Max Weber et le spectre du religieux dans l’armure du capitalisme

Quand je me suis attelé à la relecture du « livre» de l’économiste et sociologue allemand Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, je ne m’attendais pas à y trouver un spectre (Gespenst). Il m’avait jusqu’à présent échappé. Mais n’est-ce pas le propre des spectres ? Commençons par l’extrait où il en est question :

Max Weber (1864-1920) en 1918

« Der Puritaner wollte Berufsmensch sein, – wir müssen es sein. Denn indem die Askese aus den Mönchszellen heraus in das Berufsleben übertragen wurde und die innerweltliche Sittlichkeit zu beherrschen begann, half sie an ihrem Teile mit daran, jenen mächtigen Kosmos der modernen, an die technischen und ökonomischen Voraussetzungen mechanisch-maschineller Produktion gebundenen, Wirtschaftsordnung erbauen, der heute den Lebensstil aller einzelnen, die in dies Triebwerk hineingeboren werden – nicht nur der direkt ökonomisch Erwerbstätigen –, mit überwältigendem Zwange bestimmt und vielleicht bestimmen wird, bis der letzte Zentner fossilen Brennstoffs verglüht ist. Nur wie »ein dünner Mantel, den man jederzeit abwerfen könnte«, sollte nach Baxters Ansicht die Sorge um die äußeren Güter um die Schultern seiner Heiligen liegen. Aber aus dem Mantel ließ das Verhängnis ein stahlhartes Gehäuse werden. Indem die Askese die Welt umzubauen und in der Welt sich auszuwirken unternahm, gewannen die äußeren Güter dieser Welt zunehmende und schließlich unentrinnbare Macht über den Menschen, wie niemals zuvor in der Geschichte. Heute ist ihr Geist – ob endgültig, wer weiß es? – aus diesem Gehäuse entwichen. Der siegreiche Kapitalismus jedenfalls bedarf, seit er auf mechanischer Grundlage ruht, dieser Stütze nicht mehr. Auch die rosige Stimmung ihrer lachenden Erbin: der Aufklärung, scheint endgültig im Verbleichen und als ein Gespenst ehemals religiöser Glaubensinhalte geht der Gedanke der »Berufspflicht« in unserm Leben um. Wo die »Berufserfüllung« nicht direkt zu den höchsten geistigen Kulturwerten in Beziehung gesetzt werden kann – oder wo nicht umgekehrt sie auch subjektiv einfach als ökonomischer Zwang empfunden werden muss –, da verzichtet der einzelne heute meist auf ihre Ausdeutung überhaupt. Auf dem Gebiet seiner höchsten Entfesselung, in den Vereinigten Staaten, neigt das seines religiös-ethischen Sinnes entkleidete Erwerbsstreben heute dazu, sich mit rein agonalen Leidenschaften zu assoziieren, die ihm nicht selten geradezu den Charakter des Sports aufprägen. Niemand weiß noch, wer künftig in jenem Gehäuse wohnen wird und ob am Ende dieser ungeheuren Entwicklung ganz neue Propheten oder eine mächtige Wiedergeburt alter Gedanken und Ideale stehen werden, oder aber – wenn keins von beiden – mechanisierte Versteinerung, mit einer Art von krampfhaftem Sich-wichtig-nehmen verbrämt. Dann allerdings könnte für die »letzten Menschen« dieser Kulturentwicklung das Wort zur Wahrheit werden: »Fachmenschen ohne Geist, Genussmenschen ohne Herz: dies Nichts bildet sich ein, eine nie vorher erreichte Stufe des Menschentums erstiegen zu haben« –“

Max Weber: Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie. Band 1, Tübingen 1986

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« Le puritain voulait être un homme de la profession-vocation [Berufsmensch]; nous sommes contraints de l’être, En effet, en passant des cellules monacales dans la vie professionnelle et en commençant à dominer la moralité intramondaine, l’ascèse a contribué, pour sa part, à édifier le puissant cosmos de l’ordre économique moderne qui, lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste, détermine aujourd’hui avec une force contraignante irrésistible, le style de vie des individus qui naissent au sein de cette machinerie [Triebwerk = machine motrice] – et pas seulement de ceux qui gagnent leur vie en exerçant directement une activité économique. Peut-être le déterminera-t-il, jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé. Aux yeux de Baxter*, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints que comme « un manteau léger que l’on pourrait rejeter à tout instant », Mais la fatalité [das Verhängnis) le malheur a fait que ce manteau est devenu un habitacle dur comme l’acier [stahlhartes Gehäuse = une dure carapace/chape d’acier]. Tandis que l’ascèse entreprenait de transformer le monde et d’y être agissante, les biens extérieurs de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et finalement inexorable, comme jamais auparavant dans l’histoire. Aujourd’hui, l’esprit de cette ascèse s’est échappé de cet habitacle — définitivement ? Le sait-on ? Dans tous les cas, depuis qu’il repose sur une base mécanique, le capitalisme vainqueur n’a plus besoin de cet étai. L’humeur rayonnante de sa riante héritière, l’Aufklärung, semble elle-même pâlir définitivement et l’idée du « devoir ordonné à la profession » [Berufspflicht] hante notre vie comme un spectre de contenus de croyance autrefois religieux.
Lorsque « l’accomplissement de la profession »[Berufserfüllung] ne peut être mis en relation avec les valeurs spirituelles suprêmes de la culture [höchsten geistigen Kulturwerten] ou lorsque ( ce qui n’est pas l’inverse) il ne peut être perçu, également au plan subjectif, que comme une simple contrainte économique, l’individu renonce généralement, aujourd’hui à toute interprétation. Aux États-Unis, là où elle connait un déchainement extrême, la recherche du gain, dépouillée de son sens éthico-religieux (ou métaphysique), a tendance aujourd’hui à s’associer à des passions purement agonistiques [i.e. de compétition], qui précisément lui impriment assez souvent le caractère d’un sport. Personne ne sait encore qui, à l’avenir, logera dans cette cage ; et si, au terme de ce prodigieux développement, nous verrons surgir des prophètes entièrement nouveaux ou une puissante renaissance de pensées et d’idéaux anciens, voire – si rien de tout cela ne se produit – une pétrification mécanisée, parée d’une sorte de prétention crispée. Dans ce cas, à coup sûr, pour les « derniers hommes » de ce développement culturel, la formule qui suit pourrait se tourner en vérité : « Spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant s’imagine s’être élevé un degré de l’humanité encore jamais atteint ».

(Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Édité, traduit et présenté par Jean-Pierre Grossein. Tel Gallimard. p. 250-251)

* Richard Baxter, théologien puritain anglais du 17ème siècle.

Dans ses deux études rassemblées sous le titre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber analyse avec minutie le rôle qu’a joué un certain esprit nouveau initié par la Réforme protestante dans le passage au capitalisme qu’il précise des Temps modernes, c’est à dire industriel, « mécanique et machiniste ». Il y a d’autres capitalismes ailleurs et dans l’histoire. Mais ce qui l’intéresse c’est l’« ethos spécifique » de celui de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. Comment cette « inclination spécifique au rationalisme économique » de certaines dimensions du protestantisme va devenir une force motrice spirituelle. Il étudie la manière dont ses traits religieux disparaissent de ses motivations tout en revenant hanter la vie, tel un spectre dans l’armure d’une rationalisation méthodique déconnectée de finalités supérieures. Car elles ne sont plus mises en relation avec «  les valeurs spirituelles suprêmes de la culture ». L’extrait ci-dessus est tiré de la fin de L’Éthique protestante… et la résume en quelque sorte sans toutefois nous permettre de faire l’économie d’une lecture attentive de l’ensemble du texte et d’autres. Et il nous faut commencer par le Berufsmensch, terme forgé à partir de la notion de Beruf.

Beruf

Par Beruf, ici traduit par « profession-vocation », Martin Luther a transposé, dans la Bible, deux notions fort différentes C’est, d’une part, la tâche assignée par Dieu (en grec Klesis, en anglais calling). Von Gott geruffet signifie être appelé par Dieu. Le mouvement par lequel on se sent appelé se nomme vocation. D’autre part, il transpose dans le Livre du Siracide (L’Ecclésiaste), le ponos grec, le labeur (labor), la besogne, en Beruf, alors qu’ailleurs il traduit ergon (travail, Werk, work ) en Geschäft, business. Ainsi dans la Bible de Luther :

„Bleibe bei dem, was dir anvertraut ist, und übe dich darin, und halt aus in deinem Beruf, und lass dich nicht davon beirren, wie die Gottlosen zu Geld kommen, sondern vertraue du Gott und bleibe in deinem Beruf; denn dem Herrn ist es ein Leichtes, einen Armen plötzlich reich zu machen. Der Segen Gottes ist der Lohn des Frommen, und in kurzer Zeit gibt er schönstes Gedeihen“.

(Siracide 11, 21-23)

Les traductions françaises sont très confuses quand elles y figurent. J’ai trouvé celle-ci qui se rapproche de celle de Luther :

« Sois attaché à ta besogne, occupe-t’en bien et vieillis dans ton travail. N’admire pas les œuvres du pécheur, confie-toi dans le Seigneur et tiens-toi à ta besogne. Car c’est chose facile aux yeux du Seigneur, rapidement, en un instant, d’enrichir un pauvre. La bénédiction du Seigneur est la récompense de l’homme pieux, en un instant Dieu fait fleurir sa bénédiction ».

La nouvelle traduction de la Bible qui, en cette période de conflit sur les retraites, révèle le spectre d’anciens contenus religieux absorbé dans le dogme libéral, dit ceci :

« Suis ta contrainte
insiste en elle
Vieillis sur ton ouvrage

Ne va pas admirer celui de l’égaré
fie-toi au Maître
et peine encore
car : le Maître peut aisément<
enrichir un homme de peine
car : Le Maître bénit le pieux dans son salaire »

(Siracide 11, 21-23. Trad. Pierre Alferi, Jean Jacques Lavoie in La Bible/ Nouvelle traduction. Fayard. 2001)

Vieillis sur ton ouvrage  pourrait être traduit par ne prends pas de retraite.

Pour Max Weber, cette notion de Beruf exprime «  le dogme central de toutes les dénominations protestantes », en ce qu’il considère qu’une vie agréable à Dieu ne se trouve pas dans l’ascèse monastique mais dans une profession comme tâche assignée par Dieu dans le monde sécularisé, dans la profession-vocation. « La qualification morale de la vie dans une profession séculière [a] été l’une des réalisations de la Réforme les plus lourdes de conséquences ». L’ascèse a été transférée de la cellule du moine à la profession-vocation. Bien sûr, l’habit de l’innovation linguistique à elle seule ne fait pas le moine salarié. Weber est très précis sur ce point distinguant le protestantisme ancien de « l’esprit du capitalisme » dépouillé de ses  »étais » religieux et « illustré » par un personnage comme Benjamin Franklin dont les préceptes datent de 1736 et 1748, soit 200 ans après la première Bible complète en allemand qui parait en 1535. Il faut avoir à l’esprit un temps long.

« Songe que le temps, c’est de l’argent. Quiconque pourrait, par son travail gagner 10 shillings par jour, mais se promène ou paresse dans sa chambre la moitié du temps, celui-là ne doit pas seulement prendre en compte, même si c’est le cas, le fait qu’il ne dépense que 6 pence pour son plaisir : il a en effet aussi dépensé ou dilapidé, 5 autres schillings.
Songe que le crédit, c’est de l’argent. Si quelqu’un laisse chez moi son argent après que celui-ci est devenu remboursable, il me fait don des intérêts ou l’équivalent de ce que je peux faire de son argent faire de son argent durant ce temps. Si un homme a un bon et un grand crédit et s’il en fait bon usage, la somme rapportée peut-être considérable.
[…]
[Avoir] tes dettes en mémoire, cela te donne à voir comme un homme honnête autant que consciencieux, ce qui accroit ton crédit.[…] »

(Benjamin Franklin : « Advice to a Young Tradesman (1748, Œuvres, Sparks, II, p. 87). Cité dans Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. p.21-23.

De telles maximes auraient été impensables au Moyen-âge, elles n’auraient pu être celles d’un banquier comme Jacob Fugger, souligne Weber. Elles forment un ethos. C’est en ce sens spécifique qu’il parle d’esprit, de « motif conducteur », du capitalisme. Cet esprit n’est pas un effet de superstructure. Pour lui, quand l’esprit est là, on se procure l’argent. Ce n’est la disponibilité de réserves monétaires qui est motrice. Il aura fallu encore diverses étapes pour en arriver là : le calvinisme et sa doctrine de la prédestination, le piétisme, les sectes puritaines, la diaspora huguenote qui déteindront sur l’ensemble de la vie sociale, formant un « cosmos », qu’il faudrait préciser réifié, « chosifié » (“versachlicht“), dans lequel nous sommes « contraints » de vivre. Ce qui était au départ un choix est devenu une contrainte.

« L’ordre économique capitaliste actuel [i.e. celui du début du 20è siècle] est un immense cosmos dans lequel l’individu est immergé en naissant et qui, pour lui, au moins en tant qu’individu, est donné comme un habitacle [Gehäuse, carcan] de fait et immuable [= qu’il ne peut transformer individuellement] dans lequel il lui faut vivre. Dans la mesure où l’individu est intriqué dans le réseau du marché, l’ordre économique lui impose les normes de son agir économique. Le fabricant qui s’oppose durablement à ces normes est, au plan économique éliminé, tout comme le travailleur qui ne peut ou ne veut s’y adapter se retrouve à la rue sans travail ». (O.c. p.28-29)

Petit à petit, un processus de rationalisation a achevé d’incorporer les contenus magiques et religieux, c’est ce que Weber nomme le « désenchantement ». Au final, « c’est homme qui est rapporté au gain comme finalité de sa vie et non plus le gain à l’homme comme moyen de satisfaction de ses besoins vitaux ». (O.c. p.27).

Et, il faudra voir, suggèrera, après Weber, Walter Benjamin, dans le capitalisme,

«  une religion, c.-à-d. que le capitalisme sert essentiellement à apaiser les mêmes soucis, les mêmes tourments et les mêmes inquiétudes auxquels ce qu’il est convenu d’appeler religions donnait autrefois une réponse »

(Walter Benjamin : Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires. Édités par Rolf Tiedann et Hermann Schweppefrhauser . Traduit de l’allemand par Christophe Jouanlann et Jean-François Poirier. Presses Universitaires de France)

Le même Walter Benjamin, dans la citation suivante très proche de Weber, relève, en 1940, en lisant le programme de Gotha du parti social-démocrate allemand, combien le contenu religieux de la profession-vocation (Beruf) y est réapparu, ce qui caractérise le spectre, et s’est incrusté dans les corps et les mentalités des travailleurs allemands :

« Chez les ouvriers allemands, la vieille éthique protestante du travail réapparut sous une forme sécularisée. Le programme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme “la source de toute richesse et de toute culture“. A quoi Marx, animé d’un sombre pressentiment, objectait que celui qui ne possède d’autre bien que sa force de travail “est nécessairement l’esclave d’autres hommes, qui se sont érigés […] en propriétaires“. Ce qui n’empêche pas la confusion de se répandre de plus en plus, et Joseph Dietzgen* d’annoncer bientôt : “Le travail est le Messie des temps modernes. Dans l’amélioration […] du travail […] réside la richesse qui peut maintenant accomplir ce qu’aucun rédempteur n’a accompli jusqu’à présent“. Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise de la nature, non les régressions de la société »

(Walter Benjamin : Sur le concept d’histoire in W.B. : Œuvres III. Folio Essais. p. 436. La critique du programme de Gotha a pour titre chez Marx : Commentaires en marge du programme du Parti ouvrier allemand. Marx y souligne que ce n’est qu’en tant que l’homme se conduit en propriétaire de la nature, « qu’il la traire comme un objet lui appartenant que son travail devient source de valeurs d’usage et donc de la richesse ».)

* Joseph Dietzgen (1828-1888) : théoricien socialiste allemand, auteur de Die Religion der Sozialdemokratie. Kanzelreden / La religion de la social-démocratie. Sermons.

« Stahlhartes Gehaüse »

La traduction de la métaphore du capitalisme industriel que Weber utilise, celle de« Stahlhartes Gehaüse », dans laquelle nous tombons en naissant, a fait l’objet de controverses depuis que le sociologue américain Telcott Parsons l’avait traduit par iron cage, la cage d’acier. Certes cette traduction durcit l’expression wébérienne autant d’ailleurs que celle d’« habitacle » ici utilisée l’affaiblit. Gehaüse qui contient le mot Haus (habitat) a des acceptions multiples désignant une enveloppe solide aussi bien la coquille de l’escargot que la carapace de la tortue, voire le cercueil. Le français habitacle est à l’origine un terme de marine, un habillage de protection du compas sur le pont d’un navire. Cette carapace d’acier ou dure comme de l’acier – nous sommes à l’époque du capitalisme du charbon et de l’acier – est en relation d’un côté avec la cellule du moine d’où l’ascèse est sortie et la « pétrification mécanisée » de ce qui n’était censé n’être qu’un « léger manteau », qui plus est facile à enlever. L’Aufklärung que Bernard Stiegler tente de traduire par la raison-formée-à-l’époque-des-Lumières pour signaler qu’elle a aussi une histoire (cf son livre États de choc) en a perdu ses couleurs et l’envie de rire. L’image est donc féroce. Quoi qu’il en soit l’important est la solidité, la rigidité, la dureté de cette enveloppe qui enclot la vie, pas seulement économique mais aussi sociale. Elle est, comme chez Hamlet, l’armure du spectre. Ici, ce spectre est celui des « contenus de croyance autrefois religieux » qui, comme profession-vocation, « hante notre vie. Als ein Gespenst ehemals religiöser Glaubensinhalte geht der Gedanke der »Berufspflicht« in unserm Leben um. Dans une note, Max Weber illustre la misère symbolique de cette vie devenue « agonistique », c’est à dire de compétition – on pourrait dire pulsionnelle-, produite par l’aboutissement du processus de « désenchantement du monde »  :

« Le vieux, avec ses 75 000 dollars par an, ne pourrait-il pas prendre sa retraite ?—- Non! la devanture du magasin doit être maintenant portée à 400 pieds. Pourquoi ?— “That beats everything” < Cela passe avant tout >, dit-il. Le soir, quand sa femme et ses filles lisent ensemble, il soupire après son lit ; le dimanche, il regarde sa montre toutes les cinq minutes, pour savoir quand la journée sera finie : — quelle existence gâchée ! »; c’est ainsi que le gendre (immigrant venu d’Allemagne) du dry-good-man < mercier > principal d’une ville sise sur l’Ohio résumait le jugement qu’il portait sur ce dernier — jugement qui, sans aucun doute, serait apparu a son tour au « vieux » comme totalement incompréhensible, comme un symptôme du manque d’énergie des Allemands. »

Il y avait encore des jours fériés sans commerce et pas de télévisions. Encore moins de capitalisme 24h/7.

La profession-vocation est une composante de ce qui allait devenir l’ethos d’un nouvel esprit du capitalisme, celui du « capitalisme bourgeois moderne ». Pour « transfigurer les incitations économiques „individualistes“ », il fallait qu’il y fut adjoint « la méthodique de vie des sectes ascétiques ». Tout homme allait devenir une sorte de moine séculier. Cette conception d’une vie puritaine est portée par les « couches moyennes bourgeoises en voie d’ascension ». Précisons qu’il s’agissait alors d‘un capitalisme d’investissement et non du capitalisme financiarisé, spéculatif et computationnel que nous connaissons aujourd’hui.

Il y a une dimension que Max Weber n’aborde pas et qui est en lien avec la Réforme, à savoir le fait que cette dernière est « fille tout autant de la langue vernaculaire » [et donc de la traduction et de la lecture] que de l’imprimerie » (Matthieu Arnold : Luther. Fayard. p.325). A partir de ce que Sylvain Auroux appela une « révolution technologique de la grammatisation ». Ce découpage en unités reproductibles, s’étendra à la grammatisation machinique des gestes du travail. Le livre imprimé est aussi une nouvelle technique de mémoire (hypomnèse).

« sans l’imprimerie, le protestantisme n’aurait pu rendre effectif un « sacerdoce de tous les croyants ». Mais en même temps, la nouvelle technique a également joué un rôle cristallisateur. Elle a été cet « enchantement » par lequel un obscur théologien de Wittenberg a réussi à ébranler le trône de Saint Pierre »

(Elizabeth L . Eisenstein : La Révolution de l’imprimé. A l’aube de l’Europe moderne. La Découverte 1991 pp 187-188)

Parenthèse sur la Réforme

La Réforme, c’est aussi autre chose. Bernard Stiegler l’interprète, entre autre, comme une thérapeutique de la lecture. « Luther est un moine qui vient affirmer la possibilité d’un otium du peuple, soutenant qu’il faut que les fidèles sachent lire parce c’est dans un rapport direct au texte, dans la confrontation directe avec la parole du Christ, que la créature peut être et rester fidèle »(Cf.). L’otium dont il parle n’est pas ce qui s’appelle trivialement le loisir ou le temps libre, en ce qu’il ne s’agit pas d’un temps de consommation mais d’un temps d’une pratique qui « donne la liberté de prendre soin de soi au nom de quelque chose de supérieur à soi ». Ce quelque chose de plus grand que soi peut s’appeler Dieu, ou tout autre chose dès lors qu’il désigne une pratique d’existence, souvent liée à des rituels, qui aille au-delà de la simple subsistance. L’otium du peuple, expression qui  s’amuse de l’opium du peuple que serait pour certains la religion, est à la fois historiquement l’accès du peuple à la lecture de la bible et une pratique collective, celle de l’assemblée. Cet otium sera phagocyté par le négotium.

Pour Bernard Stiegler,

«  … la Réforme installe une nouvelle conception de la foi. Lorsqu’ advient l’imprimerie, et qu’elle se combine avec la crise de foi que provoque en Luther la pratique des indulgences, et sa perte de la foi non pas en Dieu, mais en son représentant sur Terre, le pape, c’est-à-dire le père, un nouveau stade de l’écriture advient qui conduira aussi au papier monnaie, aux billets de banque, aux lettres de change, aux assignats, et finalement au dollar, sur lequel il est écrit cette devise: « ln God we trust ».

(Bernard Stiegler : Inquiétude, défiance, discrédit à l’aube d’un nouveau monde industriel in Confiance, croyance, crédit dans les mondes industriels Fyp Editions p23)

ln God we trust », « nous avons confiance en Dieu », comme il est écrit sur la dollar américain, et non plus « In God we believe » « nous avons foi en Dieu »

La confiance se substitue à la croyance et fait l’objet d’un calcul.

L’alchimie économique

La magie est transférée à l’économie. N’attribue-t-on pas à la machine à produire des textes, ChatGPT, des propriétés magiques . Elles seraient « bluffantes ». Et la fameuse « main invisible du marché » ne fait-elle pas des tours de magie ? Dans le Faust de Goethe, dans la scène de création du papier monnaie, les billets de banque sont qualifiés de « feuilles magiques » par le Fou de l’Empereur et de « fantôme[s] en papier de florins » par Méphistophélès. Pour Hans Christoph Binswanger, l’intelligence économique de Goethe, qui fut ministre de l’économie, se trouve d’abord dans sa perception du caractère alchimique de l’économie moderne. Pour l’économiste suisse, dans son livre Argent et magie, Goethe montre que l’économie moderne dans laquelle la création monétaire joue un rôle central est la continuation de l’alchimie par d’autres moyens. Plus besoin donc de chercher à transformer le plomb en or, puisque l’on a réussi à transformer le papier en argent et cet argent « force chimique de la société », selon Marx (Manuscrits de 1844) peut circuler. Cette création monétaire est toutefois à double tranchant. D’un côté, elle permet les investissements, des actions créatrices produisant un élan économique explique Binswanger, de l’autre, dans Faust, interviennent trois ruffians tout droit issus du 7ème cercle de l’Enfer de Dante, Fauchevite, Hâtepilleuse et Grippedur symbolisation de la violence, la cupidité et l’avarice. (J’en ai parlé plus en détails ici). Aujourd’hui, la nouvelle « magie » est celle des cryptomannaies.

Rationalisation et désenchantement du monde

Examinons maintenant plus avant le couple désenchantement/rationalisation  tel que le décrit Max Weber. Je commencerai par le premier : qu’est ce que, selon Max Weber, le désenchantement du monde ? J’expliquerai plus loin pourquoi je garde le terme de désenchantement pour traduire Entzauberung.

« La démagification du monde [Entzauberung der Welt = désenchantement du monde], c’est-à-dire l’élimination la magie [en allemand Magie] comme moyen de salut, n’avait pas été conduite jusqu’à son terme dans la piété catholique comme elle l’a été dans la religiosité puritaine (et avant elle, seulement dans la religiosité judaïque). Le catholique disposait de la grâce sacramentelle de son Église comme d’un moyen permettant de compenser sa propre insuffisance : le prêtre était un magicien qui accomplissait le miracle de la transsubstantiation et qui détenait le pouvoir des clés. On pouvait se tourner vers lui dans le repentir et la contrition, il dispensait l’expiation, l’espoir de la grâce et la certitude du pardon assurant ainsi le soulagement de la formidable tension, dans laquelle le calviniste, lui, était condamné à vivre par un destin inéluctable et que rien ne pouvait adoucir. Pour celui-ci, ces consolations bienveillantes et humaines n’existaient pas et il ne pouvait pas non plus espérer, comme le catholique, compenser ses heures de faiblesse et d’insouciance en renforçant sa bonne volonté à d’autres heures, comme le catholique et même le luthérien. Le Dieu du calvinisme réclamait des siens non pas des « bonnes œuvres » particulières, mais une sainteté par les œuvres érigée en système. (Pas question du va-et-vient catholique, authentiquement humain, entre le péché, le repentir, la pénitence, le soulagement et à nouveau le péché ; pas question, non plus, que le compte de toute une vie puisse être réglé par des peines temporelles et soldé par les moyens de grâce dispensés par l’Église.) La pratique éthique de l’homme du quotidien fut ainsi dépouillée de son caractère non planifié et non systématique et prit la forme d’une méthode cohérente de la conduite de vie dans son ensemble. Ce n’est pas un hasard si le nom de « méthodistes » est resté attaché aux représentants du dernier grand réveil des idées puritaines au XVIIIème siècle … »

(Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. O.c. p. 132-133)

Je ne saisis pas très bien ce que la traduction par « démagification » apporte de mieux que celle de désenchantement puisqu’il s’agit de la même chose. En quoi serait-elle plus littérale ? Je vois encore moins en quoi « désenchantement » serait « un effet littéraire » comme l’affirme Jean-Pierre Gossein. L’enchantement est une opération magique. Merlin l’enchanteur est en allemand der Zauberer. Weber utilise d’ailleurs le mot Magie qui existe en allemand à côté de Zauber dans Entzauberung sans pour autant créer un néologisme. Je garderai donc le mot de désenchantement qui, en outre, fait moins mal aux oreilles. Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement de « l’élimination de la magie comme moyen de salut ». Cette dernière est la phase finale d’un processus plus large. Le désenchantement concerne aussi le rejet de « tous les éléments sensuels et affectifs au sein de la culture et de la religiosité subjective » et un « évitement absolu de toute culture qui s’adresse aux sens » Très loin, ajoute Weber, de cet « esprit profane et fier » que Machiavel décrit dans son éloge des citoyens de Florence qui, en lutte contre le pape et ses interdits « mettaient plus haut l’amour de la cité natale que l’angoisse pour le salut de leurs âmes ». (oc p 111)

Pour Max Weber, le désenchantement du monde consiste à considérer qu’il n’y a plus de mystagogie, de mystères. Celles-ci ont été refoulées par le calcul. Dans une conférence prononcée en 1917, il souligne :

« Le développement de l’intellectualisation et de la rationalisation n’implique donc pas que tout un chacun connaisse mieux les conditions de vie auxquelles il est soumis. Non, il implique autre chose : la certitude ou la croyance qu’il suffirait de vouloir acquérir cette connaissance pour pouvoir le faire à tout moment, qu’il n’existe donc pas de puissances mystérieuses et imprévisibles dans ce domaine et qu’il est bien plutôt possible – en principe – de maîtriser toute chose par le calcul. (durch Berechnen). Mais cela signifie le désenchantement du monde. A la différence du sauvage pour lequel de telles différences existaient, nous n’avons plus à recourir à des instruments magiques pour maîtriser et solliciter les esprits (Geister). Des moyens techniques et le calcul remplissent cette tâche. C’est cela avant tout que l’intellectualisation implique en tant que telle.
Ce processus de désenchantement, qui s’est poursuivi dans la culture occidentale pendant des millénaires, et, de façon générale, ce « progrès » dont la science fait partie, dont elle est un élément et un moteur, ont-ils cependant un sens quelconque au-delà de ces applications purement pratiques et techniques ? »

(Max Weber : Wissenschaft als Beruf. Conférence du 7 novembre 1917. La science profession et vocation. Trad. Isabelle Kalinowski. Ed. Agone. p. 28-29)

Max Weber répond à sa question en s’appuyant sur Léon Tolstoï, auteur qu’il admirait et qui était au moment où il prononçait sa conférence (7 novembre 1917) une figure du pacifisme. Tolstoï se demandait si la mort avait un sens. Prise dans le progrès, la vie de l’individu n’avait pas de fin et, partant, la mort non plus. L’une des caractéristiques fondamentales de l’économie capitaliste, précise la sociologue allemand, est d’être « rationalisée sur la base d’un calcul strictement comptable et d’être froidement planifiée en vue du résultat économique visé ».

Weber associe au terme rationalisation celui d’intellectualisation. Qu’est-ce à dire ? L’« intellectualisation » est, pour Catherine Colliot-Thélène, « un autre nom pour la rationalisation, considérée au plan des images du monde ».

« Un monde intellectualisé, c’est un monde dans lequel règne la conviction que tout ce qui est et advient ici-bas est régi par des lois que la science peut connaître, et la technique scientifique maîtriser ; qu’il n’est rien, en d’autres termes, qui ne soit prévisible. C’est un monde sans magie, sans doute, car il exclut toute intervention du supra-sensible dans l’ordre des choses naturelles et humaines ; mais aussi, Weber y insiste, un monde dépourvu de sens ».

(Catherine Colliot-Thélène : Max Weber et l’histoire. Puf. 1990. p.65)

Le désenchantement est donc produit par la prétention de tout pouvoir maîtriser par le calcul, aujourd’hui les algorithmes réduisant toutes singularités à des moyennes. La question est moins celle du calcul que le fait qu’avec une telle conception plus rien ne relèverait de l’incalculeble. C’est le règne des techno-sciences qu’il ne faut pas confondre avec des savoirs. C’est peut-être la raison pour laquelle Weber met toujours progrès entre guillemets. La rationalisation ne touche pas seulement le travail mais aussi l’organisation des entreprises et celle de la société. L’entreprise rationalisée a besoin d’un droit qui l’est tout autant. On parle beaucoup en ce moment de « parlementarisme rationalisé ». Cette expression englobe tout ce qui permet au « gouvernement » de faire passer des réformes en se dégageant de l’emprise du pouvoir législatif. Il n’est d’ailleurs plus question de gouvernement de citoyens mais de gouvernance, « une gouvernance par les nombres », selon l’expression d’Alain Soupiot

Paul Valéry décrit à sa façon le processus de désenchantement du monde auquel conduira la développement du capitalisme lorsqu’il écrit que les Romains qui disposaient de bien moins de moyens techniques et technologiques que les Européens de son temps, trouvaient, cependant,

« dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent ».

(Paul Valéry : Notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe in Regards sur le monde actuel. Nrf Gallimard. 1945. p.32)

La rationalisation

Pour Weber, la rationalisation est une notion historique. « Les actes motivés par la religion ou la magie sont des actes, au moins relativement, rationnels, en particulier sous leur forme primitive : ils suivent les règles de l’expérience même s’ils ne sont pas nécessairement selon des moyens et des fins… » ( Economie et société. cité par Catherine Colliot-Thélène : O.c. p.56). Les pratiques magiques – « ou mystagogiques », ajoute-t-il ailleurs en citant expressément les mystères d’Eleusis -, avaient comme visée d’influencer les esprits ou les dieux afin d’obtenir, « pour l’individu seul, outre une longue vie, la santé, l’honneur, la descendance et, éventuellement, l’amélioration du destin dans l’au-delà, la richesse comme objectif évident »

« C’est seulement quand la logique de l’économie capitaliste produit d’elle-même les comportements qu’elle requiert pour se perpétuer, que le désenchantement peut être dit accompli ».

( Catherine Colliot-Thélène : oc.p. 66

Le désenchantement rend le monde dépourvu de sens. En évacuant les mystères, l’imprévisible, l’inattendu, l’improbable, au profit d’un tout calculable, il mine la Raison elle-même, qui régresse.

Les anciens dieux sortent de leurs tombes

« Le rationalisme grandiose de la conduite de vie éthique et méthodique que sécrète toute prophétie religieuse a détrôné ces dieux multiples (Vielgötterei) au profit de « l’Unique qui nous est nécessaire » [Einen, das not tut=la seule chose qui nous est nécessaire. Eins aber ist not, dit Jésus]. Et, face aux réalités de la vie extérieure et intérieure, il a été contraint à ces compromis et à ces réserves [Relativierungen = relativisations] que nous connaissons tous dans l’histoire du christianisme. Mais aujourd’hui cette multiplicité de dieux est notre « quotidien » religieux. Les nombreux anciens dieux sortent de leurs tombeaux, désenchantés et par conséquent sous la figure de puissances impersonnelles, ils cherchent à exercer un pouvoir sur nos vies et ils recommencent entre eux leur lutte éternelle. Ce qui est si difficile pour l’homme moderne précisément, et plus encore pour la jeune génération, c’est d’être à la hauteur d’un tel quotidien. Toutes les quêtes éperdues (jagen) de « l’expérience vécue » proviennent de cette faiblesse.Car c’est faiblesse que de ne pouvoir regarder en face le destin de son temps. C’est le destin de notre culture de prendre à nouveau conscience de ce fait, et d’une manière plus claire, après que, durant un millénaire, l’orientation prétendument ou apparemment exclusive sur le pathos grandiose de l’éthique chrétienne nous y a rendus aveugles. »

(Max Weber : Wissenschaft als Beruf. Conférence du 7 novembre 1917. J’ai un peu mélangé les deux traductions. Celle La science profession et vocation. Trad. Isabelle Kalinowski. Ed. Agone. p. 28-29 et celle de Catherine Colliot-Thélène La profession et la vocation de savant in Max Weber : Le savant et le politique. La Découverte p.98-99)

Pour Max Weber, les deux tendances, magie et désenchantement / rationalisation, ne commencent pas avec le Beruf qui est, pour lui, plutôt un aboutissement. Elles remontent à plus loin. Au temps où il y avait encore de multiples dieux. Ils ont tous été détrônés par le processus de rationalisation, que Max Weber qualifie ici de « grandiose ». Les spectres des dieux anciens sortent de leurs tombes et reviennent nous hanter. Sous leur aspect « désenchanté », ils régissent nos vies sous forme de règles impersonnelles c’est à dire désindividuées et calculables, effaçant les singularités par définition incalculables, dévorant les désirs et libérant les pulsions.
Avec la « généralisation des techniques de la comptabilité à toutes les activités humaines » (Bernard Stiegler : Réenchanter le monde) y compris les rapports aux dieux, l’épuisement des réserves symboliques et des désirs au profit des pulsions que le capitalisme consumériste et de marketing finira par exploiter, c’est l’Aufklärung qui déchante, la raison devenant calcul (ratio). Nous ne sommes pas à la hauteur des défis de notre temps. A défaut de pouvoir s’y hisser et de réenchanter le monde,  régresse la raison. L’Aufklärung, précisons-le, va de pair avec une  Bildung. Elle est définie ainsi par Immanuel Kant :

« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !. Telle est la devise des Lumières ».

(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits). Voir ici.

La rationalisation n’est pas la raison. Son instrumentalisation, aujourd’hui computationnelle, décompose la raison qui devient bêtise à défaut d’être recomposée à chaque mutation technologique et avec elle.

Spectre

Le spectre dont parle Max Weber n’est pas celui du capitalisme au sens où l’évoque l’écrivain américain Don Delillo. Son roman Cosmopolis (Actes sud) raconte le crépuscule d’un golden boy new-yorkais. On le découvre, dans sa luxueuse limousine prise dans des embouteillages et une manifestation qui bloquent Manhattan, en train de spéculer sur la chute du cours du yen. Au bout d’un moment, il voit apparaître, sur l’un des nombreux écrans de son véhicule, l’un des slogans des manifestants : «  un spectre hante le monde, le spectre du capitalisme », variante de la première phrase du Manifeste du parti communiste. Le spectre évoqué par Max Weber n’est pas celui du capitalisme, il se trouve, lui, dans l’armure du capitalisme.
Gespenst en allemand signifie deux choses. C’est, d’une part, l’échafaudage que l’on monte pour une construction puis que l’on enlève une fois le bâti réalisé. Weber semble utiliser cette métaphore lorsqu’il parle dans le premier extrait cité d’« étai », Stütze, quelque chose qui vient en soutien puis que l’on enlève une fois que l’on en a plus besoin. Le capitalisme une fois vainqueur n’avait plus besoin du soutien de l’éthique protestante qui a contribué à sa victoire. Mais ses contenus religieux forment aussi le second sens de Gespenst, celui de spectre d’une spiritualité antérieure. Il est ici en quelque sorte associé au sens précédent. Les étais ne sont pas simplement enlevés, ils sont incorporés dans la construction. L’on sait que Max Weber a lu Marx – et Nietzsche. Catherine Colliot-Thélène, dans son Max Weber et l’histoire consacre un chapitre à leurs rapports. Elle y affirme que Weber a lu Le Capital et le Manifeste du Parti communiste où « le spectre qui hante l’Europe » est celui d’un potentiel futur, il est à venir. Le spectre qu’évoque Max Weber, lui, vient du passé. Il est celui de l’obligation de labeur héritée de l’ascétisme religieux. « Le  devoir ordonné à la profession [Berufspflicht] hante notre vie comme un spectre de contenus de croyance autrefois religieux ». Ces contenus constituent notre passé. Même si nous ne l’avons pas vécu, nous en héritons à la naissance mais sous leur forme désenchantée et tels qu’ils ont accaparés nos vies, notre inconscient. Ils agissent souterrainement. Comme dans l’Hamlet de Shakespeare où le spectre est une taupe. C’est ce spectre qu’il nous faut affronter pour nous en débarrasser. Peut-être en commençant par distinguer labeur (ponos) et travail (ergon). Le ponos est « pure contrainte et servitude » selon Jean-Pierre Vernant alors que le travail, ouvre, fait œuvre.

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Denis Guenoun et l’Alsace

Je vous invite à découvrir ci-dessous, sans faire de discours autour, le récit de Denis Guenoun, homme de théâtre et philosophe, sur ses rapports à l’Alsace qui, dit-il occupe une place importante dans sa vie. Poussé par le désir d’entrer à l’école de théâtre du TNS, il arrive dans la région via Colmar, ce qui est une bonne entrée en matière. On pense en effet trop souvent que Strasbourg résumerait l’Alsace, ce qui n’est pas le cas. Jeune enseignant, il monte un spectacle avec des élèves de 6ème, grâce aux talents de bricoleurs de Jean-Luc Nancy. Un spectacle en grande partie en alsacien, langue qu’il ne connaissait pas.
Son entretien touche en passant quelques souvenirs personnels. Je me souviens du spectacle de Gaston Jung, La baie des cochons dans lequel jouait mon ami Bernard Bloch. J’ai encore dans l’oreille la jota de ce giron de Playa Giron 61 monté par Robert Gironès et Denis Guenoun. C’est à cette occasion que j’ai fait leur connaissance à tous deux ainsi que celle de tous les membres de l’équipe.
Denis Guenoun souligne aussi la dimension franco-allemande de la philosophie à Strasbourg et évoque le sociologue Georg Simmel dont le SauteRhin a parlé grâce à Jean-Paul Sorg.

La vidéo fait partie de la série d’entretiens réalisés pour le Conseil culturel d’Alsace par Michel Deutsch et Christian Hahn.

 

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Wohin geht’s ? / C’est où qu’on va ? Sur l’œuvre picturale de Jürgen Holtz

Jürgen Holtz : Wohin geht’s 1. 2019. Crayon feutre sur papier.

A l’occasion du vernissage de l’exposition Wohin geht’s ? / Der Zeichner Jürgen Holtz, le 22 octobre 2022, à Potsdam, l’historien de l’art Michael Freitag a esquissé une approche du dessinateur Jürgen Holtz qui fut un acteur de renom en Allemagne. Et un ami. Je publie ci-dessous son texte. D’abord un extrait en allemand mais on pourra en télécharger l’intégralité, puis tout  le texte en traduction. Je remercie Katharina Holtz et Michael Freitag pour m’avoir autorisé à le publier et la première encore pour m’avoir confié les images.

Wohin geht’s ?

Jürgen Holtz. Eröffnung. In der Cavallerie 26. Berliner Straße 26c. 14467 Potsdam. 22.10.2022

Es gibt Aquarelle von Landschaften, die im Nordwesten Schottlands entstanden sind. Darin das schwelende Dunkel der Atlantikküste, das man erwartet. Überall der Zauber zugleich eines Glimmens, das man nicht erwartet. Feine Abstufungen von milden Grüntönen, edles Violett neben bläulichen Verläufen im Lichten Ocker.
Liebe Farben – am Ende der Welt.
Ganz anders ein Blatt zum Paradies. Adam und Eva liegen bleich und farbentblößt auf Signalgrün an Pink, zum Rand hin bräunliche Mischungen aus beidem. Das Paradies, ein Wiesenbogen aus Strichlagen von geduldigstem Auftrag. Statt des tupfenden Pinsels jetzt scharrender Filzstift. Er ist ein todsicheres Mittel, gleich welches Motiv billig zu machen. Seine Farbstoffe sind kalt und synthetisch. Der Garten Eden, vergiftet und umstellt von einem hartblauen Himmel, aus dem grelle Licht-Ereignisse herabstürzen. Unten ist eine kleine Eisenbahn hingekrakelt. Sie tuckert um das Liebesnest, emsig und käferhaft, einen dünnen Lebenslaut abgebend im feindselig blühenden Revier.
Böse Farbe – am Anfang der Zeit.
Liebe Farbe :: Böse Farbe, zwei Gedichte im Singspiel „Die schöne Müllerin“ heißen so. Geschrieben von Wilhelm Müller, veröffentlicht 1820 in einem Band mit dem launigen Titel: „Sieben und siebzig Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines reisenden Waldhornisten“. Betörend leichte Verse, die später auf den Begriff „Volksliedton“ herunter etikettiert wurden. Zu Unrecht. Denn die Geschmeidigkeit des Vortrags ist das Ergebnis einer kalkulierten Kunstsprache. Sie ironisiert jene erdachte Einfalt, die 1805 mit „Des Knaben Wunderhorn“ durch Achim von Arnim und Clemens Brentano in die Literatur gekommen war. Ein Hauptwerk der Romantik. Sogar Goethe hatte es wohlwollend besprochen.
Dieses Glück hatte Müller nicht. Goethe notiert nach einem Besuch: „…unangenehme Personnage, suffisant, überdies Brillen tragend.“
Aber es kam noch schlimmer. 1823 fällt das Buch dem unglücklichen Franz Schubert in die Hände. Der komponiert den Zyklus in die Romantik zurück, ironiefrei und im Wohlklang reinen Liebesschmerzes. Feuchte Augen bis in die Nachwelt. Sie war es auch, die Müller noch einmal enteignete. Heute weiß jeder, „Die schöne Müllerin“ und die „Die Winterreise“ von Müller – sind von Schubert.
Warum erzähle ich das. Rezeptionsgeschichte ist gegenüber den Intentionen eines Werks immer Irrtumsgeschichte. Das Publikum, schreibt sie ja.
Die Hinterlassenschaft von Jürgen Holtz wird das auch ertragen müssen. Meine Rede schon ist Teil davon. Was kann er dafür, daß ich mich an Müller erinnerte, als ich seine Bilder sah. Und doch. Das Wiederlesen der Gedichte bescherte mir Lesarten im Heute, die frühere Unglücke weit in den Schatten stellten. Mein Ärger, auch über mich selbst, weil ich die unwillkommenen Sinnsprünge nicht unterdrücken konnte, brachte mich abermals auf Jürgen Holtz zurück. Ich erkläre das gleich. Und so mache ich mit Müller, den ich sonst vielleicht auf sich beruhen lassen hätte, noch ein bisschen weiter. Hören Sie ein paar Zeilen:

Die liebe Farbe
In Grün will ich mich kleiden,
In grüne Tränenweiden,
Mein Schatz hat’s Grün so gern.

Die böse Farbe
Ach Grün, du böse Farbe du,
Was siehst mich immer an,
So stolz, so keck, so schadenfroh,
Mich armen weißen Mann.

„Armer weißer Mann.“ Aus dem Off meiner Zeitgenossenschaft tönt es = Nicht O.K.! Weißer Mann nicht arm, aber böse böse – und alt dazu. Daß er bei Müller ein Müller ist, mit Mehl bestäubt, kann man zwar wissen. Aber die Unschuld ist plötzlich weg. Die Farbe „Weiß“ erregt nach 200 Jahren rassistischen Gegen-Elan, und sei es auch nur, weil er möglich wäre.
Und Grün? Grün war für Müller das Emblem der Försters. Und der Förster will dem Müller, der die Müllerin liebt, die Braut ausspannen. Uniform sticht Arbeitskluft. Heute ist Grün Bunt, Kampf-Color gegen den Klimawandel und ökologische Kriegspartei. Gut oder böse – man sollte vielleicht den Förster fragen.
Sie sehen: Ich stehe frisch im Irrsinn meiner Zeit. Jürgen Holtz stand da natürlich auch. Und so war es für mich keine Überraschung, daß dieser eigensinnige Mensch auf genau diesen Irrsinn mit eigensinnigen Zeichnungen reagiert hat. [….]

Michael Freitag

Den vollständigen Text kann man hier herunterladen

Jürgen Holtz : Die Bucht. 1990. Aquarelle

Jürgen Holtz : C’est où qu’on va ?

Michael Freitag sur l’œuvre picturale de Jürgen Holtz

Il y a des aquarelles de paysages réalisées dans le nord-ouest de l’Écosse. On y voit couver l’obscurité de la côte atlantique à laquelle on s’attend. Partout, en même temps, la magie de lueurs colorées auxquelles on ne s’attend pas. De subtiles nuances de douces couleurs vertes, des violets nobles à côté de dégradés bleutés dans l’ocre clair.
Aimables couleurs. Du bout du monde.
Toute autre, une feuille sur le paradis. Adam et Eve sont allongés, pâles et dénudés de couleurs, des corps aux contours roses sur un fond vert de sécurité. Vers le bord, des mélanges des deux couleurs, brunâtres. Le paradis, une prairie arquée aux traits de la plus patiente des finitions. Maintenant, au lieu du pinceau à tamponner, la pointe de feutre. C’est un moyen infaillible pour rendre facilement n’importe quel motif. Ses couleurs sont froides et synthétiques. Le jardin d’Éden est empoisonné et cerné par un ciel d’un bleu dur d’où tombent des événements lumineux criards.
En bas, un petit train a été griffonné. Il tourne autour du nid d’amour, comme un coléoptère empressé, émettant un mince son de vie sur terrain hostile, en fleurs.
Méchante couleur – au début du temps.

Jürgen Holtz : Paradies mit train miniature. 2020. Feutres

Couleur chérie – méchante couleur. Ce sont deux titres de poèmes du Singspiel « La belle meunière ». Écrits par Wilhelm Müller, ils ont été publiés en 1820 dans un recueil portant le titre amusant de « Soixante-dix-sept poèmes tirés des papiers laissés par un joueur de cor ambulant ». Des vers légers et envoûtants, qui seront plus tard rabaissés au rang de chanson folklorique. A tort. Car la souplesse d’exécution est le résultat d’un travail artistique conscient. Il ironise avec cette simplicité réfléchie qui, en 1805, fait son entrée dans la littérature avec le « Des Knaben Wunderhorn  (Le cor enchanté de l’enfant)» de Achim von Arnim et Clemens Brentano. Une œuvre majeure du romantisme. Même Goethe l’avait commenté avec bienveillance.
Müller n’a pas eu cette chance. Après une visite, Goethe note : « … personnage désagréable, suffisant, en plus il porte des lunettes ».
Mais il y eut pire encore. En 1823, le livre tombe entre les mains du malheureux Franz Schubert. Celui-ci compose le cycle en le ramenant dans le romantisme, sans ironie et dans la mélodie de la pure douleur amoureuse. Des yeux humides jusque dans la postérité. Lui aussi déposséda une fois de plus Müller. Aujourd’hui, tout le monde sait que « La belle meunière » et « Le voyage d’hiver » de Wilhelm Müller – sont de … Franz Schubert.
Pourquoi je raconte cela ? L’histoire de la réception d’une œuvre est, par rapport à ses intentions, toujours une histoire d’ erreurs. C’est le public qui l’écrit.
Le legs de Jürgen Holtz devra également supporter cela. Mon discours lui-même en fait déjà partie. Holtz n’en peut mais si je me suis souvenu de Müller quand j’ai vu ses images. Et pourtant. La relecture des poèmes m’a donné des manières de lire dans le présent qui éclipsaient les malheurs du passé. Mon irritation, aussi contre moi-même parce que je ne pouvais pas réprimer les sauts de sens intempestifs, me ramena à nouveau à Jürgen Holtz. Je m’en expliquerai dans un instant. Et donc, je continue encore un peu ainsi avec Müller, que j’aurais peut-être laissé de côté en d’autres circonstances.

Écoutez quelques lignes :

La couleur chérie

Je veux m’habiller de vert,
De vert comme les saules pleureurs
Ma chérie aime tant le vert.

La couleur méchante

Ah, vert, quelle méchante couleur tu es,
Pourquoi me regardes-tu toujours,
Si fière, si effrontée, si malicieuse,
Moi, pauvre homme blanc.

« Moi, pauvre homme blanc ». La voix off de mes contemporains dit : ça ne va pas, ça ! Homme blanc pas pauvre mais méchant méchant – et vieux en plus. Que, chez Müller, il soit meunier et couvert de farine, on peut certes le savoir. Mais l’innocence a soudainement disparu.La couleur « blanc » éveille après 200 années un contre-élan raciste ne serait-ce que parce que cela serait possible.
Et le vert ? Le vert était pour Müller l’emblème du forestier. Et le forestier veut chiper au meunier, qui aime la meunière, sa fiancée. La carte uniforme plus forte que celle des fringues de travail. Aujourd’hui, le vert est bigarré, couleur de combat contre le changement climatique, et parti de la guerre écologique. Chérie ou méchante – il faudrait peut-être poser la question au forestier.
Vous le voyez : je suis en plein dans les folies de notre temps. Jürgen Holtz y était aussi. C’est pourquoi, je ne fus pas surpris que cet être opiniâtre ait réagi à ces folies avec des dessins qui le sont aussi.
Vous le savez, l’opiniâtreté n’est pas confortable. Elle est toujours contrepoint à un courant dominant. S’il a longtemps pu en être ainsi, aujourd’hui, le singulier est immédiatement considéré comme déviationniste et suspect. Ce qui est demandé, c’est l’uni-formité. Quelle que soit la question. Règne une censure qui n’a besoin d’aucune administration, l’ardeur des dévots est bien plus efficace. Elle jauge sévèrement tout ce qui est et a été. Par ignorance ou indifférence, peu importe, ce qui existe se voit privé de la richesse des contextes auxquels il était à l’origine rattaché et donc destiné à subir la dénonciation, les donneurs de leçons, l’exorcisme. Chaque jour, l’actualité en livre une nouvelle infraction. Luther et Winnetou sont sur le banc des accusés, l’un est réduit au rang d’antisémite, l’autre rehaussé en ethnie. Celui qui détestait les lunettes, Goethe, devrait suivre car il n’avait rien compris à l’écriture inclusive.
Et Holtz ? Il avait grandit avec de la grande littérature, c’était un homme de culture dont les propres textes, le plus souvent des discours, sont emprunts d’une colère, d’année en année plus forte, à propos de la propension du théâtre et de la vie artistique à se transformer en entreprise culturelle jusqu’à les rendre insignifiants. Il se plaignait de l’abandon consenti de ce qu’il considérait comme la mission publique du théâtre. Celui-ci est devenu un « havre d’une vision du monde apologétique ». Il l’avait déploré dès 1993. En lien, peut-être, avec le pressentiment que là on touchait à la fin.
C’était cela la profondeur de sa personne.
La question de savoir pourquoi il s’est mis à peindre est elle dès lors une question superficielle ? Je ne crois pas que Holtz se soit mis à l’encre de Chine contre un mal. Il détestait le dilettantisme. Et à quel genre de public aurait-il dû penser ? Il était plutôt un esprit dubitatif, un acteur fêté qui cherchait ce qu’il pouvait encore transmettre alors que le lieu de son action devenait de plus en plus du n’importe quoi.
Et nous ne pouvons guère le soupçonner de la vanité de devenir un artiste au talent universel qui est aujourd’hui la norme. Il était entouré de telles normes. Je pense même qu’à la question de savoir s’il se mettait à l’art, il aurait répondu par un sourire furibond et un « rien à foutre ».
Il a dessiné pour lui. Ne serait-ce que parce que l’« art » aurait été une alternative à rien. Il y règne les mêmes plates illusions qu’au théâtre. C’est pourquoi les deux sphères s’interpénètrent de plus en plus souvent.
Ici comme là, l’auto-liquidation, partout le crépuscule de concepts qui furent brillants. Personne ne sait où ça va. Il est certain toutefois que ça s’en va.
Qui visite aujourd’hui les grands « évènements » artistiques voit que l’art contemporain tend vers des procédés interchangeables avec l’objectif d’avoir une opinion à la place d’une idée. Son indifférence tient lieu de signification. Chacun en dit n’importe quoi. Il suffit que cela corresponde au consensus d’une idéologie, ou dans le doute qu’elle soit conforme à celle des dominants. L’idéologie n’a jamais besoin de motif, mais toujours d’ennemis. La dernière Dokumenta a confirmé ce lieu commun.
Pour le dire autrement : avant que l’on ne parle encore de graphisme, de technique, d’originalité ou d’autres dimensions de l’esthétique, la question de savoir si Holtz est un artiste est escamotée. Ne serait-ce que parce que ses conceptions et manières de voir heurtent tout ce qui peut encore figurer dans les pages culturelles des journaux.
Chez lui, des enfants sont abattus, il y a des figures qui portent des bonnets pointus qui pourraient évoquer, pour le premier hystérique venu, le Ku-Klux-Klan. Des bandes d’assassins en excursion familiale, des océans remplis de noyés (des réfugiés, peut-être?), aussi des « dames planantes avec chiens », des masturbateurs ou un soldat « au bord de la Volga ». En Russie, que l’on y pense !
Du vraiment sale, et du répugnant jusqu’à la fin. Des créatures en habits qui montrent tout ce qui devrait être caché derrière eux, avant tout des sexes en érection. Tout cela réalisé avec des moyens d’expression que l’on connaît du jardin d’enfants. Pistolet, masque à gaz et couperet, instruments d’un cauchemar bariolé aux crayons de couleurs, au rendu encore plus repoussant que s’il avait été fait aux crayons feutres. Elles pâlissent le coloriage. Point, point, virgule, tiret, des lignes tremblantes, des griffonnages sans lieu. ÇA VA ENCORE ?

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Pour éclaircir tout cela, je recommence. Avec un discours d’avant hier, si vous voulez. Il aurait pu débuter ainsi :
Mesdames et Messieurs ! Le matériau que j’ai devant moi couvre une période allant de 1990 à 2020, soit les trente dernières années de vie de Jürgen Holtz. Un examen plus précis de sa biographie montrerait cependant qu’il a toujours dessiné. Comme fils dans l’entourage de son père, comme celui qui, après guerre, avait entamé un nouveau parcours de vie à l’école des beaux-arts de Berlin-Weißensee. Ensuite, comme acteur. Pendant les répétitions, il passait en revue les espaces, les déroulements, les gestes. Il dessinait pour clarifier sa position sur scène. Dès l’un de ses premiers rôles, dans le Malade imaginaire de Molière, raconte-il, il avait réalisé une centaine de croquis pour résoudre le problème de la bonne manière de « marcher avec une canne ». Dessiner était déjà là une forme de pensée. Cela devait se situer au milieu des années 1950.
Les aquarelles de paysage, il s’était mis à en faire bien plus tôt que je ne l’avais pensé. Katharina Holtz m’a écrit, en réponse à mes questions, qu’elle et son mari étaient allés en Irlande, en 1984, peu après son départ à l’ouest. Que s’était-il passé là ? Contre la peur de ne pas savoir ce qu’il aurait abandonné et réussi, il s’était tu pendant quatre semaines pendant qu’il observait. Et il peint. Il utilise l’occasion pour se consacrer à autre chose. L’on pourrait aussi dire pour s’ex-poser ailleurs. Les aquarelles montrent très précisément cela : quelqu’un élève le regard. Il observe la nature qui, devant ses yeux, devient paysage.
La perception est si intense que Holtz rêve ce qu’il voit. Il en parle dans un enregistrement de 2001. L’extérieur pénétrait sa nuit comme un flot ininterrompu d’images qui irradiait avec une telle force accomplie qu’il se disait à lui-même : «  tu n’as plus de temps dans ta vie pour t’y mettre avec ta stupide main ».
Il avait passé l’âge de 50 ans. Pas besoin d’être expert pour voir dans cet aveu un manque de dextérité. Car la « main stupide » est la main de l’artiste. C’est précisément cette maladresse, cette absence de savoir-faire, cet indisponible qui sont le point d’excitation de la créativité.
La « stupide main » est l’instrument de mesure pour établir la distance entre l’objet et soi. Son manque d’assurance démontre chaque fois à nouveau que le monde devant nos yeux restera toujours insaisissable car étant partie de la création nous ne sommes pas en face d’elle. Il faut travailler à la distanciation, travail qui suit ensuite sa propre totalité. Le chemin qui va du voir au regard est le chemin du constat à l’invention, qu’on l’appelle motif, composition ou forme propre. Il s ‘agit d’une totalité opposée à une autre totalité dont l’unité interne est l’œuvre. Ce n’est que dans l’œuvre que nous pouvons trouver une forme qui nous corresponde. C’est de cette correspondance qu’il était question quand l’acteur voulut s’engager dans une nouvelle voie de son existence. C’est ce que Holtz a compris sur les bords de l’Atlantique.
Si cela ne devait pas en rester à cette rencontre intime avec lui-même, s’il voulait aller plus loin avec ses images et s’y tenir, des clarification formelles étaient nécessaires. Elles commencent là où Holtz repousse la suprématie de l’impression de l’œil. Petit à petit il se met à isoler les regards. Il ôte aux parties de paysages leur relation à l’espace. Le sujet « nature » de l’image prend le caractère d’objets. Ce qui a été vu devient évènements insulaires qui se mettent à flotter sur la feuille.
Dans les tout derniers dessins de 2020, Holtz a 87 ans, les paysages ne sont plus que des compositions. Elles apparaissent dans les linéaments de la disposition de l’image librement conçue. Elles n’ont plus besoin de faire voir leur origine dans le village côtier de Lochinver. Les couleurs quand elles sont encore présentes ne sont plus que des réminiscences. A l’égard de la nature, son point de départ, une vision lointaine est obtenue dans laquelle la suprématie est transfigurée en maîtrise. La forme de la réalité devient la réalité de la forme.
Un long chemin semé de stations intermédiaires. En mouvements de recherche qui visent à éviter l’envoûtement du concret. Par exemple avec des scriptogrammes, des présentations typographiques ou des calligraphies. Elles surviennent entre les années 2002 à 2009, à l’âge de 70 à 77 ans. Ce moment est celui de l’exploration d’une forme hybride entre la peinture et le dessin : Holtz reste au pinceau mais passe à la monochromie. Des touches noires ou sépia écrivent sur des lignes des trames de figures vivaces qui forment les caractères d’un alphabet inconnu. Cela devient ludique. Une formulation nette devient, au rythme de l’un à côté de l’autre et de dessus-dessous, une composition complète remplie jusqu’aux bords. Il s’avère qu’on peut varier cela infiniment. La main devient plus souple en même temps que plus affermie. Mais la communicabilité disparaît. La calligraphie devient geste de pure esthétique quand l’origine mentale est trop étrangère pour rendre crédible sa forme de représentation.

Jürgen Holtz : Neun Zeilen ( Neuf lignes). 2002. Encres-aquarelles

Le dessinateur revient. Mais sur un autre plan que cinquante années auparavant. Dans la dernière décennie, il n’y a plus chez Jürgen Holtz que la franchise de notations provenant du tréfonds de son imaginaire. Elles ne doivent plus aller nulle part. Elles sortent de lui. Il griffonne de petits hommes qui acceptent ouvertement la proximité avec des dessins d’enfants.
Le monde alternatif maladroit, le rejet de tout illusionnisme ou autres dispositions, l’interpénétration des mondes intérieur et extérieur avait déjà dynamisé la première modernité. Elle réagissait à la crise de l’art avec une crise des moyens. Cela allait de l’effacement de l’espace pictural jusqu’à l’utilisation de matériaux de la vie quotidienne. (L’utilisation de crayons-feutres est encore l’un des derniers signaux contre la complaisance). On découvrait qu’avec ce qui passait pour primitif, on réussissait quelque chose de déterminant : la spiritualisation des choses. Une métaphysique des objets, dans laquelle la physique des espaces calculés devenus standards esthétiques n’avait pas de valeur.
Comme chez les enfants. Ils font leurs expériences dans un monde qui n’est encore clôturé par les jugements. C’est pourquoi ils ne dessinent jamais « correctement » mais toujours l’objet de ce qui les intéressent comme un tout. Il doit être complet. Même si un bras est caché, on le dessine tout de même. Il existe bien, même si on ne le voit pas. Que le visage soit un profil, il lui faut tout de même deux yeux et une bouche entière. Le point de fuite comme construction intellectuelle n’advient pas car il n’est pas une propriété de l’objet. Les enfants ordonnent les choses dans la perspective de l’importance qu’elles ont pour eux. L’important est grand, le secondaire petit quand bien même la réalité visible ne couvre pas cette décision. Apparaît alors le paradoxe d’un réalisme éloigné de la nature.

Jürgen Holtz : Mondspaziergang / Balade lunaire. 2019. Crayons feutre, crayons aquarelle

C’est exactement ce qui intéresse Holtz. Il n’imite pas le langage des enfants, il l’artificialise. Comme Wilhelm Müller avec la chanson populaire. On s’empare d’un moyen qui suit sa propre loi et s’ouvrent ainsi de nouvelles marges de liberté que l’on peut prolonger.
L’histoire de l’art ne parle de rien d’autre que la transformation de ces processus que l’on nomme appropriation. Il n’y a que les points de vue, dépourvus du sens de la complexité, pour fustiger l’appropriation comme un concept colonialiste, comme cela s’est passé récemment quand un groupe suisse s’est mis des dreadlocks et à jouer du reggae. Le concert a été annulé. Qu’en est-il du jazz ? Ou avec Emil Nolde et ses peintures des mers du sud ?
Vivre signifie franchir des lignes. Le monde entier est fait de lignes. Même l’horizon de sa forme ronde est une ligne. Je veux dire que quelqu’un (ou quelque chose) a dû d’abord tracer une ligne avant que l’on puisse la franchir. Et c’est toujours ce franchissement qui produit la douleur d’une signification. Une œuvre d’art sur (ou avec) laquelle cela se produit devient un objet incommensurable, qu’il soit dessin, sculpture, tableau ou espace, peu importe. Sa condition est et reste son incomparabilité avec tout autre. C’est n’est qu’ainsi que l’on peut penser quelque chose comme l’autonomie. Autrement dit, le sens d’une œuvre ou d’une création ne peut se situer en dehors d’elle.
Imre Kertész a sur ce point dit un jour que l’art était « sacrifice de soi et un exemple déterminé à l’extrême, et seulement un exemple… » Et : « pratiquement tout savoir qui n’est pas aussi savoir sur nous-mêmes, est inutile ». Jürgen Holtz aurait approuvé cela. Car c’est pour cela qu’il a dessiné : donner au monde une image pour qu’il sache non pas avec quoi mais avec qui il a à faire.

Michael Freitag

(Traduction : Bernard Umbrecht)

Michael Freitag est historien de l’art, directeur de musée, curateur. Il a notamment été co-fondateur et co-éditeur de la revue « neue bildende kunst » (1991-1999), puis directeur du Cabinet d’arts graphiques de la Fondation Moritzburg (2010-2014). Il y fut le curateur de l’exposition consacrée au legs graphique et pictural de Einar Schleef. Directeur de la Galerie Lyonel-Feininger à Quedlinburg (2014-2020). Le texte est le discours prononcé par Michael Freitag à l’occasion du vernissage de l’exposition : Wohin geht’s ? Der Zeichner Jürgen Holtz (C’est où qu’on va ? Le dessinateur Jürgen Holtz) à la Cavallerie26 à Potsdam

Jürgen Holtz sur le SauteRhin

https://www.lesauterhin.eu/jurgen-holtz-prix-du-theatre-de-la-ville-de-berlin-2013/

https://www.lesauterhin.eu/notes-berlinoises-2013-4-de-berlin-a-berlin-l%e2%80%99itineraire-singulier-d%e2%80%99un-comedien-dans-les-allemagnes/

https://www.lesauterhin.eu/lami-jurgen/

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Hölderlin : « Communismus der Geister / Communisme des esprits »

En 1923, soit plus d’un siècle après son écriture probable au début des années 1790, Franz Zinkernagel révélait un texte inachevé du poète allemand Friedrich Hölderlin. Il portait le titre Communismus des Geister, communisme des esprits. Sans m’attarder sur les débats portant sur l’authenticité du texte et surtout du titre, il m’a semblé plus intéressant d’aller creuser dans l’œuvre pour voir ce qu’elle contenait pouvant correspondre à cette expression. Une bien intéressante (re)lecture.

COMMUNISMUS DER GEISTER

Theohaid und Oskar                     Eugen und Lothar

Disposition

Sonnenuntergang. Kapelle. Weites, reiches Land. Fluss. Wälder. Die Freunde. Die Kapelle allein noch beleuchtet. Das Gespräch kommt auf das Mittelalter. Die Mönchsorden nach ihrer idealen Bedeutung. Ihr Einfluss auf die Religion und zugleich auf die Wissenschaft. Diese beiden Richtungen sind auseinander gegangen, die Orden gefallen, wären aber nicht ähnliche Institute zu wünschen ? Wir gehen eben Vom entgegengesezten Princip aus, von der Allgemeinheit des Unglaubens, um ihre Notwendigkeit für unsre Zeit zu beweisen. Dieser Unglaube hängt mit der wissenschaftlichen Kritik unsrer Zeiten zusammen, welche der positiven Spekulation vorausgeeilt ist, darüber lässt sich nicht mehr klagen, es handelt sich drum, zu helfen. Entweder muss die Wissenschaft das Christentum vernichten oder mit ihm eins seyn, da die Wahrheit nur eine seyn kann, es handelte sich also drum, die Wissenschaft nicht Von äusserlichen Umständen abhängig Werden zu lassen und im Vertrauen auf jene Einheit, die Jeder, der die Menschheit kennt und liebt, wünscht und ahnt, ihr eine grossartige, würdige, selbständige Existenz zu schaffen. Seminare und Akademieen unserer Zeit. Universitäten. Die Neue Akademie.

(Ausführungsversuch)

Ein schöner Abend neigte sich zu seinem Ende. Das scheidende Licht schien alle seine Kräfte noch zusammenzuraffen und warf die letzten goldenen Strahlen über eine Kapelle, die auf der Spize eines mit Wiesen und Wein bewachsenen Hügels in reizender Einfalt sich erhob. Das Thal am Fusse des Hügels war nicht mehr berührt vom Schimmer des Lichts und nur die rauschende Wooge gab Kunde vom nahen Nekar, der, je mehr die Melodie des Tags verhallte, um so lauter seine murmelnde Stimme erhob, die kommende Nacht zu grüssen. Die Heerden waren heimgezogen und nur selten schlich ein schüchternes Wild aus dem Walde hervor, sich unter freiem Himmel seine Nahrung zu holen. Das Gebirge war noch erleuchtet. Ein Geist der Ruhe und Wehmuth war über das Ganze ausgegossen.

„Lothar », so begann der Eine Von zwei Jünglingen, die von der Staffel der Kapelle aus längere Zeit diese Scene betrachtet hatten, und nun von ihrem Orte etwas gewichen waren, um dem lezten Strahl, der das Dach der Kirche traf, Lebewohl zu sagen, „Lothar! Erfasst dich nicht auch ein geheimer Schmerz, wenn das Auge des Himmels aus der Natur genommen ist und so die Weite Erde da liegt, wie ein Räthsel, dem das Wort der Lösung fehlt, siehe, nun ist das Licht dahingegangen und schon hüllen sich auch die stolzen Berge in’s Dunkel, diese Bewegungslosigkeit ängstigt und die Erinnerung an die vergangne Schönheit wird zum Gift, es ist mir hundertmal ebenso gegangen, Wenn ich aus dem freien Aether des Altertums zurükkehren musste in die Nacht der Gegenwart, und ich fand keine Rettung, als in starrer Ergebung, die der Tod der Seele ist ; es ist ein peinigendes Gefühl um die Erinnerung verschwundner Grösse, man steht, wie ein Verbrecher, vor der Geschichte, und je tiefer man sie durchlebt hat, um so heftiger erschüttert Einen das Erwachen aus diesem Traum, man sieht eine Kluft zwischen hier und dort, und ich wenigstens muss so vieles, was doch schön und gross war, verloren geben, Verloren auf immer. Sieh’ diese Kapelle an; was war es für ein kolossaler, kraftvoller Geist, der sie erschuf, mit Welcher Macht zwang er die weite Welt, den stillen Hügel krönte er mit dem friedlichen Heiligtum, in die Ebene des Thals stellte er sein Kloster und in’s Gewühl der Stadt den majestätischen Dom und tausende von Menschen waren ihm unterthan und zogen im härenen Kleid arm und verlassen vom Zärtlichsten, was die Erde giebt, umher als seine Apostel und wirkten – doch ich brauche dir nicht zu erzählen, du kennst die Weltgeschichte; und wo ist des Alles? Du verstehst mich, ich frage nicht nach dem, was uns jenes Zeitalter überliefert hat, ich frage nicht nach dem todten Stoffe, sondern, wenn du so willst, nach der Form, in der es geschah, nach jener Energie und Consequenz, die sich in’s Unendliche zu Verlieren schien und dennoch auch in das Entfernteste die Übereinstimmung mit dem Mittelpunt trug, die in jeder Variation den Klang der ursprünglichen Melodie festhielt ; die Form in diesem Sinne ist ja das Einzige, was für uns in unsern Verhältnissen einen Vergleichungspunct darbieten kann, da der Stoff immer etwas Gegebenes ist; die Form aber ist das Element des menschlichen Geistes, in welchem die Freiheit als Gesez wirkt und die Vernunft gegenwärtig wird; nun vergleiche aber jene Zeit und unsere, wo willst du eine Gemeinschaft finden? wo ist die Brüke, die so vieles Herrliche aus jenem Lande zu uns trüge? Wo ist jener fromme, gewaltige Geist, der die Kirchen erbaut, die Orden gegründet hat. Alles, wie aus einem Gusse? der von einem Mittelpuncte, Welcher über die damalige Welt sich erhob, Alles unter seine Intelligenz und Glaubenskraft niederzwang?

[Disposition zu einem Aufsatz]

Es koncentrirt sich bei uns alles auf’s Geistige, wir sind arm geworden, um reich zu werden.

[…]

Johann Christian Friedrich Holderlin : Communismus der Geister in Franz Zinkernagel : Neue Hölderlinfunde Neue Schweizer Rundschau (1924)

Communisme des esprits

Eugène et Lothaire                  Thibaut et Oscar

ESQUISSE

Coucher de soleil. Chapelle. Une contrée vaste et riche. Fleuve. Forêts. Les amis. Seule la chapelle est encore dans la lumière. On en vient à parler du Moyen Âge. Les ordres monastiques considérés dans leur signification idéale. Leur influence sur la religion et, en même temps, sur la science. Ces deux orientations se sont séparées, les ordres religieux se sont effondrés, mais est-ce que des institutions du même genre ne seraient pas souhaitables ? Afin de démontrer leur nécessité pour notre temps, nous partons précisément du principe opposé, de la généralisation de l’incrédulité. Cette incrédulité se rattache à la critique scientifique contemporaine, qui a pris de l’avance sur la spéculation positive. Rien ne sert de se lamenter à ce propos, il s’agit de faire quelque chose. Il faut, ou bien que la science anéantisse le christianisme, ou bien qu’elle ne fasse qu’un avec lui, car il ne peut y avoir qu’une seule vérité. Il s’agirait donc de ne pas laisser la science tomber dans la dépendance de circonstances extérieures, et, confiant en cette unité que souhaitent et que pressentent tous ceux qui connaissent et qui aiment l’humanité, de lui ménager une existence indépendante, digne et majestueuse. Séminaires et académies de notre temps. La Nouvelle Académie.

« Lothaire » — ainsi commença l’un des deux jeunes gens qui, du parvis de la chapelle, avaient contemplé ce spectacle pendant un certain temps, et qui, maintenant, s’étaient un peu éloignés de cet endroit pour dire adieu au dernier rayon du soleil qui touchait le toit de l’église — « Lothaire ! Est-ce que tu ne te sens pas étreint, toi aussi, par une douleur secrète quand l’œil du ciel est ainsi enlevé à la nature, et qu’alors la vaste terre se trouve là comme une énigme dont il manque le mot ? Voici que la lumière s’en est allée et déjà les fières montagnes s’enveloppent d’ombre, elles aussi. Cette absence de mouvement suscite l’angoisse, et le souvenir de la beauté passée devient comme du fiel. J’ai éprouvé cela des centaines de fois, lorsqu’il me fallait quitter le libre éther de l’Antiquité pour revenir à la nuit du présent : je ne trouvais de salut que dans la résignation, qui est la mort de l’âme. Il y a un sentiment qui vous torture, au souvenir de la grandeur disparue, et on est là comme un criminel, devant l’histoire. Plus on a revécu celle-ci profondément, plus on est violemment bouleversé en s’éveillant de ce rêve : on voit un abîme entre ici et là-bas, et moi, du moins, toutes ces choses qui furent si belles et si grandes, je suis obligé de les tenir pour perdues, pour perdues à jamais. Regarde cette chapelle : comme il était formidablement puissant l’esprit qui la créa, avec quelle force il dompta le vaste monde ! Il couronna la colline paisible avec ce sanctuaire pacifique, dans la vallée il installa son monastère, et dans le tumulte de la ville il édifia sa majestueuse cathédrale. Des milliers d’hommes lui étaient soumis et, apôtres de cet esprit, ils allaient çà et là, vêtus de cilices, pauvres, privés de ce que la terre produit de plus délicat, et ils agissaient. Mais je n’ai pas besoin de te raconter tout cela, tu connais l’histoire du monde. Et qu’est-il advenu de tout cela ? Comprends-moi bien : la question ne concerne pas ce que ce siècle-là nous a transmis. Ma question ne concerne pas le matériau mort, mais plutôt, si tu veux, la forme dans laquelle cela s’est produit, cette énergie et cet esprit de cohérence qui semblaient se perdre dans l’infini et qui pourtant savaient mettre en accord avec le centre ce qui paraissait même le plus éloigné, et maintenait fermement dans chaque variation le ton de la mélodie originaire. La forme, prise en ce sens, est sans doute la seule chose qui, dans notre situation, puisse nous fournir un point de comparaison, car le matériau n’est jamais que quelque chose de donné. Mais la forme est l’élément de l’esprit humain, c’est la liberté qui y opère comme loi, et la raison s’y actualise. Et alors, compare donc ce temps-là avec le nôtre : où trouveras-tu une communauté ? Où est le pont qui nous permettrait de recevoir, de ce pays lointain, tant de choses magnifiques ? Où est passé cet esprit pieux et puissant qui a construit les églises, fondé les ordres religieux, et tout cela comme d’une seule coulée ? Cet esprit qui, d’un point central, s’éleva au-dessus du monde de cette époque et qui soumit tout à son intelligence et à la force de sa foi ?

ESQUISSE

Chez nous, tout se concentre dans le spirituel, nous sommes devenus pauvres pour devenir riches.

[…]

Johann Christian Friedrich Holderlin : Communisme des esprits. Traduction J. D’Hondt Cahier de l’Herne Hölderlin)

Ce texte a donc été déniché et publié en 1923 par l’historien de la littérature Franz Zinkernagel dans la Neue Schweizer Rundschau sous le titre Neue Hölderlin-Funde (Nouvelles découvertes hölderliniennes). Il ne donne guère de détails si ce n’est pour rappeler le grand projet éducatif que Hölderlin partageait avec Hegel et Schelling. Franz Zinkernagel avait par ailleurs identifié la chapelle comme étant la chapelle Saint Rémi de Wurmlingen située à environ une heure de Tübingen.

Ce qui m’a tout de suite frappé à la première lecture du texte, outre le caractère percutant du titre Communismus -avec un C – der Geister (Communisme des esprits) sur lequel je reviendrai plus loin, c’est le rapport qui est établi entre les ordres monastiques qui, un jour florissants, se sont effondrées et la nécessité d’une nouvelle académie. La nouvelle relation entre sciences et religion à l’époque de l’Idéalisme allemand avait généralisé l’incrédulité.
Le texte français a été établi par Jacques D’Hondt pour les Cahiers de l’Herne (1989). Il l’a commenté sous le titre Le meurtre de l’histoire.(Accessible en ligne). La question a été récemment relancée par l’universitaire américain Joseph Albernaz dans un article (en anglais) de la Germanic Review relayé par Frédéric Neyrat qui a partiellement traduit en français l’introduction et le commente lui-même.

J. D’Hondt a examiné et discuté la controverse qui oppose partisans et adversaires de l’authenticité hölderlinienne du texte. Je vous y renvoie et retiens qu’en tout état de cause, « il y a du Hölderlin dans ce texte ». Il date de l’époque où les condisciples du Stift de Tübingen Hegel, Hölderlin et Schelling concevaient des textes ensemble.

« Hegel, Hölderlin, Schelling et leurs amis se souciaient peu, dans leur jeunesse, de déterminer la part qui revenait à chacun dans l’élaboration d’une pensée nouvelle, qu’ils voulaient universelle. Ils travaillaient en commun, élaboraient en commun leurs projets, leurs essais, ne distinguaient pas le « mien » du «tien». Ce désintéressement ne durera pas, ou deviendra affectation. Il caractérise une période de formation, alors que chacun d’entre eux ne s’est pas encore véritablement trouvé. Il concerne des écrits qui ne manquent certes pas pour autant d’intérêt. En lui se manifeste déjà discrètement une des formes d’un « communisme des esprits» qui ira jusqu’à l’anonymat des œuvres. »

(Jacques D’Hondt : Le meurtre de l’histoire in Cahiers de l’Herne. 1989).

Reste la question du titre. A-t-il été ajouté plus tard ? Cela n’importe que sur un point. S’il est d’origine, ce serait alors la première utilisation du mot communismus. Il serait qui plus est issu d’une conversation entre un philosophe et un poète allemands. En 1841 encore, Heinrich Heine écrivait communismus avec un C. Jusqu’à présent, l’on considérait que le mot a été écrit pour la première fois par Restif de la Bretonne dans Monsieur Nicolas en 1796-97. Il utilise le mot communisme au sens de

« mettre en commun, dans chaque cité, toute la surface de la terre pour être cultivée»

ainsi que

« tous les produits, tant des champs, des vignes, des prairies, des bestiaux de toute espèce ; que les produits des metiers, des arts et des sciences : Desorte que Tout le monde travaillât, come On travaille aujourd’hui et que Chaqu’un profitât du travail de Tous ; Tous du travail de Chaqu’un. A mettre de même en commun les maisons […] les Enfants….».

(Nicolas-Edmé Restif de la Bretonne : Monsieur Nicolas ; ou le Coeur-Humain dévoilé. Tome 8. Cité dans le livre de Jacques Granjonc : Communisme/ Kommunismus / communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes. 1785-1842. Editions des Malassis. pp.371-372)

Le mot communiste, lui, est bien plus ancien. Il est attesté dès le XIIème siècle. Pour faire court, la première trace écrite en français date de 1706 où l’expression un « bon communiste » désigne celui qui a le sens de l’intérêt commun. J. Granjonc évacue résolument le titre comme inauthentique. Exit Hölderlin. Peu importe ! L’expression reste en tout état de cause intéressante. Mais surtout, et c’est plus ennuyeux, la rejeter empêche d’aller voir ce qui dans l’œuvre du poète pourrait y correspondre. S’il n’y en avait rien du tout, le problème serait résolu. Or, ce n’est pas le cas, bien au contraire, comme nous le verrons. Enfin, par delà la question de savoir qui l’a écrit le premier, celle qui importe est de constater que le mot communisme commence à faire flores au moment de la Révolution française qui est au centre des préoccupations de Hölderlin. Et il circulait peut-être déjà avant qu’un auteur ne le consigne par écrit.

Tout commence par une promenade avec Georg Wilhelm Friedrich Hegel.

Chapelle Saint Rémi à Wurmlingen. Photo Thomas Hentrich,

Le 16 novembre 1790, Hölderlin écrit à sa sœur :

„Heute haben wir großen Markttag. Ich werde, statt mich von dem Getümmel hinüber und herüberschieben zu lassen, einen Spaziergang mit Hegel, der auf meiner Stube ist, auf die Wurmlinger Kapelle machen wo die berümte schöne Aussicht ist“.

« Aujourd’hui, c’est la grande foire. Au lieu de me faire bousculer de droite et de gauche par la cohue, je vais faire avec Hegel, qui est chez moi, une promenade à la chapelle de Würmlingen d’où l’on a une vue renommée pour sa beauté »

(Hölderlin : Œuvres. Pleiade. Pp 64-65)

Nous savons donc que deux des personnages du récit sont Hegel et Hölderlin et que le texte devrait se situer après cette promenade en novembre 1790. Certains auteurs le date de 1793, d’autres de 1794. Il est composé de trois parties : une disposition, un essai de développement, quelques notes que je n’ai pas reprises.
De quoi Hegel et Hölderlin ont-ils parlé ? De l’effondrement des ordres monastiques et de la nécessité de concevoir de nouvelles institutions académiques prenant acte du changement d’époque dans laquelle ils vivent. Sans nostalgie du Moyen-Âge, ils tentent de retrouver l’énergie qui  a conféré une puissance aux bâtisseurs de cathédrales dans un contexte de « généralisation de la mécréance » (Allgemeinheit des Unglaubens, [Unglaube = incrédulité, perte de foi]). Quel pont peut-on jeter entre cette lumière finissante qui éclaire encore le passé (la chapelle) dans la nuit du présent et un avenir ? Où pour cela trouver une communauté ?

Avec le nouvel « esprit du capitalisme », analysé par Max Weber, les affaires séculières du négotium, la préoccupation de la subsistance qui s’exprime par la cohue de la foire dans la lettre du poète à sa soeur, allait grignoter l’otium, qui ,«  comme soin, cura, […] consiste en pratiques libres de tout souci de subsister, libres de tout negotium », comme l’écrit Bernard Stiegler. L’esprit du capitalisme est un changement de sens du désir de s’élever : il devient une « éthique de la besogne » (Stiegler), c’est-à- dire du negotium. Hölderlin était proche de cela quand il parlait  de « s’élever au dessus de la simple satisfation de ses besoins élémentaires » pour trouver une vie supérieure.
Selon Weber, cette mutation dans l’esprit religieux conduit à une rationalisation qui finit par s’opposer à cet esprit religieux comme croyance. Celle-ci se transforme en crédit obtenu par la confiance. Celle-ci relève du calculable et mesure le temps de l’occupation (negotium). Cela se traduit chez Benjamin Franklin par ce premier commandement que « le temps est de l’argent » — ce qui signifie d’abord que le service à Dieu devient calculable et rationnel. Et qu’il est immoral de gaspiller du temps hors du labeur. Cet « esprit du capitalisme » menace l’esprit lui-même. On peut parler aujourd’hui de l’esprit perdu du capitalisme.
Hölderlin parle de « ce pauvre commerce où l’esprit solitaire compte et recompte l’argent amassé » (Hypérion p.13). Et dans la fameuse diatribe contre les Allemands, il écrit :

« Il n’est rien de sacré que ce peuple n’ait profané [entheiligt=désacralisé], rabaissé au niveau d’un misérable expédient ; et ce qui, même chez les sauvages, se maintient ordinairement dans sa pureté divine, ces barbares du tout calculable (allberechnenden Barbaren) le traitent comme s’il s’agissait de n’importe quel métier. Et ils ne peuvent faire autrement car une fois que l’être humain a subi un pareil dressage il ne voit plus que son objectif, son profit, il cesse de s’exalter, Dieu, l’en garde ! Cela reste ancré en lui (es bleibt gesetzt). Et quand c’est férié, quand c’est fête (wenn es feiert), quand il aime, quand il prie, et même quand se déploie la fête gracieuse du printemps, quand l’heure de la réconciliation du monde chasse tous les soucis, quand l’innocence s’instille par magie dans un cœur coupable, quand dans l’ivresse de chauds rayons de soleil, l’esclave oublie joyeusement ses chaînes et que les ennemis de l’humain, radoucis par l’air divin, sont aussi pacifiques que des enfants… quand même la chenille s’aile et que l’abeille essaime, l’Allemand reste rivé à sa tâche, fort peu soucieux du temps qu’il fait ».

(Hölderlin : Hypérion. Trad. Philippe Jaccottet. Nrf Gallimard. 1973. p.234. Traduction légèrement modifiée)

Le service divin est traité comme n’importe quel métier. C’est aussi ce qu’Empédocle reprochera à la « clique» des prêtres. La barbarie du tout calculable consiste à jauger toutes les activités humaines y compris celles de l’esprit à l’aune de ratios comptables. Elle provoque la dissolution de l’otium, le plan de l’existence (quand c’est férié, quand il aime, quand il prie) dans le negotium, le plan de la subsistance où quoi qu’il arrive l’on reste rivé à sa tâche. C’est ce qui accable Hölderlin, une situation face à laquelle il cherche un remède.
Hölderlin avait été formé au séminaire protestant du Monastère de Maulbronn avant de rejoindre le Grand séminaire protestant de Tübingen, le Sitft, en même temps que Hegel et Friedrich Wilhelm Joseph (von) Schelling. Ensemble, les trois amis écriront le projet du plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand dont voici un extrait :

« Je parlerai d’abord d’une idée qui, à ma connaissance, n’est encore jamais venue à l’esprit de personne — il nous faut une nouvelle mythologie, mais cette mythologie doit être au service des idées, elle doit devenir une mythologie de la raison.
Les idées qui ne se présentent pas sous forme esthétique, c’est-à-dire mythologique, n’ont pas d’intérêt pour le peuple, et inversement, une mythologie qui n’est pas raisonnable est pour le philosophe un objet de honte. Ainsi les gens éclairés et ceux qui ne le sont pas finiront par se donner la main, la mythologie doit devenir philosophique, afin de rendre le peuple raisonnable et la philosophie doit devenir mythologique, afin de rendre les philosophes sensibles. Alors on verra s’instaurer parmi nous l’unité éternelle. Plus de regard méprisant, le peuple ne tremblera plus devant ses sages et ses prêtres. Alors seulement on verra s’épanouir uniformément toutes les forces, celles du particulier comme celles de tous les individus. Aucune force ne sera plus réprimée, la liberté et l’égalité des esprits régneront partout ! — Un esprit supérieur, envoyé du ciel, doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera la dernière, la plus grande œuvre de l’humanité ».

(Rédaction commune attribuée à Hölderlin, Hegel et Schelling. Traduction D. Naville. Dans Hölderlin ou la question de la poésie. Numéro hors série. Détours d’écriture. Sillages. Avril 1987).

Dans le fragment des lettres philosophiques, Hölderlin écrit :

« Ce n’est que dans la mesure où plusieurs êtres humains ont une sphère commune où ils souffrent et agissent humainement, c’est-à-dire autrement que pour la seule satisfaction des besoins, c’est seulement dans cette mesure qu’ils ont une divinité commune, et c’est seulement et s’il existe une sphère où tous les hommes vivent simultanément et à laquelle les rattache un lien supérieur à celui de la satisfaction des besoins vitaux, c’est à cette seule condition qu’ils ont tous une divinité commune »

( Hölderlin : [ De la religion] in Oeuvres. Pléiade p.648)

On pourrait presque voir cela comme une définition de l’otium du peuple, expression forgée par Bernard Stiegler pour se débarrasser de cet abrutissant opium du peuple de Marx.

Sociabilité et commun chez Hölderlin

Nous avons déjà quelques contenus de l’œuvre du poète qui suggèrent un communisme. Avant d’aller vers d’autres, examinons successivement ceux qui parlent de l’individuation et de la communauté. Dans un fragment intitulé La Jeunesse d’Hypérion cité par Philippe Jaccottet dans sa préface au roman épistolaire Hypérion, Hölderlin fait dire à Diotima :

« Je porte dans mon âme une image de sociabilité : grands dieux ! Comme elle fait apparaître plus beau d’être ensemble que seuls ! »

L’individualisme est aux antipodes des conceptions développées par Hölderlin. L’individuation, c’est à dire ce qui permet de devenir ce que l’on est, passe par l’ouverture aux autres et singulièrement à ce qui est étranger. Dans une lettre à son frère pour la nouvelle année 1799, le poète évoque la misère des « prisonnier de la glèbe » :

« Chacun ne se sent chez lui qu’à l’endroit où il est né ; son intérêt et ses conceptions peuvent et veulent rarement aller au-delà. D’où ce manque d’élasticité, d’élan, de déploiement multiple des forces, d’où le sombre, le méprisant refus, ou alors la dévotion craintive, aveuglément soumise avec laquelle ils accueillent tout ce qui se trouve en dehors de leur sphère étriquée et peureuse : de là aussi cette insensibilité quant à l’honneur commun et à la propriété commune, sans doute très générale chez les peuples modernes, mais qui, chez les Allemands, atteint à mon avis un degré suprême. Seul peut se complaire dans sa chambre celui qui vit aussi dans la liberté des champs ; de même, sans idées générales, sans vues universelles et sans regards ouverts sur le monde la vie individuelle propre à chacun ne peut exister »

Plus loin il précisera :

« Le guerrier engagé dans l’action commune se sent plus courageux et plus puissant et le devient effectivement ; de même l’énergie et la vitalité des hommes s’accroît dans la mesure où s’élargit le milieu où ils se sentent souffrir et agir en commun ( à condition que cette sphère ne s’élargisse pas au point que l’individu se perde dans le tout) ».

(Hölderlin : Lettre à son frère. 1er janvier 1799. in Hölderlin Oeuvres. Pleiade.Pp 689-690)

On notera chez Hölderlin et c’est une caractéristique de son œuvre, la recherche d’un équilibre entre deux tendances qui ne doivent pas s’absorber l’une l’autre sous peine de se nier, ici le chez soi et le dehors, l’individu et le collectif. De même, les individus isolés au labeur voient leurs capacités symboliques amputées, prolétarisées :

« Cependant, ô douleur ! Notre race, oublieuse des dieux est plongée
Dans la nuit. Sa demeure est semblable aux enfants. Et chacun, dans les chaînes
D’un geste défini, au milieu du tonnant atelier, n’entend
Que son propre travail. Ah ! le labeur de ces hommes farouches,
L’effort puissant des bras, la peine persévère et pourtant
Se révèle inféconde et pareille aux stériles Furies, et sera
Telle encor, jusqu’au jour où sortant de son rêve anxieux, l’âme des hommes
Juvénile et joyeuse soudain se lèvera ! »

(Hölderlin : Archipelagus / L’archipel. Pléiade p.828)

Les mains qui tenaient l’outil individuel deviennent des bras mécaniques. Hölderlin décrit un état de misère symbolique lié à la mécanisation des gestes corporels dans le vacarme de l’atelier qui les rend stériles en production symbolique. Le « geste défini » est un choix du traducteur. L’expression n’existe pas chez Hölderlin sinon l’on pourrait parler de grammatisation. C’est à un réenchantement du monde que se consacre l’œuvre de Hölderlin.

La communauté chez Hölderlin

Dans un article Communion républicaine/La communauté selon Hölderlin, Pierre Hartmann décline le motif de la communauté dans Hypérion et La mort d’Empédocle. Il y a d’abord le cercle familial, ce que Hölderlin appelle Les miens, titre de l’un de ses poèmes de jeunesse. C’est la « communauté affective originaire, mais aussi communauté-refuge devant les déboires de la vie ». Il y a ensuite les amis avec qui « il importe tant de faire cause commune », car

« nous nous faisons tort à nous-mêmes lorsque, par une misérable rivalité, nous nous séparons et nous isolons, car l’appel de l’ami nous est indispensable pour nous réconcilier avec nous-mêmes ».

(Hölderlin : Lettre à Neuffer in Œuvres. Pléiade. P. 449)

Nous avons déjà vu la relation de Hölderlin avec Schelling et Hegel. « le mot-clé de cette relation est celui de Bund (lien, association, alliance, pacte) », le Bund unserer Geister, l’alliance de nos esprits.

« la communauté amicale ne doit en aucune façon être tenue pour une communauté exclusive, une communauté par soustraction. Elle n’épouse pas la figure du repli, mais celle de la projection : le Bund amical se veut une anticipation, une préfiguration de l’église universelle, c’est-à-dire de la communauté générale des hommes. Si pacte il y a entre un nombre restreint d’individus choisis, alliance entre des âmes d’élite, c’est en vue de l’idéal de toute société humaine, de l’église esthétique.» (Pierre Hartmann : article cité)

A son frère Karl, Hölderlin écrit : « Il n’existe au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine » (Pléiade p. 996). « L’essentiel, c’est qu’en toute chose l’esprit de communauté prévaudra », avait-il déjà avancé dans une lettre précédente au même (p. 986).

Dans un brouillon de lettre à Casimir Ulrich Böhlendorff, le poète utilise l’expression de « Psyché entre amis » :

« Ecris-moi bientôt sans faute. J’ai besoin de tes pures sonorités. La Psyché entre amis, la naissance de la pensée dans la conversation et la correspondance est nécessaire aux artistes. Autrement nous n’avons aucune pensée pour nous-mêmes ; elle appartient à l’image sacrée que nous formons »

(Pleiade p. 101o-11)

Il y aussi ce que Maurice Blanchot appelle « la communauté des amants » qui n’exclut pas la séparation, ni ne s’isole.

« Restreinte ou générale, érotique ou politique, la communauté s’inscrit en permanence dans l’horizon du possible. Mais elle est aussi réellement présente, à tout moment, comme le grand Tout de la nature où chacun peut trouver refuge, fut-ce dans la mort »,

écrit Pierre Hartmann. Il y a enfin la communauté des habitants devenus citoyens comme dans La mort d’Empédocle.

Toutes ces communautés peuvent être bonnes ou mauvaises, ouvertes ou fermées comme, par exemple, la secte de Némésis dans Hypérion.

„Ich glaube an eine künftige Revolution der Gesinnungen, die alles Bisherige schamrot machen wird.“
« Je crois à une future révolution des conceptions et manières de voir qui éclipsera [fera rougir de honte] tout ce qu’on a connu dans le passé »

Le problème de Hölderlin et de ses amis est la transformation de la société allemande, et singulièrement du Pays souabe, au moment où se déploie avec ses vices et ses vertus la Révolution française. La France est vécue à la fois comme maladie et comme cure, pour reprendre, en l’inversant, la proposition de Jean Pierre Lefebvre (cf Jean Pierre Lefebvre : Hölderlin : La France comme cure et comme maladie in Nicole Parfait (éd) Hölderlin et la France. L’Harmattan 1999.)

Gesinnungen ici traduit par les deux mots conceptions et manières de voir a chez Kant, dont Hölderlin fut un lecteur assidu, une dimension éthique, celle qui préside à la volonté telle qu’elle ne se soucie pas de son succès ou de ses effets utilitaires. La phrase citée est extraite d’une magnifique lettre à Johann Gottfried Ebel à Paris, aussi déçu par la Révolution française qu‘il en fut un ardent partisan. Hölderlin y développe toute une pharmacologie dans sa lecture du chaos des évènements qui se déroulent en France où s’est installé le Directoire. Elle est datée du 10 janvier 1797. Il écrit :

« C’est merveilleux, cher Ebel ! d’être déçu et navré comme vous l’êtes ! S’attacher à la vérité et à la justice au point de les voir même où elles ne sont pas, cela n’est pas donné à tout le monde, et quand l’esprit observateur est à ce point subjugué par le cœur, on peut se dire que ce cœur est trop noble pour son siècle. Il est à peu près impossible de regarder la réalité sordide dans toute sa nudité, sans en tomber malade soi-même »

Certes, cela rend malade mais

« vous le supportez malgré tout, et je vous admire autant pour avoir encore envie de regarder ces choses que pour ne pas les avoir vues plus tôt de la même manière ».

Dans le premier temps de la déception, il reste « quelques-uns » pour préparer la suite :

« Je sais qu’il est infiniment douloureux de prendre congé d’un endroit où l’on a vu s’épanouir dans nos espoirs tous les fruits et toutes les fleurs de l’humanité. Mais il nous reste nous-mêmes et quelques-uns, et n’est-ce pas une belle chose aussi que de trouver tout un monde en soi-même et en quelques-uns ? »

Car sur un plan plus général, le chaos contient en germes une renaissance :

« je me console à l’idée que toute fermentation et toute dissolution aboutissent nécessairement soit à l’anéantissement, soit à une organisation nouvelle. Mais il n’y a pas d’anéantissement, donc la jeunesse du monde doit resurgir de notre décomposition. On peut bien dire avec certitude que jamais monde n’a présenté un aspect aussi chaotique qu’à présent. Il n’est qu’une infinie variété de contrastes et d’oppositions ! De l’ancien et du nouveau ! Culture et sauvagerie ! Méchanceté et passion ! Égoïsme sous peau de mouton ! Égoïsme sous peau de loup ! Superstition et incrédulité ! Servitude et despotisme ! Intelligence dénuée de bon sens ! Bon sens dénué d’intelligence ! Sensibilité dépourvue d’esprit, esprit dépourvu de sensibilité ! Histoire, expérience, tradition sans philosophie, philosophie sans expérience ! De l’énergie sans principes ! Des principes sans énergie ! De la rigueur dénuée du sens de l’humanité ! Un sens de l’humanité dénué de rigueur ! De la complaisance où perce l’hypocrisie, de l’arrogance éhontées ! Des jeunes qui font le barbon, des hommes puérils – On pourrait poursuivre cette litanie de l’aurore à la nuit sans avoir dénombré la millième partie du chaos humain. Mais il faut qu’il en soit ainsi ! Cette caractéristique d’une partie, la mieux connue, de l’espèce humaine présage certainement des choses extraordinaire. Je crois à une future révolution des conceptions et manières de voir qui éclipsera tout ce qu’on a connu dans le passé ».

(Hölderlin : Lettre à Johann Gottfried Ebel in Oeuvres. p. 403-404)

Révolution est à prendre ici au sens de rendre un passé révolu. Lettre d’une saisissante actualité où le chaotique est à la fois dissolution souhaitable, il faut qu’il en soit ainsi, et fermentation des germes de renouveau. La dissolution chez Hölderlin n’est pas une négation ou un renversement.  C’est un processus d’ouverture vers des possibles permettant la construction d’un à venir ouvert lui-même sur l’infini en transformant le présent et en constituant ce qui est révolu en passé. Faute de quoi non seulement celui-ci ne passe pas – c’est le retour des rois, la contre-révolution – mais on risque de perdre les possibles non réalisés, l’humus, qu’il contient. Hölderlin appelle cela « le devenir dans le périr », titre de l’un de ses essais dans lequel il écrit :

« Ce qui passe à la négation, dans la mesure où il provient de la réalité effective, et n’est pas encore un possible ne peut agir effectivement. Mais le possible qui rentre dans la réalité effective, tandis que se dissous la réalité effective, celui là agit effectivement et produit aussi bien la sensation de la dissolution que le souvenir de ce qui a été dissous »

La « vie neuve », pour durablement exister, doit aussi produire « une anamnèse de ce qui a été dissous ». Si cette lacune n’est pas comblée, elle le sera par une idéologie décliniste ravageuse. Je dois cette lecture de la dissolution à travers la traduction, différente de celle de la Pléiade, qu’elle cite, au fort intéressant livre de Judith Balso : Ouvrir Hölderlin. Éditions Nous. 2022.

Bien entendu, la dissolution ne se décrète pas. Et encore faudrait-il repérer les forces disruptives à l’œuvre que nous savons aujourd’hui technologiques et numériques, question que Hölderlin n’aborde pas.

Communisme

Joseph Albernaz, dans son article, cite un passage d’Hypérion qui lui semble revêtir une pertinence particulière pour comprendre le sens de Communisme des esprits. Il s’agit de la lettre envoyée par Diotima, depuis son lit de mort, à Hypérion :

« Je me suis élevée au-dessus de ces fragments à quoi se réduit toute œuvre humaine (littéralement : faite des mains des humains, Menschenhände), j’ai ressenti la vie de la Nature qui s’élève au-dessus de toutes les pensées – deviendrais-je même une plante, le mal serait-il si grand ? – Je serai. Comment pourrais-je me perdre hors de la sphère de la vie où l’amour éternel, commun à toutes choses, rassemble toutes les natures ? Comment sortirais-je de l’alliance (Bund) qui unit toutes les créatures. Elle ne se rompt pas aussi aisément que les liens lâches de l’époque (die losen Bande dieser Zeit). Elle n’est pas une foire où le peuple s’assemble avec bruit pour bientôt se disperser à nouveau. Non ! par l’Esprit qui nous unit, par l’Esprit divin qui est propre à chacun et commun à tous (der jedem eigen ist und allen gemein) ! Non ! Non ! dans l’alliance de la Nature, la fidélité n’est pas un rêve. Nous ne nous séparons que pour être plus intimement unis, plus divinement accordés à toutes choses et à nous-mêmes. Nous mourrons pour vivre. (Wir sterben, um zu leben)
Je serai. Je ne demande pas ce que je deviendrai. Être, vivre est assez. C’est la gloire des dieux ; c’est pourquoi tout ce qui est vie dans le monde divin ignore l’inégalité, et il n’y a ni maîtres ni serviteurs (es gibt in ihr nicht Herren und Knechte. Knecht n’est pas l’esclave mais le serviteur). Les natures vivent les unes avec les autres comme des amants ; elles ont tout en commun : l’esprit, la joie et l’éternelle jeunesse »

(Hölderlin : Hypérion. Oc pp. 225-226)

La « foire où le peuple s’assemble avec bruit pour bientôt se disperser à nouveau » n’est pas sans rappeler la lettre de Hölderlin à sa sœur citée plus haut « Aujourd’hui, c’est la grande foire » où l’on se fait « bousculer de droite et de gauche par la cohue ».
Pour Joseph Albernaz, il est difficile de trouver une meilleure description pour l’idéal exprimé dans ce passage qu’un « communisme des esprits » au vu du nombre d’occurrences mettant en relation l’esprit et le commun. Le « tout en commun » lui rappelle le omnia sunt communia (Tout est commun à tous) de Thomas Müntzer. La référence indirecte à la Guerre des Paysans en Allemagne est d’autant plus intéressante que l’historien suisse, Peter Blickle, qualifie la Guerre des paysans de Révolution de l’homme du commun. Il définit ce dernier, qu’il distingue de la notion de peuple, comme principalement anti-autoritaire. Il a montré la place qu’occupait l’idée communaliste dans leurs conceptions : aussi bien dans les villages que dans les villes, « toutes leurs représentations politiques étaient orientées vers la commune (Gemeinde)». (Peter Birckle : Der Bauerkrieg/ Die Revolution des gemeinen Mannes. CH Beck)

Il y a aussi dans Hypérion, dont je rappelle que le nom vient du grec ancien Ὑπερίων , Huperíōn (« celui qui va au-dessus »), au-dessus précisément de la fragmentation de la vie ordinaire évoquée par Diotima, et que Nietzsche qualifiera de sur-humain, ce cri de ralliement proprement guerrier :

« Tout pour tous. Chacun pour tous » (p. 182).

Enfoncés les Trois mousquetaires !

Si communisme il y a chez Hölderlin, il ne s’agit en aucun cas d’un communisme qui mène à la dictature du prolétariat, qui était d’ailleurs plutôt une dictature sur le prolétariat, encore moins à une dictature du KGB et de ses clones. Ni même à la constitution d’un État du moins en ce que celui-ci a aussi une dimension toxique :

Hypérion :

« Tu concèdes à l’État, me semble-t-il, trop de pouvoir. Il n’a pas le droit d’exiger ce qu’il ne peut obtenir par la force ; or, on ne peut obtenir par la force ce que l’amour donne, ou l’esprit. Que l’État ne touche donc point à cela, sous peine que l’on ne le cloue au pilori! Par le Ciel ! il ne mesure pas l’étendue de son péché, celui qui prétend faire de l’État l’école des mœurs. L’État dont l’homme a voulu faire son ciel s’est toujours transformé en Enfer.
– L’État n’est rien de plus que la rude écorce protégeant l’amande de la vie [Kern des Lebens], le mur enfermant le jardin de nos fruits et de nos fleurs.
– Mais que peut faire le mur si la terre du jardin est sèche ? La seule pluie du ciel y peut quelque chose.
– Pluie du ciel, ô ferveur ! Tu nous ramèneras le printemps des nations. L’État ne peut disposer de toi ; »

Quand le printemps des peuples ?

« Quand la préférée du Temps , sa plus jeune, sa plus belle fille, la nouvelle Église, surgira de ses formes désuètes et souillées, quand le réveil du sens du divin rendra à l’homme son dieu et au cœur sa jeunesse, quand … je ne puis l’annoncer, car c’est à peine si je la pressent, mais je ne doute pas qu’elle vienne ». (Hypérion, oc. p. 83-84)

La « nouvelle Église » est à comprendre à partir de son étymologie, ecclesia, l’Assemblée regroupant des énergies de bifurcation, à distance non seulement de l’État mais de toute forme de sectarisme. Au moment où Hypérion s’exaltait ainsi, déboule dans la chambre une bande de sectaires, partisans de la terreur, indifférents à l’adhésion des humains à leur projet, dont l’aspect de détenteurs de la « Toute-science », Allwissenheit, provoque en lui l’effroi.

La faute d’ Empédocle

Je n’utiliserai pas l’ensemble de ce que l’on peut appeler le matériau Empédocle de Hölderlin. Il est composé de trois versions inachevées d’une tragédie, La mort d’Empédocle, d’un plan général de celle-ci et d’un essai, Fondement d’Empédocle. Je me concentrerai, en rapport avec mon sujet, sur le deux premières versions, sur la faute d’Empédocle et son discours testamentaire.
Dans la première version, nous avons une première approche de la faute d’Empédocle, celle de s’être érigé -et lui seul- en maître de la nature et de l’avoir dit. Il ne s’est pas contenté de s’approprier le divin, d’en avoir oublié le caractère sacré. Il l’a mis à son service en voulant faire des « Célestes » des « serviteurs bornés  (Blöde Knechte) ». Des serviteurs bêtes.

Empédocle :

« ….Non !
Je ne devais pas le dire, Nature sacrée !
Et vierge que la pensée grossière effarouche !
Je t’ai méprisée, et me suis moi seul
Érigé en maître, présomptueux
Barbare ! Je vous tenais par votre simplesse,
Puissances pures, jeunes à jamais ! Vous qui
M’avez élevé dans la joie, de délices nourri,
Et comme, toujours, vous me reveniez égales,
Ô si bonnes, je ne vénérais plus votre âme !
C’est que je la connaissais, la savais par cœur,
La vie de la nature, en quoi m’eût-elle été
Sacrée comme autrefois. Les Dieux étaient
A mon service désormais, moi seul
J’étais dieu,
et dans mon téméraire orgueil je l’ai dit.
Oh ! Crois-moi, mieux vaudrait que je ne fusse pas
Né ! » (Pleiade. p.482)

Pas très partageux en effet. L’hubris du moi engendre la confusion de l’esprit, s’affranchit de limites. Ce jour mauvais où il a dérapé est exploité par Hermocrate, le prêtre, qui cherche à instrumentaliser la faute d’Empédocle, à soulever le peuple contre lui, à le chasser dans « le sauvage désert », pour avoir oublié la distance entre les dieux et lui et s’être lui-même fait Dieu. Sur le fond de vérité de cet hubris empoisonné, le prêtre agite l’option communautariste et fait d’Empédocle un bouc-émissaire (pharmakos) :

Hermocrate :

« Et tu parles
Encore et ne soupçonnes pas qu’avec nous tu n’as
Plus rien de commun, tu n’es plus qu’un étranger »

Les Agrigentins embrayent : « Hors d’ici, que sa malédiction ne nous souille ! »

Dans la seconde version, c’est l’archonte Mécade, c’est à dire un responsable politique, qui rapporte le discours de la faute d’Empédocle. Il s’y ajoute une dimension supplémentaire, celle de prise de possession de la terre.

Mécade :

« Il me souvient d’un arrogant discours
Qu’il fit, étant la fois dernière
A l’Agora. J’ignore ce que le peuple
Lui avait dit auparavant ; je venais
D’arriver, j’écoutai de loin ; vous m’honorez,
Fut sa réponse, en quoi vous faites bien ;
Car la nature est muette,
Le soleil, l’air, la terre et ses enfants
Vivent côte à côte en étrangers,
En solitaires qui n’auraient pas de liens.
Certes, elles vont leur cours, toujours vivaces,
Dans l’esprit des Dieux, les libres,
Les immortelles puissances du monde
Autour des autres
A la vie éphémère,
Mais, plantes sauvages
En terre inculte,
Les mortels dans le sein des Dieux
Sont tous semés,
Nourris avarement, et mort
Serait l’aspect du sol si quelqu’un
N’en prenait soin, n’éveillait la vie,
Et le champ est mien. Unis par moi,
Les mortels et les Dieux
Font échange de force et d’âme.
Et plus ardentes sont les puissances éternelles à étreindre
Le cœur plein d’élan, et plus robuste la sève
D’esprit libre et divin dans les sensibles hommes,
Et c’est l’éveil ! Car j’assemble
Toutes choses étrangères,
Inconnues, ma parole les nomme,
Et je soutiens, qui monte et décline,
L’amour des vivants ; ce qui manque à l’un,
Je le prends à l’autre, et j’anime
En liant, je transforme
Le monde inerte et lui rend jeunesse,
A personne et à tous je ressemble
Ainsi parla son arrogance » (pp. 543-544)

Und mein ist das Feld. Mir tauschen
Die Kraft und Seele zu Einem,
Die Sterblichen und die Götter.

Et le champ est mien. Unis par moi,
Les mortels et les Dieux
Font échange de force et d’âme.

Empédocle n’a pas seulement effacé la distance qui doit séparer les dieux des mortels , il ne s’est pas seulement approprié le lointain inaccessible que doit rester le divin, il a également pris possession non de la récolte mais de la terre, croyant avoir atteint l’inatteignable. Pour Hölderlin, écrit Judith Balso,

« les dieux ne peuvent être figés dans la figure d’un être ou d’un nom, encore moins être l’objet d’un rituel. Ce sont des énergies toujours en devenir au sein du monde, dont la présence ou l’absence ne se mesurent pas à l’existence d’une prêtrise séparée, mais uniquement à celle d’une capacité collective à renouveler la vie, à la porter au plus haut de ses capacités et de ses désirs » (J .Balso : oc p. 288).

Les dieux, le divin, si ça peut consister, n’existent cependant pas.

L’erreur d’Empédocle peut par ailleurs se comprendre en se rappelant ce qu’écrivait Jean-Jaques Rousseau, l’une des sources d’inspiration de l’essai de tragédie :

« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne! »
(Jean-Jacques Rousseau : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)

«  La ‘voix’ moderne absolument dominante dans Empédocle, écrit Jürgen Link en citant ce passage, [est] toujours connotée avec le mythe de la vie de Rousseau en tant que ‘retour’ de l’avant-garde des Lumières à la ‘Nature’ ».

« La faute symbolique d’Empédocle n’est pas de ne s’être tu, d’avoir parlé mais  d’avoir exprimé sa qualité de ‘demi-dieu’ dans le code symbolique de la propriété privée de la terre et de ses biens, c’est à dire dans une symbolique collective erronée, empruntée à l’Aufklärung et aux théories des physiocrates (qui sont des théories capitalistes donc inconséquentes). Cela constitue une double faute symbolique. D’une part à l’égard des dieux : en effet ce n’est pas le demi-dieu, producteur d’un inter-discours prônant la révolution de la culture et l’association, qui peut véritablement éveiller la vie, mais c’est seulement la Nature. En termes empruntés à Rousseau : la Terre n’est à personne ou à Hölderlin : vouloir s’approprier les dieux, en faire une propriété privée, constitue la faute capitale, l’origine de tous les maux »

(Jürgen Link : L’Empédocle de Hölderlin et le mythe du demi-dieu moderne Rousseau in Nicole Parfait (éd) : Hölderlin et la France. L’Harmattan. Pp 41-59)

C’est donc à une double appropriation à laquelle s’est livré Empédocle : La terre et les Dieux. Il en a fait des serviteurs bêtes (blöd), autant dire qu’il les a tués. Ce qui pour les dieux des religions n’est pas bien grave, ce ne sont pas les dieux de Hölderlin. Ce qui l’est plus, c’est qu’en faisant cela il a clôturé le monde sur lui-même en rompant la relation à l’infini.

Revenons maintenant à la première version et au discours testamentaire d’Empédocle ayant eut honte de sa faute. Entre temps, il a eu la visite des « vengeurs à venin (giftge Rächer)», des vipères. Les serpents sont un symbole pharmacologique, s’il en est. Les Agrigentins oscillent entre espérance et crainte du changement. D’abord simplement désignés comme Agrigentins dans le premier acte, ils sont dans l’acte 2 nommés citoyens. Ils souhaitent maintenant le retour d’Empédocle pour le nommer… roi. Empédocle commence par leur dire que le temps des rois est révolu : Dies ist die Zeit der Könige nicht mehr. Comme l’aigle qui jette le moment venu ses petits hors du nid afin qu’ils volent de leurs propres ailes, il est temps pour le peuple de voler de ses propres ailes :

Empédocle

« Soyez honteux, vous,
De vouloir encore un roi ; vous n’avez
Plus l’âge ; au temps de vos pères, ce n’eût
Pas été pareil. Pour vous, il n’est aide
Qui tienne si l’aide ne vient pas de vous
 »

Puis Empédocle fait de sa faute ce qu’il faut, une quasi cause, c’est à dire qu’il la renverse :

« Vous m’offriez,
Citoyens, une couronne ! en échange recevez
De moi mon trésor sacré. [….]
Non, je ne vous laisse pas sans conseil,
Mes amis ! Mais n’ayez peur de rien ! Le nouveau,
L’insolite [das Neu’ und Fremde] effraient trop souvent les fils de la terre, […]
Oh ! Donnez-vous à la nature avant qu’elle vous prenne ! –
Vous avez depuis longtemps soif de nouveautés
Et comme l’esprit d’un corps malade, Agrigente
Aspire à sortir de sa vieille ornière.
Ainsi, osez ! votre héritage, votre acquis,
Histoires, leçons de la bouche de vos pères,
Lois et coutumes, noms des Dieux anciens,
Oubliez-les hardiment pour lever les yeux,
Comme des nouveaux-nés, sur la nature divine.
Alors, votre esprit à la lumière du ciel
Embrasé, d’un souffle tendre de vie
Votre poitrine abreuvée comme au premier jour,
Quand bruiront sous leurs fruits d’or les forêts,
Jailliront les sources du rocher, quand la vie
Du monde, son esprit de paix, vous saisiront
Et l’âme vous berceront comme un chant sacré,
Qu’alors perçant les délices une belle aube
Luiront d’un éclat nouveau les verdures de la terre
Et la montagne et la mer, les nuages et les astres,
Que ces nobles forces, tels des frères héros,
Venant sous vos yeux vous feront battre le cœur
Ainsi qu’à des écuyers dans un désir de prouesses
Et d’un monde vôtre et beau, alors tendez-vous les mains,
Donnez vous votre parole et partagez votre bien
.
Oh, alors, mes Amis ! Gloire et prouesses partagez,
Comme Dioscures fidèles ; que chacun soit
L’égal de tous, – que s’appuie sur de justes règles,
Sveltes colonnes, votre vie nouvelle
Et qu’affermisse la loi votre union.
Et alors le peuple, ô Génies de la Nature
Et de ses métamorphoses, vous qui, sereins,
Allez prendre aux gouffres, aux cimes, la joie
Et comme peine et bonheur et soleil et pluie
L’apportez au cœur des mortels bornés
Du fond d’un monde étranger et lointain,
Le peuple libre à ses fêtes vous conviera,
Hospitalier ! Pieux ! Car le mortel donne avec amour
Le meilleur du sien dès lors que la servitude
Ne lui noue et serre pas la poitrine…
» (pp. 522-523)

Ce « osez » (So wagts!) n’est pas sans évoquer le Sapere aude! (Ose savoir)  d’Immanuel Kant : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Telle est la devise des Lumières ». « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », dira de son côté Danton.

Le « communisme » de Hölderlin est celui « des esprits » et ne saurait se réduire au partage de la terre. Ce serait même d’avantage un commun des consistances. Dans le testament d’Empédocle, on notera que ce partage est précédé d’une série de métamorphoses symboliques qui ouvrent sur un nouveau regard sur la nature (« Et la montagne et la mer, les nuages et les astres »), bref une nouvelle cosmologie permettant la transformation des je en un nous. Hölderlin a écrit : dann reicht die Hände/ Euch wieder, c’est à dire : Alors redonnez-vous les mains car le collectif s’était fragmenté tout comme la parole n’était plus de confiance. Gebt das Wort (Donnez-vous votre parole) sonne presque comme un mot de passe. Se donner le mot versus perdre le sens des mots. Si cela apparaît un peu comme une succession, il ne faut pas y voir, me semble-t-il, un processus par étapes. Les unes ne vont pas sans les autres. Réduire le communisme à la seule dimension de la subsistance lui fait perdre l’esprit. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé dans son histoire.

Pour Jean-Luc Nancy, « L’histoire du communisme fut une histoire sans esprit » (cf. J.L. Nancy : Democracy and Community, Polity, 2019 cité par J. Albernaz).
Ce n’est pas très éloigné de ce que dira Bernard Stiegler lui-même mais en d’autres termes en rompant la séparation, tout en en maintenant la différence, entre la subsistance et l’existence, le corps et l’esprit, l’otium et le negotium. Il n’y a pas l’un sans l’autre mais composition entre l’un et l’autre. Dans la dissolution de l’idéalisme allemand qu’ils ont opéré et qu’ils appelaient l’idéologie allemande, quelque chose a échappé à Marx et Engels. Ce que Bernard Stiegler a critiqué dans leur analyse, c’est le fait que les rapports de production « sont appréhendés uniquement sous l’angle de la subsistance, la symbolisation comme projection des existences au-delà de leur seule subsistance disparaissant du processus ». Ils ont posé en principe de départ que « c’est sur la base de la subsistance que quelque chose comme une existence peut faire l’objet d’une lutte ».

« Or il n’en va pas du tout ainsi : l’existence n’arrive pas « après » la satisfaction de la subsistance. S’il est évident que l’existence n’est pas possible sans la subsistance, l’inverse est également vrai dans la vie technique : un être technique, c’est-à-dire un être qui produit sa vie, c’est un être qui désire (et qui projette sa vie), ce qui signifie qu’il ne peut se satisfaire de subsister. La subsistance sans l’existence, c’est ce que l’on appelle la misère.
Et cette misère est précisément ce dont soufre le prolétariat, comme le dira le Manifeste de 1848 – comme en souffrent aujourd’hui encore et peut-être même plus que jamais nombre de nos concitoyens, qui croient pour cela qu’ils partagent les « idées » du Front national ».

(Bernard Stiegler : Pharmacologie du Front national. Flammarion. 2013. p. 166-167)

Stiegler exprime cela encore autrement quand il note qu’en congédiant l’idéalisme, le fameux renversement de Hegel de la têtre sur les pieds,

« Marx perd de vue la question de l’idéalité, c’est à dire de l’idéalisation telle qu’elle est à l’œuvre dans tout investissement et dans tout savoir de l’objet d’un désir »

(Bernard Stiegler : Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIè siècle. Mille et une nuits. 2012 p.214)

En retour, il ne faudrait pas non plus oublier, lisant Hölderlin, la leçon de Marx pour qui les humains se distinguent des animaux « dès lors qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence ». Nous sommes, nous, aujourd’hui, plus de 200 ans plus tard, à l’ère des technologies numériques de l’esprit. La « baisse de la valeur esprit » déjà diagnostiquée par Paul Valéry au début du siècle dernier s’est poursuivie et continue. Et les moyens ne sont pas les fins. Ils ne doivent pas conduire à un monde fini. Celui-ci doit rester ouvert sur l’infini.

Si donc, dans l’œuvre de Hölderlin, on peut trouver maints contenus (individuation, communs, communauté qui composés entre eux peuvent former une musique de l’ idéalité que l’on aurait pu peut-être appeler communisme des esprits, force est de constater que, s’il est lui même l’auteur de l’expression Communismus der Geister, il n’en a en aucune façon repris le terme dans aucun de ses écrits. Il n’en va pas de même du commun ou de la communauté. Hölderlin cherchait ce quelque chose qui élevait les humains au-dessus des conditions de la subsistance pour les mener, au-delà même de l’existence, à ce qui consiste sans exister et qu’il appelait le divin. C’est ce qui relève de la sublimation, d’une communauté de tous les désirs et oriente les humains vers le meilleur d’eux-mêmes. Cette approche a besoin de la poésie pour habiter le monde.

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Meilleurs vœux pour 2023. Petit voyage (en train) avec la grammaire allemande

Pour l’occasion, j’ai envie de partager avec vous ma découverte poétique de l‘année écoulée : un petit recueil de poésie allemande par une autrice, née à Tokyo, qui écrit aussi bien en allemand qu’en japonais. Publié en Allemagne en 2010, il est disponible depuis cette année en français

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Groß aber leise

„Mein Deutsch“schreibe ich groß und spreche
es leise aus.
Die „deutsche“ Grammatik schreibt man klein
mit Größenwahn.

En grand mais tout bas

„Mein Deutsch“, « mon allemand »,  je l’écris avec
un grand D et le prononce tout bas.
La  grammaire « allemande » s’écrit en petit avec
grandiloquence.


Schienenersatzverkehr

Der Zug fährt heute in der in der umgekehrten Reihenfolge ein: das übliche Spiel der Eisenbahngesellschaft. In einer Reise nach Jerusalem kann man keinen Sitz reservieren. Du hast neun Wörter zu sagen und es gibt keinen achtsamen Fahrgast. Ganz am Ende eines Schlangensatzes warte ich, das Verb, auf dich das Subjekt. Inzwischen passierten schon zwei Unfälle im vierten Fall: Es gab einen Selbstmord und einen Personalschaden. Ein einziger Toter – zweimal gestorben. Ich bin gern ein Verb. Bitte benutzen Sie den Schienenersatzverkehr! Werden die Schienen ersetzt oder ist es ein er, der im Verkehr ausgesetzt wird? Ein Satz macht einen großen Satz über fremde Schatten und verkehrt mit dem Sinn des Sagbaren in der umgekehrten Reihenfolge.

Substitution au réseau ferré

Aujourd’hui, la composition du train qui arrive est inversée : jeu habituel de la compagnie ferroviaire. On n’a pas de siège réservé aux chaises musicales. Tu dois prononcer tes sept mots, mais pas assise. À la toute fin d’une phrase sans espaces moi le verbe je t’attends toi le sujet. Dans l’intervalle deux accidents se sont déjà produits à l’accusatif : quelque chose a causé un suicide et un dommage à la personne. Un seul mort — mort deux fois. Je n’ai rien contre être un verbe. Veuillez utiliser le bus de substitution au réseau ferré. Substitue-t-il ou déraillé-je ? Parmi les ombres étranges une phrase s’égare dans le réseau de sens et prend en sens inverse le sens du dicible.

(Yoko Tawada : Abenteuer der deutschen Grammatik.Konkursbuch Verlag Claudia Gehrke. 2010.
Aventures dans la grammaire allemande. Éditions La Contre Allée.(2022) Traduction et postface : Bernard Banoun)

Le titre du recueil ne correspond en fait qu’à un cycle de celui-ci. Abenteuer der deutschen Grammatik traduit ici par Aventures dans la grammaire allemande signifie littéralement : Aventure(s) de la grammaire allemande. Cette dernière, surtout pour celle ou celui qui l’apprend en n’étant pas né.e avec cette langue comme le fit Yoko Tawada, a les allures d’une aventure. D’autant qu’elle est précédée d’une réputation de difficulté. Un natif n’aurait cependant pas pu se lancer comme elle le fait, de manière aussi ludique, dans ses mystères. Elle est, dans le texte choisi, vue d’un point de vue ferroviaire. Dans cette analogie, le verbe serait le wagon de queue du train entrant en gare. Il est en quête de son sujet dans cette « phrase-serpent » (Schlangensatz). Il est fait référence à un exercice scolaire consistant à identifier la structure grammaticale d’une phrase dépourvue d’espacements entre les mots. Mais il arrive assez fréquemment, en gare, que l’ordre des wagons ne soit pas celui annoncé quand ce n’est pas toute une voiture qui manque. On y joue aux wagons-bonds. S’en suit pour les voyageurs un jeu de chaises musicales que l’on dit en allemand eine Reise nach Jerusalem, littéralement : un voyage à Jérusalem. A cela s’ajoute les moments où il faut emprunter des véhicules de substitution. Yoko Tawada ironise au passage sur la langue de bois utilisée par la compagnie ferroviaire pour « expliquer » les retards.
Le cycle de vagabondage grammatical, qui s’ouvre sur le casse-tête des mots qui s’écrive en majuscule ou en minuscule, s’achève sur un poème intitulé : Notes d’antan sur l’érotisme linguistique. Son premier vers :

« Les langues sont faites de trous »

Il n’y a jamais une seule langue mais des langues qui se complètent.
et le dernier :

« En japonais, je t’aime se dit watashi wa anata ga suki desu. Retraduite mot à mot, cette phrase donne : En ce qui me concerne, tu es désirable ».

Du cycle Un voisinage poétique, j’ai retenu en particulier une question qui m’intéresse au plus haut point pour la suite des aventures du SauteRhin, à savoir celle-ci : les spectres ont-ils des descendants ? Je fait référence au poème intitulé : Un vers au pied sans soulier. On y lit ceci :

Un spectre, un descendant,
hante l’Europe,
frappe le sol des méninges,
danse un rondeau.
Il tourne, il tourne
Fais attention ! Ne te laisse pas enfermer dans un cercle
Que le diable lui-même évite
Laisse le soulier danser sur le papier manuscrit
Avec les doigts pensants

Il y a là de quoi faire de belles leçons de poésie allemande contemporaine. Du moins tant qu’il restera encore des professeurs.

Meilleurs vœux à toutes et à tous

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Pour une vraie place des littératures en langues régionales dans les programmes scolaires (Pétition)

Il est temps d’accorder une vraie place aux littératures en langues régionales dans les manuels scolaires. Tous les élèves de France doivent savoir qu’il existe, en France, quantité d’auteurs qui se sont exprimés et s’expriment encore dans d’autres langues que le français, y compris un prix Nobel de littérature (Frédéric Mistral). Le Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école a adressé une lettre-pétition en ce sens au Ministre de l’Éducation nationale.

Vous en trouverez le texte ci-dessous

Je m’y associe d’autant plus volontiers que le SauteRhin consacre une partie de son activité à transmettre ces trésors. Pour ce qui concerne l’Alsace, cela s’est fait à travers Nathan Katz, Jean-Paul Klée, René Schickele, cet autre Prix Nobel (de la paix) Albert Schweitzer, Claude Vigée, Otfrid von Weißenburg, j’en oublie. Littérature est à comprendre au sens large. Nous y incluons par exemple la chanson et la musique. Pour enseigner, il faut des enseignants. Je rappelle la proposition de Jean-Paul Sorg pour une École normale rhénane. La question concerne aussi notre histoire falsifiée.

Cette pétition demande au ministère de l’Éducation nationale d’enrichir ses programmes pour faire enfin une place, au côté des littératures en français, aux autres littératures de France. Je l’ai moi-même signée et vous invite à en faire de même en suivant le lien vers la pétition. 

Pour une vraie place des littératures en langues régionales dans les programmes scolaires !

Auteur(s) :
Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école

Destinataire :
Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale

Monsieur le Ministre,

Le patrimoine littéraire français ne se limite pas aux productions écrites en langue française. Depuis des siècles, la création poétique, narrative, théâtrale, argumentative en langues dites « régionales » est abondante et éminemment digne d’intérêt. 

Or, comme ce fut longtemps le cas de la littérature féminine, tout cet archipel de créations écrites est aujourd’hui largement ignoré par les programmes scolaires de notre pays. Et donc par la majeure partie des Français.

Afin de mettre un terme à cette injustice, nous demandons que ces programmes soient reconsidérés et intègrent officiellement l’enseignement d’œuvres créées par des autrices et auteurs qui, pour être ancrés dans leur culture « régionale », n’en ont pas moins une portée universelle.

La France ne s’émeut guère d’une contradiction profonde entre ses déclarations d’intention et son action réelle. Elle s’enorgueillit de posséder une littérature mondialement reconnue, récompensée cette année encore par un prix Nobel, attribué à une femme. Elle se bat sans relâche, sur la scène internationale, pour que la langue française et sa littérature soient respectées et diffusées. Elle prodigue à tous ses enfants un enseignement qui accorde une place ambitieuse et méritée à nos œuvres littéraires.

Et pourtant, dans ce pays tellement attaché à la culture et aux droits de l’Homme, on peut constater avec effarement que la plupart de nos concitoyens ignorent qu’il existe des milliers d’œuvres littéraires écrites chez nous dans d’autres langues que le français. 

S’ils ne le savent point, c’est bien, hélas ! Parce que notre système éducatif ne leur a jamais enseigné cette réalité. Héritier d’une tradition de mépris remontant à l’Ancien Régime puis théorisée sous la Révolution par l’abbé Grégoire, ce système passe volontairement sous silence ces milliers d’œuvres ainsi que ceux qui les ont écrites et les écrivent aujourd’hui encore, malgré les difficultés qu’ils rencontrent.

Les langues « régionales » elles-mêmes, dont l’enseignement demeure soumis au régime de l’incertitude et de la précarité, malgré les rappels à l’ordre répétés des instances culturelles internationales, se voient dédaignées par les autorités de ce pays. 

Car le fait qu’au fil des ans, et non sans mal, quelques améliorations aient pu être apportées à leur statut grâce à quelques textes législatifs ou réglementaires n’empêche pas que trop souvent, faute de moyens et de bonne volonté de la part des décideurs de terrain, l’application concrète de ces textes soit fortement entravée. A fortiori, les littératures de ces autrices et auteurs – alsaciens, basques, bretons, catalans, corses, créoles, flamands, occitans, et de toute autre langue de France, y compris bien sûr des outre-mer – sont victimes d’une idéologie étriquée, exclusive et excluante.

Quand on trouve dans les manuels une référence, par exemple à tel ou tel troubadour, cela reste marginal et parfois scientifiquement erroné. Il est grand temps que cette situation évolue.

Au fond, rien n’empêche – si ce n’est certaines volontés politiques influentes et figées – qu’un enseignement portant sur ces œuvres et ces autrices et auteurs soit dispensé aux élèves, au fil des divers cycles, du primaire jusqu’au baccalauréat. Il est parfaitement envisageable de les faire étudier, en traduction française ou, mieux encore, en version bilingue. Contes, poèmes, romans, pièces de théâtre… Peuvent être abordés sous forme d’extraits ou d’œuvres intégrales. Par exemple dans le cadre des progressions pédagogiques de la matière français ou, en lycée, dans celui de l’enseignement de spécialité « humanités, littérature et philosophie », on aborde déjà fréquemment des textes d’auteurs traduits de langues étrangères ou de l’Antiquité : il est parfaitement possible d’y intégrer les textes dont nous parlons, des œuvres de qualité qui pourraient dialoguer avec la littérature européenne écrite dans d’autres langues, dont le français.

On pourrait aussi considérer que les enseignants de chaque région mettent prioritairement l’accent sur des œuvres issues de celle-ci mais, au-delà de ce principe, il serait bon que chaque élève soit sensibilisé à l’existence de cette foisonnante diversité littéraire de notre pays.

Si Annie Ernaux est « notre » nouveau prix Nobel de littérature, Frédéric Mistral, en son temps, le fut aussi. Il écrivait en provençal, et de cela la quasi-totalité des Français n’a strictement aucune connaissance. Œuvrons pour mettre un terme à cette aberration. Agissons au bénéfice de tous, à commencer par notre jeunesse : l’ouverture des programmes sur notre diversité interne est un premier pas vers un nouvel humanisme ouvert à l’Autre.

 

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Hans Magnus Enzensberger (1939-2022), le poète

Né la sombre année 1929, comme Christa Wolf ou Heiner Müller et d’autres, un 11 novembre précisément, Hans Magnus Enzensberger s’est éteint le 24 novembre dernier, à Munich, à l’âge de 93 ans. Éditeur, essayiste, poète, traducteur, il était une grand figure de la vie intellectuelle allemande. Ce qui m‘a toujours fasciné chez cet écrivain, c’est la distance ironique avec laquelle il livrait ses diagnostics concrets sur l’état du monde, ses « pas de danse l’esprit », comme le dit Alexander Kluge empruntant l’expression à Immanuel Kant. C’est à dire cette capacité d’articuler, avec agilité, les différentes facultés de la pensée que sont pour Kant l’intuition, l’entendement, l’imagination et la raison. Enzensberger s’efforçait d’écrire pour tout un chacun de façon à ce qu’il puisse se reconnaître dans ses textes. Il disait aussi que l’écriture avait beau être un travail solitaire, il y avait tout de même toujours derrière un collectif.

C’est au poète que nous nous intéresserons dans cette page. Avec l’aimable complicité de Florence Trocmé de Poezibao et de Vincent Pauval . Je les remercie tous deux.

Vous trouverez ci-dessous :

1. De Hans Magnus Enzensberger, le poème Eventuell/ Eventuellement. Traduction Alain Lance.

2. Enzensberger, poète par Vincent Pauval

3. Hans Magnus Enzensberger : Weitere Gründe dafür, daß die Dichter lügen / Encore des raisons qui font que les poètes mentent. Extrait de Le naufrage du Titanic

1. Eventuell/ Eventuellement

© Jürgen Bauer

Eventuell

Vorläufig bin ich noch da. Ich harre aus,
wie dort oben der schwarze Nachtfalter
an der weißen Wand. Ich rühre mich nicht.
Einstweilig sind meine Verfügungen.
Nirgends ein Heureka. Nur ab und zu

winzige Offenbarungen, millimetertief,
vorübergehend wie das Glück, wie der Rauch
der beinahe letzten Zigarette.
Das meiste verdunstet wie das Parfum in einer Flasche,
die den Stöpsel eingebüßt hat.

Die Astrophysiker sagen,
selbst die Sonne sei nicht so dauerhaft,
wie sie scheint. Die letzte Instanz
ist bloß eine Kneipe, in der die Anwälte
ihre Zeit totschlagen.

Das Jüngste Gericht läßt auf sich warten.
Geduld, sag ich mir, nur keine Panik!
Wer weiß, ob auf die Vergänglichkeit
Wirklich Verlass ist. Nur der Tod,
sagen die Sterblichen, sei definitiv.

Doch ob wir beide erwachen,
sobald die Posaune erschallt,
ob wir sie bemerken werden,
unsere Wiedergeburt,
ich und die dunkle Motte dort ?

Éventuellement

Encore là pour l’instant. Je persévère,
Comme ce noir papillon de nuit, là-haut
Sur le mur blanc. Je ne remue pas.
Mes dispositions sont provisoires.
Nulle part un Eureka. Parfois, seulement

De minuscules révélations, de quelques millimètres,
Éphémères comme le bonheur, comme la fumée
De la presque dernière cigarette.
L’essentiel s’évente comme parfum d’une bouteille
Qui n’a plus de bouchon.

Aux dires des astrophysiciens
Même le soleil ne serait pas aussi durable
Qu’il paraît. La dernière instance*
N’est qu’un bistrot où les avocats
Tuent le temps.

Le jugement dernier se fait attendre.
Patience, me dis-je, surtout pas de panique !
Qui sait si l’on peut vraiment se fier
À la finitude. Seule la mort,
Disent les mortels, serait définitive.

Mais nous réveillerons-nous, tous les deux,
Quand retentira la trompette ?
La remarquerons-nous,
Notre résurrection,
Moi et cette mite noire là-haut ?

* Zur letzten Instanz est le plus vieux restaurant de Berlin (ouvert au XVIIème siècle).

Ce poème d’Enzensberger a été publié dans le supplément littéraire de mars 2016 du Spiegel. Il est traduit par Alain Lance. Avec l’aimable autorisation d’Hans Magnus Enzensberger pour la parution dans Poezibao.

2. Enzensberger, poète
par Vincent Pauval

L’œuvre de Hans Magnus Enzensberger reste méconnue en France. Son histoire éditoriale s’avère en effet d’une discontinuité surprenante, avec un parcours entrecoupé souvent d’assez longues périodes de silence, faute de traduction régulière, et laissant ses livres au fil des décennies dispersés parmi une multitude d’éditeurs dans le sillage de Gallimard. Cet auteur brillant, né en 1929 en Bavière, est pourtant l’une des figures incontournables de la littérature allemande, et surtout l’un des meilleurs poètes européens depuis 1945. En témoigne le choix magnifique de ses Poèmes (1980-2014) traduit par les soins méticuleux de Patrick Charbonneau et publié en bilingue par les éditions Vagabonde.

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Hans Magnus Enzensberger, Poèmes (1980-2014). Trad. de l’allemand
par Patrick Charbonneau. Vagabonde, 218 p., 20,50

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Disons que la réception de Hans Magnus Enzensberger en France ressemble à la construction de son œuvre, construction extrêmement variable, sinon anarchique, tant du point de vue des formes que des sujets traités. Durant les soixante-dix années de sa carrière, l’auteur a su expérimenter avec une maîtrise égale des genres aussi divers que l’essai, le théâtre, la poésie, le roman, et une multitude de genres dits secondaires ou mineurs, tels que l’anecdote, le portrait biographique, le dialogue, le récit, mais encore des aphorismes, des carnets, commentaires et autres « débris », jusqu’à revenir sur ses « bides préférés ».

Et c’est sans compter ses activités considérables d’éditeur, d’anthologiste et de traducteur. Le lecteur francophone se souvient avant tout de ses deux « romans », à savoir d’une part son montage documentaire intitulé Le bref été de l’anarchie consacré à « la vie et la mort de Buonaventura Durruti » (1972, traduit par Lily Jumel en 1975, Gallimard), d’autre part son bestseller Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande (2008, traduit par Bernard Lortholary en 2010, Gallimard) ; ou peut-être encore, très vaguement, de tel ou tel de ses essais politiques.

Mais s’il est un genre auquel Hans Magnus Enzensberger est toujours resté fidèle depuis ses débuts, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est bel et bien la poésie, publiant régulièrement des recueils de vers où viennent se cristalliser ses multiples préoccupations, principales ou contingentes, au gré de l’actualité politique, sociale et culturelle du moment. En 1985, passé la cinquantaine, il commence à publier une sélection personnelle de poèmes extraits de l’ensemble de son œuvre imprimée, sélection qu’il met à jour depuis lors selon un rythme quinquennal. C’est en partant de ce florilège, et en laissant de côté tous les textes antérieurs aux années 1980, que l’éditeur des Poèmes (1980-2014) a compilé ce vagabondage enthousiaste à travers l’œuvre poétique d’Enzensberger, occasion unique de trouver l’univers entier (ou presque) de cet ingénieur subtil du verbe rassemblé en un simple volume joliment construit sur un choix plutôt judicieux, d’ailleurs traduit avec rigueur et habileté. Peut-on demander mieux ?

Les Poèmes de Hans Magnus Enzensberger : lancer des mots en l'air…

Hans Magnus Enzensberger © D.R.

Autrement dit, cette quintessence d’Enzensberger, miroir chronologique de ses humeurs, de ses réflexions, de ses observations, correspond exactement à l’idée que ce disciple revendiqué de Poe, de Valéry et de Maïakovski se fait de la poésie, synonyme pour lui de la plus grande concentration possible. Dans un entretien télévisé réalisé par son ami et collègue écrivain Alexander Kluge, il indique, pour définir ce que « poésie » veut dire : « L’avantage de cette forme, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen d’en dire autant sur une demi-page. » Conformément au critère élémentaire de densité, l’un des procédés essentiels d’Enzensberger consiste à exploiter la substance poétique inhérente aux mots pris pour eux-mêmes, dans toute l’évidence de leur simplicité, comme il en fait la démonstration dans l’un de ses plus beaux textes,  « Acrobates chinois » :

« Lancer un mot en l’air
le mot lourd
est tâche légère
Tracer à l’encre un signe dans l’air
le signe impossible
n’est pas impossible
»

Sans faire tous les chichis d’un Mallarmé (« Je dis : une fleur… »), Enzensberger préfère d’abord appeler un chat un chat, souvenir dérivé du matérialisme brechtien, dont on retrouve chez lui certaines traces. Et de louer l’économie radicale de la poésie face au brouhaha de la réalité : ses vers en reprennent le langage qu’ils assimilent par dialogisme, histoire d’en révéler les ficelles pour mieux le transformer et nous laisser entrevoir un instant, comme par prestidigitation, la vraie nature des choses. Conscient de ne rien inventer, Enzensberger compose donc volontiers à partir d’images préfabriquées, de métaphores toutes faites, de tournures préexistantes, recyclant les éléments de discours, leur rhétorique éculée, leur phraséologie usée jusqu’à la corde, ainsi que les jargons scientifique, bureaucratique, médiatique, etc., qu’il expose, détourne, varie et agite de façon à les dégager du moule des conventions, des présupposés moraux, à dénoncer leurs implications idéologiques. Le résultat est loin d’être triste, quand on lit par exemple :

« Non je n’arrive pas à la cheville
de mon œuf coque du matin.
Il est parfait.
 »

Citons également ce poème intitulé « Une journée noire », où l’humour noir et la causticité viennent renchérir sur la mise en parallèle loufoque d’atrocités quotidiennes plus ou moins dramatiques et sans rapport apparent :

« Il y a des jeudis où même
le boucher le plus adroit
se coupe un doigt.
Tous les trains ont du retard
parce que les candidats au suicide
ne se contrôlent plus.
L’ordinateur central du Pentagone
est depuis longtemps tombé en rade,
et dans les piscines tous les efforts
de réanimation arrivent trop tard.»

Ou encore, à propos d’événements scientifiques, dont le persiflage, l’approche caricaturale alimente subtilement la satire :

« Cet été j’ai trouvé quelque chose
de complètement inutile »,
sans prix Nobel et sans l’aide de personne.
Heureux celui qui peut dire cela de soi.
Entourée de légende comme jadis la licorne,
telle est la créature qui porte leur nom :
le boson de Higgs, car elle s’appelle ainsi.
Une particule divine, disent les railleurs.
»

Cette allégresse glorificatrice, tout en raccourcis, calquée sur l’extravagance imbécile des médias de masse, succède à une présentation bouffonne des deux savants en question. En cela, Enzensberger se montre doué d’un sens redoutable pour le comique du réel qu’il fait ressortir par sa verve ludique. Dans le même temps, c’est le cosmos tout entier, depuis ses origines, que l’on trouve résumé en ces quelques strophes nonchalantes sous la question-titre « Pourquoi quelque chose pèse-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Et l’on ne saurait, en vérité, trouver plus belle métaphore pour caractériser la poésie telle que la conçoit l’auteur, lorsqu’il déclare par ailleurs qu’elle permet « de parler de choses dont il est normalement impossible de parler ».

À ce stade, lorsqu’on touche aux limites de la connaissance humaine, difficile de distinguer si c’est la science qui fait de la poésie, ou si la poésie à son tour s’improvise en accélérateur de particules. Dans celle d’Enzensberger, entre l’intérêt pour les trivialités les plus futiles, voire les plus mesquines, et ses tentations encyclopédiques, le bouillonnement de la vie se traduit par une bigarrure de signes, d’unités métonymiques, d’instantanés micro-narratifs maintenus en suspens dans l’espace idéal d’un poème, comme dans celui des « Acrobates chinois », déjà cité :

« En haut les corps
respirent
pendant une minute
tandis que de plus en plus vite
de plus en plus haut
de plus en plus
d’assiettes vides tournent
fantomatiques
légères dans le ciel
aaaaaaah !  
»

Saisissons au vol une notion cruciale, celle de « légèreté », qui fait justement partie de celles que les critiques de mauvaise foi du poète ont maintes fois brandies contre lui, en particulier ceux qui se font une idée vainement élitiste et excessivement complexe, mais en vérité bien réductrice et pauvre, de la poésie vue comme un lieu privilégié d’expression de la beauté pure ou d’une quelconque subjectivité d’ailleurs bien niaise parfois. Or, si Enzensberger ne dément certes pas la nécessité d’une « passion », cet homme aux multiples engagements (à gauche), muni d’une plume volontiers provocante et qui contribua dès le départ au renouvellement de la littérature allemande avec ses confrères et consœurs du fameux Groupe 47, n’en demeure pas moins convaincu du caractère absurde de tout exercice poétique, à l’instar de bon nombre de ses contemporains contraints de ruminer la maxime d’Adorno selon laquelle écrire un poème après Auschwitz tiendrait de la barbarie.

Enfin, il suffit de passer en revue quelques titres (« Tout faux », « Rayer les mentions inutiles », et ainsi de suite) pour s’apercevoir que la poésie d’Enzensberger est en cohérence avec cet autre constat adornien, issu des Minima moralia, qu’« il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse ». En conséquence, la dignité du poète reviendrait à se situer à l’envers d’une réalité qui « marche sur la tête », en investissant l’espace universel de liberté que la poésie représente. La contestation se traduirait donc par un escapisme fondé sur la négativité, mêlé copieusement d’ironie, grâce auquel le poème et son auteur se soustrairaient à l’emprise d’une réalité qui impose sa loi et affirme ses attentes tyranniques. D’où finalement cette impression singulière mais récurrente que les poèmes d’Enzensberger se résorbent dans l’immédiateté de leur performance, s’achevant en pied de nez comme effacés après lecture :

« Et pour ce qui est de cette page…
Comme elle était belle avant,
quand elle était encore vide,
parfaitement vide…
Parfaite ! 
 »

Vincent Pauval

Texte paru le 31 mars 2021 chez En attendant Nadeau

Et pour finir,

3. un extrait de Le naufrage du Titanic, une comédie :

Weitere Gründe dafür,
daß die Dichter lügen

Weil der Augenblick,
in dem das Wort glücklich
ausgesprochen wird,
niemals der glückliche Augenblick ist.
Weil der Verdurstende seinen Durst
nicht über die Lippen bringt.
Weil im Munde der Arbeiterklasse
das Wort Arbeiterklasse nicht vorkommt.
Weil, wer verzweifelt,
nicht Lust hat, zu sagen:
»Ich bin ein Verzweifelnder.«
Weil Orgasmus und Orgasmus
nicht miteinander vereinbar sind.
Weil der Sterbende, statt zu behaupten:
»Ich sterbe jetzt«,
nur ein mattes Geräusch vernehmen läßt,
das wir nicht verstehen.
Weil es die Lebenden sind,
die den Toten in den Ohren liegen
mit ihren Schreckensnachrichten.
Weil die Wörter zu spät kommen,
oder zu früh.
Weil es also ein anderer ist,
immer ein anderer,
der da redet,
und weil der,
von dem da die Rede ist,
schweigt.

Hans Magnus Enzensberger :
Der Untergang der Titanic Eine Komödie. 18.Gesang (Suhrkamp)

 

Encore des raisons qui font
que les poètes mentent

Parce que l‘instant
où on prononce
le mot bonheur
n’est jamais l’instant du bonheur.
Parce que les lèvres de l’assoiffé
ne parlent pas de sa soif.
Parce que la classe ouvrière
n’a jamais les mots classe ouvrière à la bouche.
Parce que le désespéré n’a pas envie de dire :
« je vis dans le désespoir ».
Parce qu’il y a incompatibilité
entre l’orgasme et le mot orgasme.
Parce que le mourant, au lieu de dire :
« Et maintenant je meurs »,
ne fait qu’émettre un faible son
qui nous reste incompréhensible.
Parce que ce sont les vivants
qui rebattent les oreilles des morts
avec leurs nouvelles atroces.
Parce que les mots viennent toujours top tard
ou trop tôt.
Bref, parce que c’est un autre,
toujours un autre,
qui prend la parole
et que celui
dont cet autre parle
se tait.

Hans Magnus Enzensberger : Le naufrage du Titanic. Une comédie. Chant 18. NRF Gallimard.1981. P.p 66-67. Traduction Robert Simon.

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Par une nuit étoilée d’août 2022

New Space et la privatisation de la « conquête spatiale ». Vers le Planétarium (Walter Benjamin). L’Ange noir de l’Histoire (Frédéric Neyrat). De la biosphère à la technosphère (Bernard Stiegler)

C’était une de ces chaudes soirées étoilées d’août 2022. Le vingt de ce mois-là précisément, dans un jardin de la vallée de Masevaux, en Alsace. Nous étions réunis autour d’un verre avec parents et amis. La nuit tombée, nous avons quitté un moment le refuge de fraîcheur sous les arbres pour aller à découvert observer le ciel. La Grande Ourse était bien nette et visible au-dessus de nos têtes ainsi que d’autres constellations. Nous pouvions encore les reconnaître. C‘est toujours un ravissement. Jusqu’à ce que, soudain, notre vision a été raturée par une sorte de long vers lumineux traversant le ciel. Il se déplaçait à bonne allure et se trouvait bien plus proche de nous que les astres.  Quoi t’est-ce ?, nous sommes nous demandés un bref instant. Puis, pas de doute. Cela ne pouvait être que le train de satellites Starlink qui avait capturé notre attention et pollué le ciel. On me dira que cela ne dure qu’un moment, la Grande Ourse reste là. Certes, mais comment y revenir après un tel détournement d’attention. Le désenchantement de l’univers se poursuit. Heureusement, pour l’instant du moins, le train spatial n’est pas encore porteur de publicité. Mais on imagine aisément que cela pourrait venir. Le milliardaire américain, Elon Musk, propriétaire de Starlink, avait déjà fait un coup de pub dans l’Espace en y envoyant une voiture à bord d’une fusée. En attendant de donner aux étoiles des noms de marques commerciales comme pour les équipes cyclistes.

Document Corse Matin. J‘ai choisi cette image parce qu’elle se rapproche le plus de ce que nous avons vu. Elle montre en même temps que le phénomène était visible partout. Ici en corse.

Et la Voie lactée ?

La Voie lactée ? Peut-être était-elle encore visible dans une vallée vosgienne. Nous l’avions complètement oubliée. N’a-t-elle pas déjà disparu de notre horizon par la pollution lumineuse des villes ? Selon un nouvel Atlas de la pollution lumineuse publié dans la revue Science Advances, à cause de l’omniprésence de la lumière artificielle, la Voie lactée est devenue invisible pour 60 % des Européens, rapporte Claire Levenson. Elle cite le point de vue de l’un des auteurs de l’étude, Fabio Falchi, pour qui cette enveloppe de brouillard lumineux, qui empêche la majorité de la population de la planète de voir notre galaxie, constitue « une perte culturelle d’une magnitude sans précédent». Christian Salmon enchaîne avec la question : « Que devenons-nous quand tout s’oppose à la nuit ? ». On pourrait aussi bien  se demander : que devenons-nous sans ce lointain cosmique qui nous est barré par une constellation techno-industrielle qui nous ramène et enferme sur terre ?

Intéressons-nous, en effet, d’un peu plus près au phénomène observé cet été. Starlink est un fournisseur d’accès à Internet par satellite de la société Space X. Il consiste en une pléiade de satellites de télécommunications qui, à la différence des précédents, géostationnaires, est placée sur une orbite terrestre basse, car celle-ci permet d’accélérer la transmission des données (latence). La constellation commerciale est en cours de déploiement depuis 2019 et repose sur environ 2000 satellites opérationnels en juin 2022. À cette date, Starlink compte environ un demi million de clients dans une dizaine de pays, dont la France, qui ont autorisé la société à utiliser les fréquences nécessaires au système. Il faut préciser que l’accès à Internet via ce dispositif a besoin d’une installation bien terrestre, des relais ancrés sur terre, un investissement de quelques centaines d’euros (684 euros précisément) dans un kit de connexion (l’antenne satellite, le routeur Wi-Fi, le bloc d’alimentation, le trépied de montage et les câbles). L’abonnement au service, lui, s’élève à une cinquantaine d’euros par mois. Une telle utilisation de l’espace sert d’abord à revenir sur terre. Et aux endroits disposant des moyens de se l’offrir. La pollution du ciel, que nous avons observée cet été, n’en est qu’à ses débuts. L’entreprise Amazon n’est pas en reste. Elle est sur la ligne de départ, imminent, semble-t-il, et prévoit d’envoyer 3 236 satellites en orbite basse pour son projet Kuiper, concurrençant directement Starlink. Alors que ce dernier vise à déployer au moins 12 000 satellites – et potentiellement 30 000 -, celui d’Amazon prévoit d’en libérer un peu plus de 3 200 afin de fournir une couverture Internet haut débit à faible latence. Pour compléter le tableau, il est à noter que la Chine n’est pas en reste. L’Europe non plus avec OneWeb fusionné avec Eutelsat. Au total, ce seront des dizaines de milliers de satellites en orbite basse qui vont bientôt essaimer et allumer le ciel.

Si de tels envois nous ont perturbés cet été, ils constituent également un problème pour les télescopes des astrophysiciens. Dans son « enquête sur Elon Musk, l’homme qui défie la science », Olivier Lascar, cite Franck Selsis, directeur de recherche au laboratoire d’astrophysique de Bordeaux (CNRS) :

« Nous avons été mis devant le fait accompli, et avons réalisé ce à quoi il fallait faire face sans qu’il n’y ait eu un débat préalable. […] C’est lorsque se sont mis à vibrer tous les téléphones du monde, parce que les collègues étaient paniqués en voyant passer un train de lumière, la nuit dans le ciel, que la question a commencé à être discutée »

(Olivier Lascar : Enquête sur Elon Musk / L’homme qui défie la science. Alisio Sciences. p. 14)

Elon Musk pratique la stratégie du fait accompli. Avec la complicité des agences de « contrôle » tant états-uniennes qu’ internationales.

L’étoile Albiréo, dans la constellation du Cygne, dont la photo est rayée par le passage des satellites Starlink. – CC-BY 4.0 / Rafael Schmall / Wikimedia Commons via Reporterre

Certes, le train lumineux se dissipe, les satellites se dispersent, cessent d’être visibles à l’œil nu. Mais ce n’est pas avec l’œil nu que travaillent les astrophysiciens. Les constellations industrielles disruptent non seulement le domaine optique mais également celui des fréquences. Olivier Lascar évoque la conférence mondiale des radiocommunications qui s’est tenue, fin 2019, à Charm el-Cheikh, en Égypte. Les spécialistes des études atmosphériques avaient plaidé, en vain, pour une nette séparation des fréquences utiles à la météo et celle des antennes 5G arguant que ces dernières sont dangereusement proches de celles utilisées par les satellites météorologiques pour mesurer la teneur en eau de l’air. Amertume chez les météorologistes qui n’ont pas été entendus alors que nous sommes en plein dans un processus de changement climatique. L’Union internationale des télécommunications a choisi le business contre la science, note l’auteur de l’opus cité.

Ajoutons que, par ailleurs, ces objets spatiaux ne sont pas conçus pour être durables. Ils sont destinés à devenir des déchets dans l’Espace. Nous ne sommes plus, en matière spatiale, avec la privatisation, dans une atmosphère de coopération internationale mais de concurrence voire de guerre économique pour la « souveraineté fonctionnelle » selon l’expression de Frank Pasquale, c’est à dire avec l’objectif de devenir un passage obligé, selon une verticalité quasi féodale.

New Space

On désigne sous l’expression New Space l’entrée de l’entreprenariat privé dans le domaine spatial jusque là réservé aux agences publiques quand bien même elles seraient associées au secteur privé.

« L’émergence du New Space marque aussi la libéralisation du marché spatial. Avec la montée en puissance de puissances privées spatiales incontournables, dont SpaceX est l’archétype, la patrimonialisation privée de l’espace est enclenchée. Au détriment de l’État qui, ayant perdu le monopole, continue tout de même d’être impliqué et de participer à certains projets. » (Olivier Lascar : O.c. p.26)

Comme le note un astrophysicien cité dans le livre : « Starlink, c’est ça. La mainmise d’une entreprise privée sur un bien commun de l’humanité » (p. 87). Cela ne fonctionne pas sans financements publics. Et les profits ne s’encaissent pas sur la lune.

Outre le peu d’utilité réelle de la 5G voire de la 6 ou de la 7 via l’Espace, puisque c’est de cela dont il est question, nous devrions tout de même être capables de nous interroger sur certains besoins qui frisent l’idolâtrie technologique. Faut-il vraiment passer par un satellite pour connecter la puce sous le chausson de la mamie ou du papy résidant en EHPAD au GPS de ce qu’ils appellent un dispositif «anti-errance » et à la mine de données afférente ?

Les services d’accès à l’Internet ne sont pas le seul domaine de la privatisation de l’espace, qui va bien au-delà dans la « conquête spatiale »

« Aujourd’hui, plusieurs entreprises privées sont rentrées dans la course à l’espace, parmi lesquelles Blue Origin, Space X, RocketLab ou Virgin Galactic. En janvier 2020, Axiom Space se voyait attribuer un contrat par la NASA dans le but d’installer un module sur la station spatiale internationale. Le 23 avril 2021 le voyage de quatre astronautes – dont le Français Thomas Pesquet – vers l’ISS se faisait à bord du Crew Dragon de SpaceX. Le même mois, l’entreprise d’Elon Musk était choisie par la NASA pour développer le système d’alunissage lors de sa prochaine mission lunaire. Les sociétés américaines ne sont pas les seules à investir l’espace. En avril 2019, la société israélienne SpaceIL lançait la première mission lunaire financée par des fonds privés, en partenariat avec SpaceX. »

(Nashidil Rouiaï, géographe La guerre des étoiles, une nouvelle géopolitique de l’espace

Et l’Inde vient de lancer sa première fusée spatiale privée. Les objectifs de cette course sont bien terre à terre. Il y a de la matière précieuse là-haut.

« Si les acteurs privés et publics se pressent pour développer leurs programmes spatiaux, c’est que l’espace regorge de précieuses ressources : les astéroïdes sont riches en or, rhodium, fer, nickel, platine, tungstène, ou encore cobalt, et la concentration en métaux rares y est jusqu’à cent fois supérieure à celle de la croûte terrestre. Le marché pourrait représenter plus de 100 milliards de dollars pour les industriels d’ici 2050. Asteroid Mining Corporation, Planetary Resources et Deep Space Industries se sont déjà lancées dans des programmes de collecte de matière astéroïdale».

Dans le même temps, le Traité de l’Espace est mis à mal.

« Pourtant depuis 1967 toute appropriation de l’espace extra-atmosphérique est interdite. Il est considéré comme un héritage commun de l’humanité et régi par le Traité de l’espace, signé par 132 pays, dont les États-Unis, la Russie et la Chine. Ce traité interdit toute revendication de souveraineté « par voie d’utilisation ou d’appropriation » et rend l’espace ouvert à tous pour « l’exploration et la découverte pacifiques ». Mais en 2015, Barack Obama signait le Space Act, un texte permettant aux entreprises américaines de posséder ou de vendre les ressources extraites de l’espace».

(Nashidil Rouiaï : article cité)

L’ anthropisation de l’espace est entropique.

Noir

Revenons à notre nuit étoilée pour nous demander ce que nous voyons quand nous observons le ciel.

« Levez les yeux dans la nuit, et vous n’aurez qu’une vision du passé. L’univers que nous observons, mesurons, et enregistrons n’est pas le cosmos actuel. Jamais nous ne pourrons voir l’univers tel qu’il est, là, maintenant ».

(Yael Nazé, Astronome FNRS à l’Institut d’astrophysique et de géophysique, Université de Liège : Voyager dans le temps en levant les yeux au ciel)

Nous regardons du passé, jamais un présent en raison de la vitesse de la lumière. Le visible qui est donc du passé ne représente cependant que 5 % de l’univers, l’obscur, le noir est refoulé au profit d’un fétichisme de l’observable, souligne Frédéric Neyrat :

« Du Space Age au New Space, la cosmologie se réduit à l’obsession des objets et des matières, des choses et des domaines colonisables : l’un des fers de lance de l’astrophysique pour grand public est la recherche aujourd’hui d’exoplanètes, réduites à celles d’entre elles qui ressembleraient à la Terre, et seraient pas conséquent – fantasmatiquement – colonisables. Ce qui est refoulé de cette cosmologie est l’espace sombre entre les planètes, l’espace inter-sidéral, l’obscurité majeure qui règne dans l’univers : la matière observable ne constituant que 5 % de l’univers, à quoi s’ajoute 27 % de matière noire et 68 % d’énergie noire, l’une et l’autre n’étant détectables qu’indirectement, par leurs effets. Au niveau cosmologique comme anthropologique, politique et social, la réalité Noire est refoulée, éjectée hors du centre, scotomisée [rejetée de la conscience], ou assujettie aux plans de l’Anthropocène et du New Space qui le supporte ».

(Frédéric Neyrat : L’Ange noir de l’Histoire. Cosmos et technique de l’Afrofuturisme. Ed. MF. Pp 44-45)

C’est entre les étoiles que voyage l’Ange noir de l’histoire, référence directe à l’Ange de l’histoire de W.Benjamin. Frédéric Neyrat s’appuie surtout sur les arts de l’Afrofuturisme et notamment l’œuvre du pianiste jazz Sun Ra, pour dégager une alternative de « recosmisation de la Terre ».

« [NOIR CAMARADES EST LE COSMOS, TRÈS NOIR] »
(Heiner Müller : Germania 3 Les spectres du Mort-Homme)

Pour un commentaire du texte de Müller, voir ici.

Vers le planétarium (Walter Benjamin)

Walter Benjamin nous permet de nous interroger sur ce monopole de l’œil dans le rapport au cosmos. Rien ne distingue d’avantage l’homme antique de l’homme moderne que l’expérience cosmique, qui ne se concevait anciennement que dans l’ivresse, im Rausch, et non par l’exclusivité accordée à la « relation optique » à l’univers, einer optischen Verbundenheit mit dem Weltall, écrit-il dans Vers le planétarium. Et cette expérience ne se communiquait qu’en communauté. Il ajoutait :

« C’est la marque de la menaçante confusion de la communauté moderne que de tenir cette expérience [de l’ivresse cosmique] pour quelque chose d’insignifiant qu’on peut écarter, et que de l’abandonner à l’individu, qui en fait un délire mystique lors de belles nuits étoilées. Non, elle s’impose à nouveau à chaque époque, et les peuples et les espèces lui échappent bien peu, comme on l’a vu, de la manière la plus terrifiante, lors de la dernière guerre [1914-18], qui fut une tentative pour célébrer de nouvelles noces, encore inouïes, avec les puissances cosmiques. Des masses humaines, des gaz, des forces électriques furent jetées en rase campagne. Des courants de haute fréquence traversèrent le paysage, de nouveaux astres se levèrent dans le ciel, l’espace aérien et les profondeurs résonnèrent du bruit des hélices, et partout on creusa des fosses à sacrifice dans la Terre-Mère [Muttererde]. Ces grandes fiançailles avec le cosmos s’accomplirent pour la première fois à l’échelle planétaire, c’est à dire dans l’esprit de la technique. Mais comme la soif de profits de la classe dominante comptait expier sur elle son dessein, la technique a trahit l’humanité et a transformé la couche nuptiale en bain de sang. La domination de la nature, disent les impérialistes, est le sens de toute technique. […] La technique n’est pas domination de la nature mais maîtrise du rapport entre la nature et l’humanité ».

(Walter Benjamin : Vers le planétarium in Sens unique. Lettres nouvelles/ Maurice Nadeau. 1978. Trad. Jean Lacoste. Pp 241-242)

Walter Benjamin semble nous inviter à construire une alternative au devenir guerrier du chaos qui s’installe dans le cosmos. Au fait aérien, s’est ajouté le fait spatial. Il date de 1957, année du lancement du premier Spoutnik soviétique. Bernard Stiegler rappelle que, depuis, la conquête spatiale a offert au capitalisme militaro-industriel

« la nouvelle infrastructure relativement déterrianisée (encore dans les orbes de l’attraction terrestre) à travers laquelle l’échelle biosphérique allait être dépassée ».

(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 1 L’immense régression. Les Liens qui libèrent. p. 213-4)

« L’échelle biosphérique allait être dépassée ».

De la biosphère à la technosphère

Nous avons désormais en face de nous, dans le ciel, des constellations industrielles. « La planète est empaquetée dans le web », encapsulée. Capsule n’est peut être pas une image adéquate dans la mesure où nos artefacts, nos smartphones par exemple, sont reliés aux satellites et forment un dense réseau, un énorme filet de réseaux, un corset. Ces exorganismes complexes sont reliés endosomatiquement à nos organes biologiques. Par leurs algorithmes, ils

« modélisent nos pulsions, nos rêves, nos projets. lls écrivent le scénario de notre rapport au monde. Ce sont les architectes et les scénographes de notre petit théâtre intérieur ».

(Christian Salmon : Ces boîtes noires qui gouvernent nos vies)

Ces dispositifs numériques sont plus rapides que notre système nerveux. Tapons un texto. Notre cerveau met du temps pour transmettre aux bouts de nos doigts la prochaine lettre. Mais la machine, elle, écrit plus vite que nous ne le pouvons le mot que nous sommes entrain d’orthographier, plus même, elle nous le corrige. En s’appuyant sur la collecte de nos écrits antérieurs.

Tout cela fait système. On mesure d’ailleurs le caractère systémique et privatif en examinant les autres activités du nouvellement géopoliticien Elon Musk, de Newspace à Twitter en passant par « l’ordinateur sur roues », Tesla, les implants cérébraux, et avec l’objectif à plus long terme de coloniser la Planète Mars via la Lune. La convergence des systèmes passe par la numérisation et l’automatisation. Le tout enrobé de guimauve transhumaniste. Musk vient de se nommer lui-même « twit chief » ce qui signifie crétin en chef ou chef crétin à moins que ce ne soit idiot utile ou disrupteur et licencieur en chef. Ou tout simplement bête, car il ne pense rien de ce qu’il fait, se contentant de faire.

Les constellations artefactuelles sont le produit des technosciences. Olivier Lascar pointe le fait que l’une des principales méthodes d’Elon Musk consiste à « malmener la méthode scientifique ». Nous sommes loin du rêve de Theilhard de Chardin d’associer à la biosphère une noosphère, une sphère de la pensée.

Le terme de biosphère a été érigé en concept au XXe par le scientifique russe Vladimir Vernadsky. Il avait proposé d’y voir non seulement la masse des organismes vivants terrestres, mais aussi ses interactions avec l’air, l’eau et le sol qui alimentent la vie organique, et le Soleil où elle puise une bonne part de son énergie. S’appuyant sur ce concept, celui de technosphère comprend l’ensemble des exorganismes, du plus simple au plus complexe, c’est à dire tous nos artefacts, nos relations sociales et institutionnelles désormais interconnectés avec une « ceinture satellitaire ». Bernard Stiegler précise que ce n’est qu’à partir du premier satellite artificiel que la biosphère devient pleinement technosphère :

« tout exorganisme est relativement localisé dans la biosphère, sur une échelle quelconque, la biosphère elle-même étant l’échelle maximum jusqu’au XXème siècle : le Spoutnik et les exorganismes de la« conquête spatiale » projettent alors la localité vitale exorganique au-delà de la biosphère, celle-ci devenant ainsi pleinement la technosphère ». (Bernard Stiegler : o.c. p. 214)

Que se passe-t-il alors ? Stiegler enchaîne sur le caractère surplombant et ubiquitaire de la convergence des systèmes, qui englobent la biosphère :

« C’est depuis cette ceinture satellitaire que les exorganismes complexes technosphériques peuvent court-circuiter « infrasomatiquement » les localités terriennes tout en déployant leurs activités dans tous les secteurs industriels (armement, télécommunications, mass media, automobile, services de transports et d’hébergement, santé, équipements urbains, aménagement du territoire, domotique, agriculture, « éducation », distribution, etc.) – et sur tous les territoires ».(Ibidem)

Pour Stiegler, la technosphère est constituée de la biosphère et de l’exosphère qu’il précise satellitaire :

« Si la biosphère tente de s’élargir à travers navettes spatiales, sondes et observatoires dans l’espace, ces dispositifs demeurent dépendants de leur « segment-sol », et la biospshère elle-même, désormais entourée par une exosphère satellitaire, ne peut jamais, en aucun cas, s’émanciper d’un point de vue situé – aussi bien dans l’espace (le système solaire au sein de sa galaxie) que dans le temps (moins de cinq milliards d’années avant l’extinction du soleil, plus de treize milliards d’années après la formation de l’univers, moins de cinq milliards d’années après la formation de la Terre, près de quatre milliards d’années après l’apparition de la vie). »

(Bernard Stiegler : Risque, ouverture et compromis. Partie 3 de Démesure, promesses, compromis.

Que faire face à cette anthropisation entropique de l’Espace ? Il y a bien sûr les savoirs à construire et partager, des savoirs qui ne se résument pas aux sciences mesurables. Mais nous reste aussi à inventer un nouvel imaginaire pour un nouveau cosmos comme contre-tendance au chaos de la géo-ingénierie. Frédéric Neyrat en appelle à l’art,

« un art capable de proposer un autre usage de la technologie, une autre articulation entre celle-ci et l’univers, autrement dit une autre individuation technologique qui, au lieu de fétichiser la technologie, la situerait comme médiation géo-cosmologique »

(Frédéric Neyrat : L’Ange noir de l’Histoire. Cosmos et technique de l’Afrofuturisme. Ed. MF. p.45)

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L’hommage de Michel Pastor à mes parents

Dans ses Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol, Michel Pastor consacre quelques pages d’un chapitre à mes parents. Le voici :

CHAPITRE 7 POUR MARLYSE ET ANDRE UMBRECHT

Mes parents prenant la pose en leurs rosiers. A l’arrière-plan, on aperçois le campus universitaire de Mulhouse où se trouve l’École de chimie tels qu’ils se présentaient alors. La photographie ne figure pas dans le livre. Je l’ai ajoutée ici.

« Je ne puis terminer le récit de ma période mulhousienne sans évoquer avec émotion la famille Umbrecht et plus particulièrement André et Marlyse. J’ai déjà dit la solitude et l’isolement de mes premiers jours en Alsace. Cette situation ne durera pas. À la rentrée 68, Bernard Umbrecht, qui dirige l’UEC et l’’UNEF avec Michel, Alain et moi me présente ses parents André et Marlyse. J’ai déjà rencontré André par l’entremise de Léon Tinelli mais je n’ai pas encore franchi la porte de la maison rue Gounod, maintenant c’est chose faite. André et Marlyse m’accueillent à bras ouverts. De ce jour, j’ai compris que je ne « marcherai jamais seul » en Alsace. Marlyse, chaleureuse et dynamique fait tourner la maison Umbrecht avec vigueur et détermination. Il faut dire que ses trois fils, dans la force de leur jeunesse ont de quoi occuper une maman dévouée et aimante. Alors un de plus, même s’il a des faiblesses coupables pour sa cuisine et plus particulièrement sa tarte à l’oignon et ses fraises au vin, ça ne pèse pas lourd. Je la vois encore sourire face au ravage occasionné à un rôti ou à une choucroute, je n’oublierai jamais sa bienveillance. Marlyse est partie trop jeune, emportée par une crise cardiaque.
Lorsque Bernard me prévient la veille de ses obsèques, c’est le début de soirée à Sarcelles. Je décide de tout faire pour rejoindre Mulhouse, Mon voisin et ami André Martini me dépose gare de l’Est, J’obtiens un billet pour un train de nuit rempli de militaires. Je débarque en gare de Mulhouse dans le petit matin. Le ciel est gris. Une petite brume flotte dans la lumière sourde. Je remonte la rue du Sauvage en travaux, le boulevard Kennedy et la quatre-voies qui passe devant la piscine et fonce vers l’université. J’arrive rue Gounod, je passe la porte et j’entends Sylvia qui pleure. Je n’écoute pas le pasteur, je serre dans mes bras les frères Umbrecht et Sylvia puis je repars rempli de chagrin et de larmes.
Avec André, ce seront des relations d’un tout autre ordre. Il m‘apprendra à aimer l’Alsace et à connaître son histoire. Il faut dire que l’homme est un véritable héros. Dès l’annexion de l’Alsace par le IIIème Reich, André Umbrecht entre en résistance. Lorsqu’il est incorporé de force dans la Wehrmacht, il chante la Marseillaise avec d’autres camarades alsaciens. Cela lui vaudra, comme il le racontera à mon père, un traitement de faveur dans un camp militaire autrichien. Envoyé combattre en Yougoslavie puis en Italie, il déserte, rejoins les partisans italiens puis la 8ème armée britannique comme agent de renseignements et enfin intègre les forces navales libres à Alger où il finit la guerre comme quartier-maître. Dès son retour en Alsace, il s’engage au parti communiste et à la CGT et restera fidèle à son engagement jusqu’à son décès en 1993. Avec André, j’apprendrai l’horreur de la guerre des paysans et leur massacre à Saverne par le duc de Lorraine au XVIème siècle. Je mesurerai la formidable adhésion de l’Alsace aux idéaux de la révolution française. Je découvrirai que Mulhouse à élu un député socialiste en 1948.
Personnifiant par son parcours les déchirements franco-allemands, il me fera comprendre et aimer cette terre d’Alsace, à moi l’étudiant de l’intérieur. Avec André Umbrecht, je deviendrai un meilleur patriote. Je comprendrai que le patriotisme français, c’est d’abord une idée, c’est l’amour de la liberté de l’égalité et de la fraternité portée par un pays aux cultures et aux traditions les plus diverses mais fondamentalement uni par un même idéal. André nous quittera en 1993 et c’est Léon Tinelli, son vieux compagnon de route qui lui rendra hommage.
Mes parents reprendront le chemin de Mulhouse en 1969, pour rencontrer la famille qui accueille leur fils. Entre le brigadiste et le patriote Alsacien, le courant passe immédiatement. Quant à nos mères, elles s’entendront dès le premier regard. Denise subjuguée par la gentillesse et la joie de vivre de Marlyse partira rassurée sur la situation de son petit si loin de Saint-Bauzille. Cinquante ans après avec Bernard et Sylvia, Paulette et moi cultivons toujours cette amitié entre nos familles. Devenus grands-parents, nous regardons nos petits enfants pousser en liberté de part et d’autre du Rhin ».

(Michel Pastor : Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol. Éditions Vérone. Pp. 102-104)

Cet émouvant hommage à mes parents forme le chapitre 7 des mémoires de mon ami Michel Pastor. Michel est né à Béziers en 1947. Albinos de naissance, il passera son enfance dans le village cévenol de Saint-Bauzille-de-Putois. C’est peu de dire que j’y avais moi-même été chaleureusement accueilli par ses parents, Denise et Alfred. Je suis particulièrement touché par ce qu’il dit de ma maman, de sa générosité, de son savoir-faire culinaire, de son art de recevoir. Elle est morte à l’âge de 56 ans. Nos pères avaient plein d’histoires singulières à se raconter. Celui de Michel avait été capitaine dans l’Armée républicaine espagnole, participé à la Seconde guerre mondiale et à la Résistance. Le mien avait été, comme tous les jeunes alsaciens de sa génération, incorporé de force dans l’armée allemande en octobre 1942. Envoyé en Yougoslavie puis en Italie, il déserte la Wehrmacht en 1944 – ce qui lui vaut une condamnation à mort – pour rejoindre un maquis italien. Un temps agent de liaison entre le maquis et la 8ème armée britannique, il s’engage, en décembre 1944, dans la Marine française. Nos géniteurs avaient en outre été d’actifs syndicalistes à la CGT.
A la rentrée universitaire 1968-69, ayant compris que les études de médecine n’étaient pas faites pour moi, j’avais entamé des études de lettres, jamais achevées, à Mulhouse. J’avais adhéré à l’Union des étudiants communistes (UEC) à la Faculté de médecine de Strasbourg. J’ai continué à militer à Mulhouse avec Michel et Alain Gourdol notamment.
J’ai la mémoire des voix. J’entends encore celle de stentor émerger du groupe de bizuths bon enfant de l’École de chimie de Mulhouse. Celle-ci est située juste en face de la maison de mes parents. Michel y avait entrepris des études d’ingénieur chimiste. De même, j’ai encore dans l’oreille ses éclats de rire. Je me souviens aussi des ricanements peu fraternels provoqués par son salut, prononcé avec l’accent du midi, des étudiants d’Alsace du Sud au congrès de l’UNEF où nous figurions parmi les adeptes de Pif le chien. Nous répondions aux cris de Marx Engels Lénine Staline Mao des maoïstes par de révolutionnaires Pif, Pifou, Tonton Tata Hercule. Nous étions l’Unef-renouveau. La Fédération des étudiants de Mulhouse avait une centaine d’adhérents, près d’un étudiant sur dix et des élus au Conseil d’administration de l’Université, grâce à la réforme initiée par Edgar Faure. En cela nous avons été les co-créateurs de l’Université de Haute Alsace, ce que l’on y a totalement oublié.
Michel raconte cela, après avoir esquissé l’histoire de ses ascendants, son enfance et adolescence, la scolarité, Maths-sup, Maths-spé, son profond dépaysement à son arrivée en Alsace où il passera quatre années à l’École de chimie de Mulhouse, les rencontres qu’il y fera dont la famille Umbrecht. Ses études achevées, il entame une carrière professionnelle qui, en raison de son handicap, prendra une toute autre voie que celle de la chimie, celle de l’administration d’abord municipale à Sarcelles, puis d’État où il finira directeur général du Centre de formation de la fonction publique territoriale après être passé par le Ministère de l’équipement. Une belle carrière. Amplement exposée dans le livre en lien avec les obstacles à franchir, les évènement familiaux et politiques.
Michel raconte ainsi sa rupture avec le Parti communiste après l’invitation discrète qui nous avait été faite au vote révolutionnaire pour ….Valéry Giscard d’Estaing contre François Mitterand au second tour des présidentielles de 1981.
En 1975, c’est l’année des épousailles avec Paulette Riteau. Ils auront deux enfants, Lise et Vincent. C’est à l’occasion d’un de leur anniversaire de mariage, en juin 2000, que je ferai la rencontre, qui deviendra décisive pour moi, avec Bernard Stiegler, à l’époque sans avoir la moindre idée de quel philosophe il était. Et je ne saurai que plus tard que Michel l’avait soutenu pendant sa période d’emprisonnement à la suite de plusieurs hold-up qu’il avait commis parce que les banques lui avaient refusé un crédit pour son bar à jazz. Les quelquefois que j’ai rencontré le philosophe, il ne manquait pas de me demander des nouvelles de Michel. Il n’y a pas que des amitiés philosophiques. Bernard Stiegler avait un temps été chargé de mission à la mairie de Sarcelles où il partageait un bureau avec Michel Pastor. Cela ne devait pas durer pour la raison suivante :

« Le problème est que nous refaisions le monde trois fois par jour et à très haute voix au grand dam du premier adjoint dont le bureau jouxte le nôtre et dont les cloisons ne le privent d’aucune de nos pensées décisives. Tel un maître d’école, le bras droit d’Henri Canacos [Maire de Sarcelles] décide de nous séparer et m’envoie dans un bureau situé au-dessus du logement de la conciergerie »

(Michel Pastor : Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol. Éditions Vérone. p. 112)

La famille Pastor est à la fois laïque et œcuménique. La maman de Michel comme la mienne étaient protestantes. Elle est aussi internationale. On y trouve l’Espagne, l’Algérie et la Pologne.
Je ne vais pas vous raconter tout le livre qui est aussi un hommage aux hussards noirs de la République et à la fonction publique qui ont su lui mettre le pied à l’étrier. Cela passe par des personnes concrètes. Je me suis concentré sur la période mulhousienne qui a tant marqué son auteur.
M. Pastor y revient souvent : il place l’amitié au-dessus des choix qu’ont pu faire les ami.e.s. J’en suis pleinement d’accord.
J’apporte encore deux précisions pour bien comprendre le passage cité. Léon et Jacqueline Tinelli sont évoqués plus longuement dans un passage précédent. Léon fut secrétaire général de l’Union départementale CGT du Haut-Rhin de 1967 à 1974. On trouvera de lui une courte biographie dans le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, le Maitron. Quant à nos petits enfants de part et d’autre du Rhin, il faut savoir que ma fille, son mari et mes trois petites filles vivent en Allemagne. Et connaissent bien entendu, tout comme mon fils, Saint-Bauzille-de-Putois.
Pour ma part, jamais je n’oublierais la généreuse hospitalité dont Paulette et Michel m’ont fait bénéficier tant à Saint-Bauzille-du-Putois qu’à Sarcelles ou rue Molière à Paris.

Présentation de l’éditeur :

Albinos, lourdement handicapé visuel, fils d’ouvrier, père et grand-père heureux, haut fonctionnaire et homme engagé, Michel Pastor nous relate son chemin de vie et nous invite à embrasser l’histoire de notre pays et à mesurer les prodigieuses évolutions de la société française.
Voulant d’abord délivrer un message d’espoir à tous ceux qui connaissent une situation de handicap, l’auteur s’adresse plus particulièrement à la quarantaine d’enfants albinos qui, chaque année, voit le jour en France. Ensuite c’est à l’école de la république et à ses maîtres vénérés qu’il rend un puissant hommage. Cette école inclusive, fraternelle et humaniste à laquelle il doit tant. Pas à pas, il nous fait découvrir le rôle essentiel de ses parents. Enfin, c’est avec son épouse depuis un demi-siècle qu’il parachève un véritable hymne à sa famille, à ses racines et à sa terre.
Michel Pastor est né en 1947. Haut fonctionnaire aujourd’hui à la retraite et Chevalier de la Légion d’Honneur, il est engagé à gauche depuis son adhésion aux jeunesses communistes en 1962. À travers ce témoignage, il partage ses rêves, ses combats mais aussi ses échecs. C’est par une profession de foi résolument humaniste et une véritable déclaration d’amour à la république et à la France qu’il évoque: «le temps de l’au revoir».

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Jan Patočka : « L’Europe et l’héritage européen jusqu’à la fin du XIXème siècle » (Extraits)

Relisant cet été les Essais hérétiques du philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977) ainsi que d’autres textes du recueil L’Europe après l’Europe (paru chez Verdier), je me suis arrêté entre autre sur le chapitre L’Europe et l’héritage européen jusqu’à la fin du XIXème siècle dont je vous propose de larges extraits qui forment une petite leçon d’histoire. Patočka, plusieurs fois exclu de l’université d’abord par les nazis puis par les staliniens, a tenu, après sa mise à la retraite d’office en 1972, des séminaires clandestins. Ses textes ont été diffusés sous le manteau. En 1977, peu avant sa mort, il deviendra le premier porte parole de la Charte 77, pétition de dissidents opposés à la normalisation de la République socialiste alors de Tchécoslovaquie. Il s’est beaucoup soucié de la question de l’Europe.

[…] Le grand tournant de la vie de l’Europe occidentale semble se placer au XVIèsiècle. C’est à dater de cette époque qu’un autre thème, à l’opposé du souci de l’âme, se porte au premier plan, accapare et transforme un domaine après l’autre – politique, économie, foi et savoir -, imposant partout un style nouveau.Le souci d’avoir, le souci du monde extérieur et de sa domination, l’emporte sur le souci de l’âme, le souci d’être[…]. L’expansion de l’Europe au-delà de ses frontières initiales, succédant à la simple résistance opposée à la rivalité du monde extra-européen, contient sans nul doute les semences d’une vie nouvelle, funeste à l’ancien principe. À l’Est, l’expansion n’entraîne aucune transformation de style affectant les principes de la vie européenne. Le changement n’intervient qu’avec le refoulement de l’islam à l’Ouest, ouvrant la voie aux découvertes d’outre-mer et à une subite ruée effrénée sur les richesses du monde, notamment du Nouveau Monde, livré à l’organisation militaire réfléchie, aux armements et aux savoir-faire de l’Europe1. Ce n’est qu’en conjonction avec cette expansion de l’Europe à l’Ouest que la transformation d’essence introduite par la Réforme dans l’orientation de la praxis chrétienne, le virage qui en fait une praxis dans le monde, se dote de la signification politique qui se manifeste dans l’organisation du continent nord-américain par l’aile radicale du protestantisme. Avant cent ans, Bacon formulera aussi une idée entièrement nouvelle du savoir et de la connaissance, profondément différente de celle régie par le souci ou le soin de l’âme : savoir c’est pouvoir,seul le savoir efficace est un savoir réel. Ce qui ne valait jusque-là que pour la praxis et la production est appliqué au savoir en général. Le savoir est censé nous rendre le paradis, ramener l’homme dans un éden de découvertes et de possibilités de transformer et de régenter le monde selon ses besoins, sans que ceux-ci soient aucunement définis et circonscrits, le rendre, selon le mot de Descartes, maître et possesseur de la nature. C’est alors seulement que l’État, ou plutôt les États deviennent (par opposition à la conception médiévale qui fonde la puissance sur l’autorité et trouve sa meilleure incarnation dans la formation singulière qui se nomme imperium romanum nationis germanicæ et représente en quelque sorte un moyen terme entre une entité de droit public et de droit international) des unions armées en vue de la défense collective de l’ensemble des biens — pour reprendre la définition que leur donnera Hegel2. Le particularisme de cette conception va bien plus loin que les tendances médiévales dont elle est en quelque sorte le prolongement. L’organisation simultanée de la vie économique selon le mode capitaliste moderne relève elle aussi du même style et du même principe. Depuis lors, il n’y a plus pour l’Europe occidentale en expansion de trait d’union universel, plus d’idée universelle capable de s’incarner dans une institution et une autorité unificatrices, concrètes et efficaces : le primat de l’avoir sur l’être exclut l’unité et l’universalité, et les tentatives entreprises pour y suppléer moyennant la puissance demeurent vaines.
Sur le plan politique, cela se manifeste par un nouveau système à l’intérieur duquel l’empire est repoussé à la périphérie orientale, tandis que le rôle central revient à la France en tant que force solidement organisée qui sert de contrepoids continental aux immenses possessions de l’Espagne et de l’Angleterre dans les deux mondes. Lorsque commence alors à se dessiner la force immense de la Nouvelle-Angleterre, faisant luire aux yeux de l’humanité la promesse d’une organisation nouvelle, sans hiérarchie, qui ne connaît pas l’exploitation et les abus de l’homme par l’homme, l’espoir d’une ère nouvelle de humanité parcourt non seulement le Nouveau Monde, mais toute l’Europe. En même temps cependant, l’Europe se voit exposée à une pression de l’Est, peu perceptible d’abord, mais qui ne cessera de croître. Depuis le XVIè siècle, Moscou a recueilli l’héritage byzantin du christianisme oriental, le legs de l’Église impériale, ambition à laquelle viendra s’ajouter une expansion territoriale d’une ampleur sans précédent qui fera surgir à la frontière orientale de l’Europe, jusque-là mal définie, une Russie puissante, organisée d’en haut, impériale et autocratique, qui ne connaît d’autres bornes que les rivages du continent asiatique — puissance qui cherchera dès lors, d’abord à se définir, à se différencier et à se garantir face à l’Occident, puis à l’exploiter, à le diviser et à le dominer. Ce qui reste du Saint Empire, brisé par la guerre de Trente Ans dont la France a su profiter, concentré à l’Est et fasciné par le péril turc, ne voit pas d’abord se dresser à sa porte ce colosse qui, à partir du XVIIIè siècle, pèsera sur toutes ses destinées et, à travers lui, sur celles de l’Europe dans son ensemble. L’Europe pendant ce temps travaille assidûment à la refonte de ses idées, de ses institutions, de son mode de production, de ses structures d’État et de son organisation politique; ce processus, qui correspond à la progression de ce qu’on nomme les Lumières, est au fond l’adaptation de l’Europe d’alors à sa nouvelle position dans le monde, à l’organisation naissante d’une économie planétaire qui, avec la pénétration des Européens dans de nouveaux espaces, suscite de nouvelles exigences vis-à-vis du savoir et de la foi. La création la plus profonde de ce mouvement, c’est la science moderne, les mathématiques, les sciences de la nature, l’histoire; tout cela est animé par un esprit et un mode de savoir inconnus de l’époque précédente. Certes, la science de la Renaissance, celle des Copernic, des Kepler et des Galilée, se réclame encore clairement de la theôria antique comme moment du soin de âme. Mais dans la science elle-même, dans les mathématiques au premier chef, il se manifeste de plus en plus un esprit de domination technique, une universalité d’un type entièrement différent de celle qui dans l’Antiquité portait sur le fond et la figure: une universalité formalisante qui, par une progression insensible, en vient à donner la priorité au résultat sur le contenu, à la domination sur la compréhension. Cette science se dévoile de plus en plus, par toute sa nature, en tant que technique et s’oriente, en conséquence, vers la technologie et l’application. Les progrès de ce mode de pensée refoulent de plus en plus clairement les vestiges de la pensée « métaphysique » qui, au XVIIè siècle, domine encore la philosophie européenne, où les penseurs français et hollandais, ainsi que ceux qu’ils déterminent, s’efforcent derechef d’atteindre le vieux but par des moyens nouveaux. Au XVIIIè siècle, la France et les États-Unis se mettent à la tête d’un mouvement radicalement éclairé qui, en France, est d’ores et déjà radicalement laïque. L’idée de la révolution, du retournement radical des affaires humaines, de la possibilité d’une vie sans hiérarchie, dans l’égalité et la liberté, procède vraisemblablement de la réalité de la Nouvelle-Angleterre; la révolution réussie des colonies britanniques est à la source de l’idée de l’esprit révolutionnaire comme trait fondamental de la modernité en général3. La France la reçoit de ces mains pour lui donner dans sa propre révolution un caractère d’ores et déjà, en partie, ouvertement social ; il est clair désormais que les ébranlements n’épargneront rien. Après avoir démoli radicalement les fondements de l’autorité spirituelle, le mouvement radical des Lumières en France ne s’arrête pas, comme beaucoup l’auraient souhaité, devant l’édifice de la société et du régime d’État. L’alliance de l’industrie, de la technologie et de l’organisation capitaliste conduit, en Angleterre et dans une partie du continent américain, au triomphe de la révolution technique. La ruée sur les richesses du monde acquiert de ce fait une signification nouvelle : la création d’une immense supériorité technologico-militaire à laquelle le monde extra-européen ne peut rien opposer d’analogue. Le marché mondial travaille dès lors non seulement pour le bien-être de l’Europe, mais pour sa puissance physique qui trouve une première expression et entraîne un premier ébranlement dans les guerres de l’ère napoléonienne, visant à réaliser sur une base nouvelle, rationnelle et sécularisée, la signification universelle de la France comme centre européen sur le point d’effacer le dernier avatar illusoire de ce qui reste de l’Empire romain. Les puissances continentales alliées à Angleterre ne parviennent à se défendre qu’en faisant ouvertement appel au colosse russe qui devient pour longtemps l’arbitre de leurs querelles, architecte de leur équilibre et le facteur qui profite le plus des conflits et des échecs européens. Ayant liquidé les puissances qui dominaient le nord-est de l’Europe au XVIIème siècle, la Suède et la Pologne, ne cessant de refouler cette dernière dans un rôle de plus en plus marginal, intervenant, en faveur de la puissance grandissante de la Prusse, dans la division profonde qui oppose celle-ci aux pays habsbourgeois au sein du Saint Empire, détruisant indirectement les organismes historiques du système oriental de l’empire (dont la couronne de Bohême), la Russie s’avance au début du XIXè siècle jusqu’au cœur de l’Europe comme une digue opposée à la première vague d’américanisation que représente l’Europe révolutionnaire et postrévolutionnaire. Les deux héritiers de l’Europe s’affrontent pour la première fois sur le sol européen dans la seconde décennie du XIXè siècle, pas encore en tant qu’adversaires politiques, mais en tant que principes
Hegel touche en passant à la question de savoir si l’héritage de l’Europe sera recueilli par l’Amérique ou la Russie, mais la réflexion sur l’avenir ne se concrétise que là où le problème est pris en vue dans l’optique de l’acheminement de la société vers une organisation rationnelle et égalitaire, et c’est Tocqueville qui est le premier à le voir ainsi. L’idée européenne connaît ainsi les États-Unis plus tôt et plus à fond que la Russie, et c’est tout naturel, car les États-Unis sont alors une Amérique européanisée, et l’Europe postrévolutionnaire une Europe américanisée.Quant à un rapport plus profond du monde de l’Est à l’Europe, analogue à ce qui est saisi par Tocqueville, le monde occidental l’attendra longtemps. Au fond, il l’attend encore aujourd’hui.[…]
La force et la profondeur des Lumières tiennent sans nul doute à ce que négligeait le savoir plus ancien, orienté surtout vers l’intériorité humaine : la nouvelle idée d’un savoir actif, efficace, riche en résultats et qui ne cesse de s’enrichir davantage. On ne peut pas prendre ce savoir à la légère, ni l’amalgamer superficiellement avec les anciens principes européens en matière de foi et de savoir. Mais il n’est pas non plus question de se contenter telle quelle d’une synthèse opérée sous l’optique de l’utilité immédiate, comme dans les pays anglo-saxons, ni de procéder à des amputations radicales, à moins qu’on ne veuille s’engager dans la voie de la Révolution française. La philosophie allemande inspirée de Kant, ainsi que l’ensemble de la vie spirituelle proche de ses tendances, tente encore un retournement de l’esprit européen : les Lumières sont à accepter, mais uniquement en tant que méthode de compréhension de la nature, soit d’un règne de lois qui ne permettent pas d’accéder au noyau des choses ; là où ce monde phénoménal est analysé dans sa phénoménalité (c’est-à-dire dans son essence), l’ancien principe européen du souci de l’âme rentre dans ses droits, le principe de la theôria philosophique contemplative qui nous libère pour le domaine spirituel et éthique où il convient de chercher le véritable ancrage et la mission de l’humanité. Sans renoncer aux Lumières, l’on en circonscrit et affaiblit donc la signification humaine. La voie une fois ouverte, la poésie et la musique allemandes s’engouffrent dans la brèche ; en philosophie, cette orientation conduit à des systèmes qu’il n’est pas nécessaire ici de caractériser en détail, d’un idéalisme et d’un radicalisme métaphysique sans précédent.[…]
Après le vent de mondialisme qui l’a balayée avec la Révolution et les guerres de l’ère napoléonienne, l’Europe revient d’abord, sous la pression de la Russie impériale, à l’idée discréditée et généralement décrédibilisée de la « légitimité ». Comme les adversaires du despotisme français ont été contraints de faire appel au particularisme des traditions régionales et à la spontanéité des peuples, ce retour insincère marque le début d’un nouvel épisode, pittoresque et, pour une part, très chaotique, qu’on peut résumer sous le titre de mouvement national, nationaliste. À l’Ouest, où il y a de longue date des États centralisés et linguistiquement unifiés, ce mouvement s’associe tout naturellement à une exigence commandée par la révolution industrielle, à savoir la nécessité réelle d’une protection de l’État pour les entreprises et la spéculation, et les États tombent sous l’influence du capitalisme bourgeois. L’Europe centrale et orientale observe jalousement les progrès de cette évolution qui devient à ses yeux un modèle à suivre, tandis que l’universalisme principiel du radicalisme révolutionnaire se réfugie dans la sphère de la révolution sociale, dans le socialisme naissant. Toutes ces tendances forment un mélange haut en couleur et souvent éclectique où la seule certitude est l’impossibilité de maintenir le statu quo.
C’est alors que les écrivains politiques européens forgent les concepts de « puissance mondiale » et de « système d’État mondial », par rapport à la Révolution et à l’ère napoléonienne, d’une part, à la Russie, d’autre part4. La Russie, de son côté, défendant avec succès son attitude impériale contre les premières tentatives pour la saper au moyen d’influences occidentales, développe de plus en plus nettement les catégories politiques qu’elle a reprises au christianisme impérial de Byzance en une idée d’elle-même comme héritière de l’Europe décadente, en voie de liquidation, idée qui se maintiendra en substance durant tout le XIXè siècle en s’annexant ceux des thèmes européens qui s’y prêteront. Au fond, le consensus règne dans la pensée russe quant à la vocation de l’État russe de recueillir l’héritage européen ; les divergences de vues ne concernent que les moyens à mettre en œuvre. Le projet formulé pour la première fois par Pierre le Grand, l’idée de tirer parti de l’Europe sans s’y soumettre, de manière, au contraire, à s’en rendre maître, admet deux possibilités: ou bien un rapprochement plus ou moins grand avec l’Occident, ou bien une clôture sur soi dans l’attente d’une conjoncture favorable. […]
Dans l’Europe capitaliste bourgeoise, les forces principales de l’Occident européen — le rationalisme des Lumières, la science (les sciences de la nature et l’histoire) et la technique — sont ainsi embrayées dans la réalité particulariste de l’État-nation dont le modèle sur le continent est la France. La France du second Empire joue dans cette évolution vers le particulier un rôle fatal que même ses succès éphémères – ainsi, la coalition hypocrite des États européens qui, dans la guerre de Crimée, inflige à la Russie un revers partiel et provisoire – ne démentent pas. Au contraire, ces succès endorment la vigilance de l’Europe en inspirant aux puissances qui s’appuient sur leur supériorité industrielle, technique et scientifique une confiance en soi que tout cela ne justifie pas. Nous l’avons déjà indiqué, c’est dans la pensée et le mouvement socialistes que se réfugie l’universalisme propre aux Lumières radicales. Marx, à dater surtout de son « dépassement hégélien de la pensée de Hegel5 », ne cesse de dénoncer la mauvaise foi, la demi-mesure, le manque de logique et surtout le cynisme et le chaos moral provoqué dans les sociétés européennes par le statu quo libéral bourgeois.
Toutes les faiblesses de la solution française du problème européen sont encore accentuées lorsque la Prusse fait prévaloir sa propre solution du problème allemand et chasse la France du centre de l’Europe pour y réinstaller une nouvelle Allemagne dont la figure porte l’empreinte du modèle de l’État-nation occidental. Ce n’est pas la seule disharmonie que renferme cette Allemagne prussienne dont les traditions féodales n’ont jamais été brisées par une véritable révolution sociale et qui continue à professer une admiration conservatrice pour le colosse russe, auquel la Prusse doit toute sa carrière en Allemagne et en Europe, tout en se voyant contrainte de se réorienter rapidement pour assumer le rôle de glaive et de bouclier de l’Europe des Balkans. De plus, la solution bourgeoise, l’État-nation comme protecteur d’une production industrielle toujours croissante, y révèle ses contradictions internes de façon plus aiguë qu’à l’Ouest, car cette croissance signifie à la fois le renforcement, la conscience de soi et l’organisation irrépressible de ce qu’on nomme alors le « quart état6 ». De là, des antagonismes de plus en plus exacerbés qui engendrent une tension sociale jusque-là inconnue et ont ainsi pour effet d’éterniser, contre l’indispensable majorité populaire, la politique de la main de fer que représente la coalition mise sur pied par Bismarck en 1879. […]
On le voit, la crise politique dans l’Europe du XIXè siècle s’approfondit précisément là où les questions semblent se résoudre. Au lieu d’apaiser l’Europe, la solution apportée à la question allemande et à la question italienne renforce les particularismes au point de les rendre mortels dans l’espace restreint du continent. Avec le temps, la crise sociale aussi s’exacerbe et le prolétariat industriel indispensable demande de plus en plus instamment des comptes. L’issue qui se présente alors et que certains regardent comme un summum de perspicacité politique internationale : transposer les problèmes européens à l’échelle du monde, projeter la division de l’Europe sur le monde, répartir le monde entier en fonction de la situation européenne, ne peut que mettre au jour des antagonismes jusque-là latents en engageant les moyens du monde entier dans l’entreprise mortellement dangereuse de la concurrence européenne, et ce au moment où le monde extra-européen commence à se rendre compte de la possibilité d’apprendre de l’Europe de l’époque – l’Europe des masses, du suffrage universel et des grands partis bureaucratisés – l’art d’augmenter son propre poids politique et de conquérir son autonomie comme adversaire de l’Europe.
Comme troisième moment, moment de profondeur, entre en jeu la prise de conscience de plus en plus aiguë de la crise morale de l’Europe de l’époque. Le fait que les institutions d’État, que la charpente politique et sociale de l’Europe reposent sur quelque chose à quoi la société dans son activité réelle refuse depuis longtemps toute confiance et toute obéissance, n’est mis en lumière et formulé nettement que par le radicalisme révolutionnaire comme élément de son programme subversif. Or, ce radicalisme lui-même s’en tient, quant à ses croyances, à des dérivés idéels de l’héritage européen, aussi peu crédibles que les notions dont ils découlent. Dieu est mort, mais la nature matérielle, qui produit avec une nécessité légale l’humanité et son progrès, est une fiction non moindre, affectée en outre d’une étrange lacune : elle ne comporte aucune instance qui contrôle l’individu dans son aspiration individuelle à s’évader et à s’installer dans le monde contingent comme dernier homme, avec ses menus plaisirs diurnes et nocturnes. Dostoïevski le fait dire à un de ses héros : rien n’existe, tout est permis ! Ce à quoi Dostoïevski fait front en se réclamant de la Russie traditionnelle avec son âme brisée, l’individu qui s’humilie devant la grande communauté qui l’écrase et lui impose la purification par la souffrance, Nietzsche l’exprime sans détour pour l’actualité européenne: soyons sincères, regardons en face le fait que nous sommes des nihilistes, ne nous faisons pas d’illusions — ce n’est qu’à cette condition que nous serons à même de surmonter la crise morale qui sous-tend et englobe toutes les autres. Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière: l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut être relatée dès maintenant: car c’est la nécessité elle- même qui est ici à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par mille signes, ce destin s’annonce partout : pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles se sont d’ores et déjà affinées. Notre culture européenne tout entière se meut depuis longtemps déjà, avec une torturante tension qui croît de décennies en décennies, comme portée vers une catastrophe: inquiète, violente, précipitée: comme un fleuve qui veut en finir, qui ne cherche plus à revenir à soi, qui craint de revenir à soi7.[…] »

Jan Patočka  : Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. Traduit du tchèque par Erika Abrams. Préface de Paul Ricoeur. Postface de Roman Jakobson. Verdier poche. Pp 135-151

1. C. Lévi-Strauss qualifie l’expérience inaugurée en 1492 comme le plus grand fait expérimental jusque-là enregistré dans la rencontre de l’homme avec lui-même ; il met en même temps en lumière la cruauté de ce processus et la catastrophe par laquelle il se solde pour l’humanité extra-européenne du Nouveau Monde. Voir Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.

2 Hegel, La Constitution de l’Allemagne, p. 39. (N.d.T)

3. CF. H. Arendt, On Revolution, Londres, Faber & Faber, 1963 [trad. fr. Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, « Tel », 1985].

4. Là-dessus et pour ce qui suit, voir D. Groh, « Russland als Weltmacht », in: D. Gerhardt (sous la direction de), Orbis Scriptus. Drmitrij Tschizewskij zum 70. Gebursttag, Munich, 1966, p. 331 sqq.

5. A. de Waelhens, La Philosophie et les expériences naturelles, La Haye, M. Nijhoff, 1965, p. 53.

6. Note B.U. :  Il quarto stato (https://fr.wikipedia.org/wiki/Il_Quarto_Stato)

7. F. Nietzsche, op. cit., 11 [411]; trad. fr, p. 362. (N.d.T)

« C’est donc le souci de l’âme, tês psukhês epimeleia, qui a créé l’Europe », soutient Patočka dans ce qui précède l’extrait ci-dessus. Dans un essai sur le philosophe tchèque, Jean-Paul Sorg rappelle l’origine socratique de cette idée issue de ses séminaires clandestins sur Platon et l’Europe. Voici Socrate apostrophant les Athéniens :

« Comment toi, excellent homme, qui es Athénien et citoyen de la plus grande cité du monde, comment ne rougis-tu pas de mettre tes soins à amasser le plus d’argent possible et à rechercher la réputation et les honneurs, tandis que de ta raison, de la vérité, de ton âme qu’il faudrait perfectionner sans cesse, tu ne daignes en prendre aucun soin ni souci ? »

(Platon, Apologie de Socrate, 29 d-e. Traduction d’Emile Chambry. Cité par Jean-Paul Sorg : Quelle conscience européenne ? L’appel de Jan Patočka à se soucier de l’âme. Revue Elan. Septembre 2018)

Le « souci de l’âme » est aussi et d’abord le soin de l’âme (en allemand, langue que le philosophe pratiquait, Sorge a le double sens de souci et de soin). Pour B. Stiegler, le souci correspondrait plutôt au grec elpis, à la fois espoir, attente et crainte. Le soin de l’âme était encore l’héritage romain lui même hérité des Grecs. Jusqu’au tournant du 16ème siècle, siècle de la Réforme, suivi par celui de la Guerre de Trente ans, qui marque le début du passage de l’otium au négotium. Par âme, il faut entendre surtout âme noétique qui se distingue chez Aristote de l’âme végétale et de l’âme sensitive.

Nihilisme

« Dans le déferlement de flux en quoi consiste et tout d’abord désiste la technologie industrielle qui envahit l’Europe occidentale à la fin du XIX siècle, la résistance des âmes noétiques (on parlerait aujourd’hui de « résilience ») devient un problème caractéristique de ce qui se met en place comme accomplissement du nihilisme – et cela, au moment où apparaît la théorie de l’entropie telle qu’elle altère radicalement la question et le problème du devenir. Je soutiendrai que c’est la combinaison du devenir industriel de la production des flux avec la crise métaphysique que provoque le second principe de la thermodynamique qui rend Zarathoustra malade, la doctrine de l’éternel retour étant en cela une discipline thérapeutique ».
(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser 1. L’immense régression. P. 16)

L’oubli ou le refoulement, l’effacement du « soin de l’âme », le non pænser de l’alliance de la science devenue technoscience, de l’industrie et de l’organisation capitaliste fait sombrer l’Europe dans le nihilisme dont nous prévenait Nietzsche. Cette alliance a aussi produit l’Anthropocène qui s’écrit aussi pour Bernard Stiegler Æntropocène et est encore appelé Capitalocène. Patočka, rappelle aussi Jean-Paul Sorg, a été l’un des rares philosophes européens à prendre au sérieux le rapport du Club de Rome, connu sous le nom de Rapport Meadows (1972), sur les limites de la croissance. Du souci de l’âme au souci de l’écologie.

L’universel

Pour Patočka, «  on n’apprend ce qu’est l’Europe qu’en posant la question de son devenir ». Pour cela il faut en sortir, s’en distancier. Ce devenir ou plutôt cet à venir ne peut être aujourd’hui que négæntropique. Ayant été à l’origine de l’Æntropocène, l’Europe se grandirait, reprendrait consistance, en prenant la tête de la lutte négæntropique, plutôt que de s’enfoncer dans un nauséabond marigot identitaire. Et si l’on cherche une idée unificatrice pour l’humanité – autre questionnement de Patočka -, l’état de la planète devrait pouvoir en fournir une occasion. Mais la perception d’un monde commun menacé semble manquer encore. Cela dit sans vouloir minimiser les efforts courageux et la ténacité des uns et des autres.

«Le changement climatique est en passe de gagner une portée destructrice inouïe. Pourtant, alors même que les symptômes s’aggravent rapidement, nous nous enfonçons chaque année un peu plus dans notre addiction aux combustibles fossiles », déclarait récemment le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres.

Pour trouver les réponses afin d’y faire face, il nous faut cependant les concepts qui vont avec. Il importe d’articuler ce que Félix Guattari nommait les trois écologies [environnementale, sociale et mentale].

« les mégafeux ne brûlent pas seulement des forêts, des vies humaines et animales, mais aussi nos manières de penser. Calcinées, celles-ci peinent à produire les contre-feux intellectuels et politiques nécessaires pour répondre aux désastres climatiques »
(Frédéric Neyrat : Comment penser hors des flammes

Félix Guattari s’était déjà posé cette question dans les années 1990. Ainsi, peu avant sa mort, appelant à une « refondation des pratiques sociales », il relevait que l’humanité

« reste hébétée, impuissante devant les défis auxquels elle est confrontée. Elle assiste passivement au développement de la pollution de l’eau, de l’air, à la destruction des forêts, à la perturbation des climats, à la disparition d’une multitude d’espèces vivantes, à l’appauvrissement du capital génétique de la biosphère, à la dégradation des paysages naturels, à l’étouffement de ses villes et à l’abandon progressif de valeurs culturelles et de références morales relatives à la solidarité et à la fraternité humaines… L’humanité semble perdre la tête, ou, plus exactement, sa tête ne fonctionne plus avec son corps. Comment pourrait-elle retrouver une boussole pour s’orienter au sein d’une modernité dont la complexité la dépasse de toute part ? »
(Félix Guattari :  Pour une refondation des pratiques sociale in Le Monde diplomatique, octobre 1992)

Il ajoutait « qu’il est difficile d’amener les individus à sortir d’eux-mêmes, à se dégager de leurs préoccupations immédiates et à réfléchir sur le présent et le futur du monde ». D’autant que l’on assistait à la dissolution des « anciennes instances de communication, de réflexion et de concertation ». C’est pourquoi il préconisait « – sous l’égide d’un type d’articulation inédit entre écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale – l’invention de nouveaux agencements collectifs d’énonciation ». Frédéric Neyrat quant à lui suggère de créer du lointain, voire un « communisme du lointain », un cosmos partagé : « Pour échapper à la claustrophobie des fumées et des pensées closes, inventons les dehors grâce auxquels nous serons en mesure d’éteindre l’incendie planétaire ».

Ce que tous les humains ont en partage, c’est l’exosomatisation, c’est à dire la fabrication d’organes artificiels extérieurs au corps qui s’articulent avec les organes intérieurs du corps, cerveau compris et les organes sociaux. C’est cet ensemble qu’il faut repænser organologiquement et localement ,à chaque fois à nouveaux frais, au rythme des disruptions technologiques des artefacts.  Non pas contre comme semble le penser Patočka mais avec elles.

la noèse en général et la moralité de l’être moral en quoi elle consiste n’ont d’universel que le fait universel de l’exosomatisation comme condition de toute noèse, où l’âme noétique, parce qu’elle n’est qu’exosomatiquement, parce qu’elle n’ex-siste qu’ainsi, doit commencer par acquérir les savoirs par lesquels elle saura faire que les pharmaka formant l’appareillage organologique issu de l’exosomatisation dont elle hérite :
1. soient bénéfiques à son existence plutôt que préjudiciables,
2. soient bénéfiques à travers son existence à l’univers des vivants en totalité tel que, pris dans le devenir entropique, il préserve cependant un avenir néguentropique, à l’encontre du devenir entropique, et comme néguanthropologie.

(Bernard Stiegler : Dans la disruption. )Les Liens Qui Libèrent. P. 329)

Transformation énergétique

On notera dans le titre du chapitre cité ci-dessus qu’il est question de l’Europe jusqu’à la fin du XIXème siècle. Pour le philosophe tchèque, le XIXème est en effet le dernier siècle européen. Mais il n’oublie pas le 20ème siècle. Le suivant, il ne l’a pas connu. Un chapitre des Essais hérétiques est intitulé : les guerres du XXè siècle et le XXè siècle en tant que guerre. J’y ai relevé la question suivante :

« Pourquoi la transformation énergétique du monde ne peut-elle se faire que par voie de guerre ? » (O.c. p.197)

Une première réponse qu’il fournit serait :

« Parce que la guerre, l’opposition aiguë, est le moyen le plus efficace de libérer rapidement des forces accumulées. Le schisme est un grand moyen dont la Force profite – pourrait-on dire en langage mythique – pour passer de la puissance à l’acte » (ibidem)

Comme je ne crois pas avoir compris la réponse plus détaillée de Patočka, utilisant les catégories de jour et de nuit et de « Force », je laisse cela en suspend comme une question d’aujourd’hui tout en l’alimentant par un aspect particulier. On peut prendre la dimension énergétique dans différents sens y compris psychique.Elle peut être soit bénéfique ou toxique. Arrêtons-nous sur celles dont les sources sont extraites de la terre. Elles tiennent une place de choix dans cette « Première guerre mondialisée », – selon l’expression de Bertrand Badie -, à laquelle nous assistons en Ukraine. Cela vaut y compris et peut-être même surtout pour le nucléaire. La Russie avait la haute main sur les ressources du second pays le plus nucléarisé après la France jusqu’à la décision ukrainienne, en 2019, de construire son indépendance énergétique et de débrancher son réseau électrique de celui de la Russie et de la Biélorussie pour le connecter sur le réseau européen, au grand dam du maître du Kremlin. Celui-ci a dès le début du conflit « fait du contrôle des principales infrastructures énergétiques – et notamment les centrales nucléaires – une priorité » . (Source : Marc Endeweld : Les dessous du conflit russo-ukrainien. Seuil). Par décret, la Fédération de Russie vient de s’approprier la centrale nucléaire de Zaporijia après avoir kidnappé son directeur ukrainien. Les enjeux énergétiques cependant n’expliquent et encore moins ne justifient cette guerre qu’il faut encore qualifier d’anachronique. La question de Patočka reste ouverte. Mais peut-être n’est-ce pas tout à fait la bonne. Je ne reviens pas sur la nécessité d’un traité de paix économique mondial.
Quant à l’arme du gaz, elle est à l’évidence un moyen d’accroître les divisions de l’Europe. J’ai déjà évoqué, en m’appuyant sur Naomi Klein, la nostalgie toxique, à la fois nostalgie d’une grandeur trépassée – j’y reviens plus loin – et des énergies fossiles dépassées. Même si l’expression de « sobriété énergétique » fait aujourd’hui flores (et l’objet d’une vaste récupération à faible contenu), j’ai du mal à accepter l’idée d’une «écologie de guerre». D’abord, parce que je ne suis pas sûr que remplacer notre dépendance à l’égard de la Russie par celle des États-Unis et du Qatar soit très écologique. Ensuite, parce qu’elle se gérera via un Conseil de défense alors que l’on nous rabat les oreilles avec la démocratie comme « valeur » européenne. Également parce que l’écologie ne se résume pas aux énergies. Enfin, et surtout, parce qu’une écologie née dans ces conditions, comme « arme de guerre », augure mal d’une « paix véritable » pour revenir au propos du philosophe tchèque qui se demandait déjà pourquoi les deux conflits mondiaux et singulièrement le premier n’ont pas été l’occasion de s’engager dans une « paix véritable ». Au moment où je mets en ligne cet article, on ignore encore précisément quels sont les auteurs de ce qui semble bien un attentat contre les gazoducs Nordstream. Ils contenaient encore du méthane même s’ils n’en livraient plus. Les explosions visaient symboliquement un lien entre la Russie et l’Europe. Il n’est par certain qu’il soit réparable. Quatre jours plus tard, Vladimir Poutine officialisait l’intégration / annexion à la Russie de territoires ukrainiens déjà partiellement sous son contrôle et menacé de reconquête par l’Ukraine. Le tout accompagné de gesticulations nucléaires qu’il faut prendre au sérieux et qui accroissent encore d’avantage les tensions déjà bien exacerbées. A force d’accumuler des armes , on finit par les utiliser.

Patočka définit ainsi le monde d’après la Deuxième guerre mondiale :

« C’est un monde où l’Europe a cessé de jouer le rôle décisif comme force politique et spirituelle et où, outre les deux superpuissances, s’affirment toujours plus nettement d’autres colosses politiques et démographiques extra-européens. A la place du concert européen, ce sont leurs constellations, leurs revendications, leurs problèmes qui déterminent le monde d’aujourd’hui et de demain. Parallèlement, la révolution industrielle s’accélère, se transforme en révolution techno-scientifique ; la structure de la société industrielle est modifiée, les techniques de contrôle, la cybernétique et l’automatisation passent au premier plan, le noyau de l’atome s’ouvre, libérant des forces qui rendent possible la conquête de l’espace […]. »

(Jan Patočka : L’Europe et après in L’Europe après l’Europe.Traduit de l’allemand et du tchèque sous la direction de Erika Abrams. Postface de Marc Crépon. Verdier p. 46)

Revenons au texte cité pour en souligner encore deux aspects.

Oublier Byzance ?

Patočka distingue deux Europe, celle d’origine romaine et celle issue de Byzance. Cela me rappelle un texte de l’écrivain allemand Heiner Müller, autre habitant de l’Est au temps de la guerre froide qui s’est beaucoup intéressé aux résurgences du passé et qui écrivait en 1989 :

« D’un point de vue historique il n’y a pas une Europe. A l’occasion de la remise du prix européen de cinéma à Krysztof Kieslowski pour son film Tu ne tueras point, le réalisateur Zanussi a dit quelque chose de très intéressant dans un interview : il se réjouissait que ce prix ait été attribué à un film polonais car cela signifiait que la Pologne faisait partie de l’Europe. Il ajoutait qu’il y avait deux Europe, l’une marquée par l’empreinte de Byzance, l’autre de filiation romaine. Ne serait-ce qu’en raison du catholicisme, la Pologne fait partie de l’Europe « romaine », alors que la Russie et toute l’Europe du Sud-Est relèvent de la culture byzantine. La frontière se situe quelque part en Hongrie. C’est un préalable important à toute réflexion sur l’Europe. Bien des malentendus entre l’Est et l’Ouest résultent d’une connaissance insuffisante de cet état de fait historique ».

(Heiner Müller : Meurs plus vite, Europe ! Entretien avec Frank M. Raddatz (Janvier 1989) Traduction : Bernard Umbrecht in Heiner Müller : Fautes d’impression. L’Arche éd. Pp 124-141)

La Russie et l’Europe.

Patočka notait combien la Russie, au XIXème siècle hésitait entre rapprochement avec l’Europe et l’Occident et clôture sur soi. C’est certes l’analyse d’un passé mais il y a des passés qui ne passent pas. Et l’on peut se demander si aujourd’hui encore, elle ne serait pas un élément encore actif, tant ce qui est à l’œuvre dans l’agression de la Russie contre l’Ukraine est profondément réactionnaire au sens d’un vouloir restaurer le passé. Avec les armes du futur.

Les Européens ne sont pas les seuls héritiers de l’Europe. A mesure que l’Europe se planétarisait par le biais de la technique et de l’organisation « rationnelle » de l’économie et de la société, elle perdait sa consistance ayant sacrifié son seul vrai héritage : le soin de l’âme noétique. Mais, ce n’est pas du tout en termes déclinistes que Patočka pose la question du devenir de l’Europe comme le souligne Marc Crépon :

« Réfléchir sur l’Europe, aujourd’hui, c’est forcément prendre la mesure de la naissance, dans la seconde moitié du XXè siècle, d’un monde posteuropéen — de l’entrée du monde en totalité dans une époque posteuropéenne. Pour autant, la conscience d’un tel état de fait n’implique pas qu’on souscrive ipso facto à la thèse, récurrente depuis la fin de la Première Guerre mondiale, du « déclin » ou de la « décadence » de l’Europe, ni à la nostalgie de la « grandeur » et des « valeurs » auxquelles elle était du même coup, dans un geste corollaire, identifiée. Et pas davantage à la désignation, apeurée et tant de fois fantasmée, de ses « ennemis » potentiels, c’est-à-dire à l’inventaire variable des forces extérieures qui seraient censées la menacer (la Chine, l’Islam, etc. [j’ajoute (B.U.) : la Russie]. Toute la difficulté de la question européenne est là. Elle expose celui qui s’y risque à trois écueils au moins. Le premier est la négation de l’état de fait posteuropéen, l’illusion persistante d’une domination et d’une exemplarité spirituelles, politiques ou morales de l’Europe, auxquelles seraient indexés, sans examen critique, la raison, la démocratie, les droits de l’homme, le progrès, etc. Le second est son interprétation en termes de « choc des civilisations », la réduction du problème posteuropéen à un choc frontal entre des « civilisations » supposées antagonistes, en lutte pour imposer leur hégémonie. L’un et l’autre ont pour présupposé une compréhension homogénéisante des « identités culturelles » qui exclut tout passage, toute traduction, tout dialogue de l’une à l’autre et enferme chacune dans sa « monogénéalogie » [Derrida]. Mais, à ces deux écueils, il faut aussitôt adjoindre un troisième, tout aussi périlleux, qui est le refus ou la négation nihiliste de tout héritage, voire de toute histoire. Comme si la perte de crédit (et aussi bien la critique) de toutes les images et de toutes les idées que l’Europe s’est faites d’elle-même excluait que, de l’histoire européenne, il y ait quoi que ce soit à retenir ».

(Marc Crépon : Histoire, Ethique et politique: La question de l‘Europe. Postface à Jan Patočka : L’Europe après l’Europe)

Il n’y a pas de guerres de civilisation. L’agression militaire de la Russie témoigne d’une régression de la civilisation dans la barbarie.
Il nous faut donc repaenser l’Europe dans ce que Patočka nommait l’« ère planétaire », dans l’Anthropocène et avec un cosmos réinventé en se réappropriant, dans son héritage enfoui, la question du soin de l’âme.

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