1. Joseph Beuys :
« I like America and America likes me » (1974)
Pour l’ouverture à Manhattan d’une dépendance de la Galerie René Block de Berlin, Jospeh Beuys s’était rendu à New-York pour s’enfermer pendant trois jours dans une salle de la galerie, transformée en cage, avec un coyote nommé „Little John“. Il s’y est rendu les mains sur les yeux, puis enveloppé dans une cape de feutre et transporté en ambulance pour ne pas fouler le sol des Etats-Unis. L’ensemble de l’action s’est déroulée du 23 au 25 mai 1974. La vidéo ci-dessous, extraite d’un journal télévisé, donne une petite idée de ce qu’il s’est passé. Pour une vue plus ample on peut voir le film de Herbert Wietz tourné pour la galerie.
Comme Beuys l’a expliqué plus tard: «Je voulais m’isoler, m’isoler, ne rien voir de l’Amérique d’autre que le coyote.» La galerie a ainsi été transformée en une sorte d’ îlot extraterritorial construisant la localité où l’action a eu lieu. Les deux acteurs sont déterritorialisés. Tant le coyote capturé, extrait de son territoire naturel, que l’artiste qui joue cette déterritorialisation. Le titre de la performance, I like America and America likes me, est ironique et constitue une protestation contre l’hégémonie américaine sur le marché de l’art. Coiffé de son doulos et équipé d’une canne, Beuys s’est muni de couvertures en feutre, de gants, d’un idiophone, un triangle, d’une lampe torche. Les objets avaient été peints de couleurs « neutres », grises et brunes. Chaque jour, cinquante exemplaires du Wall Street Journal ont été déposés dans la cage. Le coyote les a préférés à la paille qui lui était destinée. Régulièrement Beuys sculptait une sorte de figure, peut-être de berger, muni de son bâton. Le comportement du coyote a été tantôt passif, détaché, tantôt actif, plus mordant. Le retour, à la fin de l’action, s’est déroulé à l’identique de l’arrivée. Je n’ai pas réussi à trouver d’informations sur le mode de transport de l’animal. Pour Beuys, l’ambulance évoque l’une de ses thématiques récurrentes : le couple blessure / soin. Il y a dans la blessure une source d’énergie dont il faut prendre soin.
La meilleure description disponible de l’action a été rapportée par Caroline Tisdall dans son livre (couverture ci-dessus) essentiellement composé de photographies. Dans son texte liminaire, elle souligne que l’artiste avait présenté au coyote – et disposé dans la salle – les artefacts de son monde. « Celui-ci réagit à la mode coyote en les marquant d’un geste de possession ». L’homme, lui, « avait apporté un répertoire de mouvements et une notion du temps » :
« Ces deux éléments soumis aux réactions du coyote se trouvèrent par elles modulés et conditionnés. L’homme ne quittait jamais l’animal des yeux et, entre eux, la ligne de ce rayon visuel [de la lampe torche] devint comme les aiguilles d’un cadran d’horloge spirituel, qui minutait les mouvements et déterminait dans le temps le rythme du dialogue. L’homme exécutait sa séquence de mouvements, sorte de chorégraphie dirigée vers le coyote et réglée par ses réactions quant au tempo et au mode expressif. La séquence durait en général une heure et quart, parfois beaucoup plus longtemps. En tout elle se répéta plus de trente fois mais à chaque fois dans une tonalité et sur un mode différent. »
(Caroline Tysdall : Joseph Beuys / Coyote. Hazan. 2009)
Beuys n’efface pas le fait qu’il est là en tant qu’être humain exosomatisé, différent de l’animal. Des rugissements de turbines – machines industrielles à produire de l’énergie – été ont enregistrés sur – et diffusés de brefs instants par – un magnétophone.
Enveloppé dans sa couverture de feutre, Beuys se fait sculpture animée, tantôt verticale la canne sortant par le haut, tantôt pliée canne vers le sol ou accroupie canne en l’air puis canne vers le sol.
« Ces mouvements suivaient toujours le même schéma général, mais ceux du coyote variaient à chaque séquence. Tantôt il se conduisait comme si ce genre de chose était pour lui simple routine. Tantôt il gardait une certaine distance ou semblait se désintéresser de ce qui se passait, et l’atmosphère était alors digne et calme. Tantôt il rodait attentif, sur ses gardes, tournant prudemment autour de la forme de feutre, sursautant au moindre mouvement. Et, parfois follement surexcité, il devenait fripon et sournois. Poussant le jeu jusqu’à l’agression, il se jetait sur la canne, mordait et lacérait le feutre pour le réduire en lambeaux, dont les touffes ressemblaient à celles de sa propre fourrure, alors en période de émue. Ses réactions étaient particulièrement vives lorsque la forme de feutre gisait sans mouvement : il la flairait anxieusement, la poussait du museau ou de la patte avec sollicitude, ou bien il se renaît à l’écart, circonspect et soupçonneux. Il lui arriva aussi de se coucher auprès du corps ou d’essayer de se glisser sous le feutre. »
(Caroline Tysdall : o.c.)
Les expressions devenir « fripon et sournois » ou la référence au fait qu’il prenait parfois « l’expression fourbe qu’on était en droit d’attendre de lui » ne sont évidemment pas des expressions du langage coyote mais la projection d’un certain nombre d’interprétations des mythologies amérindiennes concernant le coyote. Mythologies dégradées en vil coyote dans le dessin animé bien connu, Bip bip et coyote.
La rue du mur (Wall Street)
Difficile de s’y retrouver dans ces différentes mythologies amérindiennes tant elles sont diverses et variées. Toujours est-il que le coyote, animal anthropomorphe, tient chez les Amérindiens une place importante. Il fait l’objet d’une vénération. Pour certains interprètes, il est une figure du trickser, de l’espiègle fripon. Pour d’autres, il participe pleinement des mythes sur l’origine du feu (James Frazer). Il est, comme Prométhée, voleur de feu. On peut plus simplement retenir la présence du Wall Street Journal et se rappeler l’origine du nom, La rue du Mur (Wall Street), c’est à dire un rapport avec la colonisation d’abord hollandaise puis anglaise de ce qui s’appellera d’abord New Amsterdam avant de s’appeler New York. Le mur fut construit pour protéger les colons des tribus amérindiennes. En ce sens on peut y voir ce qui aux yeux de Beuys constitue la blessure de l’Amérique.
La métaphore, que l’on peut qualifier de théâtrale, construite par Beuys à New York n’est pas passée inaperçue y compris dans d’autres champs artistiques. A l’exemple de Heiner Müller. Les deux artistes se connaissaient mais ne se sont jamais rencontrés. « Beuys disait que j’étais le seul à l’avoir compris » affirme Heiner Müller dans son autobiographie. Et il s’en dit flatté et ajoute :
« Son rapport au trivial, la relation entre pathos et trivialité m’a intéressée, il en résulte un frottement qui a quelque chose à voir avec la façon de faire du feu avec du bois ou des pierres. »
Müller évoque Beuys dans plusieurs entretiens. Je mets l’accent ici sur celui dans lequel il se sert de la métaphore du coyote.
2. Heiner Müller :
« Der Text ist der Coyote / Le texte est le coyote »
„[…] Die großen Publikumserfolge sind meistens Stücke, die schon leer sind, also Aufführungen, die nichts mehr transportieren als sich selbst. Das sind die großen Theatererfolge, so Cats und dieses ganzes Zeug auf der trivialen Ebene. Ich weiß nicht, vielleicht ist das eine archaische Position, aber mir scheint, […] dass wir im Theater noch gar nicht wirklich mit Texten gearbeitet haben, dass Texte da noch immer nicht als Material, noch immer nicht als Körper gebraucht worden sind. Mir ist jetzt eingefallen (nur weiß ich gar nicht, wie ich es den Schauspielern im Hamlet sagen soll, ich glaube, ich lasse es lieber), diese Performance von Beuys mit dem Kojoten in New York. Eigentlich ist das für mich eine ideale Metapher für den Umgang des Schauspielers mit dem Text, der Text ist der Kojote. Der Shakespeare-Text ist der Kojote. Und man weiß nicht, wie der sich verhält. Jeder Schauspieler müsste umgehen mit dem Text wie Beuys mit dem Kojoten. Aber wie sage ich das einem Schauspieler, der gewöhnt ist, als ein Beamter mit dem Text umzugehen, den Text bestenfalls zu verwalten. Oder sogar zu administrieren. Eben daran denke ich, wenn ich meine, dass die Zeit des Textes im Theater erst kommen wird.“
(Heiner Müller : Gleichzeitigkeit und Repräsentation / Ein Gespräch in Werke 11. Gespräche 2. Suhrkamp. Pp 466-467)
« […]les grands succès publics sont le plus souvent des pièces qui sont déjà vides, donc des représentations qui ne véhiculent rien d‘autres qu’elles-mêmes. Ce sont les grands succès théâtraux comme Cats et tous ces trucs plus triviaux les uns que les autres. Je ne sais pas, peut-être est-ce une position archaïque, mais il me semble […] qu’au théâtre on n’a pas encore véritablement travaillé avec des textes, que les textes n’y ont toujours pas été traités comme matériaux, toujours pas comme corps. Je me suis souvenu (simplement je ne sais pas comment le dire aux acteurs d’Hamlet, je crois que je ferais mieux de laisser tomber) de cette performance de Beuys avec un coyote à New York. En fait, c’est pour moi une métaphore idéale de l’attitude de l’acteur à l’égard du texte, le texte est le coyote. Le texte de Shakespeare est le coyote. Et on ne sait pas comment il se comporte. Chaque comédien devrait avoir à l’égard du texte une attitude comparable à celle de Beuys à l’égard du coyote. Mais comment dire cela à un acteur habitué à se comporter à l’égard du texte comme un employé, à être dans le meilleur des cas une sorte d’administrateur du texte. Ou même de gestionnaire. C’est à cela que je pense quand je dis que le temps du texte au théâtre est à venir. »
(Heiner Müller : Simultanéité et représentation/ Conversation avec Robert Weimann in Heiner Müller / Conversations 1975-1995. Éditions de Minuit. Trad. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil)
Heiner Müller déplore que le texte au théâtre ne soit toujours pas traité comme un corps. Il utilise la métaphore du théâtre beuysien qui lui paraît « idéale » pour préciser ce qu’il entend par là. Il s’agit de la relation du comédien au texte. Le texte doit comme le coyote dans la performance, rester imprévisible, changeant, ouvert sans qu’il soit question d’une appropriation. D’ailleurs, de l’auteur lui-même on ne peut pas dire qu’il s’approprie la langue. Il lui cède bien plus qu’il ne la domine, affirme Müller. Les significations doivent rester inachevées, les métaphores libres de circuler, détachables et ré-interprétables. Cela s’oppose aux produits finis et emballés des industries culturelles qui mettent un couvercle sur les processus de travail, de production et sur l’expérience. Cela d’autant plus que les métaphores, selon Müller, dépassent l’intentionnalité de leurs auteur.e.s. Elles sont plus intelligentes qu’eux.
Réintroduire de la diachronie dans notre absence d’époque hypersynchronisée qui met en crise la représentation : même si ce n’est pas exprimé en ces termes, l’on pourrait ainsi définir la teneur de cet entretien intitulé Simultanéité et représentation. La conversation avec le spécialiste de Shakespeare, Robert Weimann, dont est extrait le texte cité, avait eu lieu en juillet 1989 alors que Heiner Müller se préparait à « l’expédition » collective de la mise en scène de Hamlet (Shakespeare) /Hamlet-Machine (Müller), au Deutsches Theater, à Berlin. Les répétition commencèrent en août de la même année. La première avait eu lieu en mars 1990. Entre temps, le Mur de Berlin était tombé. Et le temps était sorti de ses gonds. Le dialogue était destiné à paraître – et est paru – dans un ouvrage collectif sous la direction de Hans Ulrich Gumbrecht et Robert Weimann avec pour titre Postmoderne – Globale Differenz (Postmodernité et différence globale). Ce sont autant de notions qui ne sont pas la tasse de thé de Müller. Ses interrogations vont plutôt vers la disparition de la transmission de l’expérience et de la processualité au profit d’images figées qui ne véhiculent rien d’autres qu’elles-mêmes. Des images qui ne sont pas ouvertes, ne disent pas les expériences, ne décrivent pas les processus. Et cela dans un temps qui presse et qui « est aussi du délai ». Müller introduit d’emblée, dans la conversation, la proposition de Nietzsche, qu’il qualifie de « la plus importante dans le tumulte de ce débat » :
« L’humanité a besoin d’un nouveau dessein »
La référence à Beuys est précédée par l’évocation d’une représentation au cours de laquelle on voit sur une scène une femme peler un oignon peut-être une heure durant. A ce propos et de la tendance à mettre en scène un animal, Müller note un « déplacement de la fonction sociale du théâtre » vers une fonction anthropologique. C’est là une autre correspondance possible avec Beuys pour qui l’art est anthropologique. La femme et l’oignon n’est pas sans évoquer un texte de Franz Kafka. Il est cité par Jean-Philippe Antoine en guise d’introduction à l’œuvre de Beuys en épitaphe de son livre « La traversée du XXème siècle / Joseph Beuys, l’image et le souvenir ». Il y est question de casser des noix sur scène :
„Eine Nuß aufknacken ist wahrhaftig keine Kunst, deshalb wird es auch niemand wagen, ein Publikum zusammenzurufen und vor ihm, um es zu unterhalten, Nüsse knacken. Tut er es dennoch und gelingt seine Absicht, dann kann es sich eben doch nicht nur um bloßes Nüsseknacken handeln. Oder es handelt sich um Nüsseknacken, aber es stellt sich heraus, daß wir über diese Kunst hinweggesehen haben, weil wir sie glatt beherrschten und daß uns dieser neue Nußknacker erst ihr eigentliches Wesen zeigt, wobei es dann für die Wirkung sogar nützlich sein könnte, wenn er etwas weniger tüchtig im Nüsseknacken ist als die Mehrzahl von uns.“
(Franz Kafka : Josefine, die Sängerin oder Das Volk der Mäuse)
« Casser une noix n’a vraiment rien d’un art, aussi personne n’osera rameuter un public pour casser des noix sous ses yeux afin de le distraire. Mais si quelqu’un le fait néanmoins, et qu’il parvienne à ses fins, alors c’est qu’il ne s’agit pas simplement de casser des noix. Ou bien il s’agit en effet de cela, mais nous nous apercevons que nous n’avions pas su voir qu’il s’agissait d’un art, à force de le posséder trop bien, et qu’il fallait que ce nouveau casseur de noix survienne pour nous en révéler la vraie nature — l’effet produit étant peut-être même alors plus grand si l’artiste casse un peu moins bien les noix que la majorité d’entre nous. »
Franz Kafka : Joséphine la cantatrice et le peuple des souris in Franz Kafka, Un jeûneur et autres nouvelles.Trad. B. Lortholary. GF
On comprend par là l’idée de Beuys que chaque homme est un artiste. Dans l’entretien cité, Müller rappelle comme souvent la phrase de Kafka : « La littérature est l’affaire du peuple ». Dans le commentaire qui suit, je retiens ceci :
« je fais des choses dont je ne sais pas ce qu’elles sont, le public reçoit ces choses et ne sait pas non plus ce qu’elles sont mais il éprouve peut-être au moins partiellement ce qu’elles sont dès lors qu’elles entrent en collision avec une expérience quelconque de la réalité. Expérience qu’il fait en dehors du théâtre »
C’est peut-être dans cette résonance que se constituent des savoirs et ce que Beuys appelle sculpture sociale. On peut aussi, à propos de l’oignon et des noix, noter qu’il y a une différence entre faire machinalement les choses et décider de le faire devant un public, ce qui en retour nous rappelle que nous faisons les choses mécaniquement. Par automatismes, tellement les gestes sont intériorisés.
Il y aurait bien d’autres correspondances possibles à mettre en évidence entre les deux hommes de l’art sans que leurs approches soient assimilables les unes aux autres. Deux aspects, par exemple, pour lesquels les points de vue de Beuys et de Müller ne me semblent pas très étrangers l’un à l’autre. Ils concernent la domination du visible et la nécessité d’une localité. L’oeil est un organe impérialiste dit Müller, ce qui rejoint l’idée beuysienne de la nécessité d’activer d’autre sens que la vue dans et par l’action artistique. Cela dans un lieu déterminé, en constituant une localité.
« Dans cette discussion sur la postmodernité, les différences sont aplanies ou évacuées. Il y a a priori la prétention au global et à l’international. Mais je crois que l’art a constamment besoin de la dimension locale. Ce qu’il en advient dans la diffusion internationale, c’est autre chose. Mais le point de départ est là ; s’il se perd ça devient vide »
(Heiner Müller : conversation citée.)
L’absence de localité vide l’art de sa consistance.
A propos du code de justice pénale des mineurs,
qu’est-ce qu’être, selon Kant et B. Stiegler, mineur et majeur ?
L’effacement de la distinction entre majeur et mineur dans la responsabilité des actes délictueux a franchi un pas supplémentaire. Avec l’ordonnance du « code de la justice pénale des mineurs », déjà ratifié en procédure accélérée par l’Assemblée nationale. Il passe au Sénat en séance publique les 26, 27 et 28 janvier 2021. Ce Code de la justice pénale des mineurs (CJPM) est porté par le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, et a été initié par son prédécesseur. Il est censé entrer en vigueur le 31 mars 2021. Le renforcement de l’arsenal répressif au détriment de l’éducation de mineurs en formation, occulte les causes profondes de la situation de la jeunesse. C’est l’occasion pour moi de revenir sur ce qu’en écrivait Bernard Stiegler en 2008, lors d’un premier effacement de l’âge de la responsabilité pénale. En passant par Immanuel Kant.
Francisco Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » ( 1797-1798)
Immanuel Kant
Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?
„Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbst verschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der Entschließung und des Mutes liegt, sich seiner ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Sapere aude! Habe Mut dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.
Faulheit und Feigheit sind die Ursachen, warum ein so großer Teil der Menschen, nachdem sie die Natur längst von fremder Leitung frei gesprochen (naturaliter maiorennes), dennoch gerne zeitlebens unmündig bleiben; und warum es Anderen so leicht wird, sich zu deren Vormündern aufzuwerfen. Es ist so bequem, unmündig zu sein. Habe ich ein Buch, das für mich Verstand hat, einen Seelsorger, der für mich Gewissen hat, einen Arzt, der für mich die Diät beurteilt, u.s.w., so brauche ich mich ja nicht selbst zu bemühen. Ich habe nicht nötig zu denken, wenn ich nur bezahlen kann; andere werden das verdrießliche Geschäft schon für mich übernehmen. Daß der bei weitem größte Teil der Menschen (darunter das ganze schöne Geschlecht) den Schritt zur Mündigkeit, außer dem daß er beschwerlich ist, auch für sehr gefährlich halte: dafür sorgen schon jene Vormünder, die die Oberaufsicht über sie gütigst auf sich genommen haben. Nachdem sie ihr Hausvieh zuerst dumm gemacht haben und sorgfältig verhüteten, daß diese ruhigen Geschöpfe ja keinen Schritt außer dem Gängelwagen, darin sie sie einsperrten, wagen durften, so zeigen sie ihnen nachher die Gefahr, die ihnen droht, wenn sie es versuchen allein zu gehen. Nun ist diese Gefahr zwar eben so groß nicht, denn sie würden durch einigemal Fallen wohl endlich gehen lernen; allein ein Beispiel von der Art macht doch schüchtern und schreckt gemeinhin von allen ferneren Versuchen ab.“
(Immanuel Kant : Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung ? Berlinische Monatsschrift 1784)
Immanuel Kant :
Réponse à la question : Qu’est-ce que “les Lumières” ?
« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement?. Telle est la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère (naturaliler maiorennes [naturellement majeurs]), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre, qui me tient lieu d’entendement, un directeur, qui me tient lieu de conscience, un médecin, qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors de la voiture d’enfant où ils les tiennent enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement de l’envie d’en refaire l’essai.
Il est donc difficile pour l’individu de s’arracher à la minorité, qui est presque devenue pour lui un état naturel. Il y a même pris goût, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques d’un usage de la raison, ou plutôt d’un mauvais usage raisonnable des dons naturels, voilà les grelots que l’on a attachés aux pieds d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui sont arrivés, par le propre travail de leur esprit, à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.
Mais qu’un public s’éclaire lui-même rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même, pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent par eux-mêmes, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même ».
(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits)
Avant d’entrer dans le vif du sujet, qui motive la publication de ces extraits du philosophe de Prusse, Immanuel Kant, une remarque sur les mots Aufklären, Aufklärung. Ils font partie de ces mots allemands comme Heimat ou Bildung que l’on devrait éviter de traduire. Aufklärung est habituellement rendu par Lumières. The Age of Enlightenment, en anglais. L’expression française désigne plutôt un état là où la substantivation du verbe aufklären, clarifier, élucider, contient en elle-même une dynamique. Il rend mieux le fait que l’Aufklärung est un processus de propagation des Lumières et non un état donné. L’extrait ici mis en exergue de Kant montre bien qu’il s’agit d’un mouvement, d’un travail, pour sortir de la minorité et devenir majeur. Il ne suffit pas d’allumer la lumière pour être éclairé.
« Vers toujours plus de répression et toujours moins d’éducation ».
Le détricotage de l’Ordonnance du 2 février 1945 a déjà une longue histoire. Cette ordonnance adoptée au lendemain de la Seconde guerre mondiale se caractérisait par le fait que la justice pénale des mineurs méritait un traitement particulier. L’enfance délinquante nécessitait d’être protégée en même temps que punie, éduquée plutôt que réprimée et le particularisme de sa situation exigeait d’en confier le traitement à des magistrats spécialisés, tant au stade de l’instruction qu’à celui du jugement. Cette philosophie est en voie d’abandon.
« Bien loin de revenir aux fondamentaux de l’ordonnance du 2 février 1945, maintes fois dénaturés, ce projet ne fait que conforter un progressif abandon de la spécificité de la réponse devant être apportée aux enfants, par rapport aux adultes, vers toujours plus de répression et toujours moins d’éducation.
En effet, comme nous avons déjà pu l’indiquer à maintes reprises avant la crise sanitaire et depuis celle-ci, le réel problème de la justice des enfants, qu’elle soit pénale ou civile, est avant tout l’indigence de ses moyens, qui ne sera nullement résolue par les moyens alloués dans la loi de finances 2021 principalement concentrés sur le pénitentiaire et sur le recrutement de contractuels précaires, bénéficiant d’une formation de moindre qualité, voire aucune, ce qui n’est pas sans poser des difficultés majeures quand il s’agit de prendre en charge des enfants en souffrance».
C’est ce qu’affirme un collectif de plus de 200 personnalités, professionnels de l’enfance, membres d’organisations syndicales de magistrats, travailleurs sociaux et avocats dans une tribune publiée par Franceinfo, mardi 1er décembre 2020.
Dans une autre tribune publiée dans le journal Le Monde du 3 décembre 2020 et accompagnée d’une pétition, 120 associations et personnalités écrivaient :
« Si ce projet est adopté, le juge des enfants n’instruira plus, le rôle du parquet sera renforcé, la nouvelle procédure ouvrira grandes les vannes vers le flagrant délit pour les mineurs. Un nouveau pas sera franchi pour rapprocher cette justice des enfants de celle des adultes. […]
Ce projet a surtout comme objectif affiché de juger toujours plus vite, au détriment du travail éducatif pourtant essentiel pour un enfant en délicatesse avec la loi. Comme si l’enjeu n’était pas plutôt de réagir vite aux carences éducatives, y compris par des mesures fermes. Ce n’est pas d’être tenu pour coupable qui permettra au jeune de rompre avec une séquence de vie difficile, mais le fait de retrouver de l’espoir, des perspectives et déjà de l’estime de soi par la mobilisation d’adultes présents et équilibrés ».
Après cinq années de durcissement, un premier grand tournant dans le floutage de la différenciation entre majeur et mineur en matière de répression de la délinquance avait eu lieu en 2007 avec le projet de loi sur la récidive des majeurs et des mineurs.
« L’excuse de minorité est retirée en cas de deuxième récidive pour les 16-18 ans auteurs de crimes et de délits violents. Les lois Perben de 2002 et 2004, la loi sur la récidive de 2005, celle sur la prévention de la délinquance de mars 2007 avaient déjà accru la sévérité des lois pénales pour les mineurs. Depuis 2002, des sanctions sont prononcées dès l’âge de 10 ans ; des programmes de construction de centres éducatifs fermés et de prisons pour mineurs ont été lancés ; les procédures d’urgence ont augmenté ; enfin, le rôle du parquet a été considérablement accru ». (Le Monde 03 juillet 2007)
Parallèlement à l’effacement de « l’excuse de minorité », l’on assiste à un affaiblissement sinon un déclin des dispositifs de soins consacrés à la jeunesse.
Quand j’ai pris connaissance des deux tribunes évoquées, je me suis souvenu que j’avais, il y a bientôt 13 ans, en 2008, lu ceci :
Dès la première page de son livre Prendre soin de la jeunesse et des générations, Bernard Stiegler posait la question de l’effacement de l’excuse de minorité en termes de dilution de responsabilité. Celle des adultes. Et élargissait la question juridique à sa dimension philosophique. Il posait la nécessité d’examiner en même temps ce qui conduit à la destruction de l’appareil psychique juvénile et réclame donc un soin. Il le faisait dans la suite de ce qu’affirmait, en 1971, Adorno pour qui, si l’on a pu parler de siècle d’Aufklärung, on ne peut plus le faire aujourd’hui :
« Il serait très problématique de dire aujourd’hui de la même façon que nous vivons dans une époque d’Aukflärung étant donné la pression indescriptible qui est exercée sur les hommes, du simple fait de l’organisation du monde et déjà du contrôle planifié de toute notre sphère intime par l’industrie culturelle »
(Theodor W. Adorno : « L’éducation à la majorité » (Erziehung zur Mündigkeit). 1971. Cité par Alain-Patrick Olivier : L’éducation à la majorité selon Theodor W. Adorno
Et plus tard, Félix Guattari écrira, en 1989 :
« La planète Terre connaît une période d’intenses transformations technico-scientifiques en contrepartie desquelles se trouvent engendrés des phénomènes de déséquilibres écologiques menaçant, à terme, s’il n’y est porté remède, l’implantation de la vie sur sa surface. Parallèlement à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrenée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression. C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité — qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique — qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. L’altérité tend à perdre toute aspérité. Le tourisme, par exemple, se résume le plus souvent à un voyage sur place au sein des mêmes redondances d’images et de comportement.
Les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications ».
(Félix Guattari : Les trois écologies. Galilée 1989. pp11-12)
L’abandon, en 2007, de l’ordonnance de 1945 était pour Bernard Stiegler le « symptôme » d’un « autoritarisme des impuissances » qui ne faisait qu’aggraver ce qu’il prétendait traiter. On ne naît pas responsable, on le devient, notamment par la transmission intergénérationnelle de savoirs.
« Remettre en cause la minorité des enfants délinquants, c’est aussi remettre en cause la majorité de leurs ascendants adultes, et en fin de compte, décharger ceux-ci des responsabilités que leur confère leur majorité. C’est décharger la société majeure de sa responsabilité, et c’est l’en décharger sur les mineurs. Car en atténuant la différence entre la minorité et la majorité, cette modification de la loi, qui redéfinit la minorité, et qui redéfinit du même coup la majorité, tend à occulter que la responsabilité est une compétence socialement acquise, et que la société est en charge de la transmettre aux enfants et aux adolescents. Ceux-ci sont dits mineurs précisément en ce que la société majeure est d’une façon générale en obligation à leur endroit, mais tout d’abord et tout spécialement quant à leur éducation : l’éducation est précisément le nom de cette transmission de compétence sociale qui élève à la responsabilité, c’est-à-dire à la majorité. En occultant l’obligation de transmission en quoi consiste la majorité, la modification de la loi occulte le sentiment de cette responsabilité dans la conscience des adultes majeurs aussi bien que dans celle des enfants et des adolescents mineurs, et elle signe la faillite d’une société qui est devenue structurellement incapable d’éduquer les enfants, faute d’être encore capable de distinguer minorité et majorité. Car la différence entre minorité et majorité n’est pas effacée seulement par cette loi : comme je vais essayer de le montrer dans ce qui suit, cette indifférenciation entre mineurs et majeurs est à la base même de notre société de consommation, qui tend systématiquement à installer les consommateurs, mineurs comme majeurs, dans un sentiment structurel d’irresponsabilité »
(Bernard Stiegler : Prendre soin de la jeunesse et des générations. Flammarion. 2008. pp 12 et 13)
Lors de la rédaction de ce texte, Canal J, chaîne de télévision qui s’était spécialisée dans la captation de temps de cerveau disponible des enfants et qui se mettait à émettre 24h/24, avait lancé une campagne publicitaire sur le thème : les enfants méritent mieux que ça. Sans vergogne, ce ça désignait les parents et les grands-parents. On y voit notamment un grand-père tentant de faire rire son petit fils en exhibant son dentier.
« En court-circuitant les générations, en effaçant ce qui les distingue comme enfants, pères et grands-pères, en effaçant les parents et avec eux la mémoire, la conscience, et l’attention à ce qui est légué par l’expérience humaine, accumulées sous forme de rétentions secondaires et tertiaires de toutes sortes qui supportent des savoirs, en court-circuitant l’expérience, présente et passée, et en obérant par avance la possibilité d’une expérience, c’est à dire aussi une projection du futur comme expérience, il s’agit, avec les systèmes de captation des audiences découpées en tranches [d’âge], de remplacer l’appareil psychique que constituent le moi et le ça, et les circuits qui s’y forment comme circuits de transindividuation [ie qui transforment les je et leurs histoires singulières en nous au présent] en tant qu’objets et fruits du désir, par les appareils des psycho-technologies qui permettent le contrôle attentionnel et qui ne s’adressent plus au désir, mais aux pulsions » (oc p 31)
Après avoir rappelé que les actuelles psycho-technologies renversent, avec des objectifs autres que d’en prendre soin, les psychotechniques de l’esprit que sont entre autres l’écriture, le livre qui eux-aussi captent et forment l’attention, Bernard Stiegler en vient dans l’ouvrage cité à sa lecture du texte de Kant dont est cité ci-dessus un extrait.
« La bataille de l’intelligence pour la majorité »(Stiegler)<
A partir de Kant, il appelle bataille de l’intelligence, expression reprise au discours de politique générale du Premier ministre d’alors, François Fillon,
« cette bataille de l’esprit qui pose en principe que la majorité démocratique et en cela collective est fondée sur la majorité entendue comme courage et volonté de savoir individuels ». (oc p 42)
Cette bataille se mène, selon Kant, contre la tendance à la paresse et la lâcheté. Elle ne peut, selon Stiegler, se comprendre et se mener sans qu’il soit fait référence aux techniques et technologies qui sont à double tranchant et qui la conditionnent. Platon dans Phèdre soulignait déjà les dangers de l’écriture. Elle peut aussi rendre bête. Pour Jacques Derrida dans sa lecture de la Pharmacie de Platon, l’écriture est un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un poison et un remède.
« Or, nous dit aussi Kant, en tant qu’adulte mineur, incité en cela par ma paresse et par ma lâcheté, je peux toujours me décharger de cette responsabilité dialectique de penser et de savoir sur ceux qui me rendront le ‘service’ – des sophistes de la Grèce antique aux sociétés de service de notre XXIème siècle, en passant par ceux que Kant appelle les tuteurs à la fin du XVIIIème siècle [aujourd’hui appelés coaches]– de satisfaire ma paresse et ma lâcheté, aux dépens de mon courage et de ma volonté de savoir et de penser, c’est à dire de ma responsabilité individuelle, et dans ce qui est donc une constante bataille pour l’intelligence.
[…]
Le contrôle de l’attention, à travers les technologies culturelles et cognitives, qu’il faut appréhender comme des technologies de l’esprit, y compris des esprits malins qui hantent l’esprit adulte mineur, c’est à dire comme des appareils de captation et de formation aussi bien que de déformation de l’attention, est aujourd’hui devenu le cœur de la société hyperindustrielle » (oc pp 45-46)
La responsabilité est définie comme « usage libre et public de sa propre raison ». La bataille pour l’intelligence doit commencer par prendre en compte le fait qu’il y a des instruments de l’intelligence qui sont aussi ceux de la bêtise. « Se battre de nos jours pour l’intelligence, c’est se battre pour conduire une politique industrielle [des technologies dites cognitives ] qui soit aussi une politique de formation de l’attention et donc de l’intelligence ». Et donc développer d’abord une intelligence des technologies qui sont devenues computationnelles, constituer un savoir sur les instruments (organon), une organologie, de la bêtise et de l’intelligence.
Il ne s’agit pas seulement d’une raison en puissance mais en acte c’est à dire capable de décider.
Reconstruire une Bildung de l’ère numérique.
Moses Mendelssohn qui, au même moment, dans la même revue, répondait à la même question que Kant, sous le titre Ueber die Frage: was heißt aufklären ? définissait la Bildung ainsi :
„Bildung zerfällt in Kultur und Aufklärung“
« La Bildung se compose de culture-civilisation et d‘Aufklärung »
La culture inclut les mystères autant que l’Aufklärung en favorise la critique dans un processus de devenir adulte en responsabilité de chacun. Il passe aussi toujours par un devenir adulte collectif condition par ailleurs sine qua non d’une communauté politique souveraine. Bernard Stiegler traduit Bildung par « formation de l’attention, qui est ici une attente, et une attente critique ». Il soutient qu’une telle attente ne peut se passer d’artifices pharmacologiques. Dans le livre Bifurquer du collectif Internation, dont il a déjà été beaucoup question (ici, là et là), est proposé comme quasi synonyme de Bildung, l’expression sculpture sociale de soi, comme processus d’individuation psychique et collective.
Dialectique du savoir et de la bêtise
„Denn wenn die Dummheit nicht von innen dem Talent zum Verwechseln ähnlich sähe, wenn sie außen nicht als Fortschritt, Genie, Hoffnung, Verbesserung erscheinen könnte, würde wohl niemand dumm sein wollen, und es würde keine Dummheit geben. Zumindest wäre es sehr leicht, sie zu bekämpfen“.
(Robert Musil : Der Mann ohne Eigenschaften I, 16)
« Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre, de l’intérieur au talent, vers l’extérieur au progrès, au génie, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête, et il n’y aurait pas de bêtise. Du moins serait-elle facile à vaincre»
(Robert Musil, L’Homme sans qualités (1931)
Son masque de progrès et d’espoir lié à la paresse, nous empêche de percevoir notre bêtise et d’en avoir honte. On peut y ajouter la rhétorique et la manipulation du vocabulaire. Les technologies que l’on fait passer pour de l’intelligence artificielle et dont on se gargarise sont des artefacts de la bêtise, de la prolétarisation des savoirs. Elles sont conçues comme des processus d’automatisation, de mise sous tutelle au sens de Kant. Mais c’est aussi parce que la raison a tendance à devenir instrumentale. Cette dimension fonctionnelle tend aujourd’hui à devenir hégémonique étouffant la dimension noétique.
« Si la raison se forme (en passant par une Bildung), c’est tout aussi bien et avant tout parce qu’elle se déforme : elle est un état à la fois mental et social essentiellement précaire – et c’est peut-être là ce que nous, les tard venus du XXIème siècle, découvrons : cette conquête reste toujours radicalement à refaire et à défendre. A la définition kantienne de la conquête qu’est l’Aufklärung, Adorno et Horkheimer ajoutent qu’elle doit toujours être défendue contre elle-même, telle qu’elle tend toujours, en devenant rationalisation c’est à dire réification à se retourner contre elle-même comme savoir devenu bêtise – cette dialectisation de l’Aufklärung survenant après que Max Weber a mis en évidence le fait de la rationalisation comme caractéristique du devenir capitaliste »
(Bernard Siegler : États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle. Mille et une Nuits. 2012. p.36)
Par le devenir techno-sciences des sciences, les savoirs sont absorbés par la machine qui les prolétarise . Cette prolétarisation n’épargne personne.
Au moment où Bernard Stiegler évoquait la question de la destruction du ça, court-circuitant sa composante intergénérationnelle, en l’occurrence la place des pères et grand-pères, les smartphones ne s’étaient pas encore généralisés. Les premiers i-phones datent de 2007. Les instruments de captation de l’attention étaient ceux du capitalisme consumériste et des mass-medias analogiques incluant la publicité de masse. Entre-temps, le smartphone s’est insinué dans la relation de la mère et de l’enfant détruisant ce que Winnicott appelait la relation et l’espace transitionnels :
« A travers l’espace transitionnel comme à travers le ça, l’inconscient, le moi et la conscience en formation négocient en quelque sorte leur héritage de la nécromasse noétique sur un mode transitionnel élargi (cet élargissement constituant la noèse même, comme art, comme science, et comme tous autres aspects de la vie noétique et spirituelle – dont ceux que Bergson appelait la fonction fabulatrice). C’est cette négociation qui permet d’inscrire les processus d’identification et d’idéalisation dans un ‘principe de réalité’ qui ne persécute pas tout ‘principe de plaisir’, mais le transforme, et comme différance en sublimation ».
(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg. LLL 2020. p 39)
Smartphone porte-biberon
«Ce que l’on disait de la télévision dans Prendre soin est incommensurablement aggravé par le smartphone, apparu avec les réseaux sociaux. Lorsque le smartphone vient entre les mains du bébé, les dégâts noético-psychiques sont encore bien plus graves ; c’est l’accès au langage et plus généralement à la relation qui se trouve barré. » (o.c. ibidem)
Par ailleurs, peut-on imaginer les effets sur les jeunes générations du spectacle du discrédit et de l’irresponsabilité que leur offrent ceux qui se présentent comme des adultes et dont un sommet a été atteint à Washington, le 6 janvier dernier ? On y a vu un chef d’État (des États-Unis) se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine selon l’expression d’Alexander Kluge et casser ce qu’il considérait comme son jouet avec lequel il s’est amusé pendant quatre années pour ne pas le transmettre à d’autres. Dans cette infantile bouffonnerie est engagée aussi la responsabilité de ceux qui n’ont pas voulu critiquer la démocratie faisant comme s’il elle était une donnée immuable. Sans même parler de ceux qui quittent le navire à la dernière heure tels les réseaux sociaux dominants qui cherchent à se dédouaner après la catastrophe dont ils ont été complices. Même si l’on peut se réjouir de l’effet boomerang qui frappe celui qui s’en est servi, le fait marquant à relever est que des plateformes digitales s’arrogent l’exorbitant pouvoir se s’ériger en justiciers. Ce pouvoir est par ailleurs inscrit dans leur logique de « souveraineté fonctionnelle ». Et la scène de l’occupation du Capitole, le 6 janvier dernier, initiée par le roi Ubu de la défiance, est « une scène de carnaval endiablé, burlesque mené par des clowns aux déguisements d’animaux »(Christian Salmon). Elle est l’équivalent d’un coup d’état symbolique – réussi sur ce plan au point que la transition peut se faire et le carnaval des bouffons continuer – ruinant, cette fois aux yeux de tous, tout crédit sur lequel reposait la démocratie américaine. Et « occidentale ».
Dès lors que la déséconomie pulsionnelle – en cela anthropique- a privé les adultes de toute responsabilité et de toute autorité, est apparue, comme émergeant de la souffrance qu’elle engendre auprès de très jeunes gens, la figure de Greta Thunberg, symbole d’une génération incarnant « en diverses manières et circonstance, la responsabilité, c’est à dire aussi l’expression d’un nouveau principe de réalité »(B. Stiegler).
« Quel est ce nouveau principe de réalité ? Il est que l’on ne peut pas continuer ainsi, et qu’il faut négocier un tournant radical. Comment Greta Thunberg l’incarne-t-elle ? A la fois en posant par principe qu’elle refuse par exemple de prendre l’avion, et en exigeant que les adultes exerçant des responsabilités écoutent les scientifiques. Que faut-il en penser ? D’une part, que rien n’est plus raisonnable, et, d’autre part, qu’il faut pour cela élaborer une responsabilité de la transition qui appelle à mettre en œuvre, et dans l’urgence, des travaux scientifiques nouveaux, tout en engageant des démarches de terrain exemplifiant le nouveau principe de réalité » (o.c. p 40)
Le Comment osez-vous ? [vous qui vous dites « responsables » politiques, ne pas savoir et agir, ne pas sortir de votre état de minorité] de Greta Thunberg résonne comme en écho renversant au Osez savoir ! d’Immanuel Kant définissant l’Aufklärung.