ien 1. (Einbildungskraft) (puissance f d’) imagination f; folle f du logis; (Wahngebilde) vision f fantastique; ~n pl. visions f/pl.; rêveries f/pl.;

On remarque que le mot a plutôt une connotation péjorative. Il y a un côté frappadingue. Si l’on cherche une définition en allemand du mot allemand par exemple dans l’encyclopédie Wikipedia qui ne donne pas d’équivalent français, on a quelque chose qui serait proche du mot Fantaisie dans ce qu’il signifiait étymologiquement mais qui n’a plus vraiment cours aujourd’hui. Fantaisie vient De l’ancien français fantaisie (« imagination »), du latin phantasia (« fantôme, apparition, apparence ») lui-même issu du grec ancien φαντασία, phantasía. Mais le mot fantaisie aujourd’hui est plus proche de la superficialité et du caprice que le mot allemand voisin du surréalisme défini comme capacité à mettre en image son monde intérieur que l’on peut considérer comme formant des paysages fantastiques un peu à l’image d’un tableau de Salvador Dali.

Phantasia a été traduit par Pays Fantastique, c’est légitime dans la mesure où il s’agit bien en quelque sorte d’une géographie intérieure et que cela évoque en même temps un genre littéraire fantastique dont Michael Ende reprend la tradition du romantisme allemand.
L’imaginaire pour Michael Ende n’est pas la rêverie mais si cette dernière peut être un chemin d’accès. Ce que l’on appelle en allemand Phantasie révèle la face invisible de la réalité. Pour Michael Ende, Phantasia est l’imaginaire dans sa dimension magique.

« Le domaine magique de l’imaginaire est Phantàsia pays dans lequel il faut de rendre de temps en temps pour redevenir voyant [pour retrouver la vue]. On peut alors revenir à la réalité extérieure avec une conscience modifiée et transformer cette réalité ou du moins la regarder et la vivre de manière nouvelle.
Michael Ende : Phantasie / Kultur/Politik

La question n’est pas de rêvasser. Michael Ende n’est pas le Père Castor de l’Allemagne. Nous avons besoin de Phantasia, ce « domaine magique de l’imaginaire », pour voir la réalité sous un autre angle et pour le cas échéant la transformer. Pour transformer le monde, il faut de temps en temps s’en échapper dans l’imaginaire parfois aussi appelé utopie

L’histoire sans fin commence par une tête de chapitre à l’envers. Une porte vitrée porte l’inscription suivante (à l’envers) : Antiquariat / Livres d’occasion. Propriétaire Karl Konrad Koreander.

LibrairieCette porte marque d’entrée une séparation entre un monde extérieur et un monde intérieur.

Nous suivons Bastien Balthasar Bux qui pénètre dans cette libraire et y vole un livre :

« il était relié en soie couleur de cuivre et étincelait quand on le manipulait. En le feuilletant rapidement, Bastien vit qu’il n’avait pas d’illustrations mais des lettrines très grandes et splendides. En regardant à nouveau la reliure plus attentivement, il y découvrit deux serpents, un clair, un foncé, qui se mordaient la queue l’un l’autre, décrivant ainsi un ovale. A l’intérieur de cet ovale figurait le titre, en lettres curieusement entrelacées : L’histoire sans fin. »

Le livre chapardé, Bastien se réfugie dans le grenier de l’école et se met à lire L’histoire sans fin. Le livre est à partir de là divisé en 26 chapitres comme autant de lettres de l’alphabet pour lesquels Roswitha Quadflieg a dessiné une lettrine qui commence chacun des chapitres

On peut séparer le livre en deux parties.

La première partie (les 13 premiers chapitres) fait alterner le drame qui se joue au Pays fantastique et les réactions et réflexions, les émotions de notre jeune lecteur enfermé dans son grenier alors qu’en dessous s’égrène le rythme scolaire et qu’une horloge nous signale le temps qui passe. La première partie dure le temps de la lecture depuis avant le début des cours jusqu’au soir à minuit. L’alternance entre l’extérieur et l’intérieur est visualisée dans l’édition allemande par la couleur, le monde de Bastien est en couleur orange et celui du Pays fantastique en bleu L’éditeur français s’est offert l’économie de tout cela n’utilisant que le gras et le maigre.

Unendlichegeschichte

La situation est grave. Le Pays fantastique est en péril.
De partout des messagers porteurs de mauvaises nouvelles convergent vers la Tour d’Ivoire, la résidence de la Petite impératrice. Où ils apprennent que celle-ci est malade. De cette même maladie dont ils voulaient porter la nouvelle, celle qui ronge le Pays fantastique.
Atréju est chargé par la Petite Impératrice de se mettre en quête d’un remède et de sauver le Pays fantastique. Elle lui confie pour cela son médaillon, une grosse amulette d’or sur laquelle figurait deux serpents, un clair, un foncé, qui se mordaient la queue l’un l’autre, décrivant ainsi un ovale.
Chacun connaissait son nom Auryn.Un vieux Centaure remet le talisman à Atréju non sans lui préciser qu’il ne doit pas s’en servir :

« Tu dois laisser les choses se passer comme elles se passeront. Tout devra avoir à tes yeux la même valeur, le mauvais et le bon , le beau et le laid, le fou et le sage, de même que tout cela a la même valeur pour la Petite impératrice. Tu dois seulement chercher et interroger, sans rien juger, d’après ton propre jugement. N’oublie jamais cela, Atréju ! »

Atréju dont le nom signifie « fils de tous » ce qui n’est pas sans impressionner Bastian qui lit et qui se sent « fils de personne » (sa mère est morte et son père absent) se met en route pour la Grande Quête en compagnie de son cheval Artax.

Je ne vais pas du tout vous raconter toutes les aventures. Quelques étapes seulement.

Le septième jour, les Trolls-Ecorces lui montre ce qui arrive au Pays fantastique. Il est dévoré par le Néant. Qu’est ce que le Néant (das Nichts) qu’il ne faut pas confondre avec le vide (qui a encore une forme même creuse, une enveloppe) ?

« Ce n’était pas une zone dénudée, ce n’était pas de l’obscurité, ni non plus de la clarté, c’était quelque chose d’insupportable pour les yeux et qui vous donnait le sentiment d’être devenu aveugle. Car aucun œil ne peut supporter de regarder le néant absolu. Atréju mit sa main devant son visage et il faillit être précipité de sa branche. Il se cramponna et redescendit aussi vite qu’il put. Il en avait assez vu. Maintenant il comprenait tout à fait l’épouvante qui s’était répandue au Pays fantastique ».

Le néant qui ronge le Pays fantastique est un Néant aveuglant qui fait perdre le regard sur les choses.

Atréju trouve une première réponse sur un possible remède auprès de la tortue Morla. La vieille Morla lui révèle que pour être sauvée, la Petite Impératrice a besoin d’un nouveau nom mais qu’ »aucun être du Pays fantastique ne peut lui donner un nouveau nom ». L’existence de la Petite Impératrice ne se mesure pas en temps mais en noms, en nombre de noms qu’on lui donne. Elle est un éternel recommencement mais si personne ne lui donne de nouveau nom, elle disparaîtra et le Pays fantastique avec elle.
La tortue Morla n’en sait pas plus et envoie Atréju auprès d’Uyulala de l’Oracle du Sud. C’est tellement loin qu’on ne sait pas s’il aura le temps d’y parvenir ? En chemin, il libère le dragon de la fortune Fuchur de l’immense toile d’araignée d’Ygramul. En acceptant de se faire piquer par elle, il est transporté à l’Oracle du Sud en compagnie de Fuchur.
Les dragons de la fortune sont « des créatures de l’air et de la chaleur, des créatures d’une joie exubérante et, malgré leur taille considérable aussi léger que des nuages d’été. Aussi n’ont-elles pas besoin d’ailes pour voler »

Soigné et renseigné par deux gnomes, Atréju sait qu’il doit traverser les trois portes derrière lesquelles se trouve Uyulala, l’oracle du Sud. La première est gardée par des Sphinx qui le laissent passer. La seconde est la Porte au Miroir magique.

La Porte au Miroir Magique :

« Elle était grande, ronde comme une seconde lune (car la vraie flottait toujours haut dans le ciel) et luisait comme de l’argent poli. On avait peine à croire qu’il était possible de passer à travers ce disque de métal, pourtant Atréju n’hésita pas un instant. Il s’attendait, d’après la description d’Engywuck, que quelque image de lui-même absolument terrifiante vienne l’affronter dans le miroir, mais maintenant – puisque toute peur l’avait quitté – cela ne lui apparaissait guère digne d’entrer en ligne de compte.

Cependant, au lieu d’une image terrifiante, il vit quelque chose à quoi il n’était absolument pas préparé et qu’il ne pouvait pas comprendre. Il vit un gros garçon au visage blême – à peu près de son âge – assis, les jambes croisées, sur une pile de nattes et en train de lire un livre. Il était enroulé dans des couvertures grises et déchirées. Les yeux de ce garçon paraissaient grands et leur expression très triste. Derrière lui, on discernait dans la lumière crépusculaire quelques animaux immobiles, un aigle, une chouette et un renard et, un peu plus loin, un objet brillait qui ressemblait à un squelette blanc. On ne pouvait pas l’identifier précisément.

Bastien sursauta quand il comprit ce qu’il venait de lire. C’était lui! La description coïncidait dans ses moindres détails. Le livre se mit à trembler entre ses mains. Cette fois, les choses allaient décidément trop loin! Il était pourtant absolument impossible que se trouvât dans un livre imprimé une réalité qui n’existait qu’à l’instant même et pour lui seul. N’im¬porte qui d’autre, arrivé à cette page, lirait la même chose. Ce ne pouvait être qu’un hasard insensé. Encore qu’il s’agisse sans aucun doute d’un hasard tout à fait remarquable.
« Bastien, se dit-il à voix haute, tu es vraiment maboul, je t’en prie, ressaisis-toi! »
Il avait tâché de prendre pour se parler le ton le plus sévère possible, mais sa voix tremblait un peu, car il n’était pas absolument convaincu qu’il ne s’agissait que d’un hasard.
« Rends-toi compte, songea-t-il, si au Pays Fantastique on savait vraiment des choses sur toi. .. ce serait fabuleux.»
Mais il n’osa pas se le dire à voix haute. »

La troisième porte enfin est la Porte sans clef derrière laquelle se trouve la Voix du silence avec qui on ne peut dialoguer qu’en chantant et en rimes. La Voix du silence lui apprend que les créatures du Pays fantastique n’existent que dans les livres et qu’elles sont incapables de ne rien inventer. Seuls les humains ont la capacité de nommer les choses. Eux seuls pourraient donner un nouveau nom à la Petite Impératrice mais les hommes ont perdu le chemin du pays fantastique.

Mais comment entrer en contact avec les humains ? Atréju cherche les frontières du Pays imaginaire. Les Quatre Géants des Vents lui apprennent que la Pays fantastique n’a pas de frontière. Et aussitôt, ils se livrent à une gigantesque bataille qui entraine Atréju dans l’abîme. Il se réveille sur une plage. Fuchur a disparu, son amulette aussi.

Gmork le loup garou

Atréju arrive dans une ville déserte menacée d’être engloutie par le Néant. C’est la capitale de la région la plus célèbre du Pays fantastique, le pays des Canailles. Dans une arrière cour, il trouve « enchaîne devant un trou du mur, un gigantesque loup-garou à moitié mort de faim », enchainé à une chaîne magique. Le loup-garou fait partie de ces « êtres qui n’ont pas d’univers propre. C’est pourquoi ils peuvent entrer dans de nombreux mondes et en sortir.
Le loup garou apprend à Atréju des choses importantes sur les rapports entre les deux mondes :

Gmork s’adressant à Atréju :
« Qui êtes-vous donc, vous les créatures du Pays Fantastique? Vous êtes des fictions, des chimères au Royaume de la Poésie, des personnages dans une histoire sans fin! Te considères-tu toi-même comme réel, gamin? D’accord, ici, dans ton univers, tu l’es. Mais si tu traverses le néant, tu ne le seras plus. Tu deviendras méconnaissable. Tu seras dans un autre monde. Là-bas, vous n’avez plus aucune ressemblance avec vous-mêmes. Vous apportez l’illusion et l’aveuglement dans le monde des hommes. Peux-tu deviner, gamin, ce qu’il advient des habitants de la Ville Fantôme qui ont sauté dans le néant?
– Je ne sais pas, bredouilla Atréju.
– Ils deviennent des idées folles dans les têtes des hommes, des idées qui font qu’ils ont peur, là où il n’y a en réalité rien à craindre, des idées qui leur font convoiter des choses qui les rendent malades, des idées qui les font désespérer alors qu’il n’y a aucune raison de le faire. (….)
Atréju se taisait et regardait le loup-garou avec des yeux hagards.
Gmork poursuivit:
« C’est pour cette raison que les hommes détestent et redoutent le Pays Fantastique et tout ce qui en vient. Ils veulent l’anéantir. Sans savoir qu’ils accroissent justement de cette manière le flot de mensonges qui se déversent constamment dans leur monde – ce flot de créatures du Pays Fantastique devenues méconnaissables, et vouées à mener là-bas l’existence illusoire de cadavres vivants et à empoisonner l’âme des hommes avec leur odeur de moisi. Non, ils ne savent rien de cela. N’est-ce pas drôle?
– N’y en a-t-il plus aucun qui ne nous haïsse pas, qui ne nous craigne pas? demanda Atréju à voix basse.
– En tout cas, je n’en connais aucun, dit Gmork, ce qui d’ailleurs n’a rien d’étonnant car vous vous employez vous-mêmes là-bas à faire croire aux hommes que le Pays Fantastique n’existe pas.
– Que le Pays Fantastique n’existe pas? répéta Atréju décontenancé.
– Bien sûr, gamin, répondit Gmork, c’est même le point, essentiel. Cela dépasse-t-il ton imagination? C’est seulement s’ils croient que le Pays Fantastique n’existe pas que l’idée ne leur vient pas de vous rendre visite? Et c’est de cela que tout dépend, car c’est seulement s’ils ne vous connaissent pas sous votre véritable forme qu’on peut en faire ce qu’on veut.
– Comment cela – en faire quoi?
– Tout ce qu’on veut. On a du pouvoir sur eux.
Rien ne donne un plus grand pouvoir sur les hommes que le mensonge. Car les hommes, gamin, vivent d’idées. Et ces idées, on peut les orienter. Ce pou¬voir, c’est la seule chose qui compte. C’est pour cette raison que je me suis mis du côté du pouvoir et que je l’ai servi, pour y participer moi aussi – même si c’est d’une autre manière que toi et tes semblables.
– Je ne veux pas y participer! s’écria Atréju.
– Du calme, petit fou, gronda le loup-garou, dès que ton tour sera venu de sauter dans le néant, tu deviendras toi aussi un serviteur du pouvoir, sans volonté propre ni savoir. Qui sait à quoi tu lui servi¬ras? Peut-être qu’on amènera grâce à toi les hommes à acheter ce dont ils n’ont pas besoin, où à haïr ce qu’ils ignorent, à croire ce qui les rend dociles ou à douter de ce qui aurait pu les sauver. Grâce à vous, petite créature du Pays Fantastique, de grandes affaires se font dans le monde des hommes, des guerres se déclenchent, des empires se fondent. .. »
Gmork considéra un moment le jeune garçon de ses yeux mi-clos, puis il ajouta:
« Il y a aussi une foule de pauvres têtes molles qui se tiennent naturellement pour très intelligents et croient servir la vérité – qui n’ont rien de plus pressé que de dissuader jusqu’aux enfants de croire au Pays Fantastique. Peut-être que c’est toi, justement, qui leur seras utile. »
Atréju était debout, la tête baissée.
Il savait maintenant, pourquoi plus aucun homme ne venait au Pays Fantastique et pourquoi il n’en viendrait jamais plus pour donner un nouveau nom à la Petite Impératrice. Plus le Pays Fantastique tombait dans le néant, plus les mensonges affluaient dans le monde des hommes, et c’était précisément pour cette raison que la possibilité que survienne encore un enfant des hommes diminuait à chaque instant. C’était un cercle vicieux auquel on ne pouvait échapper. A présent, Atréju le savait.

Il y en avait un autre qui le savait aussi: c’était Bastien Balthasar Bux.
Il comprenait maintenant que ce n’était pas seulement le Pays Fantastique qui était malade, mais aussi le monde des hommes. En vérité, il l’avait toujours senti, sans pouvoir expliquer pourquoi il en était ainsi. Il n’avait jamais pu se faire à l’idée que la vie soit aussi grise et indifférente, aussi dépourvue de mystère et de féerie que le prétendaient tous les gens qui disaient: « C’est cela, la vie! »
Mais maintenant, il savait aussi qu’on pouvait aller au Pays Fantastique pour rendre leur santé aux deux mondes.
Si aucun homme ne connaissait plus le chemin pour aller au Pays Fantastique, cela tenait aux mensonges et aux idées fausses qui, à cause de la destruction du Pays Fantastique, faisaient irruption dans le monde et vous rendaient aveugle.
Bastien songea avec effroi et honte à ses propres mensonges. Il ne comptait pas parmi eux les histoires inventées qu’il avait racontées. C’était autre chose. Mais il lui était arrivé quelquefois de mentir sciemment et volontairement – parfois par peur, parfois pour obtenir quelque chose qu’il voulait absolument, et parfois aussi pour le simple plaisir de faire l’important. Quelles créatures du Pays Fantastique avait-il, dans ces occasions-là anéanties, rendues méconnaissables et profanées ? Il tenta de s’imaginer ce qu’elles avaient bien pu être auparavant, sous leur forme véritable, mais n’y parvint pas. Peut-être justement parce qu’il avait menti.
Une chose en tout cas était certaine: lui aussi, il avait contribué à ce que tout aille si mal au Pays Fantastique. Et il voulait faire quelque chose pour réparer ça. Il devait bien cela à AtréJu, qui était prêt à tout rien que pour venir le chercher. Il ne pouvait ni ne voulait décevoir Atréju. Il fallait qu’il trouve le chemin!
L’horloge du clocher sonna huit coups

Bastien en lisant cela comprend que les deux mondes, le monde réel et le monde de l’imaginaire, sont solidaires, dépendent l’un de l’autre, n’existent pas l’un sans l’autre. Si l’un va mal, l’autre aussi. Le monde réel en perdant complètement tout enchantement produit le nihilisme, le néant. La perte de relation entre réalité et imagination conduit à la folie.

Le loup-garou se meurt. Il a échoué dans sa mission. Il devait éliminer le héros que la Petite Impératrice avait envoyé pour sauver le Pays Fantastique.

En s’approchant du mort, Atréju se fait happer par ses dents alors que le néant se resserre autour d’eux. Mais, Fuchur le retrouve. Il est porteur de l’amulette AURYN. Ensemble, ils retournent à la Tour d’Ivoire, chez la Petite Impératrice, Atréju étant persuadé d’avoir lui aussi complètement échoué.

Au Pavillon au Magnolia dans la Tour d’Ivoire, une fraction de seconde, les regards de Bastien et de la « Souveraine des Désirs aux yeux d’or se sont croisés. Cette dernière corrige un peu la philosophie du Loup-garou telle que la rapporte Atréju

« Tous les mensonges furent un jour des créatures du Pays Fantastique. Ils sont de la même matière – mais ils sont méconnaissables, ils ont perdu leur être véritable. Pourtant, ce que Gmork t’a dit n’était qu’une partie de la vérité – comme il fallait s’y attendre de la part d’un être inachevé comme un loup-garou. Il existe deux chemins pour franchir la frontière qui sépare le Pays Fantastique du monde des hommes, le bon et le faux. Le faux, c’est celui qu’empruntent les êtres du Pays Fantastique quand ils sont entraînés de l’autre côté de cette horrible manière. En revanche, quand les enfants des hommes viennent dans notre monde, c’est par le bon chemin. Tous ceux qui ont séjourné parmi nous ont vécu quelque chose qu’ils ne pouvaient vivre qu’ici et quand ils sont retournés chez eux ils n’étaient plus les mêmes. Ils avaient appris à voir, parce qu’ils nous avaient vus sous notre forme véritable. Si bien qu’ils étaient aussi capables de voir leur propre monde et leurs congénères avec d’autres yeux. Là où ils n’avaient aperçu autrefois que quotidienneté, ils découvraient tout à coup merveille et mystères. C’est pour cette raison qu’ils venaient volontiers chez nous, au Pays Fantastique. Et plus notre monde devenait par là riche et florissant, moins il y avait de mensonges dans le leur et plus il était proche de la perfection, lui aussi. Ainsi, de la même façon que nos deux mondes se détruisent l’un l’autre, ils peuvent aussi s’apporter la guérison.»

Les mensonges sont de la même matière que les personnages du Pays Fantastique mais ils ont perdu leur vraie nature. L’imaginaire peut être bon ou mauvais. Un voyage dans le Pays fantastique permet apprendre à voir la réalité sous un autre jour.

La Petite Impératrice se fait porter au sommet de la Montagne errante où se trouve un œuf, à l’intérieur un livre L’histoire sans fin. A la demande de la Petite Impératrice, le Vieillard de la Montage errante réécrit l’Histoire sans fin depuis le début mais une Histoire sans fin à laquelle Bastien participe non plus en tant que lecteur mais de personnage. Bastien n’a pas envie que ça se termine ou de tout relire encore une fois. Il s’écrie « Enfant-Lune, j’arrive ». Bastien est propulsé dans le Pays fantastique. Il a trouvé un nom pour sauver la Petite impératrice : Enfant-Lune.
Nous sommes arrivés au chapitre 13 sur les 26, à la moitié de l’histoire. Je ne vais pas vous raconter les différentes péripéties qui constituent la suite.
Bastien devient le héros du Pays fantastique, un héros pas toujours positif car le Bien et le Mal coexistent dans le Pays Fantastique. Ils sont personnifiés par la Petite Impératrice qui représente la tolérance et Xayide, qui incarne la violence. Bastien deviendra aussi méchant, orgueilleux, égoïste, se fâchera avec ses amis, sera tenté de prendre le pouvoir contre la Petite impératrice. Il finira par ne plus savoir à quel monde il appartient. Je voudrais juste m’arrêter pour finir sur la question centrale qu’il aura à résoudre.
Comme de bien entendu Bastien recevra l’amulette de la Petite impératrice AURYN et remarquera que l’amulette porte sur l’autre face

FAIS
CE                            QUE
VOUDRAS

Une référence directe à un chef d’œuvre de la littérature française, Le Gargantua de Rabelais

FayCeQueVoudrasFAIS CE QUE VOUDRAS, cela veut bien dire que je peux faire tout ce dont j’ai envie croit Bastien. Le Lion du désert Graograman le détrompe. Il prit soudain une expression terriblement sérieuse et ses yeux se mirent à étinceler : «Non, cela veut dire que tu dois faire ce que tu veux vraiment. Et rien n’est plus difficile ».
Pour découvrir ce que l’on veut vraiment il faut plonger au plus profond de soi et Bastien devra apprendre aussi qu’il ne suffit pas de vouloir faire ce que l’on veut mais qu’il n’y a pas de liberté sans responsabilité. Il devra apprendre à distinguer le Bien du Mal.

A partir de là, le petit garçon entreprit un long voyage, passa d’un désir à l’autre, et chacun se réalisait. Et chaque réalisation l’amenait à un nouveau désir. Ce n’était pas seulement de bons désirs, il y en avait aussi de très mauvais. Au Pays fantastique les deux sont possibles.
Chaque fois qu’un de ses désirs se réalisait, le petit garçon perdait une partie de ses souvenirs du monde d’où il était venu. Cela ne lui importait guère puisque de toute façon il ne voulait pas y retourner. Aussi continuait-il à désirer toujours davantage, il avait presque dépensé tous ses souvenirs, et sans souvenirs on ne peut plus rien désirer. Il n’était déjà presque plus un homme, il devenait un être du Pays Fantastique. Et il ne connaissait toujours pas son Vœu Véritable. Le danger, désormais, c’était qu’il épuise ses derniers souvenirs sans y parvenir. Cela aurait signifié qu’il ne pourrait plus jamais retourner dans son monde. C’est alors que son chemin le mena à la Maison Changeante, afin qu’il y reste jusqu’à ce qu’il ait trouvé son Vœu Véritable. Car si la Maison Changeante porte ce nom, ce n’est pas seulement parce qu’elle se modifie elle-même, mais parce qu’elle change aussi celui qui y habite. Et c’était très important pour le petit garçon, car il avait certes toujours voulu jusqu’à présent être autre que ce qu’il était, mais il n’avait jamais voulu se changer.»

Pour finir, Bastien se retrouve avec Atréju et Fulchur dans le cercle formé par les deux serpents. Ils sont dans AURYN qui est la porte du Pays fantastique. Il faut avoir pu garder des souvenirs du monde des hommes pour pouvoir y retourner. Il ne s’agit pas de tout effacer.

Si Bastien se retrouve bien sûr au point de départ, ce qu’il a vécu l’a transformé. Plus exactement il a compris que la question n’est pas de devenir un autre que lui-même, qu’il lui fallait accepter d’être transformé.

A la différence par exemple d’un roman comme le Seigneur des anneaux de Tolkien, entièrement situé dans un univers fantastique, dans L’histoire sans fin fait se côtoyer le monde réel et le monde imaginaire et les montre liés l’un à l’autre. Les deux sont menacés de perte de contact avec l’autre. Le monde réel est menacé de devenir un désert dépourvu de toute imagination, de tout rêve, à finir pas n’être plus rien d’autre que du calcul et le monde imaginaire peut aussi lui perdre le contact avec la réalité et basculer dans la folie.

Michael Ende suggère lui-même qu’on peut lire L’histoire sans fin comme celle d’une crise existentielle d’un jeune garçon, Bastien est en quête d’un devenir non pas au sens où il y aurait une identité donnée à trouver- la quête identitaire est une ânerie -mais au sens d’un devenir ce que l’on est. Devenir ce que l’on est une histoire sans fin.

« C’est l’histoire d’un jeune garçon qui perd son monde intérieur, son monde mythique dans une nuit de crise une crise existentielle qui se résout dans le néant et il doit sauter dans ce néant, ce que nous Européens devons faire également. Nous avons atteint le degré zéro. Nous avons réussi à dissoudre toutes nos valeurs. Il nous faut maintenant sauter dedans et ce n’est que si nous avons le courage d’y plonger, dans ce néant que nous pourrons réanimer les forces créatrices les plus intimes pour construire un nouvel imaginaire, un nouvel univers de valeurs »

Michael Ende : Archäologie der Dunkelheit. Entretiens sur l’œuvre d’Edgar Ende Stuttgart 1985

« Dans l’Histoire sans fin, il est question du développement personnel de Bastien. Il doit apprendre à se confronter avec ses problèmes. Il fuit, certes, mais sa fuite est nécessaire car elle le transforme, elle lui donne une nouvelle conscience de soi qui le rend capable d’affronter le monde. L’histoire se termine par le franchissement de deux seuils, le peur de son père et celle du libraire Koreander. (…) C’est un roman de formation au sens ancien … »

Michael Ende : Phantasie / Kultur/Politik /Protokoll eines Gesprächs

Michael Ende : L’Histoire sans fin ( Die unentliche Geschichte) – 1979
Traduit par Dominique Autrand
Stock 1984 Livre de poche 2008

Ainsi s’achève notre cycle Michael Ende consacré à ses trois grands romans.

Il conviendrait de citer d’autres livres existant en français :
La Satanormaléficassassinfernale potion du professeur Laboulette (Der Satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch 1989) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2006
La soupière et la cuillère (Die Geschichte von der Schüssel und vom Löffel 1990) Traduit par Jean-Louis Foncine Pocket Jeunesse 1999
Des parents sur mesure (Lenchens Geheimnis 1991), traduit par Florence de Brébisson Livre de poche 2OO2
Croc Epic le mangeur de rêves. (Das Traumfresserchen 1978) Pas de nom de traducteur Castermann 1981. Illustrations Annegert Fuchshuber

On lui doit aussi quelques pièces et des livrets d’opéras notamment avec le compositeur Wilfried Hiller, ainsi que des poèmes et des ballades, des essais non traduits.

Précédents :
Michael Ende : Le Pagad et l’enfant, en guise de (re)présentation
Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.
Michael Ende (3) Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé

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Christa Wolf : « August se souvient… »

AugustIncipit : « August se souvient …. »

Le récit se déroule en 2011, August, veuf, est conducteur d’un car de tourisme. « C’est l’un de ses derniers voyages, il a atteint l’âge de la retraite et a l’impression d’être de plus en plus accompagné d’images de son village qu’il n’a jamais revu ».

August n’a pas besoin pour cela de retourner sur les lieux.

« Il feuillette dans ses vieilles histoires comme dans un livre d’images, rien n’est oublié, aucune image n’a pâli. Il peut quand il le veut tout revoir ».

Les images sont présentes et précises, le temps ne les as pas estompées en particulier l’image de Lilo qu’il a rencontré soixante ans plutôt alors qu’il avait huit ans. Elle était réfugiée comme lui, tous deux arrivés à Mecklembourg de Prusse orientale en traversant l’Oder fuyant l’arrivée des troupes soviétiques. Tous les deux seuls au monde dans ce pavillon des tuberculeux appelé le « château des mites ».

Le lecteur prend le car en cours de route. Le récit dure le temps du voyage de Dresde à Berlin en provenance de Prague. Il se termine au moment où, après avoir amené son bus au garage, il rentre chez lui dans son HLM de banlieue.

« Il pousse sa porte et entre ».

Cela ne sonne pas comme une fin.

En contrepoint aux images vives dans la mémoire du conducteur, Christa Wolf place le comportement des passagers, de « joyeux retraités » qui « préfèrent se montrer les souvenirs qu’ils ont acheté pour pas cher à Prague »

Mémoire et souvenirs, ce n’est pas la même chose. Ils s’entremêlent cependant. Les souvenirs se transforment en objets ou en mots (ou en photographie). Ce qui est frappant, ce sont ces émotions d’enfances laissées intactes par le temps passé (60 ans) alors même que, pas plus hier qu’aujourd’hui, il n’arrive à mettre de mots dessus et qu’il déroule en même temps les souvenirs de sa vie, l’apprentissage, l’embauche, la vie commune avec sa femme, leur visite dans le Spreewald, à Dresde. Rien ne fait pâlir la mémoire de l’enfance. Cette mémoire est celle des émotions d’alors, ses sentiments pour Lilo, le contact voire le jeu avec la mort.

« August se souvient que le soir où la petite Hannelore est morte Lilo n’avait pas chanté pour souhaiter bonne nuit aux enfants. Elle était assise comme d’habitude sur son lit et se taisait, et il lui a demandé, tout bas, pour que les autres n’entendent pas : Tu es triste ? Et Lilo lui a répondu tout bas : Oui. Et August a senti, comme aujourd’hui encore, que jamais il ne serait plus proche de Lilo que dans cette minute, découvrant que tristesse et bonheur peuvent être confondus. Il se demande, tout en se dirigeant vers l’Alexanderplatz, si la vie ultérieure lui a fait découvrir cette vérité. Aucun exemple ne lui vient. Ce qui compte le plus, et pour la vie entière, peut-être l’a-t-il appris ainsi, et pour toujours, grâce à une personne pour laquelle il éprouvait quelque chose qu’il ne savait nommer. De même qu’aujourd’hui, tant d’années plus tard il ne prononcerait pas ce mot, ne fut-ce qu’en pensée. Il n’irait même pas dire qu’il est « timide », il ne lui est jamais venu à l’esprit de réfléchir sur lui-même »

Christa Wolf et l’Art de glisser du passé au présent et du présent au passé.

J’ai hésité entre l’extrait ci-dessus et un autre tout aussi fort, qui raconte la tentative de suicide d’un jeune garçon, Ede, après une mauvaise note, – il sera apaisé par Lilo – mais cette partie est uniquement au passé et plus longue. Ede est décrit comme un garçon pour qui le trop plein de ce qu’il a vécu lui fait « tout oublier ».

Avec « August », la romancière dans ce récit bref d’un peu plus d’une trentaine de page mais dense, à (re)lire lentement, se demande ce qu’est devenu un des personnages – masculin – de son roman Trame d’enfance.

Je laisse volontairement de côté les éléments biographiques. On peut les retrouver dans la postface de Gerhard Wolf, son mari, à qui le récit est dédié. La dédicace figure également dans le livre. Je préfère à propos de Trame d’enfance rappeler le poème de Pablo Neruda qui figure en exergue du roman et dont elle reprend la question :

Où est-il l’enfant que je fus ?
Est-il encore en moi ? Est-il parti ?
(Pablo Neruda Le livre des questions)

Dans ce récit achevé peu avant sa mort, en décembre 2001, Christa Wolf semble répondre qu’il est toujours là ou, du moins, que les émotions vécues enfant et les questions auxquels il n’avait pas de réponse restent vives, tout en écrivant cette phrase : « August ne sait pas s’il a changé depuis qu’il était enfant » et en citant le dernier vers de son poème préféré, le Roi des Aulnes de Goethe : « Dans ses bras l’enfant était mort ».
Après plusieurs lecture, je ne peux me défaire du sentiment d’un certain fatalisme qui m’étonne. Peut-être faut-il lire August comme un négatif. La réflexion prend alors un autre tour. Je ne sais plus qui a dit que pour que le passé passe, il faut le transformer. Ce qu’August ne sait pas faire.
Si vous êtes d’un autre avis n’hésitez pas à me l’écrire.

Présentation de l’éditeur

L’ auteur de Trames d’enfance et de Cassandre écrivit cette brève histoire au début de l’été 2011, quelques mois avant sa mort. Elle la dédia à son mari, l’écrivain Gerhard Wolf. Elle s’attache au personnage d’August, orphelin de huit ans, rencontré peu après la fin de la seconde guerre dans un château transformé en sanatorium de fortune. Christa Wolf, alors âgée de dix-sept ans, réfugiée des territoires de l’est, y fut soignée. August éprouva pour la jeune fille, Lilo dans ce récit, un vif amour d’enfant.

Pour la première fois dans son oeuvre, la romancière a placé au centre de son ultime texte un personnage masculin. Évoquant la période de l’après-guerre et imaginant ce qu’a pu être ensuite la vie d’August en RDA puis dans l’Allemagne unifiée, Christa Wolf, en une écriture limpide et d’une émotion retenue, pose la question du bonheur. Ce livre reçut lors de sa parution en Allemagne en 2012 un accueil enthousiaste de la presse littéraire et du public.

Traduit de l’Allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein
Parution le 6 février

Puisqu’il est question de souvenir, une petite trace retrouvée dans ma bibliothèque. Les pages ont un peu jauni, l’encre a un peu pali. J’avais oublié la dédicace.

Dédicace Christa Wolf

Kindheitsmuster. Trames d’enfance. Sa parution en RDA à l’époque avait fait sensation. Il avait été vite épuisé. Je me suis noté qu’il faudrait que je le relise. Je ne l’ai d’ailleurs lu qu’en allemand, pas (encore) en français.

A lire aussi sur le SauteRhin Le pardessus doudou du Dr Freud à propos  du roman de Christa Wolf, Ville des anges ou The Overcoat of Dr. Freud. 

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Visite à la Bibliothèque humaniste de Sélestat à la recherche d’une manicule

Cette contribution est mise en ligne dans le cadre de la journée « Disséminer les écritures » organisée par la webassociation des auteurs consacrée ce mois de janvier 2014 à écriture et image /écriture de l’image /images de l’écriture.

En décembre dernier, le 17 très précisément, j’écoutais en direct et en ligne les interventions des Entretiens du Nouveau Monde industriel dont celle de Frédéric Kaplan, titulaire de la chaire de Digital Humanities à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne.
Il y disait notamment ceci :

slide-5-1024

Le soir même, j’apprenais que la Bibliothèque humaniste de Sélestat allait fermer le 25 janvier 2014 pour 3 ans, afin d’être rénovée. J’avais mis la visite avant travaux à mon programme du mois de janvier. Je me suis dis que cela pourrait en outre être ma conribution à la journée de dissémination da la web association des auteurs et qu’elle ferait une bonne suite à la précédente toujours sur le thème de l’image de l’écriture. J’y associe cette fois l’image de la lecture.

Quelques notes en image d’abord à propos de l’intervention de Frédéric Kaplan. Elle avait pour sujet :

slide-1-

Frédéric Kaplan posait la question

slide-2-

Et y répondait :

slide-4-Nous avons l’impression de vivre un présent immense où le temps aurait disparu.

slide-5-1024Et il y a beaucoup d’espace à explorer dans cette direction

slide-9-Ce qu’il désigne comme la mémoire du « Google » du Moyen Äge est ici très concrètement la bibliothèque des Archives d’Etat de Venise figurée sur l’image, archives sur lesquelles il travaille (Venice time machine), 1000 ans d’histoire, 80 kilomètres d’archives .

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Les Vénitiens avaient une véritable obsession de la traçabilité.

On peut retrouver l’intervention de Frédéric Kaplan et celles des autres participants sur le site des Entretiens du nouveau monde industriel 2013
Je connaissais deux autres textes de Frédéric Kaplan : L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys ainsi que l’article qu’il avait publié dans le Monde diplomatique : Quand les mots valent de l’or

En route donc pour Sélestat

Bibliothèque Unesco

La collection d’ouvrages rassemblés par Beatus Rhenanus, l’ami d’Erasme de Rotterdam conservée à la Bibliothèque Humaniste de Sélestat, est inscrite au registre « Mémoire du monde » de l’UNESCO.

Musée de la Bibliotheque

La dénomination allemande de Musée de la bibliothèque est plus proche de la réalité. La Bibliothèque humaniste de Sélestat relève en effet plus du musée du livre que de la bibliothèque si l’on définit la bibliothèque par des pratiques de lecture qui passent par la prise en main du livre. Ici on ne les touche pas. Ils sont exposés dans des cercueils. Ils étaient d’ailleurs dès le départ enchainés n’étant pas destinés à être empruntés. Libri cantenati, livres enchaînés

Libérons les livres anciens pourrait-être notre mot d’ordre.

Cercueil

 

Bibliotheque latine

On voit ci-dessus à travers une grille de fer forgé, la bibliothèque paroissiale ou Bibliothèque de l’école latine composée d’une trentaine de livres munis d’une chaine. Elle est à l’origine de la Bibliothèque humaniste de Sélestat. L’on considère que son acte fondateur remonte à 1452.

On concédera que vue ainsi, elle ne présente pas grand intérêt.

La bibliothèque de l’école latine

« Elle est intimement liée au prodigieux essor d’une des écoles latines les plus réputées de l’Empire germanique. On peut la considérer comme la plus précieuse « relique » d’une période particulièrement glorieuse, non seulement pour Sélestat, mais pour l’Alsace toute entière.
En 1441, le curé Jean de Westhus et le Magistrat mirent à la tête de cette école un éducateur de grand talent, Louis Dringenberg, qui y introduisit les méthodes pédagogiques de l’humanisme rhénan. Sous sa direction (1441-1477), puis sous celle de ses successeurs Craton Hofman (1477-1501), Jérôme Gebwiller (1501-1509) et Jean Sapidus (1510-1525), la fréquentation de cet établissement ira croissant. Le nombre de 900 élèves a été avancé pour l’année 1515. Presque toute la première génération des humanistes alsaciens y a reçu sa formation.
Toute école a besoin d’intruments de travail et d’une bibliothèque. Se procurer des livres était une tâche particulièrement difficile à une époque où les manuscrits étaient rares et coûteux. Lorsqu’en 1452 le curé Jean de Westhus donnait une trentaine de gros manuscrits à cette école, il ne se doutait pas qu’il fondait ainsi une des plus prestigieuses bibliothèques d’Occident. Peu de temps avant sa mort, Dringenberg léguait à son tour ses livres.
Le célèbre humaniste sélestadien Jacques Wimpfeling lui offrait de précieux incunables chaque fois qu’il rendait visite à sa ville natale. Martin Ergersheim, curé de Sélestat de 1503 à 1518, céda sa riche bibliothèque privée, qui comprenait plus de cent volumes.
La bibliothèque de l’école était installée à l’étage d’une chapelle donnant sur le côté méridional de l’église paroissiale. Les livres étaient disposés sur des tables ou des pupitres. Beaucoup étaient enchaînés pour les préserver du vol ou, plus généralement, pour qu’on ne puisse pas les emprunter à domicile. »
James HIRSTEIN, maître de conférence en latin à l’Université de Strasbourg, membre de la Société des Amis de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat

S’y est adjoint plus tard la bibliothèque personnelle, léguée à la ville peu avant sa mort, en 1547, de Beatus Rhenanus, l’ami intime d’Erasme. Un trésor dont le visiteur ne perçoit que quelques pages intouchables.
Espérons que les travaux de rénovation, les technologies numériques contemporaines rendront ces trésor plus « accessibles » et qu’on pourra les feuilleter au moins virtuellement.

Humanisme rhénan

On pourrait presque définir l’humanisme comme le désir de penser par soi-même avec les instruments de son époque, en l’occurrence en profitant pleinement de l’invention de l’imprimerie. Mais qui dit humanisme dit que l’on n‘est pas seul à le vouloir. Il y a partage, échange. L’humanisme est un réseau. Il est rhénan parce que l’axe de diffusion est dirigé nord sud le long du Rhin, de Bâle à Rotterdam, Bâle étant ouvert sur l’Italie. Ils étaient intéressés par la Réforme et modérément par Luther. L’humanisme est toujours aussi une pédagogie.

L’étude critique des textes passe par un système d’annotations et de commentaires. C’est à cela que je me suis intéressé en premier lieu.

Image de l’écriture/ Image de la lecture

Ecrire c’est faire une image, l’image de l’écriture elle-même. L’écriture est une spatialisation et, destinée à la publication, elle fait l’objet d’une mise en page. Laquelle mise en page est faite de telle sorte que le texte puisse être lu aisément.
Pour les humanistes de Sélestat, lire c’est annoter. Cela se faisait directement sur le parchemin ou sur le livre imprimé.
Voici un texte de Boèce Consolation de la philosophie, Manuscrit sur parchemin du 12ème siècle avec gloses et notes marginales.

Boèce

Autre exemple :

Annotations et repèresOn notera l’existence de repères d’annotation : un signe sur le texte renvoie à un signe du commentaire, c’est l’ancêtre de nos notes de bas de page mais ici elles ne sont ps le fait de l’auteur mais du lecteur.

Souligner et annoter

Souligner annoterLes pieds de mouche au départ le C du latin capitulum délimite les chapitres ou les paragraphes. Cet ancêtre du symbole § on le retrouve dans nos ordinateurs

Pied de mouche aujourdhuiEt la manicule ??

Je n’en ai pas trouvé dans les vitrines d’exposition mais elles existent. Grâce à l’amabilité du personnel de la bibliothèque que je remercie en voici deux belles :

Manicule DE NOMINE page entièreNous avons ci-dessus une belle image de lecture d’un texte en l’occurence Grammatice institutiones de Jacobus Henrichmannus

Manicule AD REM PUBLICAJakob Wimpfeling (1450-1528) Germania ad rem publicam.

Voilà deux index qui nous ouvrent à la question de l’indexation. La manicule semble dire que c’est là qu’il y a quelque chose qui mérite d’être retenu. Dans sa variante aimable, l’index invite : lis ceci, c’est pour toi. Mais il peut aussi évoquer une injonction terrifiante.

Voyons nos manicules d’un peu plus prêt :

Manicule DE NOMINE Extrait

Manicule AD REM PUBLICA_3La manipule (petite main) est l’ancêtre du pointeur

Pointeur

« l’humaniste lit ses livres la plume à la main, ce qu’il appelle inter legendum adnotare. Ses marginalia vont de la simple manchette jusqu’à la collation d’un manuscrit récemment découvert ou à la glose érudite qui passera presque mot pour mot dans son prochain ouvrage »

Pierre Petitmengin

Dans les exemples ci-dessus, nous avons différents repères de lecture à côté des annotations proprement dites. Elles sont en général, pour une raison de places portées sur les marges extérieures.
On a donc les petites mains dont l’index pointe vers le passage sélectionné, le soulignement, l’accolade.
Ce qui frappe dans nos exemples qui ne sont pas isolés c’est la redondance.

Comme l’érudit lit la plume à la main, le texte porte la trace de sa lecture.

Les repères « visaient à délimiter des unités de lecture constituants des blocs autonomes et susceptibles d’être étudiés pour eux-mêmes » écrit Lea Moreau Ackerman dans son étude du corpus des ouvrages de Beatus Rhenanus sous l’angle de leur lecture. Elle ajoute : « Derrière cette pratique se dessine une habitude des milieux universitaires et humanistes où il s’agit de comprendre des unités de sens avant de se lancer dans l’étude plus globale de l’ouvrage ».

Je n’ai pas fait autre chose avec le texte cité en référence en faisant ceci :

Extrait annotéExtrait de La lecture humaniste : approche des usages de la lecture humaniste au travers des repères de lecture portés par Beatus Rhenanus dans quelques uns des ouvrages de sa bibliothèque. Article de Lea Ackermann paru dans l’Annuaire des Amis de la bibliothèque de Sélestat 2009 pages 41-55

Les technologies contemporaines permettent de scanner le texte en mode image ou en texte afin de l’extraire pour le partager. Le passage mis en exergue répond à la question de l’apparente redondance des marques de lectures ? Elles correspondent à différentes strates de lecture. Mais ce qui par-dessus tout me semble important c’est l’idée que les différentes strates ne correspondent pas forcément au même lecteur. J’ai donc noté dans la marge que l’échange ne porte pas seulement sur les livres mais sur les lectures elles-mêmes. On échangeait à l’époque ses lectures.

On prenait des notes pas seulement pour soi mais également pour les autres, pour échanger ses lectures avec les autres. Les érudits de l’humanisme rhénan rendaient visibles et lisibles à d’autres leurs lectures. La lecture n’était pas seulement une relation individuelle du lecteur à son texte.

On peut se demander pourquoi prendre des notes. Bernard Stiegler dirait d’abord que c’est parce que nous avons « la mémoire qui flanche », c’est une façon de retrouver le passage qui nous avait marqué mais c’est aussi une manière d’intensifier sa capacité d’attention. Souligner un passage c’est le retenir plus que d’autres. Dans son séminaire sur la « catégorisation contributive » dans le cadre des digital studies de l’IRI, il a récemment évoqué la question de la prise de note.

« Plus généralement on prend des notes pour concentrer son attention ou bien sa lecture. Quand je souligne quelque chose dans un livre, cela s’inscrit dans mon cerveau. Je prends des notes pour écrire dans mon cerveau, il ne s’agit pas là d’une métaphore. La question de la prise de notes est une question de sensori-motricité. Mon cerveau est une surface d’écriture. Lorsque je lis un livre, je lis aussi mon propre texte que sont mes rétentions secondaires [ie mes souvenirs] »

Les notes, les repères de lecture sont des jalons sur le chemin de la compréhension.
On peut retrouver ceci ici à la douzième minute

En se rendant sur le site on remarquera qu’il est possible d’annoter les vidéos grâce au logiciel Ligne de temps mis au point par l’IRI, Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou, dont Bernard Stiegler est directeur, et de réagir par un dispositif d’ajout de mots-clés et des attributs polémiques.
Bernard Stiegler, poisson volant de la philosophie 😉, en érudit de notre temps, donne à voir et partager ses (re)lectures, comme ici dans son cours de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel où il présente ses annotations de deux pages de Husserl avec ses multiples strates de lecture

Stiegler HusserlOn notera aussi le peu de marge des livres d’aujourd’hui.

J’aurais pu intituler ce texte De Beatus Rhenanus à Bernard Stiegler, l’image de la lecture.

Cette trajectoire autour de la lecture permet aussi de comprendre que toute réflexion sur de nouvelles formes éditoriales numériques doit nécessairement aussi porter sur les dispositifs d’annotation.

Fréderic Kaplan avait évoqué, à propos des Archives de Venise, les « big data » et « Google ». La comparaison boite un peu parce que si en termes d’accumulation de données elle tient, il n’en va pas de même loin s’en faut de la disponibilité de ces données.
Une numérisation des livres de la Bibliothèque humaniste est en cours. Espérons qu’au terme des travaux de rénovations, les ouvrages numérisés seront mieux accessibles qu’ils ne le sont aujourd’hui. Et que les recherches ne se termineront pas par un Server not found.

Culture et Offices du tourisme font rarement bon ménage.

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Michael Ende (3) : Momo ou l’étrange histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui rendit aux hommes le temps qu’on leur avait volé

BUCHTRAILER MOMO from Manuela Heidi Tappe on Vimeo.
Partie pratique du travail universitaire de Manuela Heidi Tappe à la FHNW HGK Ecole d’Art et de design de Bâle. Institut de communication visuelle. 2009

 

momo-e28093-michael-endeDevant le refus de l’éditeur d’accepter la proposition de Michael Ende de prendre Maurice Sendak comme illustrateur, l’auteur fait lui-même les dessins.

L’édition française n’a pas repris cela,  envie de dire hélas, préférant ceci :

BA_MOMO

Momo est une petite fille sans âge, sans parents, venu d’on ne sait où. Elle a trouvé refuge dans un amphithéâtre en ruine et vit dans un petit réduit que Nicolas le maçon et tous ses amis ont aménagé pour elle.
Tous les gens simples et pauvres qui vivent dans le quartier où est situé l’amphithéâtre, aiment Momo. Quand ils viennent chez elle pour lui raconter leurs problèmes, ils repartent soulagés : ils ont trouvé solution à leurs problèmes et pourtant Momo ne fait rien d’autre que de les écouter. D’anciennes disputes et malentendus se résolvent comme par miracle. Les enfants viennent volontiers pour jouer dans l’amphithéâtre et il suffit qu’elle les regarde pour qu’ils soient inspirés et qu’ils imaginent plein d’histoires et de jeux.
Momo s’est fait de nombreux amis : les enfants mais surtout Beppo, le balayeur et Gigi, le guide touristique, Nino l’aubergiste et sa femme.
Momo offre aux gens de son temps, ce qui les rend heureux et inventifs.
Mais ce bonheur de vivre ensemble est détruit lorsqu’arrivent des Messieurs en gris qui investissent les villes afin de voler le temps des hommes. La vie devient monotone, sans joie. Momo percera leur secret et deviendra dangereuse pour eux. Grâce à Cassiopée la tortue, elle pourra s’échapper et rejoindre Maître Hora, l’administrateur du temps des hommes. Ensemble, ils réussiront à vaincre les Messieurs en gris.

Après ce très bref résumé, je vous propose d’approfondir quelques aspects.
Au début de l’histoire règne sur la ville quelque chose qu’on nomme l’hospitalité, amitié, fraternité.
Ces valeurs vont être grignotées par l’activité invisible des Messieurs gris, voleurs de temps. Les Messieurs gris fument constamment des cigares et il émane d’eux un grand froid.
Les Messieurs gris se font passer pour les agents d’une mystérieuse Caisse d’Epargne du temps. Pour chacun ils calculent les économies de temps qu’il peut faire en éliminant de sa vie les moments qualifiés de perte de temps et d’inutiles, à l’exemple de Fusi, le coiffeur

« Il faudra, par exemple, explique à Fusi le coiffeur un Homme gris, travailler plus vite en laissant de côté tout le superflu. Au lieu de consacrer une demi-heure à chaque client, contentez-vous d’un quart d’heure. Évitez les discussions coûteuses en temps. Réduisez l’heure que vous passez auprès de votre vieille mère à une demi-heure. Le mieux serait d’ailleurs de la placer dans une bonne maison de retraite, pas trop chère, où l’on s’occupera d’elle. Vous y gagneriez déjà une heure entière par jour. Débarrassez-vous de votre perruche! Limitez vos visites à Mlle Daria à une fois tous les quinze jours, si vous ne pouvez pas faire autrement. Laissez tomber votre quart d’heure quotidien de rétrospective et, surtout, cessez de gaspiller votre précieux temps à chanter, lire ou rencontrer vos soi-disant amis. Du reste, je vous conseillerais d’installer dans votre boutique une bonne grande horloge pour contrôler le travail de votre apprenti.
– Bon, dit M. Fusi, ça ne pose pas de problème.
Mais le temps qui me restera, qu’est-ce que j’en fais? Dois-je vous le livrer? Et à quelle adresse? Ou bien dois-je le garder? Comment est-ce que ça se passe?
– Ne vous inquiétez pas pour ça, répondit le monsieur gris avec un mince sourire. Faites-nous confiance. Vous pouvez être sûr que nous ne perdrons pas une miette de votre temps. Vous vous apercevrez rapidement qu’il ne vous en reste plus.
– Alors d’accord, fit M. Fusi, ébahi. Je m’en remets à vous ».

Tout le monde se met à économiser du temps, à travailler plus, à stresser plus. Même le temps que l’on dit « libre » ne l’est plus. Paradoxalement, plus ils économisent du temps moins ils en ont parce que ce temps leur est volé par la Caisse d’Epargne du temps. Leur vie devient terne, dépourvue de joie.
Michael Ende ne cache pas qu’il met en cause le système dans lequel nous vivons. Dans un entretien au journal Le Monde il déclarait :

« Dans un système comme le nôtre, qui n’attache de valeur qu’à ce qui peut être compté, pesé, ou mesuré, il ne reste plus qu’un seul ennui mortel. C’est cette sorte de mal de langueur qui accable les personnages de Momo (…) »

Les hommes gris font bien leur travail : les gens, même les amis, viennent de moins en moins voir Momo.
Momo devient leur cible.
Les hommes gris essayent d’abord de l’acheter avec des tas de jouets automates dont elle n’a que faire. L’un d’entre eux en essayant de la séduire se trahit et lui révèle :

« Nous ne pouvons accomplir notre tâche qu’en demeurant ignorés…Une tâche fastidieuse : soutirer aux hommes l’intégralité de leur vie, heure par heure, minute par minute, seconde par seconde…Le temps qu’ils économisent est perdu pour eux …Nous le leur arrachons…nous l’entreposons…nous en avons besoin…nous en avons soif…Ah, vous ne savez pas ce que c’est votre temps ! Nous, nous le savons, et nous l’aspirons jusqu’à la moelle de vos os…Nous en voulons plus… »
(Page 156)

Ayant compris cela, Beppo, Gigi et les enfants, Momo essaye d’organiser une manifestation pour permettre une prise de conscience mais aucun adulte ne vient, trop occupé à toutes ces choses qu’on dit sérieuses. Le système est efficace : il reste enfoui, ignoré des gens.

Néanmoins Momo est un obstacle et les Homme gris se mettent en chasse. Apparait alors la tortue Cassiopée qui mène Momo chez Maître Hora qui, dans la Maison de Nulle part, fournit aux hommes le temps qui leur est imparti. Mais ce sont les hommes qui font de leur temps ce qu’ils veulent. Et inconsciemment, ils se le font voler.
Chez Maître Hora, Momo apprend que les Messieurs gris sont une émanation des hommes, qu’ils n’existent que par eux :

« [Si leur visage est gris,] c’est parce qu’ils se nourrissent d’une chose morte, répondit Maître Hora. Tu sais que leur existence est liée au temps des êtres humains. Mais celui-ci meurt quand on l’arrache à son propriétaire. Chaque personne possède son temps à elle, mais pour que ce temps reste vivant, il faut qu’il continue à lui appartenir.
– Les Messieurs gris ne sont donc pas des êtres humains ? [demande Momo]
– Non, ils ont seulement forme humaine.
– Alors qui sont-ils ?
– Ils apparaissent parce que les hommes le leur permettent. Il n’en faut pas d’avantage. Et comme les hommes leur offre maintenant la possibilité de les dominer, cela suffit.
– Et si les Messieurs gris ne pouvaient plus voler de temps ?
– Alors ils retourneraient au néant dont ils sont issus.
Maître Hora reprit ses lunettes et les rangea.
– Hélas ! poursuivit-il après une pause, ils ont déjà beaucoup de complices parmi les humains. C’est ça l’ennui ».

Le livre de Michael Ende fourmille de références au temps, des temps archéologiques au temps cosmique. La découverte essentielle que fera Momo est celle de l’existence de la Fleur du temps [Zeitblume a été traduit par Fleur horaire que je n’aime pas ça fait emploi du temps, horaire de chemin de fer …, je préfère Fleur du temps] que chaque homme porte en son cœur et que les Messieurs gris s’emploient à voler. C’est ce temps là qu’elle va chercher à libérer.

Quand elle revient dans le monde extérieur après « un an et un jour » passé chez Maître Hora, la situation s’est empirée. Il n’y a plus personne pour Momo. Tout le monde est occupé ailleurs. Même Gigi a disparu. Il est devenu une vedette du show-business, il vend à la télévision du « temps de cerveau disponible » comme le disait, mais bien après Michael Ende, Patrick Le Lay alors qu’il était PDG de TF1.

Les Messieurs gris proposent un nouveau marché à Momo : en échange de la libération de ses amis, elle doit les conduire à Maître Hora pour qu’il puisse y capturer la totalité du temps humain. Cassiopée, la seule qui connaît le chemin, la mène dans la Maison de Nulle part.
Hora et Momo décident de passer à l’action. Hora arrêtera le temps une heure permettant à Momo de trouver la réserve de Fleurs du temps que les hommes en gris transforment en cigares. Momo réussit à ouvrir la porte du coffre-fort et à libérer les Fleurs du temps dont les pétales se répandent dans la ville rendant du temps aux hommes. La disparition du dernier voleur de temps dissipe le froid.
Le temps de la fête est revenu.

Michael Ende se livre sous la forme d’un conte à une critique sévère de la société capitaliste en particulier allemande pour laquelle les valeurs d’utilité sont primordiales au détriment du reste. Mais le modèle du tout calculable se généralise. Dans une réponse à des questions d’enfants il précise :

« Si tu observes le monde, tu ne peux pas ne pas être étonné par le fait que sans discontinuer des nouveaux moyens sont inventés pour économiser du temps , des voitures et des avions [on peut ajouter des trains] de plus en plus rapides, des machines de toute sorte, des ordinateurs qui calculent terriblement vite, des robots qui font le travail beaucoup plus vite qu’un homme, et pourtant, malgré cela, les gens ont beaucoup moins de temps qu’avant. Et d’année en année, la course continuelle s’aggrave. Il y a derrière cela une erreur folle, une véritable tromperie même. On parle constamment d’un énorme progrès, mais il ne rend pas les gens plus heureux ni plus content. Au contraire ! Si cela continue ainsi, les hommes en périront. Dans mon livre, j’ai voulu montrer quels esprits menteurs sont à l’œuvre pour abimer le monde et nous abimer nous. Il y a bien des manières de dire la vérité. La parabole et le conte est l’une des meilleures parce que l’on peut s’y concentrer sur l’essentiel ».

Wenn die Kinder fragen in Zetterkasten/ Skizzen & Notizen Piper Verlag (Edition de poche) 2011

FranklinRemember that time is money. La phrase est de Benjamin Franklin. Elle évoque cette conception qui constitue l’Esprit du capitalisme dont parle Max Weber qui impose de bannir toute oisiveté, toute perte de temps. La chasse systématique de tout temps mort, la condamnation morale de toute « perte de temps » est au fondement de l’accélération qui, selon le sociologue Hartmut Rosa, caractérise la modernité et le capitalisme.

Depuis le moment où Michael Ende a écrit ce livre les choses se sont encore aggravées notamment avec la financiarisation du capitalisme. Un seul exemple concernant les paris spéculatifs avec cette image extraite du récent livre de l’anthropologue et économiste Paul Jorion et Grégoy Makles, « La survie de l’espèce » qui montre qu’aujourd’hui les spéculations financières sont de l’ordre de la seconde, ce qui n’est même plus gérable à l’échelle humaine mais se fait à l’aide de robots mathématiques, les algorithmes.

Paris temps0001 Les transactions à forte fréquence (high frequency trading) sont une technique qui consiste à passer des ordres d’achat et de vente, dans un laps de temps inférieur à la milliseconde, afin de profiter d’écarts de prix infimes entre les deux, mais qui, multipliés par un nombre considérable de transactions quotidiennes, suffit à engranger de belles marges

Dans le même temps, on ne cesse de nous sommer de travailler plus et plus longtemps, de consommer plus dans des magasins ouverts 24h/24 et même les dimanches, on appelle cela « la compétitivité ».

Michael Ende nous montre où conduit ce modèle.

Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé (Momo oder Die seltsame Geschichte von den Zeit-Dieben und von dem Kind, das den Menschen die gestohlene Zeit zurückbrachte. 1973), traduction de Corinna Gepner publiée par Bayard Editions en 2009

A suivre :

Michael Ende (4) – L’Histoire sans fin

Précédents :
Michael Ende : Le Pagad et l’enfant, en guise de (re)présentation
Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.

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Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.

Après les présentations, je vais évoquer sur plusieurs semaines quelques romans de Michael Ende à commencer par celui qui l’a lancé.

9783522176507

L’œuvre de Michal Ende, Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive constitue l’un des romans les plus célèbres de la littérature “enfantine” d’après guerre en Allemagne. Cette magnifique histoire commence sur la minuscule île de Lummerland, à propos de laquelle une chanson précise :

Une île avec deux montagnes dans la lointaine et profonde mer
Avec beaucoup de tunnels, de rails et un chemin de fer….
Une île avec deux montagnes reliée au monde par un téléphone…

Lummerland est une sorte d’Atlantide incomplètement engloutie, dont émergeraient deux pointes, pays d’utopie dans lequel l’homme vivrait en parfaite harmonie avec la nature et la technique. Dans les pays de langue allemande, Lummerland est devenu synonyme de lieu convivial, chaleureux. Sur cette petite île, il n’y a que deux maisons, une « ordinaire » avec un magasin dedans et un château où habite le roi Alphonse de Midi moins le quart. Et bien sûr une gare. Une gare pour quatre personnes, ce n’est pas rationnel, dira-t-on. Justement nous ne sommes pas dans cette rationalité-ci. Nous sommes dans une histoire magique, quelque peu dadaïste. Cette gare abrite une locomotive, Emma, bichonnée par son chauffeur, Lucas. Un jour arrive sur cette île un colis. Dans le paquet, un bébé noir qu’on appellera Jim, parce qu’il avait une tête à s’appeler Jim. Et Bouton parce qu’à force de trouer ses pantalons, il ne restait plus qu’à les rapiécer avec un bouton. Jim Bouton grandit en bonne harmonie avec les habitants de l’île. Mais l’île devient trop petite pour cinq. Quelqu’un doit partir. Ils seront trois à le faire : Jim, Lucas et Emma. Emma est une locomotive-tender – on appelle ainsi les locomotives dans lesquels les réservoirs d’eau et de charbon font corps avec la machine – capable d’effectuer des prouesses techniques et de se transformer en bateau, tracteur, aéroplane, sous-marin. Avec Emma, Jim et Lucas partiront à l’aventure. Elle les mènera à Mandala. Les germanophones reconnaîtront dans cette dénomination une relation avec des amandes. Mandala est un pays dont les habitants ont les yeux en amande. Là, ils apprendront que la fille de l’empereur Ping Pong, Li Si est prisonnière de la Cité des dragons – Kummerland, pays des idées noires et des soucis. Elle a été enlevée par les treize et vendue au dragon, Mme Malzahn. Nous ne raconterons pas le détail des aventures et encore moins leurs dénouements, qui occupera deux volumes, laissant à chacun le plaisir de les découvrir pour nous concentrer- sur cette étrange et magique locomotive. Emma tout en étant très maternelle fait aussi très peur. Elle se balance “à la façon d’un grand berceau” et donnera naissance à une petite locomotive que Jim appellera Molly. On reconnaît là la totale liberté d’écriture de Michael Ende et son ascendance surréaliste. Il est le fils d’un des rares peintres surréalistes allemands. Emma est terrifiante aussi pour ceux qui n’ont jamais vu de machine à vapeur. Quand ils la voient, les mandaliens se dispersent terrifiés. De même les demi-dragons : dès qu’Emma apparaissait, tous cachaient vite leur tête. Ils croyaient sans doute qu’un grand et terrible dragon traversait leur pays. C’est elle qui dans un combat singulier affrontera et vaincra le dragon. On peut y voir l’écho d’un texte du philosophe allemand Ernst Bloch, intitulé justement La première locomotive qui apparaît telle le diable « avant qu’on ne s’y habitue et qu’elle perde ainsi sa puissance démoniaque » (voir l’encadré plus loin). Dans le second tome, Jim bouton et les Terribles 13, la découverte d’un puissant aimant permettra à Lucas de transformer la locomotive et d’inventer la perpétumobile, “capable d’avancer perpétuellement sans carburant ni charbon, ni rien dut tout”

L’écriture comme aventure

Le roman lui-même est le fruit d’une aventure. Il a même failli ne jamais exister. Michael Ende a raconté comment est né le livre :

“je me suis installé devant la machine à écrire et j’ai écris : le pays ou vivait Lucas le chauffeur de locomotive était un pays minuscule. C’était la première phrase et je n’avais pas la moindre idée de la seconde. Je n’avais aucun plan, aucune idée. Je me suis laissé porter sans intention d’une phrase à l’autre, d’une idée à l’autre. J’ai découvert l’écriture comme aventure. L’histoire grandit et grandit, voyant arriver de plus en plus de personnages et les fils de l’aventure se tisser. Le manuscrit devint de plus en plus épais dépassant largement le volume d’un petit récit en images. Lorsque dix mois plus tard, j’écrivis la dernière phrase, j’avais un épais manuscrit devant moi”.

Pour un peu l’aventure se serait arrêtée dans la région des Roches noires, devant la Bouche de la mort, l’auteur ne sachant plus comment avancer et se refusant à reprendre l’histoire ailleurs. Une fois encore, la solution vient d’Emma, la locomotive

« Mais, tandis qu’ils désespéraient de trouver une idée, leur salut se préparait à l’extérieur. En effet, la vapeur qui montait de la cheminée d’Emma se transformait aussitôt en neige qui (…) s’accumulait sur les Roches noires, les empêchant d’absorber la lumière. Au milieu du néant et de l’obscurité apparut soudain un morceau de route blanche qui semblait flotter dans les airs ».

Nous sommes sauvés, s’écrient Lucas et Jim, ainsi que l’auteur lui-même. Mais l’aventure du livre prendra encore une autre dimension car ce n’est pas tout d’écrire un livre, encore faut-il trouver un éditeur. Pas moins de dix maisons refuseront le manuscrit arguant que les enfants ne lisent pas d’aussi gros livres. Michael Ende scindera son manuscrit de 500 pages en deux volumes. Lorsque le premier Jim Knopf und der Lokomotivführer paraîtra en 1960, chez l’éditeur Thienemann, il obtiendra immédiatement le prix allemand de la littérature jeunesse. Michael Ende l’apprendra au moment même où sa logeuse lui déclare qu’elle allait porter plainte pour sept mois d’arriérés de loyer.

Voilà une locomotive bien méritante.

Dans ce roman, Michael Ende se laisse porter par le souvenir d’enfant « du pur plaisir à voir fonctionner » un appareil technique.

« La technique se mélange à l’aventure. Le rôle de puissance magique du conte est endossé par la technique dans le récit d’Ende. La locomotive est munie d’une voile et traverse la mer. Dans le second tome, elle se transforme dans les airs en perpétumobile. La magie est ici la magie de la technique ».

Hajna Stoyan : Die phantastischen Kinderbücher von Michael Ende Peter Lang Verlag Frankfurt 2004

Une machine a bien sûr un caractère magique pour l’enfant. Mais ce n’est pas seulement cela. Lucas montre dans le roman que les techniques ou plutôt leur appropriation par l’imaginaire contient d’autres possibles que ceux pour lesquels elles semblent avoir été conçues. Jim Bouton est un livre ludique, jeu avec les mots, jeu avec la technique. Jim fait preuve d’invention pour détourner la technique afin de résoudre les problèmes et faire face aux obstacles pour faire avancer l’histoire.

[Extrait]

L’école

« Comme les deux amis arrivaient à l’autre bout du couloir, ils entendirent soudain une horrible voix stridente qui poussait des vociférations furieuses. Jim et Lucas perçurent ensuite une craintive voix d’enfant, très faible, à peine audible. Ils se concertèrent d’un regard et passèrent la tête dans l’entrebâillement de la porte. Trois rangées de bancs de pierre occupaient une grande partie de la salle. Assis à leurs tables d’écoliers, il y avait une vingtaine d’enfants venant de tous horizons : des enfants indiens et des enfants blancs, des petits Eskimos et de jeunes garçons bruns avec des turbans sur la tête. Et, au milieu d’eux, une adorable petite fille avec deux nattes noires et un doux visage rappelant celui des poupées de porcelaine de Mandala … Tous étaient enchaînés à leurs bancs. Sur le mur du fond était accroché un grand tableau de pierre, et à côté de lui, aussi haut qu’une armoire, se dressait un monumental bureau taillé dans un bloc de rocher. Un dragon hideux y était assis. Son museau pointu était recouvert de verrues et hérissé de poils. Ses petits yeux perçants jetaient des éclairs. Il tenait dans sa patte une canne de bambou dont il cinglait l’air en permanence. Une grosse pomme d’Adam faisait l’ascenseur le long de son long cou décharné, et le plus horrible de tout était une unique dent qui pointait de la gueule cruelle. Aucun doute, ce dragon était Mme Malzahn en personne. Les enfants, très droits et mains à plat sur les tables, fixaient le dragon avec des yeux emplis de terreur »

Jim Bouton et Lucas de chauffeur de locomotive (Jim Knopf und Lukas der Lokomotivführer) écrit en 1960, traduit – fort bien – par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004 – Jim Bouton et les Terribles 13 (Jim Knopf und die Wilde 13, 1962) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004

 

La frayeur que provoque l’apparition du nouveau, idée reprise par Heiner Müller,  a été décrite par Ernst Bloch à l’exemple de la nouveauté technique qu’est la locomotive. Cette frayeur primitive est rappelée par chaque accident et par la guerre.

Ernst Bloch : La première locomotive

« Sur les débuts de Stephenson, il court la légende que voici. À peine avait-il tiré du hangar la première marmite roulante, que les roues se mirent en marche et l’inventeur suivit son œuvre sur la route vespérale. Après quelques soubresauts, la locomotive s’élança, de plus en plus vite, Stephenson ne parvenait pas à la rejoindre. À l’autre bout de la rue, arrivait une troupe de joyeux drilles qui s’étaient attardés à la brasserie, des jeunes gens et des jeunes filles, le pasteur du village avec eux. Le monstre fonça sur eux, les frôla en sifflant, c’était une figure que personne sur terre n’avait jamais vue, noire de charbon, crachant des étincelles, avec une vitesse surnaturelle. Pis encore, telle que le diable est figuré dans les vieux livres; il n’y manquait rien, il y en avait même plus que de raison. Car une demi-lieue plus loin la route faisait une courbe, longeant un mur; la locomotive se jeta sur le mur et explosa dans un énorme fracas. Trois des passants attardés, dit-on, tombèrent le lendemain dans une forte fièvre, le pasteur devint fou. Seul Stephenson avait tout compris et construisait une nouvelle machine sur des rails et avec un poste de conduite; ainsi sa puissance infernale fut-elle mise sur la bonne voie, elle devint finalement presque organique. La locomotive alors bouillonne comme le sang, siffle hors d’haleine, animal apprivoisé, transcontinental de grand style, qui fait oublier le Golem. Les Indiens virent pour la première fois un cheval avec les Blancs; à ce propos, Johannes V. Jenssen remarque: si l’on savait comment ils l’ont vu, alors on saurait à quoi ressemble un cheval. Et à la folie du pasteur on voit à quoi ressemble l’une des plus grandes révolutions de la technique avant qu’on s’y habitue et qu’elle perde ainsi sa puissance démoniaque. Il faut un accident pour en rappeler encore de temps en temps le souvenir: fracas des collisions, des explosions, cris des hommes broyés, bref un ensemble qui ne figure pas dans un programme civilisé. La guerre moderne y a encore mis du sien; le fer y est devenu encore plus épais que le sang et la technique toute prête de se souvenir du visage infernal de la première locomotive. Impossible de faire marche arrière, mais les crises de l’accident (des choses non dominées) subsisteront d’autant plus longtemps qu’elles sont plus profondes que les crises économiques (des marchandises non dominées). »

Ernst Bloch Traces Tel Gallimard 1998 pages 139-140

 

La référence à ce texte provient d’un amusant essai de Friedhelm Moser qui s’intitule ironiquement Jim Knopf und die Sieben Weisen (Jim Bouton et les 7 sages), Einführung in den Lummeländischen Lokomotivismus (Introduction au locomotivisme de Lummeland) qui, de manière ludique aussi repère, les références philosophiques dans l’oeuvre de Michael Ende. Paru au Eichborn Verlag

 

A suivre :

Michael Ende (3) – Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé
Michael Ende (4) – L’Histoire sans fin

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Michael Ende : Le Pagad et l’enfant, en guise de (re)présentation

J’entame une série de quatre articles consacrés à Michael Ende, un auteur que j’aime beaucoup bien qu’il soit classé dans des catégories mal vues par certains : la littérature pour l’enfance et la jeunesse et/ou la littérature fantastique. Les textes qui vont se suivre sont issus d’une conférence, toujours disponible, que j’ai faite sur l’écrivain allemand.

La meilleure approche que l’on puisse faire d’un auteur est de commencer par l’un de ses textes. J’ai choisi le Pagad et l’enfant – c’est moi qui donne le titre à cet extrait – parce qu’il y est question de (re)présentation et de mener un petit au bout, ce qui se dit en allemand Ende comme Michael

« Au milieu d’une fête foraine déserte dans une ville déserte au milieu du désert, un enfant entre dans une baraque foraine et attend …

Sur la scène, dans la pénombre, se tient un homme qui porte un grand chapeau bizarre. De la main gauche, il désigne le plafond, et de la droite le sol. Il reste ainsi immobile un moment. Puis, soudain, il s’approche de la rampe et s’incline très bas, presque jusqu’à terre, devant l’enfant assis sur le dernier banc.
– Merci, dit-il. Tu as très bien réussi.
– Qui es-tu donc? demande l’enfant.
– Le Pagad, répond l’homme, qui s’assied sur la rampe et balance ses jambes dans le vide.
– Et qu’est-ce que tu es? demande l’enfant.
– Un magicien, répond l’homme, et un prestidigitateur. Les deux.
– Et comment t’appelles-tu? interroge l’enfant.
– J’ai une foule de noms, répond le Pagad, mais pour commencer je m’appelle Ende [Ende = Fin. Pour commencer je m’appelle Fin]
– Un drôle de nom, remarque l’enfant en riant.
– Oui, dit le Pagad. Et toi, comment t’appelles-tu?
– Je m’appelle seulement Enfant, dit l’enfant, gêné.
– Je te remercie mille fois, en tout cas, dit l’homme au chapeau, de t’être représenté mon image. De cette façon, je peux à mon tour me représenter la tienne. Et ainsi s’achève la représentation.
Il cligne des yeux.
– Déjà? demande l’enfant. Alors que fait-on, maintenant?
– Maintenant, répond l’homme assis sur la rampe, tout en croisant les jambes, maintenant nous allons entreprendre quelque chose.
– Puis-je rester avec toi? demande l’enfant.
– On va se demander où tu es passé, fait remarquer le Pagad d’un air grave.
L’enfant secoue la tête.
– Où habites-tu? interroge le Pagad.
– On ne peut plus habiter nulle part, répond l’enfant. Du moins, c’est mon cas.
– Le mien aussi, alors, dit le Pagad, songeur. Que faire?
– Nous pourrions partir ensemble, propose l’enfant, et chercher un autre monde où nous demeurerions tous les deux.
– Bonne idée! dit le Pagad en soulevant son grand chapeau bizarre. Et si nous n’en trouvons pas, nous nous en créerons un par magie.
– Tu saurais? demande l’enfant.
– Je n’ai encore jamais essayé, répond le Pagad, mais si tu m’aides … D’ailleurs, je trouve que tu devrais avoir un véritable nom. Je vais t’appeler Michael.
– Merci, dit l’enfant en souriant. A présent nous sommes quittes.
Et les voilà qui sortent de la baraque, s’éloignent du champ de foire, de la ville. Sous le ciel noir, ils marchent, absorbés dans une conversation animée; ils marchent vers l’horizon et deviennent de plus en plus petits. Ils se tiennent par la main et l’on ne sait pas bien lequel des deux guide l’autre. »

Michael Ende : Le miroir dans le miroir Belfond page 195-197
Traduction de Dominique Autrand

Le Pagad est un magicien, un médiateur entre le réel et l’imaginaire. Il est dans le jeu de Tarot ce que l’on appelle le Petit Bout, l’atout qui porte le n°1. Le joueur se fixe comme objectif de « mener le petit au bout », bout qui se dit Ende en allemand. Au début, il faut se donner un nom. Pour distinguer les êtres et les choses les unes des autres, il faut leur donner un nom véritable. En les nommant, elles se différencient et deviennent réalité. Le nom différencie et fait exister, sortir de la masse indifférenciée et sans nom. « Je m’appelle seulement Enfant [« bloß Kind »], dit l’enfant, gêné ». Peut-être pourrait-on parler de L’enfant neutre, das Kind. Neutre avant de s’appeler non seulement Ende mais de porter un prénom Michael. L’enfant neutre, das Kind est le titre d’un texte que Laurent Margantin a mis en ligne au moment où je préparais celle du mien. Magie du Net !

Je vais vous présenter Michael ENDE, auteur d’une œuvre riche et diverse partiellement traduite en français.

Michaël Ende est né en 1929 à Garmisch Partenkirchen.

Né l’année de la grande crise, Michael Ende grandira et ira à l’école sous le nazisme. Peu après sa naissance, ses parents s’installent à Munich dans un univers de pauvreté matérielle et de richesse artistique. Enfant, séparé de ses parents, il connaîtra les bombardements sur l’Allemagne à partir de 1943. Il a échappé de justesse à l’enrôlement dans l’armée allemande.

Il a d’abord reçu une formation théâtrale et exercé le métier d’acteur, il croisera Brecht, avant de se pencher sur l’écriture. En 1954, il commence sa carrière d’écrivain à Munich. Il nous a laissé de nombreux ouvrages : romans, nouvelles, contes, essais et pièces de théâtre.

Ses ouvrages les plus connus sont :

Jim Bouton et Lucas de chauffeur de locomotive (Jim Knopf und Lukas der Lokomotivführer) écrit en 1960, traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004
Jim Bouton et les Terribles 13 (Jim Knopf und die Wilde 13, 1962) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004
Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé (Momo oder Die seltsame Geschichte von den Zeit-Dieben und von dem Kind, das den Menschen die gestohlene Zeit zurückbrachte. 1973), traduction de Corinna Gepner publiée par Bayard Editions en 2009
L’Histoire sans fin (Die unentliche Geschichte1979) (traduit par Dominique Autrand Livre de poche 2008
La Satanormaléficassassinfernale potion du professeur Laboulette (Der Satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch 1989) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2006
La soupière et la cuillère (Die Geschichte von der Schüssel und vom Löffel 1990) Traduit par Jean-Louis Foncine Pocket Jeunesse 1999
Des parents sur mesure (Lenchens Geheimnis 1991), traduit par Florence de Brébisson Livre de poche 2OO2
Croc Epic le mangeur de rêves. (Das Traumfresserchen 1978) traduit par Pas de nom de traducteur Castermann 1981. Illustrations Annegert Fuchshuber

Il a toujours voulu – il s’était inscrit pour cela aux cours de théâtre – écrire pour le théâtre. On lui doit quelques pièces et des livrets d’opéras notamment avec le compositeur Wilfried Hiller :

Pièces de Théâtre
Die Spielverderber. Le mauvais joueur, 1967.
Das Gauklermärchen. Le conte du saltimbanque 1982.
Der Goggolori. Stück in acht Bildern (Pièce en 8 tableaux)1984. Egalement livret d’opéra

Livrets d’opéra
Die Jagd nach dem Schlarg.La chasse au Snark d’après Lewis Carol Libretto 1987.
Der Rattenfänger. (Le Joueur de flûte)Libretto 1993.

Ainsi que des poèmes et des ballades.

Edgar et Michael Ende

Michael Ende est le fils du premier peintre surréaliste allemand : Edgar Ende

Son œuvre fourmille de références à la peinture surréaliste par exemple Salvador Dali dont le tableau La Persistance de la mémoire qui date de 1931, encore appelé Les montres molles est décrit dans un des romans de Michael Ende, L’histoire sans fin. Michael Ende partage avec Salvador Dali, le refus d’une conception purement mécanique, mesurable du temps.
Alors que Michael Ende a écrit une Histoire sans fin, Salvador Dali a peint une …Enigme sans fin : un tableau contenant plein d’images qui changent selon la façon de le regarder.  On peut ainsi distinguer un chien, un cheval, une barque, un visage, un compotier, un corps allongé…Un tableau avait d’abord été appelé « le grand crétin cyclope ». Le Cyclope avec son œil unique symbolise l’incapacité de voir sous les apparences.
Un autre tableau surréaliste est décrit dans L’histoire sans fin (La mine aux images) : « un homme dont le buste était une cage à oiseaux dans laquelle il y avait deux colombes ». Il s’agit d’un tableau de René Magritte : Le thérapeute

Le livre cité dont dont j’ai tiré le premier extrait, Le miroir dans le miroir, repose sur un dialogue père fils qui est en même temps un échange texte image

Arrêtons nous sur deux d’entre elles

1. Le patineur d’Edgar Ende a inspiré une nouvelle à son fils :

« Sur la vaste surface grise du ciel, un patineur glissait, la tête en bas, son écharpe de laine flottant au vent. Il pouvait le faire car le ciel était gelé.
La goutte au nez, bouche bée, la foule au sol le regardait, le désignait du doigt et applaudissait de temps à autre, quand il venait de réussir un saut particulièrement difficile (à l’envers naturellement).
Il décrivait de larges courbes et des boucles, recommençant les mêmes figures jusqu’à ce que la trace de ses patins s’imprime dans le ciel. On put alors constater qu’il avait dessiné des lettres, c’était peut-être un message urgent. Mais le patineur s’éloigna et disparut au loin derrière l’horizon.
Tout le monde regardait fixement le ciel, personne ne connaissait l’alphabet, personne ne pouvait déchiffrer l’inscription. La trace s’effaça lentement et le ciel ne fut plus à nouveau qu’une vaste surface grise.
Les gens rentrèrent chez eux et ne tardèrent pas à oublier l’évènement. Chacun avait ses propres soucis et puis, d’ailleurs, qui sait si le message était si important que cela ?

Michael Ende, Miroir dans le miroir page 117

Dans cette description dynamique, très animée, d’une image statique, Michael Ende qui semble tantôt s’en approcher tantôt s’en éloigner, à la fois parachève l’œuvre de son père – un tableau est toujours aussi créé, coréalisé par celui qui le regarde, et en même temps il construit un œuvre distincte. L’auteur a perçu dans l’image que le peintre avait dessiné des lettres.

Après un texte inspiré au fils par son père voici un tableau du père inspiré par un texte de son fils, le portrait de Michael Ende par son père.


Inspiré d’un nouvelle intitulée Le fils de Personne. Comme elle est nettement plus longue que la précédente, j’en extrais quelques lignes :

« Voici un loup gris noir, puissant et fougueux. Puis un renard frêle, sournois. Non, songe-t-il, je ne les ai jamais apprivoisés. Ils m’ont suivi de leur plein gré. C’est une bien étrange amitié, vraiment, qu’ils ont nouée avec moi quelque part dans le désert sauvage. Ils ont mis longtemps à s’admettre l’un l’autre, et puis finalement ils ont réussi à vivre en paix. Et ils m’ont accompagné partout, même dans les villes, même sur les bateaux, et même pour cet ultime voyage, le plus insensé de tous. Jamais ils ne m’ont quitté, même cette nuit ils sont resté avec moi, fidèles et patients, l’un à ma droite, l’autre à ma gauche, immobiles comme des animaux héraldiques.
Mais déjà il se repent de les avoir fait surgir…. »

Michael Ende, Miroir dans le miroir page 91

Nous avons là une image et un texte qui tous les deux forment une description d’états d’âmes intérieurs. Evoquant les animaux, qui forment comme des armoiries ou un blason Michael Ende écrira : « Ils sont nés de la sauvagerie de mon cœur »

La capacité à transformer son monde intérieur en images et à voir au-delà des apparences est en quelque sorte le programme de travail de Michael Ende

Il est décédé en septembre 1995 en Italie où il s’était retiré.

Site consacré à la peinture d’Edgar Ende

A suivre :
Michael Ende(2) – Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive
Michael Ende (3) – Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé
Michael Ende (4) – L’Histoire sans fin

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Heiner Müller, « la pythie de Pankow »

En 2009, lors d’un séjour à Berlin, j’ai fait un petit tour à Pankow dans le nord de la ville.

Je ne dois plus être très loin.
Mes souvenirs sont très flous pour ne pas dire quasi effacés en matière de géolocalisation. Ils portent en fait sur autre chose.

Nous y voici.

Berlin-Pankow, Kissingen Platz numéro 12.

Gros plan sur la plaque

Ici habitaient et travaillaient l’auteure Inge Müller depuis 1959 jusqu’à son suicide en 1966 et Heiner Muller jusqu’en 1979.

J’avais déjà rencontré Müller au théâtre, à la Volksbühne. Je m’étais rendu à son domicile, en 1977, pour recueillir un entretien qui était paru dans le quotidien l’Humanité, le 11 novembre 1977 sous le titre Le théâtre-laboratoire de l’imagination sociale, sous une forme très raccourcie par rapport à sa longueur initiale mais c’était l’usage. L’entretien avait été publié à l’occasion de la tournée de la Volksbühne de Berlin-Est au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis et au TNP de Villeurbanne avec un collage de scènes, intitulé La Bataille dans une mise en scène de Manfred Karge et de Matthias Langhoff. Le spectacle avait été présenté à la Fête de l’Humanité, l’année précédente, en 1976.

L'Humanité du 11 novembre 1977

Ce n’est que plus tard que j’ai compris que les entretiens avec Heiner Müller seront considérés comme des sortes de performances artistiques, au statut mi journalistique, mi littéraire, en tous les cas faisant partie intégrante de son œuvre, parfois même mis en scène. La petite maison d’édition Merve Verlag de Berlin-Ouest qui éditait Foucault, Deleuze,Guattari, Virilio avait en projet la publication de divers textes « non théâtraux » de Müller qui avait mis Peter Gente sur ma piste. L’entretien est donc paru dans son intégralité, j’ai encore la bande que je leur avais confié, dans un recueil intitulé Rotwelsch, que l’on pourrait traduire par Patois de gueux.

Si je raconte cela, c’est parce que je me suis rendu compte récemment que cet entretien a été diffusé dans son intégralité dans toutes les langues sauf une : le français. Un ami, Laurent Sauerwein, s’était procuré une édition aux Etats-Unis et m’avait envoyé cette photo :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est donc temps que je me mette à le traduire. Ce sera fait cette année.

Les premiers textes de Müller, je les ai lus dans l’édition ouest-allemande du Rotbuch Verlag. Friedrich Christian Delius raconte comment est née l’édition des œuvres de Müller en Allemagne de l’Ouest, comment il est devenu le passeur d’Est en Ouest. Il raconte cela dans un texte qui se trouve sur son site et qui est également repris dans son livre de notices biographiques Als die Bücher noch geholfen haben (Rowohlt) (Du temps où les livres étaient encore une aide)

Delius a commencé à explorer la littérature est-allemande après la construction du Mur en 1961. Il a débuté par un numéro spécial de la revue « alternative » en automne 1963. Comme le nota la Stasi, « D. avait depuis 1968 des contacts avec les citoyens négatifs du monde culturel de la RDA ». Tous les « négatifs » ne logeaient pas à la même enseigne. Peter Huchel était par exemple en résidence surveillée. L’éditeur pour qui travaillait Delius, Klaus Wagenbach était interdit de séjour à Berlin Est, on lui avait même interdit l’usage des voies de transit vers Berlin-Ouest. Delius rencontre Heiner Müller à son domicile Kissingen Platz évoqué plus haut en novembre 1972. Il était déjà peu en odeur de sainteté en RDA et inconnu à l’ouest. L’adaptation faite par Müller d’Oedipe Tyran était parue en RDA et Philoctère/Herakles 5 à l’ouest chez Suhrkamp. Mais ça ne se vendait pas.

« Aimablement opiniâtre et obstiné, telle était l’impression que donnait ce saxon de Berlin-Est. Drôle, silencieux. Modeste, difficile à cerner mais il avait l’air de savoir ce qu’il voulait », écrit Friedrich Christian Delius

Je passe sur les épisodes du conflit qui allaient conduire à la création du Rotbuch Verlag. L’annonce d’une édition des œuvres de Heiner Müller fut accueillie avec scepticisme dans le milieu éditorial : publier du théâtre, qui plus est de quelqu’un qui s’appelle Müller, autant dire Dupond, difficile à vendre ! Cela se fera pourtant. Et heureusement. On ne dira jamais assez l’importance de cette édition où chaque publication était soigneusement construite par Heiner Müller lui-même, les textes de théâtre inscrits dans un environnement d’autres textes à la manière des Essais (Versuche) de Brecht. Les textes étaient ainsi présentés comme faisant partie d’un processus de production à l’opposé des œuvres complètes figées. Ils restent un outil indispensable pour situer chaque œuvre. Cela a demandé beaucoup de patience et d’opiniâtreté. Le passage de la frontière chaque semaine était le passage d’un sas de temps, il fallait apprendre à attendre. Certains textes ont été publiés avec l’accord de la RDA d’autre sans.

« Mais l’édition des œuvres de Heiner Müller prenait de l’ampleur, de plus en plus de pièces furent montées en Allemagne de l’Ouest. Après les modes théâtrales des années 1968, on réclamait un auteur qui se servait de strictes formes classiques. Lorsque les censeurs de RDA remarquèrent que Müller devenait à l’Ouest un auteur connu et un article d’exportation, ils durent autoriser des mises en scène en RDA aussi. Petit à petit, on ne put plus ignorer dans la scène et critique littéraires d’Allemagne fédérale le rang de Heiner Müller. Son ascension de la province RDA à la renommée mondiale a duré cinq, six ans, accompagnée par l’édition d’un nombre croissant de ses œuvres, favorisée par le conflit est-ouest. Il se mit petit à petit à occuper une place centrale paraissant dissident à l’est comme à l’ouest, remettant aussi nettement en cause le capitalisme que le socialisme, donnait sens de manière singulière aussi bien à l’histoire qu’aux modes intellectuelles du présent. Il devint ainsi attirant pour les deux côtés, l’oracle du milieu, la pythie de Pankow, au-dessus des murs et de toutes les idéologies.
Pour moi, il était un auteur poli, modeste qui s’amusait plutôt de constater qu’il passait pour un communiste pour les uns, pour un nihiliste pour les autres ».
Friedrich Christian Delius : Heiner Müller und der Dschuhs in Als die Bücher noch geholfen haben (Rowohlt). Traduction Bernard Umbrecht

En France, Heiner Müller a été révélé par Bernard Sobel qui met en scène Philoctète à Gennevilliers, en 1970. Six ans plus tard, La Bataille, spectacle en tournée évoqué plus haut. Puis, Jean-François Peyret et Jean Jourdheuil, traduiront et mettront en scène la plupart de ses textes au théâtre. Patrice Chéreau montera Quartett à Nanterre. En 1991, ce sera l’apogée : sous le titre Le Cas Müller, Jourdheuil et Peyret présentent au Festival d’ Avignon une trilogie : Hamlet-Machine avec La Correction ; Rivage à l’abandon avec Matériau-Médée et Paysage avec argonautes ; Quartett.

Tous ces spectacles, je les ai vus, tous ces textes, je les ai lus au fur et à mesure de leur publication. Ils ont nourri mes réflexions, mon imaginaire, ma vie et continuent de le faire. Les enjeux ont changé renouvelant les lectures, la RDA s’est mondialisée, l’oracle (de Pankow) ne nous avait-il pas prédit qu’elle serait notre avenir ?

Heiner Müller est né le 9 janvier 1929, il aurait eu 85 ans en 2014.
Il est décédé le 30 décembre 1995.
Comme déjà annoncé, 2014 sera pour le SauteRhin une année Heiner Müller

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Meilleurs voeux et merci

Pour commencer l’année avec une note d’humour, cette photographie prise à Sessenheim, village du nord de l’Alsace  où Goethe, alors étudiant à Strasbourg, rencontra  Frédérique Brion,  laquelle rencontra plus tard Jakob Lenz, lequel donna matière à une nouvelle de Büchner…

Mes meilleurs vœux pour 2014 et ……

…..Merci

Merci à ceux à celles et ceux qui me suivent, merci à celles et ceux qui font suivre par courriel ou sur les réseaux sociaux, merci à celles et ceux qui m’écrivent soit publiquement soit en privé, merci aux lecteurs attentifs du dimanche matin qui m’évitent parfois de vilaines fautes d’orthographe.

Et merci à Laurent Margantin webauteur et webtraducteur entre autre du Journal de Kafka pour son coup de coeur.

 

 

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“ Heiner Müller à plus tard…“ (Durs Grünbein)

Durs Grünbein

Heiner Müller, à plus tard …
Trois feuillets

I

La nouvelle arriva comme sur des ailes de corneilles
Au travers d’arbres dénudés, du treillage urbain.
La radio comme toujours, la télé comme toujours
Diffusaient musique et images et paroles du samedi.
Dans les théâtres, l’après-midi, on poussait les décors
Pour les comédies du soir, le Shakespeare local.
Des projecteurs chauffaient les planches devant une salle vide.
La grippe sévissait à Berlin, un virus arrivé de Moscou.
Le vacillement de lueurs hystériques anticipait
la Saint-Sylvestre.
La nouvelle vint comme d’une scène vide.
Pour les gens, rien qu’une annonce.

Proche du stade de congélation,
Les flaques cherchaient encore des yeux le paysage
Au milieu des immeubles. Le gel épargnait la rue
Tant que roulaient les autos. Ce jour-là,
La tragédie rendit l’esprit – le sien, par exemple.

Lui qui avait attendu si longtemps, le regard patient,
Voilà que plus rien ne l’attendait. Voilà sa douleur
Anesthésiée par les piqûres, arrêtée comme son rire cassant.
Lui qui entretenait une si longue relation avec les morts,
se mourant
Trop lentement, voilà qu’il est mort.
Ce poseur de pièges
et prosateur de fables
Monologuant avec les fantômes allemands,
Le maître est mort.

Avant d’avoir pu scruter le millénaire suivant,
Il fut trahi par son corps. L’ennemi
L’a livré aux diagnostics et aux bistouris
Qui mettent à mal les phrases et les rendent apatrides.
La terreur dont il parlait venait d’Allemagne.
La terreur dont il mourut vint de ses cellules.
Berlin en décembre, sans lui, le sentiment
D’être orphelin.

Comme le titre l’indique, deux autres feuillets suivent que vous pourrez découvrir dans le recueil de poèmes de Durs Grünbein : Après les Satires qui vient de paraître aux éditions Les petits matins .

Pour moi Durs Grünbein fait partie de la « galaxie Heiner Müller » et je m’étais donc promis d’aller voir ou plutôt lire ce qu’il avait écrit. Et voilà que les éditions Les petits matins me facilitent la tâche. Mais j’ignorais avant de me procurer le livre qu’il contenait aussi des textes sur Heiner Müller. Outre celui évoqué ci-dessus, il y en a un autre dans lequel il n’est pas nommé mais qui suis immédiatement et est intitulé Lettre au poète mort .

Heiner Müller est décédé le 30 décembre 1995, peu de jours avant l’anniversaire de sa naissance. Il aurait eu 85 ans, le 9 janvier prochain. Le texte de Dur Grünbein me permet d’annoncer que l’année 2014 sera pour le Sauterhin une année consacrée à Müller et sa galaxie.

Peu de temps avant sa mort, en octobre 1995, Heiner Müller avait prononcé l’éloge de Durs Grünbein à l’occasion de la remise à ce dernier du Prix Georg Büchner. Ce prix, Grünbein dit qu’il l’aurait refusé si Müller n’avait accepté de faire la laudatio

Durs Grünbein est né en 1962 à Dresde, en RDA. Il avait dans les 20 ans quand il rencontra Heiner Müller qui avait fait circuler ses textes.

Müller caractérisait sa poésie en ces termes :

« Dans le poème de Grünbein prend forme l’expérience d’une génération qui s’articulait plutôt jusqu’à présent dans un refus de forme. C’est la génération des non morts de la Guerre froide pour qui l’histoire ne se comprend plus comme donnant du sens au non-sens grâce à l’idéologie mais uniquement comme absurdité. (Disco et absurde (sinnlos), sont les deux mots principaux exprimés en dialecte saxon dans le roman reportage d’Erich Loest Tout suit son cours, sur la jeunesse de Leipzig à la fin de la RDA »

Et encore :

« Ses images sont des radiographies aux rayons X, ses poèmes des ombres de poèmes jetés sur le papier comme provenant d’un éclair atomique. Le secret de sa productivité se trouve dans son insatiable curiosité de l’offre de catastrophes que le siècle tient en réserve sous les étoiles comme sous le microscope »

Les deux passages sont extraits de „Portrait des Künstlers als junger Grenzhund“ (Portrait de l’artiste en jeune chien de frontière), éloge de Durs Grünbein prononcé à l’occasion de la remise à ce dernier du Prix Büchner en 1995.

Les poèmes qui composent le recueil Après les satires, traduits en français par Françoise David Schaumann et Joël Vincent, ont été publiés en Allemagne en 1999.

« Tout l’art de Durs Grünbein, qui est l’un des grands auteurs allemands d’aujourd’hui, est de mettre de la tension narrative, de « l’épopée » dans la poésie, d’en faire un récit »,

écrit Georges-Arthur Goldschmidt dans sa très belle préface. Il dit encore :

« Après les satires est une vaste tentative d’élargissement du flux poétique, hors de ses cadres habituels, comme s’il s’agissait de faire basculer la poésie dans le récit du monde ».

C’est un cycle intitulé Après les satires qui donne son titre à l’ensemble qui pourrait aussi s’appeler comme le précise l’auteur lui-même dans une note Le chant des repus : « après les satires, c’est quand tout a été ingurgité et dégoisé, le moment du retour chez soi, de la digestion, de la gueule de bois et des élucubrations ».
Après les satires, c’est quand ceux qu’on a raillé au cours du repas reviennent se venger. La satire est aussi une forme très souple (satura = pot pourri). Après les satires fait référence au poète latin  Juvénal cité en épigraphe :

Dormir en ville coûte cher
En découlent tous les maux
Juvénal. Troisième satire

L’ensemble de ce recueil me paraît avoir un caractère très urbain fait de fantômes, de tentations, d’insécurité, de bruit, où les lampadaires forment des points d’interrogation avec Venise comme métaphore de survie. Une sorte de poésie physiologique aussi. Dans sa postface, Florent Hahache rappelle que pour Nietzsche, l’esprit allemand provenait d’ « intestins affligés ».

Les lecteurs croiseront un certain nombre de poètes français, Apollinaire, Baudelaire, Lautréamont, Proust dont est cité ce qui pourrait être un vers :

« Au bout d’une seconde, il y eut beaucoup d’heures
qu’elle était partie « (Du côté de chez Swann)

A propos du temps, j’ai relevé dans un poème en référence à Saint Augustin ce passage :

Et rien de tout cela n’est le temps.
Mais qu’est-il ?
La petite déception quand un enfant s’esquive
Parce qu’il voit plus loin que tes paroles pleines de doutes ?
Aporie augustinienne (sur le temps)

Durs Grünbein
Après les satires

Les petits matins
312 p., 15 euros.
Saluons le prix raisonnable.

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Georg Büchner « révolutionnaire avec plume et scalpel »

Georg Büchner, révolutionnaire avec plume et scalpel, tel est le titre de l’exposition du bicentenaire de l’auteur de Woyzeck, texte qui reste d’une grande actualité. Je suis allé la voir à Darmstadt.

Cette photographie de la salle consacrée à La mort de Danton illustre l’un des principes de l’exposition : une citation un objet, un objet une citation.
Voyons de plus près un exemple concret :

L’objet : Aphroditê Kallipygos, La Vénus callipyge
La citation est de Camille dans La mort de Danton I,1:

« Il faut que le divin Epicure et la Vénus aux belles fesses remplacent saint Marat et saint Chalier au portail de la République »

Le catalogue de l’exposition est devenu le livre le plus gros et le plus lourd de ma bibliothèque, 3,8 kilos, un outil difficile à manier, sans même parler du prix (58 euros) pour une moitié de textes d’écrivains ayant eu le prix Büchner et accessibles en ligne, une démesure qui sied mal à Büchner.

Est-ce celle d’une mauvaise conscience ?

Longtemps Büchner a surtout été au panthéon de l’Allemagne de l’Est.

« Même 200 ans après sa naissance, il est encore capable de provoquer une agitation productive. Méconnu et pourchassé de son vivant, il est devenu à titre posthume la mauvaise conscience de la nation ; il fait l’objet d’études approfondies et d’une actualisation zélée ; on en soigne les lieux évoquant sa mémoire ; on lui élève des monuments (en partie discutables) ; des prix et bourses bien dotés portent son nom.
Désormais même l’Etat n’hésite plus à y ajouter des initiatives comme par exemple un timbre postal commémoratif qui avait été longtemps refusé. Ceux qui nous gouvernent ont compris qu’ils n’honorent pas seulement un auteur mais qu’ils s’honorent eux-mêmes. Qu’ils le fassent en se souvenant réellement des traditions égalitaires, libertaires et radicalement démocratiques de l’histoire allemande auxquelles Büchner est associé est une autre histoire ».

Jan-Christoph Hauschild préface au livret Büchneland, Orte von Büchner und seinen Geschister in Hessen édité par la Luise-Büchner-Gesellschaft Darmstadt 2013

Büchner est-il enfin entré au panthéon de toute l’Allemagne ?
Peut-être mais au prix d’une évangélisation, d’une historisation.

L’historisation pourrait se décrire ainsi : C’est l’histoire d’un homme, un écrivain, qui s’appelait Büchner, il a rédigé des tracts (on installe une presse) c’est le Messager hessois, il a écrit sur la guillotine (on montre un échafaud ) c’est La mort de Danton et sur les automates (on expose des automates) et c’est Léonce et Lena ; il a disséqué des poissons (ça, ça se filme) et c’est Le système nerveux des barbeaux, il s’est intéressé à un homicide (on a des documents) et c’est Woyzeck. Ah j’oubliais le bon Pasteur Oberlin (voici le plan d’époque du Ban de la Roche) et c’est Lenz.

Tout cela ne nous dit pas pourquoi il faut lire Büchner encore deux cent ans après et ce qu’il contient encore de passionnant pour nous.

La question se pose d’ailleurs de savoir s’il faut faire des expositions sur des écrivains. Elle se complique lorsque ce dernier a eu une vie particulièrement courte, 23 ans, alors qu’une partie du peu qu’il a pu laisser a été détruit. D’où la tentation de remplir d’objets le vide des connaissances.
« Malheureusement nous ne savons pratiquement rien, écrit Hermann Kurzke dans son livre Georg Büchner, Geschichte eines Genies (Histoire d’un génie, paru chez CH Beck) Le peu dont nous disposons est insignifiant, mais comme nous n’avons rien, nous devons surcharger ce petit peu ».

Surcharger le peu qu’on a. Il le dit certes à propos des relations de Büchner avec sa fiancée strasbourgeoise mais cela vaut d’une manière plus générale. Il ne s’en prive pas d’ailleurs.

La « panthéonisation » passe aussi pas son évangélisation. Certes Büchner a beaucoup fréquenté de pasteurs protestants, connaissait la bible, avait son livre de cantiques. Mais les citations de la bible si nombreuses dans son œuvre autorise-t-elle Hermann Kurzke à faire de son écriture une « quête d’absolution » ?

Fort heureusement l’œuvre résiste à tout cela. D’autant que pour les lecteurs contemporains que nous sommes, il y a longtemps qu’une citation de la bible n’est plus parole d’évangile.

L’exposition est chronobiographique et s’ouvre sur le contexte de la naissance de Georg Büchner, le 17 octobre 1813, le deuxième jour de la Bataille de Leipzig et une citation de Karl Marx. Büchner est né dans ce moment historique. La bataille de Leipzig fut celle d’une défaite de Napoléon contre une coalition de troupes russes autrichiennes et prussiennes, sainte alliance pour l’oppression des peuples que l’on a fait passer pour une guerre de libération. Elle fut les deux. Un grand nombre d’allemands se sont retrouvés des deux côtés, les uns dans les armées napoléoniennes, les autres dans les armées prussiennes. Mais ce ne fut pas une guerre de libération des peuples mais l’alliance des trônes de droit divin. Napoléon, c’est la dictature et la modernité. Tout le problème de l’Europe à cette époque était dans cette opposition entre une France des Lumières d’un côté et le despotisme napoléonien de l’autre. Ce sera aussi le problème de Goya par exemple auquel Heiner Müller s’est souvent référé.
La citation de Karl Marx :

« On sait comment, en 1813, Frédéric-Guillaume III enjôla si bien le peuple prussien avec de belles paroles et de magnifiques promesses, que celui-ci crut partir pour une « guerre de libération » contre les Français bien qu’il ne s’agît que d’écraser la révolution française et de rétablir l’ancien système de droit divin.
On sait comment les belles promesses furent oubliées dès que la Sainte-Alliance eut fait son entrée à Paris le 30 mars 1814.
On sait comment, au retour de Napoléon de l’île d’Elbe, l’enthousiasme du peuple était déjà si refroidi que Hohenzollern dut raviver le zèle éteint, par la promesse d’une Constitution (édit du 22 mai 1815), quatre semaines avant la bataille de Waterloo.
On se rappelle les promesses des actes confirmant la confédération germanique et l’acte final du Congrès de Vienne: liberté de la presse, Constitution, etc.
On sait comment Hohenzollern le « Juste » a tenu parole : Sainte-Alliance et congrès pour opprimer les peuples, décrets de Carlsbad, censure, despotisme policier, suprématie de la noblesse, arbitraire de la bureaucratie, justice de cabinet, persécutions démagogiques, condamnations en masse, gaspillage financier et … aucune Constitution.
On sait comment, en 1820, le peuple reçut la garantie que les impôts et les dettes publiques ne seraient pas augmentés et comment Hohenzollern tint parole : ce fut la transformation de la Seehandlung en institut privé de crédit pour l’État.
On sait comment Hohenzollern répondit à l’appel du peuple français pendant la révolution de Juillet; en massant des troupes à la frontière, en maintenant sous le joug son propre peuple, en réprimant le mouvement dans les États allemands plus petits et en asservissant finalement ces États sous le knout de la Sainte-Alliance.
[…]
On sait comment tous les efforts du « sous-kniaz » de Hohenzollern, en accord avec les buts de la Sainte-Alliance, visaient à renforcer la suprématie de la noblesse, de la bureaucratie et des militaires, à réprimer par la violence et la brutalité toute liberté d’expression, toute influence sur le gouvernement de « sujets à l’intelligence bornée » et ce non seulement en Prusse, mais dans tout le reste de l’Allemagne.
On sait qu’il s’est écoulé peu de règnes au cours desquels des intentions aussi louables ont été réalisées avec des mesures arbitraires plus brutales que sous celui de Frédéric-Guillaume III, tout particulièrement de 1815 à 1840. Jamais et nulle part on n’a autant arrêté et condamné, jamais les forteresses n’ont été aussi pleines de prisonniers politiques, jamais plus que sous ce « juste » souverain. Et encore, quand on pense quels lourdauds innocents étaient ces démagogues ! »
Karl Marx Nouvelle Gazette rhénane 10 mai 1849

Il y a des époques plus sympathiques pour venir au monde. L’un des frères Grimm, Wilhelm, écrira en 1832 à propos de la Hesse que l’on n’y avait même plus idée de ce qu’était la liberté.

Le père de Büchner était un admirateur de Bonaparte. L’empereur s’était adressé personnellement à lui avec un tu montes bien à cheval, quel âge as-tu ? dont il ne s’est jamais remis. Les caractéristiques singulières de la profession du père ont sans doute marqué son fils : chirurgien militaire, médecin hospitalier, s’intéressant aussi aux maladies psychiques.

Dans le texte rédigé pour conclure le catalogue, l’écrivain et philosophe Dietmar Dath évoque le film de Valeria Sarmiento Les lignes de Wellington dans lequel il a repéré un républicain déçu qui

« dit à propos de Napoléon à peu près ce que pouvaient dire des communistes déçus à propos de Staline dans les années 1930 : il se peut qu’il ait sauvé la révolution mais le prix était trop élevé. Notre cause a pour survivre abandonné tout ce qui faisait que la cause était notre cause. Elle disparaîtra avec lui. Il est préférable qu’elle survive dans notre mémoire comme une souffrance »

A côté de la variante révolution déçue, il y a celle de la révolution attendue mais absente. Kurt Tucholsky décrivait en 1920 au sortir d’une représentation de Mort de Danton de Romain Rolland au Deutsches Theater dans une mise en scène de Max Reinhardt ce qui s’était passé dans le théâtre :

« Un peuple gronde : la révolution !
Nous voulons conquérir la liberté !
Cela fait un siècle qu’on le veut
Faites couler le sang

La scène vibre, le théâtre vibre
A 9 heures, la représentation est terminée

Et dégrisé, j’observe la grisaille du jour
Où est resté Novembre ? [ie La révolution de Novembre 1918 en Allemagne]
Où est le peuple qui autrefois d’en bas
ou il se trouvait s’est poussé vers le haut ?

Silence. C’est fini. Ce n’était
Qu’un spectacle, qu’un spectacle »

Büchner, lui, a surtout très vite compris les limites de la révolution bourgeoise. Hans Magnus Enzensberger dans son édition du Messager hessois (1965) commentait cela en ces termes :

« La pensée de Büchner est complètement marquée par la théorie française. Il avait lu les grands auteurs des Lumières et étudié l’histoire de la Révolution française ; il était matérialiste et républicain. Il avait pris connaissance à Strasbourg des positions les plus avancées du saint-simonisme. La pratique politique aussi, il l’a voyait avec des yeux français ; il fut l’un des rares observateurs allemands à avoir immédiatement saisi les leçons de la révolution de 1830. Il comprit surtout que la bourgeoisie était prête à trahir les intérêts du peuple aussitôt qu’elle a satisfait ses propres revendications. Cette expérience, Büchner ne l’a jamais oubliée. Sa méfiance à l’égard de la rhétorique libérale, ses vives réactions devant les tentatives de « médiation » de Weidig [Friedrich Ludwig Weidig, coauteur du Messager hessois] entre possédants et non-possédants se réfère aux sanglants combats de rue dans lesquels la France de la bourgeoisie a réprimé les ouvriers de Paris et de Lyon. Büchner n’avait aucune envie de se battre pour la bourgeoisie dont il avait bien mesuré la brutalité dont elle était capable. Les réformes constitutionnelles des banquiers et des avocats ne l’intéressaient pas. Il avait reconnu une fois pour toutes que derrière chaque question politique, il y avait une question sociale, une question pour laquelle il ne voyait comme réponse que la transformation violente des rapports de propriété. Ce jugement excluait tout rapprochement avec les bourgeois radicaux comme avec les « patriotes ». Les plus proches étaient les plus lucides des intellectuels de gauche, avec Heine, Gützkow, Börne et Wieth, Büchner aurait pu s’entendre le mieux. Il ne s’est pas battu à leurs côtés. Il s’en est même expressément distancié. Il croyait que l’avenir de la révolution ne dépendait pas d’une poignée d’écrivains mais de la masse des classes dépossédées ; l’opposition littéraire était à ses yeux une chimère. Vous ne parviendrez jamais, écrivit-il à Gutzkow, à combler le fossé qui sépare la société cultivée de celle qui ne l’est pas »


Autopsie, écriture scientifique et littéraire

Il y a bien sûr dans l’exposition quelques éléments remarquables, c’est bien le moins. Dans ce domaine, je peux évoquer le registre paroissial de naissance, la boucle de cheveux du chérubin, le fameux calepin d’Alexis Muston sur lequel il crayonné l’un des rares portraits dont on dispose et qui vient d’être retrouvé en France, etc… Relevons aussi –derrière un rideau- des cartes à jouer et des estampes érotiques.
Je me suis arrêté plus longuement que sur d’autres à l’espace que l’on pourrait appeler organologique, l’organologie se caractérisant en général par l’ »analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales », précise-t-on à Ars Industrialis. Il présente un mélange d’instruments scientifiques, d’objets anatomiques et de dissection mêlés de citations de Descartes et de Büchner. Ce chapitre me laisse cependant sur ma faim. Je vais néanmoins tenter quelques pistes. J’ai déjà commencé à traiter de l’automatisation. L’autre porte sur la profession de Büchner, celle d’anatomiste. Quel lien avec la littérature ?

La discipline scientifique pour laquelle avait opté Georg Büchner était celle de l’anatomie comparée. Il est admis qu’il était au fait des connaissances scientifiques de son temps.

Disséquer, autopsier, rêver, écrire

Depuis Zürich, Georg Büchner écrit à Wilhelmine Jaeglé à Strasbourg, le 13 janvier 1837 :

« Ce qu’il y a de mieux, c’est que mon imagination fonctionne, et l’activité machinale [mechanisch, mécanique] des préparations lui laisse libre cours. Je te vois comme cela toujours à moitié entre des queues de poisson, des doigts de grenouille, etc. Est-ce que ce n’est pas plus touchant que l’histoire d’Abélard et de la manière dont le nom d’Héloïse vient toujours se mettre entre ses lèvres et ses prières ? Ah, je deviens de jour en jour plus poétique, toutes mes pensées trempent dans l’éthanol [Spiritus]. Dieu merci, je rêve de nouveau beaucoup la nuit, mon sommeil n’est plus aussi lourd. »

Fascinant passage dans lequel Büchner explique combien l’automatisme des gestes techniques de travail (il dira dans la lettre suivante : « je suis aussi bien réglé qu’une horloge de la Forêt Noire ») libère son imagination et ne le gêne pas pour penser à son Héloïse contrairement à ce qui se passe pour Abélard où elle s’interpose constamment avec la prière. Voilà décrit un effet pratique de la mécanique gestuelle, des automatismes corporels.

Büchner autopsie, dissèque. Y a-t-il autour de la notion d’autopsie un lien entre la science et la littérature chez Büchner ? Le premier à employer le mot à son propos est son ami Karl Gutzkow, l’éditeur de La mort de Danton, qui parle de cette « autopsie » présente dans tous ses écrits. Ariane Martin, dans le catalogue rappelle l’existence du mot « autopsie » avant qu’il ne s’y ajoute comme signification l’ouverture des cadavres. Elle cite le dictionnaire Brockhaus de 1837 qui définit le mot à partir de son étymologie : autopsier = par sa propre observation séparer la réalité de son apparence. Büchner en ce sens autopsie aussi bien le système nerveux des barbeaux et que la révolution française, le cas Lenz ou celui de Woyzeck

Büchner s’est particulièrement intéressé au système nerveux. L’on pourrait ajouter, nerveux et sensoriel. Si la génération de Goethe a étudié le système du squelette, celle de Büchner s’est intéressée au système nerveux. On se demandait à l’époque si le crâne et le cerveau n’étaient pas une extension des cervicales et de la moëlle.

« Mais (il montre le front et les yeux de Julie), là, là, qu’y a-t-il là-derrière ? Va, nos sens sont grossiers. Se connaître ? Il faudrait s’ouvrir le crâne et s’extraire l’un l’autre les pensées des fibres du cerveau ». La mort de Danton I, 1

Durs Grünbein, prix Büchner 1995, considère le texte de la leçon probatoire de Büchner à l’université de Zürich, dont est tiré l’extrait ci-dessous, comme une « sorte de manifeste littéraire »

« La nature n’agit pas selon des fins, elle ne s’épuise pas en une série infinie de fins conditionnées les unes par les autres; elle est au contraire immédiatement suffisante à soi-même dans toutes ses manifestations. Tout ce qui est est là en raison de soi-même, et la recherche de la loi de cet être est le but de la conception opposée à la conception téléologique, que j’appellerai philosophique. »
Georg Büchner Sur les nerfs crâniens in Œuvres complètes Trad Jean-Pierre Lefebvre (Seuil)

Les automates

Photographie du mécanisme de l’androïde La joueuse de tympanon construite en 1784 par Pierre Kintzing, un horloger mécanicien allemand.
Je ne sais pas si c’est du comique involontaire, de l’humour particulier, mais cette image est connue en France comme celle de La joueuse de tympanon ou l’androïde de Marie Antoinette qui l’avait acquise. Cela n’est pas précisé. Elle provient du Musée des Arts et métiers de Paris

Mais Marie Antoinette dans une exposition Büchner !!!

L’extrait à mettre en relation pourrait être le suivant :

« VALÉRIO : En fait, je voulais annoncer à la haute et honorable société la venue de ces deux automates de renommée mondiale, et que je suis peut-être le troisième et le plus curieux des deux, pour autant que je sache moi-même qui je suis, ce qui n’a rien de surprenant d’ailleurs, puisque moi-même je ne sais pas ce que je dis, et que je ne sais même pas que je ne le sais pas, si bien qu’il est hautement probable qu’on me fait parler comme cela et qu’en fait ce sont des cylindres et des soufflets qui disent tout cela ».

Léonce et Lena III, 3
Trad Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil
In Georg Büchner Œuvres complètes Editions du Seuil

Autre image :


Image du Trompétiste mécanique a été construit en 1810 par Friedrich Kaufmann à Dresde.

Büchner ne se contente pas de décrire les automates, les marionnettes comme des extériorisations du savoir anatomique, ils font retour sous forme de métaphore pour s’interroger sur ce qu’il y a en l’homme d’automatisme et d’automatisation.

« Quelque chose nous fait défaut »

Georg Büchner a aussi repéré qu’il y a quelque part chez l’homme comme un défaut d’origine :

« Une faute a été commise quand nous avons été créés, quelque chose nous fait défaut, je n’ai pas de nom pour ça, mais on ne se l’arrachera pas l’un l’autre des entrailles, alors à quoi bon s’éventrer ? Allez nous sommes de piètres alchimistes »
La mort de Danton II, 1

Ecriture précoce, lecture tardive

Si l’écriture de Büchner a été précoce, sa découverte a été tardive. La première représentation de Léonce et Lena date de 1895, celle de La mort de Danton de 1902, Woyzeck 1913.

Je ne sais pas s’il était un révolutionnaire du scalpel, mais G. Büchner était, cela nous en sommes plus sûr, un révolutionnaire de la plume. Un simple exemple, cette phrase extraite du tout début de son récit Lenz :

« Müdigkeit spürte er keine, nur war es ihm manchmal unangenhem dass er nicht auf dem Kopf gehn konnte. »

Phrase que l’on pourrait traduire en imaginant devoir la dire en scène de la façon suivante :

« Pas de fatigue, non, il lui était seulement pénible parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête »

Avec cette phrase, écrira plus tard Arnold Zweig, « commence la prose européenne moderne »

On pourrait reprendre la lecture de Büchner plus systématiquement d’un point de vue organologique mais ce n’est pas l’objet ici. Ses préoccupations ici évoquées sont en plein dans notre actualité qui est aussi celle d’une grande transformation dans le domaine de l’automatisation, où les questions se posent à nouveaux frais Mais l’exposition ne se caractérise pas particulièrement par son ouverture sur les questions d’aujourd’hui.

La récente lecture d’un article du journal Le Monde m’a immédiatement fait penser à une suite possible du drame de Woyzeck.

Olivier M., 31 ans, avait été condamné en 2003 à dix-huit ans de réclusion criminelle pour avoir tué sa petite amie alors qu’il avait 19 ans. Il était libérable le 2 janvier 2015, et après douze ans de détention à Muret (Haute-Garonne), près de Toulouse, avait obtenu en avril de finir son temps à Bayonne, en régime de semi-liberté.
Il s’est jeté dans le port de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), où son corps a été repêché le 27 septembre.

Non seulement il a, comme Woyzeck, tué sa Marie mais ensuite, en prison, il avait encore été traité comme un Woyzeck. Son capitaine à lui le faisait déshabiller entièrement trois fois par semaine.

«j’ai été obligé de me déshabiller presque entièrement au moins trois fois par semaine alors que je passe tous les soirs sous le portique magnétique et mon sac est passé aux rayons X. Lundi dernier, le surveillant m’a demandé de baisser le caleçon, sans aucun motif valable. Je me suis rendu compte qu’ils fouillaient quasiment tous les jours ma cellule. »

Franck Johannès Les derniers mots d’un condamné LE MONDE | 09.12.2013


Reconstitution de la chambre de Büchner à Zürich où il mourut en 1837, à 23 ans

L’exposition reste visible jusqu’au 16 février 2014 à Darmstadt avant de se rendre à Zürich

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