Victor Klemperer : » L’anéantissement de Dresde
13-14 février 1945
« 

Am Morgen des 13. Februar 1945 kam der Befehl, die letzten Dresdener zurückgebliebenen Sternträger zu evakuieren. Bisher vor der Deportation bewahrt, weil sie in Mischehe lebten, waren sie nun dem sicheren Ende verfallen; man musste sie unterwegs abtun, denn Auschwitz war längst in Feindeshand und Theresienstadt aufs schwerste bedroht.
Am Abend dieses 13. Februar brach die Katastrophe über Dresden herein: die Bomben fielen, die Häuser stürzten, der Phosphor strömte, die brennenden Balken krachten auf arische und nichtarische Köpfe, und derselbe Feuersturm riss Jud und Christ in den Tod; wen aber von den etwa 70 Sternträgern diese Nacht verschonte, dem bedeutete sie Errettung, denn im allgemeinen Chaos konnte er der Gestapo entkommen.“

(Victor Klemperer : LTI- Notizbuch eines Philologen. Reclam Verlag, Leipzig, 1975

« Au matin du 13 février 1945, on reçut l’ordre d’évacuer les derniers porteurs d’étoile qui restaient à Dresde. Préservés jusqu’ici de la déportation parce qu’ils vivaient en couples mixtes, voilà qu’ils étaient promis à une fin certaine ; il fallait s’en débarrasser en cours de route car Auschwitz était depuis longtemps aux mains de l’ennemi et Theresienstadt très gravement menacé
Au soir de ce 13 février, la catastrophe s’abattit sur Dresde : les bombes tombaient, les maisons s’effondraient, le phosphore coulait à flots, les poutres en flammes craquaient au-dessus des têtes aryennes et non aryennes, et la même tempête de feu entraînait juifs et chrétiens dans la mort ; mais pour celui des soixante-dix porteurs d’étoile environ que cette nuit épargna, pour celui-là, elle signifia le salut, car, dans le chaos général, il put échapper à la Gestapo. »

(Victor Klemperer : LTI, la langue du Ille Reich. Carnets d’un philologue. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Comb et Alain Brossat. Albin Michel 1996. p.329).

Dans son célèbre ouvrage sur la perversion de la langue sous le Troisième Reich, LTI, Victor Klemperer résume ce que l’on pourra lire, de manière plus détaillée et quotidienne, dans l’extrait ci-dessous de son journal, celui tenu pour la période de 1942 à 1945.

V. Klemperer, né en 1881, d’un père rabbin, est âgé de 63 ans au moment des bombardements de Dresde où il vit avec sa femme Eva, tous deux assignés à résidence dans une Judenhaus, une maison de juifs, qu’il nommera un « camp de concentration amélioré » (gehobenes KZ) et « antichambre de l’enfer ». Il est interdit de promenade et ses conditions de vie de paria sont dégradées par rapport au reste de la population. Considéré comme non aryen par les lois de Nuremberg en raison de son ascendance, mais non aryen chrétien par sa conversion au protestantisme en 1912, il est contraint de porter l’étoile jaune. Il forme un « couple mixte » avec sa femme Eva, une pianiste et musicologue, considérée comme « aryenne » par les mêmes lois raciales. Cette situation maritale le préservera un temps de la déportation. Le mardi 13 février 1945, il apprend que le prochain convoi de déportation aura lieu dans quelques jours et que ce sera bientôt son tour d’être envoyé à la mort. La libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge avait eu lieu le 27 janvier 1945. J’ignore s’il le savait au moment où il écrit son journal. Mais des informations sur le franchissement de l’Oder par les Soviétiques lui étaient parvenues. Le camp de Theresienstadt ne sera libéré qu’en mai 1945. Le soir même du jour où il apprend sa prochaine marche vers la mort, les bombardements aériens de la Royal Air Force entament « l’anéantissement de Dresde ». Comme le précise une note des traducteurs sur le texte qui suit et à qui je l’emprunte :

« Au cours des deux vagues d’attaque du mardi 13 février 1945 vers vingt-deux-heures et du mercredi 14 février 1945 entre une heure et deux heures du matin, des bombardiers britanniques (243 le premier jour et 529 le second) ont déversé en tout 1477 tonnes de bombes et de mines ainsi que 1181 tonnes de bombes incendiaires sur la ville de Dresde. »

L’estimation actuelle tourne autour de 35000 morts dont 25000 ont été identifiés. La ville comptait 630000 habitants auxquels s’étaient ajoutés des milliers de réfugiés fuyant l’avancée de l’Armée rouge.

L’anéantissement de Dresde
mardi 13 et mercredi 14 février 1945

Vue sur les ruines de Dresde depuis la tour de l’hôtel de ville avec l’allégorie de la Bonté. Par le photographe Richard Peter

Piskowitz du 22 au 24. février

Nous nous sommes assis mardi soir vers neuf heures et demie pour le café, épuisés et abattus, car dans la journée j’avais été le messager du malheur et le soir Waldmann m’avait assuré avec certitude (par expérience et sur la foi de remarques entendues il y a peu) que les candidats à la déportation de vendredi allaient être envoyés à la mort (« mis sur une voie de garage »), et que nous qui restions allions être éliminés à notre tour dans huit jours – c’est alors qu’il y a eu alerte maximale. « Si seulement ils pouvaient fiche tout ça en l’air! » avait dit Frau Stühler d’un ton amer, elle qui avait couru toute la journée ici et là, et apparemment en vain, pour faire libérer son garçon. –

S’il n’y avait eu que cette première attaque, elle serait restée gravée en moi comme la plus terrible en date, tandis que maintenant, estompée par la catastrophe qui l’a suivie, elle n’est déjà plus qu’un vague souvenir. On a entendu tout à coup le bourdonnement [Summen = vrombissement] de plus en plus sourd et intense d’une escadre qui se rapprochait, la lumière s’est éteinte, une déflagration tout près… Pause de la respiration, on s’est accroupi entre les chaises en baissant la tête, des gémissements et des pleurs montaient de quelques groupes – nouvelle approche nouvelle angoisse de la mort qui serre la gorge, nouveau coup sourd d’une bombe qui explose. Je ne sais pas combien de fois cela s’est répété. Tout à coup, la fenêtre de la cave opposée à l’entrée s’est ouverte, et dehors il faisait clair comme en plein jour. Quelqu’un a crié : « Bombe incendiaire, il faut éteindre le feu ! » Deux personnes sont allées chercher la pompe à incendie et se sont activées bruyamment. Il y a eu de nouvelles explosions, mais dans la cour il ne se passait plus rien. Puis tout s’est calmé, et il y a eu le signal de fin d’alerte.

J’avais perdu la notion du temps. Dehors, il faisait clair comme en plein jour. Sur la Pirnaischer Platz, dans la Marschallstrasse et quelque part vers l’Elbe, près ou au-dessus du fleuve, tout était en feu. Le sol était jonché de débris. Un vent violent soufflait, un terrible vent de tempête. Vent naturel ou vent d’incendie ? Sans doute les deux.

Dans la cage d’escalier de la Zeughausstrasse n°1, les châssis des fenêtres avaient été enfoncés et se trouvaient sur les marches barrant en partie le passage. Chez nous, en haut, éclats de verre. Une fenêtre enfoncée dans le vestibule, celle qui donne sur l’Elbe; dans notre chambre à coucher une seule fenêtre cassée; dans la cuisine aussi, fenêtres brisées, camouflage arraché. Plus de lumière, plus d’eau. On voyait de grands incendies au-dessus de l’Elbe et près de la Marschallstrasse. Frau Cohn nous a dit que dans sa chambre des meubles avaient été déplacés par le souffle. Nous avons mis une bougie sur la table, bu un peu de café froid, mangé un petit quelque chose et, tâtonnant dans les décombres, nous nous sommes mis au lit. Il était minuit passé – nous étions remontés à onze heures -, je me suis dit : avant tout dormir, la vie est sauve, pour cette nuit nous aurons le calme, maintenant surtout apaiser les nerfs ! Eva a dit en s’allongeant : « Mais il y a des débris dans mon lit ! » – Je l’ai entendue se lever, ranger, puis je me suis endormi.

Au bout d’un moment, il devait être un peu plus d’une heure du matin, Eva m’a dit : « Alerte. – Je n’ai rien entendu. – C’est sûr. Ce n’était pas fort, ils circulent avec des sirènes à main, il n’y a plus de courant. » — Nous nous sommes levés, Frau Stühler a crié à notre porte « Alerte », Eva est allée frapper chez Frau Cohn — nous ne les avons plus entendues, ni l’une ni l’autre – et nous nous sommes précipités en bas. La rue était éclairée comme en plein jour et presque vide, en feu, la tempête soufflait comme tantôt. Devant le mur entre les deux maisons de la Zeughausstrasse (le mur de la cour de l’ancienne synagogue avec les baraquements par-derrière), il y avait comme d’habitude une sentinelle coiffée d’un casque d’acier. Je lui ai demandé en passant s’il y avait une alerte. « Oui. »

Eva était à deux pas devant moi. Nous sommes arrivés dans le couloir de la maison du numéro 3. C’est alors qu’il y a eu une puissante explosion toute proche. Je me suis accroupi en me plaquant contre le mur, près du portail de la cour. Lorsque j’ai relevé les yeux, Eva avait disparu, je la croyais dans notre cave. C’était calme, je me suis précipité à travers la cour dans notre cave juive. La porte était entrebâillée. Un groupe de gens était accroupi en gémissant à droite de la porte, je me suis accroupi à gauche tout près de la fenêtre. J’ai appelé plusieurs fois Eva. Pas de réponse.

Fortes explosions. A nouveau la fenêtre du fond s’est ouverte d’un coup, à nouveau c’était clair comme en plein jour, à nouveau on a actionné la pompe à incendie. Puis un impact à la fenêtre près de moi, j’ai senti un choc violent et brûlant sur le côté droit de mon visage. J’y ai porté la main, ma main était pleine de sang, j’ai touché mon œil, il était encore là. Un groupe de Russes — d’où venaient-ils ? — se pressait vers la porte pour sortir. J’ai bondi pour les rejoindre. Le sac, je l’avais sur le dos, la sacoche grise avec nos manuscrits et les bijoux d’Eva à la main, le vieux chapeau m’avait échappé. J’ai trébuché et je suis tombé. Un Russe m’a relevé. Sur le côté, il y avait une voûte, de Dieu sait quelle cave à demi détruite. On s’y est engouffré. Il faisait très chaud. Les Russes se sont mis à courir dans je ne sais quelle autre direction, moi avec eux. Puis on s’est retrouvé dans un couloir ouvert, la tête entre les épaules, pressés les uns contre les autres. Devant moi s’étendait une grande place dégagée non reconnaissable, avec au beau milieu un monstrueux cratère de bombe. Déflagrations, lumière comme en plein jour, fracas de l’impact des bombes. Je ne pensais à rien, je n’avais même pas peur, il y avait seulement une formidable tension en moi, je crois que j’attendais la fin.

Au bout de quelque temps, j’ai grimpé par-dessus je ne sais quelle voûte ou quel parapet ou quelle marche, et je me suis retrouvé à l’air libre, je me suis jeté dans le cratère, je suis resté quelques instants plaqué au sol à plat ventre, puis j’ai escaladé la paroi du cratère, enjambé un rebord en direction d’une cabine téléphonique. Quelqu’un a crié : « Par ici Herr Klemperer ! » Dans les toilettes publiques démolies d’à côté, il y avait Eisenmann sen., Schorschi dans ses bras. « Je ne sais pas où est ma femme. – Je ne sais pas où sont ma femme et les autres enfants. – La chaleur va devenir insupportable, le revêtement en bois est en feu… là-bas, le hall de la Reichsbank ! » Nous nous sommes mis à courir pour nous réfugier dans un hall entouré de flammes mais qui avait l’air de tenir encore debout. La pluie de bombes semblait avoir cessé ici, mais autour de nous tout flambait. Je ne pouvais distinguer aucun détail, je ne voyais que des flammes partout, j’entendais le fracas du feu et de la tempête, je ressentais une effroyable tension intérieure.

Au bout de quelque temps, Eisenmann m’a dit: « Nous devons descendre vers l’Elbe, nous allons nous en sortir. » Il a couru vers la rive avec l’enfant sur ses épaules ; au bout de cinq pas, je n’avais plus de souffle, je ne pouvais pas suivre. Un groupe de gens escaladait les jardins pour atteindre la Brühlterrasse ; il fallait passer tout près de foyers d’incendie, mais en haut on devait pouvoir respirer plus librement, et il devait faire plus frais. Puis je me suis retrouvé en haut, dans le vent de tempête et la pluie d’étincelles. A droite et à gauche des bâtiments étaient en feu, le Belvédère et – sans doute – l’Académie des Beaux-Arts. Chaque fois que la pluie d’étincelles devenait trop forte d’un côté, je me poussais de l’autre pour l’éviter.

Dans un large périmètre à la ronde, rien qu’une mer de feu. Sur cette rive-ci de l’Elbe, particulièrement impressionnant, le grand bâtiment de la Pirnaischer Platz qui brûlait comme une torche : de l’autre berge du fleuve, incandescent, éclairé comme en plein jour, le toit du ministère des Finances. Petit à petit, des pensées me sont venues. Eva était-elle perdue, avait-elle pu se sauver, avais-je trop peu pensé à elle ? J’avais mis la couverture en laine – l’une, j’avais sans doute dû perdre l’autre en même temps que le chapeau – sur ma tête et mes épaules, elle cachait aussi l’étoile, je tenais à la main la précieuse sacoche et… mais oui, aussi la petite valise en cuir contenant les affaires en laine d’Eva, comment ai-je pu la garder à la main dans toutes ces escalades, c’est un mystère pour moi. La tempête m’arrachait constamment la couverture, me faisait mal à la tête.

Il s’était mis à pleuvoir, le sol était mouillé et meuble, je ne voulais rien y poser, si bien que je devais faire de grands efforts, ce qui devait sans doute m’étourdir et distraire mes pensées. Mais, de temps à autre, il y avait cette vague pression, ces élancements de la conscience qui revenaient, qui me disaient : qu’en est-il d’Eva, pourquoi penses-tu si peu à elle ? Parfois, je me disais : elle est plus habile et plus courageuse, elle doit être en lieu sûr ; parfois : si seulement elle pouvait au moins ne pas avoir souffert ! Puis, à nouveau, uniquement : si seulement la nuit pouvait finir ! Une fois, j’ai demandé à des gens si je pouvais poser un moment mes affaires sur leur caisse, le temps de remettre en place ma couverture. Une autre fois, un homme s’est adressé à moi : « Mais vous êtes juif vous aussi ? J’habite depuis hier dans votre maison » – Löwenstamm. Sa femme m’a tendu une serviette pour que je me panse le visage. Le pansement n’a pas tenu, par la suite je m’en suis servi comme mouchoir.

Une autre fois, un jeune homme est venu vers moi, il tenait son pantalon à deux mains. Dans un mauvais allemand : Hollandais, détenu (d’où l’absence de bretelles) au PPD [Préfecture de police de Dresde], « Evadé – les autres grillent en prison. » II pleuvait, la tempête faisait rage, j’ai grimpé sur une petite distance jusqu’à la balustrade en partie effondrée de la terrasse, je suis redescendu me mettre à l’abri du vent, il pleuvait sans arrêt, le sol était glissant, des groupes de gens étaient debout et assis, le Belvédère brûlait, l’Académie des Beaux-Arts brûlait, de tous côtés le feu au loin – j’étais totalement apathique. Je ne pensais à rien, il ne me venait que des bribes. Eva — pourquoi ne suis-je pas sans cesse en peine d’elle – pourquoi suis-je incapable de rien observer en détail, pourquoi ne vois-je toujours que ce brasier de théâtre sur ma droite et sur ma gauche ces poutres et ces lambeaux et ces chevrons en feu, dans les murs de pierre et au-dessus d’eux ? […]

Je n’avais plus aucune notion du temps, ça semblait interminable et ça n’a pourtant pas duré si longtemps, puis le jour s’est levé. La ville continuait toujours à brûler. A droite et à gauche, le chemin était toujours bloqué — je n’arrêtais pas de penser : périr maintenant serait vraiment lamentable. Je ne sais quelle tour rougeoyait d’un rouge sombre, le grand immeuble avec sa petite tour sur la Pirnaischer Platz semblait sur le point de s’effondrer — mais je ne l’ai pas vu s’effondrer —, le ministère de l’autre côté brûlait d’une lueur d’argent aveuglante. Il commençait à faire jour, et j’ai vu un flot de gens sur la route le long de l’Elbe. Mais je n’osais toujours pas descendre. Finalement, sans doute vers sept heures, la terrasse – la terrasse interdite aux juifs — s’était déjà relativement vidée, j’ai longé le Belvédère toujours en train de flamber et je suis arrivé au mur de la terrasse. Des gens y étaient assis.

Au bout d’une minute quelqu’un m’a appelé par mon nom : Eva était assise là, saine et sauve, dans son manteau de fourrure sur sa valise. Nous nous sommes salués très affectueusement, et la perte de nos biens nous était parfaitement indifférente, et elle l’est encore aujourd’hui. Eva avait été véritablement enlevée par elle ne sait qui dans le couloir de la Zeughausstrasse n°3 et poussée au moment critique dans la cave-abri aryenne, elle était parvenue à rejoindre la rue en passant par la fenêtre de la cave, avait vu les deux maisons, 1 et 3, qui flambaient, était restée quelques instants dans la cave de I’Albertinum [Musée des Beaux Arts de Dresde], puis était allée jusqu’à l’Elbe à travers la fumée, avait passé le reste de la nuit à me chercher, d’une part en amont du fleuve, avait constaté ce faisant la destruction de la maison Thamm (et donc de tous nos meubles) d’autre part dans une cave sous le Belvédère. A un moment donné tout en me cherchant, elle avait voulu allumer une cigarette et elle n’avait pas d’allumettes ; quelque chose se consumait par terre, elle avait voulu s’en servir — c’était un cadavre qui brûlait. Tout compte fait, Eva avait beaucoup mieux réagi que moi, elle avait observé les choses beaucoup plus calmement et elle avait trouvé son chemin toute seule, bien qu’à sa sortie du soupirail les planches d’un battant de fenêtre lui soient tombées sur la tête (heureusement que le crâne était solide, elle n’a pas été blessée). La différence : elle, elle a agi et observé, moi, j’ai suivi mon instinct, d’autres gens, et je n’ai rien vu du tout. Nous étions donc mercredi matin, le 14 février, nous avions sauvé nos vies et nous nous étions retrouvés. […]

Nous étions encore l’un contre l’autre lorsque Eisenmann est apparu avec Schorschi. Il n’avait pas trouvé les autres membres de sa famille. Il était tellement à bout de nerfs qu’il s’est mis à pleurer : « Le gosse va bientôt réclamer son manger – que vais-je bien pouvoir lui donner ? » Puis il s’est repris. Il faudrait essayer de retrouver nos gens, je devrais retirer mon étoile, dit-il, comme lui avait déjà enlevé la sienne. Sur ce Eva arracha avec un petit canif de poche la stella de mon manteau.

(Victor Klemperer : Je veux témoigner jusqu’au bout / Journal 1942-1945. traduit par Ghislain Riccardi, Michèle Kiintz-Tailleur et Jean Tailleur. Éditions du Seuil. 2000. pp 619-626)

On notera que le récit a été rédigé une dizaine de jours après les bombardements.

Un mot encore sur l’auteur. En 1920, le spécialiste du XVIIIème siècle français devient professeur de philologie romane à l’Université technique de Dresde. Il est destitué de son poste en 1935 après l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933. A la fin de la guerre, il optera pour la zone d’occupation soviétique qui deviendra la RDA. Il adhère au KPD, parti communiste allemand avant la fusion avec le SPD qui donnera le SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne). De 1947 à 1960, Klemperer enseigna aux universités de Greifswald, Halle et Berlin. En 1950, il fut nommé député à la Volkskammer en tant que représentant du Kulturbund (Union culturelle pour le renouveau démocratique de l’Allemagne), ainsi que membre titulaire de l’Académie des sciences de la RDA qui n’éditera cependant que parcimonieusement son LTI. Son journal qui couvre plus d’un quart de siècle, de 1933 à 1959, ne paraîtra qu’en 1995, bien après sa mort, en 1960.
A propos de son épouse Eva Schlemmer, (1882-1951), il écrit dans l’introduction à son LTI, en parlant de l’héroïsme :

« J’ai connaissance d’un autre héroïsme, bien plus désespéré, bien plus discret, d’un héroïsme privé de tout soutien lié à l’appartenance, à une armée, à un groupe politique, privé du moindre espoir d’une gloire future, d’un héroïsme totalement réduit à ses propres moyens. Celui de ces quelques épouses aryennes (elles n’ont guère été nombreuses), qui ont résisté à toutes les pressions exercées pour qu’elles se séparent de leurs maris juifs ».

Les bombardements vus d’en haut

Dans la nuit du 13 au 14 février 1945, c’est à dire aux même dates évoquées par V. Klemperer qui vit cela d’en bas, Jules Roy participe, d’en haut, comme commandant de bord de la Royal Air Force (RAF) aux bombardements non pas de Dresde mais de Leipzig. Dans ses bien-nommées Mémoires barbares, il note que les communiqués de guerre parlaient des raids de la RAF sur l’Allemagne « comme des cours de la Bourse : les valeurs c’était le tonnage des bombes déversées et les chiffres de pertes »

Leipzig,

« ce fut le plus terrible raid de terreur auquel nous participâmes. Était-ce pour appuyer l’offensive russe comme on nous le disait et comme on le disait à ceux qui allaient écraser Chemnitz ? […] Nous devenions, l’âme tranquille, les déménageurs de la mort, les massacreurs industriels, l’élite de la destruction. »

Deux pages plus loin, on lit encore ceci :

« Si je pensais à quelque chose en appuyant sur le bouton de largage, c’était à nous débarrasser de notre chargement. Peu importe s’il s’abattait sur les habitants de Leipzig terrés au fond de leurs caves. Quand ils sortiraient de leurs trous à rats en nous maudissant, s’ils en sortaient, ils ne verraient que ruines et fumées d’incendies car notre chargement était composé de tolite et de phosphore, et je ne me souviens pas si les lanceurs de phosphore nous précédaient ou nous suivaient. Toujours est-il que massacre et feu étaient admirablement agencés. Mais oui, nous étions massacreurs par nécessité. N’était-ce pas vrai ? Je me demanderai alors si, par hasard, je n’étais pas allé trop loin dans les mots. J’avais bien écrit autrefois des poèmes qui ressemblaient à cela, sans savoir ce qu’était un raid de terreur sur Dresde ou sur Leipzig. Mes poèmes étaient tout autres, j’implorais la pitié de Dieu sur nous et sur ceux que nous écrasions. Je me regarderai alors dans une glace, je découvrirai une face de revenant de l’enfer, encore ce mot ! un peu éberlué, assommé, étourdi, sonné, légèrement halluciné par les kilos de maxiton ingurgités. C’est vrai, à notre tour nous étions des barbares, des criminels de guerre, mais si Hitler avait mis au point la bombe atomique avant les Américains, la Grande-Bretagne eut été détruite et nous avec.
Confessons, avouons, l’heure n’est pas à la pitié. N’employons pas là un pluriel de modestie qui pourrait réveiller de vieilles fureurs chez les uns ou les autres. De Leipzig, que retenais-je ? Un fantastique feu d’artifice, le crépitement des canons, et, au-dessous, le lac d’or qui devenait presque une mer, pensez donc : une ville de six cent mille habitants, la patrie de Richard Wagner, la première des cités universitaires d’Allemagne, une Bourse de la librairie unique au monde, une académie des beaux-arts, tout cela en flammes »

(Jules Roy : Mémoires barbares. Albin Michel.1989. P 265-266)

L’écrivain et essayiste allemand, W.G.Sebald (1944-2001) a prononcé, à l’automne 1997, à Zurich des conférences sur le thème : Guerre aérienne et littérature. Elles sont parues en français, en 2004, chez Actes Sud, sous le titre : De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. D’emblée il soulignait:

« Il est difficile aujourd’hui de s’imaginer concrètement à quel point les villes allemandes ont été ravagées pendant les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, et plus difficile encore de se remémorer l’horreur allant de pair avec ces dévastations ».

On peut bien sûr aligner les statistiques, faire le décompte des nombres de raids, de bombes, de mètres cubes de gravats, de logements détruits…. Mais, ajoute Sebald,

« nous ignorons ce que tout cela a signifié en réalité. Cette entreprise d’anéantissement jusqu’alors inédite dans l’histoire n’est passée dans les annales de la nation en voie de reconstruction que sous la forme de vagues généralités ; elle ne semble guère avoir laissé de séquelles dans la conscience collective ; elle est restée dans une large mesure exclue des relations qu’ont pu faire rétrospectivement de leur propre expérience les personnes concernées ; elle n’a jamais joué un rôle notable dans les débats concernant l’organisation interne de notre pays… »

(W. G. SEBALD : De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau. ACTES SUD. p. 15-16)

Dans ses conférences, Sebald déplorait un « déficit de transmission historique » que la littérature, elle non plus, à quelques rares exceptions près dont le récit d’Alexander Kluge évoqué plus loin, n’a pas réussi à combler. C’est comme si, « en vertu d’un consensus tacite », « l’état réel d’anéantissement matériel et moral dans lequel était plongé le pays tout entier ne devait pas être décrit ». De sorte que « les aspects les plus sombres de l’acte final de la destruction auquel assista une immense majorité de la population allemande sont demeurés un secret de famille, honteux, frappé de tabou en quelque sorte, et que peut-être on n’osait pas même s’avouer en son for intérieur. » La reconstruction s’est faite sans réflexion sur la destruction.

Après ces quelques éléments plus généraux, arrêtons nous sur le cas particulier de la Florence de l’Elbe. L’attaque de Dresde, écrit le politologue Herfried Münkler dans son livre sur les Allemands et leurs mythes, est jusqu’à aujourd’hui (2009) « un acte de guerre des Alliés occidentaux militairement, politiquement et juridiquement controversé ». Il résume les éléments historiques disponibles :

« Pour les stratèges anglo-américains, l’objectif Dresde a été pris en considération par le fait que la ville était largement restée intacte et qu’une attaque concentrée y aurait le plus grand impact. Par ailleurs, il y avait à Dresde plusieurs garnisons et une importante industrie de guerre ainsi qu’un nœud ferroviaire où se croisait le trafic est-ouest et nord-sud »

Mais, souligne l’auteur,

« il y avait d’autres buts que l’on aurait pu atteindre : des dépôts de carburant et des raffineries tout comme des liaisons ferroviaires proches du front ».

Il y avait aussi des « raisons » plus politiques :

« Au cours des préparatifs de la Conférence de Yalta [4-11 février 1945], les Alliés occidentaux avaient un problème. Le front ouest était à l’arrêt après avoir stoppé l’offensive allemande dans les Ardennes et Churchill voulait montrer à Staline que l’Ouest restait très déterminé dans son combat contre Hitler. Pour le mettre en évidence, il n’y avait qu’un bombardement stratégique qui ne se disperserait pas en de nombreux petits objectifs mais, au contraire, frapperait un grand coup susceptible d’impressionner les Soviétiques ».

(Herfried Münkler : Die Deutschen und ihre Mythen. Rohwolt. 2009. S 380)

WG Sebald rappelle, dans le livre déjà cité, que les morts civiles urbaines n’étaient pas des victimes collatérales. Elles ne sont pas, écrit-il, « les victimes sacrifiées en chemin au nom d’un objectif, quel qu’il soit, mais, au sens exact du terme, […] elles sont elles-mêmes l’objectif a atteindre ». Ce qui correspond à la définition du crime de guerre.

On peut y ajouter une autre dimension celle d’une logique économique de la production industrielle. Les bombes étant produites, il fallait s’en servir. Impossible de les jeter dans les champs car la fabrication de cette marchandise avait coûté trop cher, comme le fait observer, dans une interview datant de 1952, le brigadier Frederick L. Anderson, de la 8è flotte aérienne américaine. L’entretien est cité par Alexander Kluge dans son essai  : Le raid aérien sur Halberstadt, le 8 avril 1945. (Ed. Diaphanes). J’en ai parlé ici et encore . L’auteur qualifie la flotte aérienne d’usines volantes et montre qu’aussi bien les équipages que la chaîne de commandement sont entièrement prolétarisés – il n’utilise pas ce terme – , pris dans un processus de dépossession de savoirs et de soi par la mécanisation et l’automatisation. WG Sebald commente ainsi cet aspect du livre de Kluge :

« L’élaboration de la stratégie de la guerre aérienne dans sa monstrueuse complexité, la professionnalisation des équipages des bombardiers, transformés en “fonctionnaires formés à la guerre aérienne”, la recherche d’une solution pour régler le problème psychologique d’équipages dont il faut maintenir éveillé l’intérêt pour une mission abstraite, la mise au point d’un plan assurant la bonne marche d’une série d’opérations dans lesquelles “deux cents usines de taille moyenne” sont envoyées sur une ville, l’élaboration, aussi, d’une technique telle que l’impact des bombes provoque des incendies qui s’étendent en surface et déclenche des tempêtes de feu : tous ces aspects que Kluge aborde du point de vue des organisateurs font comprendre que la quantité de matière grise, de capital et de main-d’œuvre investie dans la planification était telle qu’au bout du compte, sous la pression du potentiel accumulé, la destruction devait nécessairement s’accomplir ».

(WG Sebald : oc p.72-73)

L’instrumentalisation de la tragédie

La tragédie de Dresde a rapidement été instrumentalisée. D’abord par la propagande nazie, puis par la RDA, enfin, aujourd’hui, par les néo-nazis allemands, à chaque fois dans des contextes différents. Goebbels avait qualifié les bombardements de Dresde « d’attaque terroriste anglo-américaine », œuvre de « barbares incultes ». L’extrême droite, non sans ajouter un zéro au nombre des victimes, oublie, sans vergogne, qu’Hitler avait ravagé l’Europe, que le nazisme, la persécution des juifs, les déportations, l’autodafé des livres, le travail obligatoire, l’aryanisation, sévissaient dans la « Perle du baroque allemand » au moins autant qu’ailleurs.

Après-guerre, la ville fit partie de la zone d’occupation soviétique puis de la RDA.

«L’élan de la construction s’est soldé par une deuxième destruction à la pioche et aux explosifs, entraînant la perte d’identification avec la ville historique. De nouveaux noms de rues et de places l’ont accentuée. L’anéantissement de Dresde fut bientôt instrumentalisée pour la propagande dans la guerre froide.

(Günter Jäckel : Der 13. Februar 1945 in Dresdner Hefte n° 41/1995)

Dès 1946, sont apparus, à Dresde, des discours sur l’absurdité des bombardements, l’innocence de la ville ainsi qu’un début de prise de distance dans le rapport aux Alliés occidentaux. L’Armée rouge était créditée de toutes les vertus dont celle de « n’avoir jamais bombardé de ville ouverte et de population civile ». Le narratif d’une victoire commune des Alliés sur le nazisme s’est transformé sur fond de division de l’Allemagne faisant, à l’est, de l’URSS la seule puissance victorieuse. Le but de cette rhétorique était de légitimer la création d’une nouvelle Allemagne anti-fasciste dédouanant la population de l’Est de toute responsabilité. Ce contexte idéologique a permis de faire de Dresde une victime de la Seconde guerre mondiale et les Alliés occidentaux sont devenus les « fauteurs de guerre anglo-américains ». Ainsi la Tägliche Rundschau, journal édité par l’Armée rouge pouvait-elle écrire, le 13 février 1951 :

« La lueur d’incendie de la ville ensanglantée de Dresde, qui a rougit le ciel à la fin de la seconde guerre mondiale éclaira la grimaçante face de brigand de l’impérialisme américain, le plus méchant ennemi de l’humanité »

(Source de la citation et de ce qui précède : Sophie Abbe : Gestern Dresden, Heute Korea, Morgen die ganze Welt in Gedenken abschaffen, Kritik am Diskurs zur Bombardierung Dresden. Verbrecher Verlag. 2013)

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Heiner Müller : Die zweite Epiphanie / La seconde épiphanie

DIE ZWEITE EPIPHANIE

1 Heimkehr.

Schlafzimmer mit Doppelbett. Ein russischer Soldat vergewaltigt eine deutsche Frau. Auftritt ein Mann in der gestreiften Uniform des Konzentrationslagers mit dem roten Winkel des politischen Häftlings. Er sieht eine Weile zu, dann erschlägt er den Soldaten. Die Frau wirft den Toten ab, sammelt die Fetzen ihrer Kleidung, steht an der Wand.

HÄFTLING
Ich bitte um Entschuldigung, Genosse. Ich hätte nicht so hart zuschlagen sollen, wie. Wir sind Kommunisten, ihr habt uns befreit, aber meine Frau ist meine Frau. Und vielleicht hat es ihr Spass gemacht am Ende, zwölf Jahre ohne Mann. Eigentum ist Diebstahl, wie.
(Frau schlägt ihn, er stößt sie weg.)
Wie lange hast du keine Frau gehabt. Bei mir sind es zwölf Jahre. Du weißt nicht, wie das ist, zwölf Jahre Lager, woher sollst das wissen, du kommst aus der Sowjetunion, wer glaubt die Hetze. Der Hunger und die Knochenarbeit. Steinbruch, wer nicht aufstehn kann, ist tot. Oder an den Öfen. Zuletzt mussten wir noch die Listen selber schreiben, wer in den Ofen geht, Juden zuerst. Ich hatte nicht so hart zuschlagen sollen, wie. Das Blut. Vier Tage Fussmarsch durch zerstampfte Gegend, mit Jubel in den Eingeweiden über jedes zerschossene Haus. Sie haben es, was sie gewollt haben, wie. Hörst du mir noch zu. Die Pferde haben mir leid getan in der Elbe bei Magdeburg, wo sie einen Flüchtlingstreck zusammengeschossen hatten. Ein weisser Arm, der aus dem Wasser greift nach einem toten Kind, das vorbeitreibt mit der Strömung. Er ist tot, wie.
(Schläft ein. Militärpatrouille. Die Soldaten, nach einem Blick auf den Toten, reissen den Mann aus dem Schlaf. Er singt schlaftrunken die Internationale. Die Soldaten treiben ihn mit Kolben aus dem Raum.)

2 Willkommen in Workuta

KAPO
He. Deutscher. Warum habt ihr nicht gesiegt.

HÄFTLING
(schweigt)

KAPO
Faschist, leck mir die Stiefel.

(Pause)
Sag Heil Hitler

(Pause. Häftling hebt eine Faust zum kommunistischen Gruß. Häftlinge schlagen ihn nieder)

Willkommen in der Heimat, Bolschewik.

(Heiner Müller : Germania 3 Gespenster am Toten Mann. Kiepenheur & Witch. 1996)

****

LA SECONDE EPIPHANIE

1. Retour au pays

Chambre à coucher avec lit double. Un soldat russe viole une femme allemande. Entre un homme dans l’uniforme rayé des camps de concentration avec l’insigne rouge des prisonniers politiques. Il les regarde un moment puis il tue le soldat. La femme se débarrasse du mort, rassemble les lambeaux de ses vêtements et reste debout contre le mur.

LE PRISONNIER
Je te demande pardon, camarade. Je n’aurais pas dû frapper si fort, hein. Nous sommes communistes, vous nous avez libérés, mais ma femme est ma femme. Et peut-être que ça lui a fait plaisir tout compte fait, douze années sans homme. La propriété, c’est le vol, hein.

(La femme le frappe, il la repousse.)

Depuis combien de temps n’as-tu pas eu de femme. Moi, ça fait douze ans. Tu ne sais pas ce que c’est, douze années de camp, d’où le saurais-tu, tu viens d’Union Soviétique, qui croit à ces persécutions [diffamations]. La faim et le travail éreintant. A la carrière, celui qui ne peut se relever est mort. Ou aux fours. A la fin nous devions faire nous-mêmes les listes de ceux qui vont au four, les juifs d’abord. Je n’aurais pas du frapper si fort, hein. Le sang. Quatre jours à pied à travers une région pilonnée, avec la joie au ventre à chaque maison détruite. Ce qu’ils voulaient, ils l’ont, hein. Tu m’écoutes encore. Les chevaux m’ont fait pitié dans l’Elbe près de Magdebourg là où ils avaient mitraillé un convoi de réfugiés. Un bras blanc qui sort de l’eau agrippe un enfant mort que le courant emporte. Il est mort, hein.

(Il s’endort. Une patrouille militaire. Après un regard sur le mort, les soldats arrachent l’homme à son sommeil. Encore tout endormi, il chante l’Internationale. Les soldats le poussent à coups de crosse hors de la pièce.)

2. Bienvenue à Vorkouta

KAPO
Hé, Allemand. Pourquoi n’avez-vous pas gagné la guerre.

(Le prisonnier se tait.)

Fasciste, lèche-moi les bottes.

(Un temps.)

Dis Heil Hitler.

(Un temps. Le prisonnier lève le poing pour le salut communiste. Les prisonniers le rouent de coups.)

Bienvenue au pays, bolchevik.

(Heiner Müller : Germania 3. Les spectres du Mort-Homme. L’Arche. 1996. Trad. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil)

La scène dans ses deux volets est extraite de la dernière pièce de Heiner Müller Germania 3. Les spectres du Mort-Homme (1996), un vaste panorama peuplé de spectres qui hantent l’Europe à commencer par ceux de Verdun où se situe le Mort-Homme. La première scène de cette fresque porte en titre : Nächtliche Heerschau, Parade (militaire) nocturne. Il fait référence à un poème éponyme de Joseph Christian Freiherr von Zedlitz, officier et écrivain autrichien du début du 19ème siècle, dans lequel un tambour quitte sa tombe et, avec les os de ses bras de squelette, bat le réveil des vieux soldats morts.

La pièce commence un peu comme dans Hamlet de Shakespeare avec deux sentinelles sur les remparts, ici le Mur de Berlin, qualifié de « Mausolée du socialisme allemand ». On y retrouve Ernst Thälmann ancien dirigeant du Parti communiste allemand exécuté par les nazis à Buchenwald en 1944 et Walter Ulbricht qui a vécu de 1933 à 1945 en exil à Moscou et qui fut ensuite le premier dirigeant de la RDA (République démocratique allemande). Les spectres sont à la fois intemporels et inscrits dans l’histoire. Un fugitif de la RDA est arrêté. A la fin de la scène, Thälmann dit : Qu’est ce que nous avons fait comme erreurs. Sans point d’interrogation ni d’exclamation. La phrase reste sans réplique. Celle-ci appartient aux spectateurs et non à ceux dont le discours habituel a été certes de concéder que des erreurs ont été commises mais sans jamais dire lesquelles.  Le réveil des morts compose un théâtre de l’effroi qui oppose à une histoire mythique, officielle, un travail contre l’amnésie, le déni, le refoulement que l’on peut qualifier de manichéen. Il déterre ce qui est enfoui, ranime ce qui a été censuré ou auto-censuré, ouvre à des oublis. Quelques mots suffisent parfois au rappel. Les spectres ne réécrivent pas l’histoire, au contraire, ils lui donne vie dans ce qu’elle a de plus pointu que l’on s’est efforcé de gommer. Ils nous mettent face à l’Unheimlich, mélange d’étrangeté et de familier, de frayeurs passées réprimées.

L’extrait ci-dessus de Germania 3 est intitulé La seconde épiphanie. Il est en forme de diptyque. Le premier panneau traite du retour au pays d’un communiste allemand libéré des camps d’extermination nazis, dans lesquels il a passé douze année comme interné politique. En rentrant chez lui, il surprend un soldat soviétique – son camarade libérateur – violant sa femme. Il le tue. La femme ne dit mot mais frappe son mari quand celui-ci tient un discours masculiniste de propriétaire de son épouse. Le rapatrié parle avec le mort. Il décrit ses années de camp nazi où il devait sélectionner ceux qui allaient au four à commencer par les juifs puis son périple de retour jusqu’à l’Elbe, limite de la zone d’occupation soviétique et future frontière entre les Allemagnes. Le détenu est emporté par une patrouille militaire soviétique à laquelle il chante en vain l’Internationale.

Bienvenue à Vorkouta est le titre du second volet de ce diptyque. Vorkouta est une vaste localité située au nord du cercle polaire où se trouvait tout un réseau de camps de travail soviétiques qui fournissaient la main d’œuvre des mines de charbon. Y était rassemblée une autre Internationale, celle des victimes de Staline

« Sous Staline cette région avait été peuplée, par immigration forcée, de prisonniers politiques d’Ukraine, d’Azerbaïdjan, des Pays baltes, de Pologne, de Hongrie, de RDA, de partout – nous formions une Internationale des victimes de Staline éclatés en plus de trente camps. […] Je suis arrivé, j’avais 22 ans, dans l’une des grandes villes du monde, Vorkouta, le fait réel que je m’étais rebellé contre la politique de Ulbricht en RDA en avait été une raison suffisante. Mielke [Ministre de la sécurité d’état de la RDA] livrait toute main d’œuvre y  compris un gamin de 22 ans de Berlin -Est».

(Horst Bienek : Workuta. Wallstein Verlag 2013. s. 48-49)

L’écrivain Horst Bienek, élève de Brecht, qui ne leva pas le petit doigt pour lui, passa trois années (de 1952 à 1955) à Vorkouta. Il avait été arrêté en 1951 par la police politique est-allemande (Stasi), remis aux Soviétiques qui l’ont condamné, sans fondement, à 2 fois 10 ans de camp de travail et de « rééducation » pour activités antisoviétiques et espionnage. Il n’en fera que trois, Staline étant mort entre-temps. Il sera réhabilité en 1991.

Je cite cet exemple parce qu’il permet de considérer qu’il n’y a pas forcément de relation directe, de cause à effet, entre les deux moments du diptyque. Et que l’on pouvait être déporté à Vorkuta pour des broutilles. Mais il y eut aussi des exemples de communistes allemands ayant subi les camps de concentration nazis et qui se sont retrouvés au goulag soviétique. Un exemple relativement bien connu est celui d’Erwin Jöris, jeune spartakiste, puis communiste, emprisonné dans un camp par les fascistes allemands, puis réfugié à Moscou pour se former à la lutte clandestine. Soupçonné de trotskisme, il se retrouve à la prison de la Lubjanka. Il est livré à la Gestapo et finit la guerre en soldat allemand dans la Wehrmacht. Il est fait prisonnier par l’Armée rouge, qui le libère en 1945. Pour ne pas s’être tu en RDA sur ce qu’il avait vécu en URSS, et s’être dit choqué par la présence d’anciens nazis au sein du parti communiste est-allemand, il est condamné à 25 ans de camp de travail et déporté à Vorkuta, en 1950. Il sera libéré par le chancelier ouest-allemand Adenauer qui avait négocié avec Nikita Khrouchtchev le retour des derniers prisonniers de guerre allemands en 1955.

« Une amère ironie du destin fit que ceux qui les premiers avaient été internés dans les camps de concentration nazis en 1933 se sont retrouvés en tête de liste des suspects aux yeux de Staline », écrit l’historienne britannique d’origine est-allemande Katja Hoyer. (Traduit de l’allemand. Diesseits der Mauer/ Eine neue Geschichte der DDR 1949-1990. Hoffmann und Kampe. 2024. s. 38. P.S. : Le livre dont je lisais l’édition allemande vient de paraître en français)

Dans la scène de théâtre, un prisonnier de Vorkouta silencieux et un kapo se retrouvent face à face. Les kapos sont les « cadres » des camps de concentration aussi bien nazis que soviétiques le plus souvent recrutés parmi les grands criminels de droit commun. Horst Bienek décrit les derniers comme des hommes vivant dans l’enfermement n’ayant plus l’espoir d’en sortir un jour. Le kapo demande pourquoi les Allemands qu’il considère sans doute tous comme fascistes, sans que l’on soit sûr qu’il connaisse le sens du mot, n’ont pas gagné la guerre. Quand le prisonnier tente un signe de reconnaissance en levant le poing du salut communiste, il est traité de « bolchevique » et roué de coups, en guise de bienvenue au pays des bolcheviques, censé être le sien. Si dans le premier volet de la scène, il chante l’Internationale en signe de reconnaissance, dans le second, il lève le poing. Les deux gestes sont vains. L’internationalisme est un leurre. Les notions d’amis-ennemis ainsi que leurs qualificatifs et leurs référents sont brouillés, et le pulsionnel prend le dessus. Brouillage d’altérité ?

Dans la préparation de la mise en scène de la pièce, Heiner Müller racontait, à propos du goulag de Vorkouta,  une anekdot, terme russe qui distingue l’humour noir. Cela se passe entre trois prisonniers. Le premier demande au troisième : Pourquoi es-tu là ? Ce dernier répond : J’étais contre Oblomov. Et toi qu’as-tu fait ? – J’étais pour Oblomov . Puis il interroge le second : Et toi ? – Moi ? Je SUIS Oblomov. (Rapporté dans Heiner Müller Werke 5/ Dies Stücke 3. Suhrkamp.P.350)

L’on peut tout aussi bien admettre qu’il y ait construction entre les deux parties, par contraction des temporalités, d’un passage de l’enfer brun à l’enfer rouge, toute différence gardée entre les deux, du Goulag de Hitler au Goulag de Staline comme cela est explicitement suggéré dans le poème de Müller : Ajax, par exemple, écrit en 1994

« […]
Ou bien KAULICH libéré par l’Armée Rouge
Du Goulag de Hitler après avoir marché quatre jours
Il entend par une fenêtre en miettes sa femme crier
Voit un soldat de la glorieuse Armée Rouge
Qui la jette sur un lit oublie l’ABC
Du communisme et brise le crâne du camarade
Libérateur S’autocritique en parlant avec le mort
Sans écouter sa femme qui crie encore
Est aperçu pour finir pendant son transport
Au Goulag de Staline sa deuxième épiphanie
Chante l’Internationale dans le wagon à bestiaux
Et s’il est mort il chante maintenant encore
Sous la glace avec les communistes morts

(Heiner Müller : Ajax zum Beispiel / Ajax par exemple . Traduction Jean Pierre Morel
in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 Christian Bourgois)

La seconde épiphanie désigne ici clairement l’expérience du Goulag de Staline, la première pouvant être celle des camps nazis. D’un autre côté, l’on peut considérer qu’il s’agit aussi d’une autre épiphanie que celle des religions, d’une épiphanie sans dieu, l’épiphanie d’une foi sécularisée. Le mot exprime chez Müller « le moment qui fait éclater ce qui fait époque ». Il est celui du tournant de la contre-révolution stalinienne.

Une autre relation entre les deux volets de cette scène peut être établie à partir des corps mutiques, celui de la femme d’abord puis celui de l’homme comme si l’agression contre la première atteignait aussi le second.

Les viols.

Je reviens aux viols de l’Armée rouge et des discours patriarcaux qui les ont entourés. Les viols ont fait l’objet comme je l’ai déjà raconté d’une censure stricte en Allemagne de l’Est car aborder la question de ce traumatisme collectif se heurtait de plein fouet à la construction du mythe fondateur de la RDA, sa « libération » par l’Armée rouge censée placer le pays dans « le sens de l’histoire ».

On estime à 2 millions sinon plus le nombre de femmes jeunes ou âgées -parfois des enfants- violées par des soldats soviétiques. Certes pas tous et ce n’était pas la seule troupe d’occupation à avoir commis des viols, les troupes françaises comme américaines et anglaises en étaient aussi. Leur caractère massif et d’expérience collective les distingue cependant. Les conséquences au moins ne pouvaient être ignorées et ont poussé les autorités de la RDA à libéraliser la loi sur l’avortement. Elles ont cependant tout fait pour ne pas désigner les auteurs de ces viols et pour affacer le mot Vergewaltigung. L’interdiction d’en parler a aggravé le traumatisme.

« Les historiennes et historien sont aujourd’hui unanimes pour considérer que les viols de femmes allemandes par des membres de l’Armée rouge dans les territoires de l’Est, le long des convois de réfugiés et pendant l’occupation de Berlin, en particulier pendant la semaine du 24 avril au 3 mai 1945, étaient bien des expériences collectives. […]. En 1946, les grossesses consécutives à des viols sont devenues un problème que les autorités officielles ne pouvaient ignorer, ce qui a conduit à une libéralisation du droit à l’avortement dans la zone d’occupation soviétique jusqu’en 1950.
En décembre 1946, le SED présenta son propre projet de décret sur la question de l’interruption de grossesse, qui fut également discuté dans les quotidiens des différents partis dans toutes les zones d’occupation. Bien que les conséquences des viols ne pouvaient donc pas être ignorées par l’opinion publique, les coupables étaient absents de tous les débats. Même dans les discussions à grande échelle sur le paragraphe 218, la raison actuelle de la nouvelle réglementation légale était presque considérée comme secondaire, et lorsqu’elle était mentionnée, elle était décrite par le terme de crime sexuel. Cela vaut même pour les magazines féminins reconnus « .

(Birgit Dahlke : BeFreier und Befreite? Ein Symboldelikt im deutsch-deutschen Diskurs vor und nach 1989)

Dans son autobiographie, Heiner Müller qualifie les viols de Racheorgien, orgies de vengeance. Il raconte :

« Une voisine par exemple a été violée dans notre maison par les Russes. Le mari dut assister à la scène. Des viols ont eu lieu pendant une semaine. J’étais encore à Schwerin » (Heiner Müller. : Guerre sans bataille. Une vie sous deux dictatures. L’Arche p. 38)

Les viols n’étaient pas un secret mais un tabou qui confinait le « crime sexuel », resté impuni, cela va sans dire, au rang de secret de famille effaçant sa dimension sociale. Staline lui-même en a livré une pseudo explication – justification, l’excusant par avance:

« La conduite de l’Armée rouge n’était guère un secret. Milovan Djilas, proche collaborateur de Tito dans l’armée de partisans yougoslaves et à l’époque fervent communiste, aborda même la question avec Staline. La réponse du dictateur, telle que la rapporte Djilas, est révélatrice : L’écrivain Djilas ignore-t-il ce que sont la souffrance et le cœur des hommes ? Ne peut-il admettre qu’un soldat puisse rechercher le plaisir auprès d’une femme, et se payer du bon temps lorsqu’il a marché des milliers de kilomètres à travers le feu, le sang, et la mort ? »

(Tony Judt : Après-guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945. Fayard/Pluriel. 2010. p.35. Il cite ici M. Djilas : Conversations avec Staline, trad. Y. Massip, Paris, Gallimard, 1971, p. 132.)

J’ai déjà parlé du retour des hommes défaits après la capitulation et l’effondrement de l’Allemagne nazie. Le mythe de la masculinité en avait pris un coup. Les femmes avaient appris à dire « je » pendant que leurs maris étaient partis à la guerre. Lorsque ces derniers revinrent, ils voulurent reprendre leur ancien rôle de « chef de famille ». Mais ils n’en avaient absolument pas les moyens. Ils n’en sont pas moins restés autoritaires et finirent par dénigrer la performance qu’avaient accomplie leurs femmes. Ils voulurent rétablir le patriarcat, reprendre possession de « leurs » femmes qu’il considéraient comme leur propriété. Heiner Müller y va d’une pointe d’ironie qui souligne le possessif en rappelant que la propriété n’est-ce pas, c’est le vol où l’on reconnaîtra une citation de Proudhon.

« Une perception patriarcale de la sexualité féminine, […] dénie à la femme un statut de sujet sexuel et minimise de ce fait la gravité d’un viol. En 1964, dans un ouvrage consacré aux instincts dans la sexualité humaine, le directeur de la clinique [clinique psychiatrique et neurologique de la Charité à Berlin-Est] , Karl Leonhard, écrit ainsi les lignes suivantes :

Peut-être aussi que certaines des femmes, qui rêvent d’être violées par un homme puissant, n’ont pas seulement un instinct de subordination accentué, mais également une inclination — au sens d’instinct originel — pour la soumission lors du combat.

Le viol est ici associé au motif d’un supposé fantasme féminin. D’aprés Karl Leonhard, l’envie d’être vaincue se trouve au cœur de la sexualité féminine, alors que c’est au contraire celle de vaincre qui meut le sujet masculin. Par ailleurs, pour ce professeur de psychiatrie, détenteur de la chaire la plus importante de RDA (celle de l’université Humboldt), la sexualité féminine se caractérise par une tendance à la passivité ; quant à la frigidité, elle constitue l’expression d’une sexualité féminine normale. La sexualité féminine est ici appréhendée selon un schéma patriarcal et dominateur, qui fait bien de la femme un simple objet du désir masculin. Dans cette perspective, si, dans ses travaux, Karl Leonhard se penche sur les auteurs de viols et de crimes sexuels, il ne semble pas s’intéresser aux conséquences psychologiques de ces actes sur leurs victimes. De manière générale, à cette époque et en lien avec une conception masculine de la sexualité féminine, le champ psychiatrique n’accorde que peu d’importance aux victimes des viols. »

(Fanny Le Bonhomme : VIOLS EN TEMPS DE GUERRE, PSYCHIATRIE ET TEMPORALITES ENCHEVETREES. EXPERIENCES DE FEMMES VIOLEES PAR LES SOLDATS DE L’. ARMEE ROUGE ENTRE LA FIN DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE ET LE DEBUT DE LA PERIODE DE PAIX (REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE ALLEMANDE, 1958-1968) Source: https://www.jstor.org/stable/24671664 )

Dans la scène finale de Germania 3/Les spectres au Mort-Homme, Heiner Müller aborde encore une fois la question du viol en évoquant un meurtrier de masse né du viol collectif de soldats de l’Armée rouge sur sa mère, en 1945.

La métaphore construite par Müller dans le Géant rose a pour point de départ des faits réels. Wolfgang Schmidt, né en 1966 en RDA, obtiendra en prison le droit de changer de genre et s’appellera Beate Schmidt. Il/elle a commis six meurtres entre 1989 et 1991, après la chute du Mur donc  : cinq femmes qui ont d’abord été violées et un bébé tués. S’y ajoutent trois tentatives de meurtre dont celles sur deux fillettes de 12 ans. Parmi les victimes se trouvait l’épouse d’un officier soviétique et son bébé. Sa grande taille et le fait de déposer auprès de ses victimes des sous-vêtements féminins roses l’ont fait surnommer par la presse populiste de Géant rose ou de Bête de Beelitz.

Müller l’écrit comme un conte cruel qui plonge ses racines dans d’autres contes issus des profondeurs de la culture allemande avec pas moins de six citations de quatre contes des frères Grimm : Rumpelstilzchen (Nain tracassin), Wunderliche Gasterei (L’étrange banquet), Von dem Teufel mit drei goldenen Haaren (Les trois cheveux du diable), Aschenputtel(Cendrillon).

« LE GÉANT ROSE

LE GÉANT ROSE (Se masturbe au pied d’un chêne, devant lui les cadavres d’une femme d’un officier russe et de ses enfants.)

Me connais-tu maintenant. Je suis le géant rose, la mort de Brandebourg. C’est ainsi que le journal m’appelle. Et personne ne sait qui je suis. C’est parce que je ne parle à personne, sauf s’il est mort. AH QUELLE CHANCE, PERSONNE NE SAIT… Ma fiancée se fout de moi quand je suis en combinaison devant le miroir et mon père dit que je suis pervers. SI JE T’AVAIS JE TE VOUDRAIS. A l’armée ils se sont moqués de moi quand je n’ai pas réussi à escalader le mur. JE SENS LA CHAIR HUMAINE DIT LE GÉANT ET APRÈS-DEMAIN J’IRAI CHERCHER L’ENFANT DE LA REINE. Et la combinaison rose vient de ma mère. Maman fait ça avec les vers. En quarante-cinq les Russes l’ont violée, douze hommes, mon père était présent. Maintenant tu sais à quoi t’en tenir, Heil Staline. Comme tu as pleuré quand il est mort, tout ton foulard de pionnier. Maintenant c’est votre tour. BOUDIN DIT A SAUCISSE. La veste est de l’armée, l’armée fut ma deuxième mère. ROUCOULOU IL Y A DU SANG DANS LA PANTOUFLE. Personne ne se moque du géant rose. (Il traîne les cadavres dans les buissons.)

[NOIR CAMARADES EST LE COSMOS TRÈS NOIR] »

(Heiner Müller : Germania 3. Les spectres du Mort-Homme. L’Arche. 1996. Trad. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil).

Il n’y a plus ici comme dans les scènes précédentes de doubles fussent-ils brouillés mais un miroir noir. Besoin d’une altérité cosmique ?

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Les universités allemandes quittent la plateforme « X » (anc. twitter)

Illustration: HHU/Paul Schwaderer

Plus de 60 établissements d’enseignement supérieurs et de recherche parmi les plus importants d’Allemagne et un autrichien ont choisi d’annoncer ensemble leur volonté commune d’interrompre leurs activités sur la plateforme X (anciennement Twitter).

Ce retrait est justifié par le constat d’une incompatibilité entre les orientations actuelles de la plate-forme et les valeurs fondamentales de l’enseignement supérieur que sont l’ ouverture sur le monde, l’intégrité scientifique, la transparence et le débat démocratique.

« Les modifications apportées à la plateforme X – depuis le renforcement algorithmique des contenus populistes de droite jusqu’à la limitation de la portée organique – rendent la poursuite de son utilisation inacceptable pour les organismes participants. Le retrait souligne leur engagement en faveur d’une communication basée sur les faits et leur opposition aux forces antidémocratiques. Les valeurs qui promeuvent la diversité, la liberté et la science ne sont plus présentes sur la plateforme. »

précise le communiqué.

Il ne propose pas d’alternative mais certaines universités ont d’ores et déjà développé leur propre plateforme Mastodon. La décision ne concerne pour l’instant que celle d’Elon Musk. Mais les développements des autres réseaux sociaux et de leurs algorithmes devraient être suivis avec attention.

Côté syndical aussi

Pour des raisons analogues, deux importants syndicats allemands, ver.di, syndicat unifié des services, et la Gewerkschaft Erziehung und Wissenschaft (GEW), regroupant enseignants et éducateurs, ont également annoncé leur retrait de la plateforme.

La Cour fédérale d’Allemagne a fait de même sans toutefois commenter sa décision

Les institutions universitaires signataires :

• Alanus Hochschule für Kunst und Gesellschaft
• Bauhaus-Universität Weimar
• Berliner Hochschule für Technik
• Brandenburgische Technische Universität Cottbus – Senftenberg
• Christian-Albrechts-Universität zu Kiel
• Deutsche Ornithologische Gesellschaft
• Deutsche Sporthochschule Köln
• Europa-Universität Viadrina Frankfurt (Oder)
• Fachhochschule Dortmund
• FernUniversität in Hagen
• Freie Universität Berlin
• Friedrich-Alexander-Universität Erlangen-Nürnberg
• Goethe-Universität Frankfurt
• HAWK Hochschule für angewandte Wissenschaft und Kunst Hildesheim/Holzminden/Göttingen
• Heinrich-Heine-Universität Düsseldorf
• Hochschule Anhalt
• Hochschule Bonn-Rhein-Sieg
• Hochschule Darmstadt
• Hochschule der Bildenden Künste Saar
• Hochschule für Musik und Theater Hamburg
• Hochschule für Philosophie München
• Hochschule Furtwangen
• Hochschule München
• Hochschule Neubrandenburg
• Hochschule Osnabrück
• Hochschule RheinMain
• Hochschule Ruhr West
• Hochschule für nachhaltige Entwicklung Eberswalde
• Hochschule für Wirtschaft und Umwelt Nürtingen-Geislingen
• Humboldt-Universität zu Berlin
• Institut für Vogelforschung
• Johannes Gutenberg-Universität Mainz
• Justus-Liebig-Gesellschaft
• Justus-Liebig-Universität Gießen
• Katholische Hochschule Nordrhein-Westfalen
• Kirchliche Hochschule Wuppertal
• Leibniz-Zentrum für Marine Tropenforschung
• Leibniz-Institut für Ostseeforschung Warnemünde
• Medizinische Universität Innsbruck
• Philipps-Universität Marburg
• RWTH Aachen
• Technische Hochschule Georg Agricola
• Technische Hochschule Köln
• Technische Universität Braunschweig
• Technische Universität Darmstadt
• Technische Universität Dresden
• Universität Bamberg
• Universität Bayreuth
• Universität des Saarlandes
• Universität der Künste Berlin
• Universität Duisburg-Essen
• Universität Erfurt
• Universität Greifswald
• Universität Heidelberg
• Universität Innsbruck
• Universität Münster
• Universität Potsdam
• Universität Siegen
• Universität Trier
• Universität Ulm
• Universität Würzburg
• Universität zu Lübeck
• Westsächsische Hochschule Zwickau

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Heiner Müller : « Politique culturelle selon Boris Djacenko »

Michel-Ange : Le jugement dernier détail, (Vatican, Chapelle Sixtine). Saint Barthélemy tient, d’une main, le couteau, avec lequel il fut écorché vif en Arménie, et, de l’autre, sa peau dans laquelle on peut voir un autoportrait de l’artiste.

KULTURPOLITIK NACH BORIS DJACENKO

Boris Djacenko sagte mir Nach dem Verbot
Meines Romans HERZ UND ASCHE Teil zwei
In dem zum erstenmal beschrieben wurden
Die Schrecken der Befreiung durch die ROTE ARMEE
Lud mein Zensor mich zu einem privaten Gespräch ein
Und der beamtete Leser zeigte mir stolz das verbotne
Typoskript in kostbares Leder gebunden SO
LIEBE ICH DEIN BUCH DAS ICH VERBIETEN MUSSTE
IM INTERESSE DU WEISST ES UNSRER GEMEINSAMEN SACHE
In der Zukunft sagte Boris Djacenko
Werden die verbotnen Bücher gebunden werden
IM INTERESSE DU WEISST ES UNSRER GEMEINSAMEN SACHE
In Leder gegerbt aus den Häuten der Schreiber
Halten wir unsre Haute intakt sagte Boris Djacenko
Damit unsre Bücher in haltbarem Einband
Überdauern die Zeit der beamteten Leser

(Heiner Müller : KULTURPOLITIK NACH BORIS DJACENKO in Warten auf der Gegenschräge. Gesammelte Gedichte. s.84)

POLITIQUE CULTURELLE SELON BORIS DJACENKO

Boris Djacenko me dit Après l’interdiction
De mon roman CŒUR ET CENDRE Deuxième partie
Dans lequel pour la première fois furent décrites
Les horreurs de la libération par l’Armée Rouge
Mon censeur m’invita à une rencontre en privé
Ce lecteur officiel me montra fièrement le manuscrit
Interdit serré dans un cuir précieux C’EST AINSI
QUE J’AIME TON LIVRE QUE J’AI DU INTERDIRE
DANS L’INTÉRÊT TU LE SAIS DE NOTRE CAUSE COMMUNE
A l’avenir dit Boris Djacenko
Les livres interdits auront pour reliure
DANS L’INTÉRÊT TU LE SAIS DE NOTRE CAUSE COMMUNE
Le cuir de la peau des écrivains
Gardons intacte notre peau dit Boris Djacenko
Pour que dans cette reliure résistante nos livres
Survivent au temps des lecteurs officiels

(Heiner Müller : POLITIQUE CULTURELLE SELON BORIS DJACENKO. Trad. J. Jourdheuil, J.-F. Peyret) in Heiner Müller : Poèmes 1949-1985. Christian Bourgois. p.91)

Beamteter Leser désigne le lecteur fonctionnaire d’une administration. Il est payé pour lire et pour, le cas échéant, repérer les passages suspects afin de les censurer. Il se distingue du lecteur amateur (amat=qui aime) et n’est pas à confondre, surtout dans ce cas particulier, avec le lecteur de la maison d’édition. Ici Neues Leben maison d’édition de la FDJ (Jeunesse libre allemande, organisation de jeunesse du SED, parti communiste est-allemand). En février 1958, le lecteur de Boris Djacenko, Karl Heinz Berger, et le directeur-adjoint de la maison d’édition ont été licenciés. On leur reprocha d’avoir encouragé la publication du second tome du roman Coeur et cendre de Boris Djacenko, dont des passages ont été jugés antisoviétiques. « Le directeur Bruno Petersen qui passait pour un camarade expérimenté et politiquement vigilant et le rédacteur en chef Sellin ont subi de lourdes sanctions disciplinaires du parti » dont ils étaient membres. (Siegfried Lokatis : Der rote Faden. Kommunistische Parteigeschichte und Zensur unter Walter Ulbricht )
On peut aussi penser aux lecteurs industriels de la société de marché.
Je signale par ailleurs que Schreck, Schrecken signifie l’effroi. (Voir ici). « Les effrois de la libération par l’Armée rouge ».

Qui était Boris Djacenko ?

Boris Djacenko est un écrivain de langue allemande d’originé lettonne. Il est né le 10 septembre 1917 à Riga, en Lettonie et mort à Berlin-Est le 14 avril 1975. Opposant au gouvernement de Kärlis Ulmanis, il est exclu de l’Université dont il suivait les cours de philosophie en auditeur libre. Pour échapper à une probable arrestation, il embarque en passager clandestin sur un bateau pour Rotterdam, en 1939. Arrivé à Paris en 1940, il est arrêté et emprisonné au Camp du Vernet dans l’Ariège où furent internés nombre de Républicains espagnols, de communistes et d’anti-fascistes allemands. Déporté en Allemagne, contraint au travail forcé, il fait une tentative d’évasion vers la Lettonie après l’agression allemande sur l’Union soviétique en 1941. Arrêté au Danemark, il est emprisonné à Flensburg dans le nord de l’Allemagne d’où il s’évade à nouveau. Clandestin à Berlin, il rejoint un groupe de résistance de travailleurs forcés. A l’arrivée de l’Armée rouge, il collabore avec l’administration soviétique, est maire provisoire de Töplitz (qui fera plus tard partie de Werder (Havel) dans le Brandenburg), journaliste à la Tägliche Rundschau, journal édité dans l’est de l’Allemagne par l’Armée rouge. Auteur de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre, il vit de sa plume à partir de 1950.
Le premier tome de son roman Coeur et cendre paraît en RDA en 1954. Une seconde édition sera publiée dès l’année suivante. D’autres suivront. Boris Djacenko y raconte l’histoire de Carla Lautenschläger, une jeune femme qui avait aidé dans sa fuite un travailleur forcé soviétique, Igor Pertuchow et s’est retrouvée en contact avec un groupe de résistance dans le nord de l’Allemagne. Igor réussit à se rendre à Berlin pour y poursuivre un travail clandestin. Carla et d’autres résistants sont arrêtés et internés. Djacenko évoque le destin des prisonniers sur fond de victoire des armées alliées. A la fin du roman, Carla met au monde un enfant que ses co-détenus se font un devoir de protéger. (Source en allemand)

Si le poème de Müller est daté de novembre 1989, ce n’est qu’en 2010, plus de 50 ans après son écriture, en 1958, et son interdiction, que le second tome de Coeur et cendre, a été montré à l’Académie des Arts de Berlin. L’écrivain et théoricien de la littérature, Werner Liersch, qui avait sauvé le seul exemplaire existant des épreuves du livre, l’y avait présenté (lien en allemand).
Dans le second tome, Boris Djacenko reprend les personnages de la première partie avec, cette fois, en arrière plan, l’entrée de l’Armée rouge en Allemagne. Il y parle des exactions et des viols commis par les soldats soviétiques sur les femmes allemandes. Il évoque le système du goulag en URSS, et la traque par les Soviétiques de techniciens allemands en astronautique à Peenemünde. Et cela peu après le lancement de la fusée Soyouz et du premier satellite Spoutnik par l’Union soviétique, en 1957. Ces sujets ont été jugés inacceptables par les dirigeants est-allemands. Ils ont été déclarés tabous alors même que Staline était mort en 1953 et que le rapport Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline avait été révélé en 1956. Et que l’on pouvait croire à une littérature du dégel. Dégel est le titre d’un écrit de Ilya Ehrenbourg, paru en 1954. Le signal du pouvoir était clair : il n’y aura pas de littérature du dégel en RDA. Le tabou durera longtemps malgré les efforts de la littérature de le briser petit à petit. Boris Djacenko ne se remettra pas de cette censure et n’écrira plus que des romans policiers sous le pseudonyme de Peter Adams.

Je ne vais pas faire ici l’histoire de la censure en RDA, il y a amplement matière et touche à bien d’autres sujets mais il faudrait aussi parler des manières de la contourner. Elle prend des formes diverses et elle est évolutive. Je vais cependant très succinctement inscrire celle portant sur les viols et les exactions des libérateurs dans son histoire. L’un des premiers à en être frappé est Edgar Morin. Se retrouvant chômeur, il se rend avec Robert Antelme, en 1950, à Berlin-Est récupérer leurs droits d’auteur. E. Morin témoigne :

« Nous savions que nos livres avaient été publiés en RDA: le mien, L’An zéro de l’Allemagne, vendu à 50 000 exemplaires aux éditions Volk und Welt, dans une traduction où avait été expurgé mon chapitre sur la zone soviétique dans lequel, bien qu’atténuant leur cruauté, je faisais état des viols et exactions ».

(Edgar Morin : Mes Berlin/ 1945-2013. Cherche Midi 2013.

Là, il ne s’agit pas de la censure d’un livre entier. Seul un chapitre avait été effacé et l’édition originale, en français, est restée disponible même si elle a failli déplaire au Parti communiste français.

« Les effrois de la libération par l’armée rouge ont été bien plus résolument tabouisés par la censure que tout autre sujet. Les débats politiques sur la censure à ce sujet ne concernaient toutefois pas en général des livres soviétiques, mais des romans comme Herz und Asche de Boris Djacenko (1958) et Tod am Meer de Werner Heiduczek (1977) ainsi que le  Journal de travail de Bertolt Brecht. »

(Siegfried Lokatis : Der rote Faden. Kommunistische Parteigeschichte und Zensur unter Walter Ulbricht p.128. Traduit par mes soins)

Pour Boris Djacenko, c’est un roman entier qui est interdit et son auteur condamné au silence et, presque, dans le silence si ce n’est comme signal en direction des responsables éditoriaux. Même son cas, n’était peut-être le poème de Heiner Müller, était tombé dans l’oubli.

« Boris Djacenko s’est fait écorcher vif. Ni CŒUR ET CENDRES, deuxième partie, ni son cas n’ont survécu au temps. […]. En 1958, le parti agissait encore à visage découvert et sans être inquiété. Djacenko appartenait à la préhistoire des affaires, où sa toute-puissance s’effritera de cas en cas. Pas d’agitation politique autour de Djacenko comme lors de la déchéance de citoyenneté de Biermann. Pas de solidarité de ses collègues comme lors de l’exclusion de Stefan Heym et de ses pairs de l’Union des écrivains. Pas d’Occident en attente de manuscrits interdits. C’est une histoire qui date de la préhistoire de l’intérêt de l’Allemagne fédérale. Djacenko doit s’en sortir tout seul. Il n’y parvient pas, comme il ne parvient pas à se faire une place dans les exemples de victimes de la censure ».

(Werner Liersch : Der Fall Djacenko. Wie ein unbequemes Buch verboten wurde und Erwin Strittmatter eine Wende vollzog: Unerwünschte Vergewaltigungen. Berliner Zeitung 25.01.2003)

C’est un petit peu moins vrai aujourd’hui.

Pour Brecht, la situation est encore autre mais porte en partie sur le même thème du libérateur agresseur. En 1965, à l’approche du 10ème anniversaire de sa mort, se posa la question d’éditer son Journal, en RDA. Le célèbre dramaturge avait cependant pris la précaution de confier parallèlement les droits de publication de ses œuvres complètes à l’éditeur ouest-allemand Suhrkamp qui imprima tome après tome. Helene Weigel s’étant opposé à toute coupe dans le Journal, ce dernier ne paraîtra pas en Allemagne de l’Est pour l’occasion. ( Cf Simone Barck ; Martina Langermann ; Siegfried Lokatis :„Jedes Buch ein Abenteuer“ : Zensur-System und literarische Öffentlichkeiten in der DDR bis Ende der sechziger Jahre. Berlin. Akademie Verlag. 1997)

Voici l’un des passages en cause. Il est daté du 25 octobre 1948 :

« aujourd’hui encore, trois ans plus tard, frémit parmi les travailleurs, à ce que j’entends dire partout, la panique occasionnée par les pillages et les viols après la conquête de Berlin. dans les quartiers ouvriers, on avait attendu les libérateurs avec une joie désespérée, les bras étaient grands ouverts, mais la rencontre se changea en agression, qui n’épargna ni les septuagénaires ni les enfants de douze ans et fut perpétrée en pleine lumière. on rapporte que les soldats russes, même pendant les combats de maison en maison, couverts de sang, épuisés, farouches, arrêtaient le tir pour que les femmes puissent aller chercher de l’eau, accompagnaient les affamés de leur cave à la boulangerie, aidaient à dégager les victimes sous les ruines, mais après la bataille des hordes ivres parcoururent les habitations, s’emparèrent des femmes, abattirent les hommes et les femmes qui résistaient, violèrent sous les yeux des enfants, faisaient la queue devant les maisons etc. kuckhahn [Heinz Kuckhan assistant de Brecht] a vu une septuagénaire tuée par balle après le viol, il a vu aussi un commissaire abattre deux soldats qui avaient pillé et qui l’attaquèrent lorsqu’il leur demanda des comptes. après toutes les dévastations matérielles que les armées nazies ont causées dans leur pays, les communistes russes devront encore faire face maintenant aux dévastations psychiques que la guerre de rapine hitlérienne a causées parmi les « moujiks » déshumanisés par le tsarisme, lancés depuis peu dans le processus de civilisation. »

(Bertolt Brecht : Journal de travail. 1938-1955. L’Arche. 1976. Trad Philippe Ivernel.. p.484-485)

Le Journal de travail de Brecht sera tout de même édité en RDA mais un peu plus de 10 ans plus tard, seulement en 1977 (Aufbau Verlag).
La même année sort le roman de Werner Heiduczek Tod am Meer non traduit en français, avant d’être interdit sur intervention de l’ambassadeur soviétique en RDA qui ne l’avait même pas lu. Il y a bien eu une svère critique dans l’organe central du SED mais elle constituait une excellente publicité pour le livre dont les exemplaires restant ont été retirés des librairies.

Ces cas de censure se sont fait dans une relative discrétion. Peu de publicité en RDA même. Ce sera différent pour un autre cas assez proche de celui de Boris Djacenko. Werner Bräunig sera lui aussi cloué au pilori mais pour de tout autres raisons . Son grand roman, Rummelplatz, sur les débuts de la RDA et le monde du travail restera inachevé et ne paraîtra jamais du temps de la RDA. Il sera édité en 2007 et non traduit en français. Le roman fut interdit « parce qu’il décrivait la réalité », dira Heiner Müller. Il fera l’objet, en 1965, à travers la publication d’extraits dans des revues et journaux, d’une véritable campagne de dénigrement de la part du parti communiste est-allemand (SED). Il mèna la charge pour affirmer qu’il était le seul détenteur de la vérité sur la société est-allemande et imposer le mythe de la monosémie. Werner Bräunig ne s’en remettra pas non plus. J’y reviendrai prochainement.

Il y a eu encore bien d’autres tabous en RDA. Je le les évoquerai pas ici si ce n’est pour signaler que le mot censure lui-même était prohibé. L’usage du mot censeur par Heiner Müller et non d’un euphémisme n’est pas innocent.

Heiner Müller et Boris Djacenko

Heiner Müller connaissait Boris Djacenko. Il l’avait rencontré une première fois au cours d’un stage d’écrivains en 1949 où ce dernier était venu parler du réalisme socialiste. «  Il est venu dans la salle, a regardé autour de lui, s’est dirigé vers moi, m’a serré la main et a commencé à parler. Nous ne nous étions jamais vus », racontera le dramaturge dans son autobiographie. (p.46). Plus tard, Müller publiera, dans la Neue Deutsche Literatur (NDL 3.1954), la critique de l’un des recueils de nouvelles de Djacenko, Das gelbe Kreuz (Verlag Neues Leben 1953). Müller écrira notamment :

«  Les héros ne sont pas des statues, les ennemis ne sont pas décrits comme des salopards chimiquement purs, il n’y a dans le livre pas trace de schématisme. Cette honnêteté artistique plaide pour le talent de Djacenko. De langue maternelle lettonne, son allemand reste à affiner pour le débarrasser des dernières malformations et mots jargonnants ».

(H. Müller : Novellen aus unserer Zeit in Heiner Müller Werke 8 / Schriften. Suhrkamp. p.73-75. Traduit par mes soins).

En 1961, Boris Djacenko était venu assister à un filage de scènes de la pièce de Heiner Müller, Die Umsiedlerin / La déplacée qui fut interdite le soir même de la première. Sa présence lors d’une séance de contrôle organisée pour le parti communiste a été interprétée par la suite comme un élément de preuve de l’existence d’une conspiration.

« Boris Djacenko est venu, il sortait juste de chez le dentiste et avait une joue enflée, ce qui accentuait encore son accent russe, et il a parlé avec emphase, avec son accent russe, en faveur de ce spectacle. Les camarades ont été impressionnés et se sont dit : si les Russes sont pour, il faut que nous soyons prudents. Nous n’avions pas présenté Djacenko, cela a été interprété ensuite comme une attitude sournoise de notre part — le fait que nous aurions mis un Russe en avant pour endormir la vigilance du Parti. Il n’était pas tellement connu, malgré Cœur et Cendre dont la deuxième partie avait été interdite parce qu’il avait été le premier à y décrire les viols qui ont eu lieu pendant et après la Deuxième guerre mondiale, et parce qu’il avait dit la vérité au sujet de l’avancée de l’Armée Rouge. Mais les fonctionnaires qui étaient présents ont pensé : c’est un Russe, et il est pour, donc cela ne peut pas être faux. Ils ont donc argumenté très prudemment ».

(Heiner Müller : Guerre sans bataille / Vie sous deux dictatures/ Une autobiographie. L’Arche. Trad. Michel Deutsch. p. 136)

Métamorphose du mythe de Marsyas

Le titre du poème de Heiner Müller est POLITIQUE CULTURELLE SELON BORIS DJACENKO. Et il y est question de la censure d’une œuvre artistique qui défie le pouvoir par un sujet que ce dernier juge tabou.  Le problème, avec une politique culturelle coercitive, dit Heiner Müller,

« c’est que personne n’arrive à dégueuler son écœurement [sich auskotzen]. Et c’est pourtant la condition préalable pour une œuvre dramatique, que l’on ait eu au moins une fois l’occasion de rendre entièrement l’éclat et la crasse [Heinrich von Kleist] de son âme. Les premières pièces des grands dramaturges — Titus Andronicus, Les Voleurs, Götz, Schroffenstein, Le duc Théodore de Gotland, Baal, — ce sont toujours des pièces dans lesquelles on vide son sac, quelles qu’en soient les raisons, et dans une structure politique répressive, on y arrive difficilement, tout crée rapidement des obligations, tout est rapidement canalisé dans un système. »

(Heiner Müller : Guerre sans bataille / Vie sous deux dictatures/ Une autobiographie. L’Arche. Trad. Michel Deutsch. p. 134)

Dans son poème, Müller métamorphose le mythe de Marsyas, bien présent dans son œuvre et d’abord par son cri. Les écorchés ne manquent pas non plus dans son théâtre. La légende raconte qu’Athena avait inventé la double flûte (aulos) mais, trouvant qu’en jouer déformait son visage, elle la jeta vouant au supplice celui qui la ramasserait. Elle fut recueillie par Marsyas, un satyre. Il devint si virtuose dans la pratique de l’instrument qu’il défia Apollon et sa lyre. Ou l’inverse. Apollon déclaré vainqueur du duel musical par les Muses fit écorcher vif Marsyas pour le punir. Ovide décrit la scène ainsi :

« ….un autre se souvient du satyre
vaincu qu’Apollon, à cause de la flûte de la déesse du Triton [Athena]
a puni. Pourquoi m’écorches-tu ?
Ah, je regrette, cria-t-il, une flûte ne vaut pas ça.
Il crie ; la peau lui est arrachée sur tout le corps,
rien qui ne soit pas blessure, le sang coule partout,
les nerfs à vif paraissent et frissonnantes, sans peau, vibrent les veines. Tu peut compter les viscères
sautillants, les fibres transparent dans sa poitrine.
Les paysans, les puissances divines des forêts, les faunes,
les satyres ses frères, Olympe qui lui est cher
et les nymphes le pleurent – et tous ceux qui sur ces montagnes
font pâturer les troupeaux de bêtes à cornes.
La terre se mouille, mouillée garde
les larmes d’un jour, s’en abreuvent jusqu’au fond de ses veines ;
il en fait de l’eau, l’envoie dans les airs vides.
Désormais, il cherche la mer rapide, entre ses rives en pente,
il a pour nom Marsyas, le fleuve le plus limpide de toute la Phrygie. »

(Ovide : Les métamorphoses. Livre 6. v. 383-400. Traduit du latin par Marie Cosnay.
Éditions de l’Ogre. 2017)

Dans un passage des conversations avec Alexander Kluge alors qu’il est question de la cruauté de certaines descriptions chez d’Ovide, Heiner Müller commente le passage ci-dessus :

« Que l’on pense seulement à cette histoire de Marsyas, ce concours de chant entre Apollon et Marsyas où les Muses ont été corrompues par Apollon. Elles votent pour lui et il gagne. Puis il fait écorcher Marsyas, ce berger qui avec sa flûte de berger défia la lyre d’Apollon. Tout d’abord, c’est écrit de manière très sadique, c’est brutal et anatomique. Mais ces récits, ces histoires sont toujours suffisamment amples pour que l’on puisse y insérer de nouvelles expériences. Par exemple, ce qui m’a toujours intéressé dans cette histoire de Marsyas, c’est qu’en fin de compte il gagne en écrivant et contre cette écriture aucune lyre, aucune musique d’Apollon ne peut rien. »

(Alexander Kluge / Heiner Müller : Ich bin ein Landvermesser / Gespräche. Rotbuch Verlag. 1996. S. 105)

Sauver sa peau pour sauver son écriture contre la lyre des puissants. Mais avec quelles conséquences sur l’écriture ? Si la peau de Marsyas est transformée chez Hérodote en outre, elle l’est chez Djacenko/Müller en reliure, en objet de bibliothèque, ou d’archives dépositaires des peaux écorchées contenant les écrits. Écorchées au nom de l’intérêt supérieur de la cause, l’un des « arguments » classiques pour imposer le silence, la censure et l’autocensure. J’ai personnellement été longtemps affligé par les omissions des anciens militants au nom de l’intérêt supérieur de la religion communiste empêchant la transmission intergénérationnelle d’expériences. Cela vaut pour toutes les religions, les exemples ne manquent pas. Et cette censure est aussi ici celle du tragique. Si les épreuves de CŒUR ET CENDRE, deuxième partie ont survécu, le livre ne se trouve encore dans aucune bibliothèque.

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L’Allemagne et les allemand.e.s après la défaite de 1945. (2)

Un exemple de billet de banque est-allemand provisoire après la réforme monétaire de 1948. Il a été appelé « mark papier peint » (“Tapetenmark“) en raison de cette sorte de timbre poste collé sur l’ancien billet. (Source)

Seconde partie de la lecture du livre de Harald Jähner, Le temps des loups / L’Allemagne et les Allemands 1945-1955. (Actes Sud. 2024. Trad. Olivier Mannoni). Après une première « heure zéro », dont nous avons vu toute l’ambiguïté de l’expression élevée au rang de mythe, l’auteur en annonce une seconde, la réforme monétaire de 1948. Elle eut lieu d’abord dans les zones d’occupation occidentales puis dans la zone soviétique. J’aborderai les chapitres dans lesquels l’auteur montre comment les Allemands ont finalement « profité » de la guerre froide et de la confrontation entre deux systèmes économiques et comment le marché noir leur permettra, à l’ouest, l’apprentissage de l’économie de marché.

Comme je l’ai déjà noté, dans le premièr volet, les Allemands ont longtemps vécu relativement épargnés par les conséquences de la guerre, n’étaient les morts, les blessés au combat pour la gloire du Führer. Et cela alors même que les populations civiles des territoires occupés par les nazis, notamment à l’Est, souffraient de la faim quand elles n’en mourraient pas, étaient mises en servage, déportées et exterminées. Ce n’est qu’après que les armes se furent tues en Europe qu’ils feront connaissance avec la faim. Harald Jähner ajoute que, dans de nombreuses villes,

« les bureaux de l’alimentation avaient accumulé de telles quantités de provisions que les habitants avaient franchi sans avoir faim même la longue période des bombardements. Mais avec les dernières actions de guerre, l’infrastructure que l’on avait maintenue tant bien que mal s’effondra presque totalement. Compte tenu de la destruction des voies d’approvisionnement, il apparaît presque comme un miracle que la plupart des Allemands, pour autant qu’ils avaient survécu, aient quand même gardé l’estomac relativement plein pendant l’été inhabituellement chaud de 1945. C’est seulement par la suite que la situation alimentaire s’est dégradée et a débouché au cours de l’“hiver de la faim 1946-1947” sur une effroyable catastrophe. » (p161)

Les nécessités de la vie font que l’on apprend à piller mais pas toujours à ne s’emparer que de ce qui est nécessaire. La pulsion d’avidité poussait aussi à s’emparer de choses inutiles ne serait-ce que pour faire en sorte que personne d’autre ne se les approprie. Pour parer à cette « envie incontrôlable de biens matériels », pour calmer le jeu, les Alliés, à l’Est comme à l’Ouest, s’efforceront de rétablir des structures municipales. Jähner l’évoque mais je reviendrai plus tard sur le témoignage de Wolfgang Leonhard et la manière de faire du « groupe Ulbricht », arrivé de Moscou à Berlin.

Cartes de rationnement

Les tentatives de régulation par des tickets de rationnement créèrent « un marché noir aux formes les plus variées et qui ne fit que rendre encore plus criantes les différences entre pauvres et riches » (p.168)

« Comme on recommença à diffuser des tickets presque immédiatement après la fin de la guerre, les gens eurent l’impression qu’il existait toujours une puissance ordonnatrice qui se chargeait d’eux. Ce “passeport de droit à l’existence” donnait à son propriétaire une sorte de certitude que, même après la défaite totale, il avait encore entre les mains un document attestant que sa survie était légitime. La déception fut d’autant plus grande lorsqu’il s‘avéra, et cela ne tarda pas, que ces tickets ne garantissaient pas du tout qu’on obtiendrait bien la quantité de vivres, de graisse et de sucre qui y était indiquée. Les 1550 calories attribuées furent bientôt drastiquement réduites. Dans les pires phases des trois premières années de l’après-guerre, il arriva même qu’on ne puisse distribuer que l’équivalent de 800 calories.
Alors seulement, la plupart des habitants comprirent que, dans la logique de justice qui présidait au système de gestion, les quantités indiquées sur les cartes étaient des maximums. II n’y avait en revanche aucune limite inférieure – un malentendu qui poussa bientôt nombre d’Allemands à se juger victimes d’une grande escroquerie. » (p.169)

A la pénurie de vivres s’ajoutait celle des moyens de chauffage, que l’on ne délivrait eux aussi qu’en échange de tickets. Beaucoup d’Allemands rendirent désormais les Alliés coupables et seuls responsables de leur situation alimentaire jusqu’à les accuser de vouloir les affamer. En réalité, dès 1946 arrivèrent les premiers colis de bienfaisance, au total 100 millions appelés colis CARE (Cooperative for American Remittances to Europe). Les efforts de l’État se renforcèrent eux aussi « au fur et à mesure que les Alliés occidentaux entraient en concurrence avec les Soviétiques ».

« La guerre froide qui s’annonça clairement en mars 1947 incita les deux parties, y compris à l’Est, à accorder aux vaincus plus d’attentions quelles n’avaient compté le faire à l’origine. Plus on avait besoin des Allemands comme partenaires d’alliance fiables, plus l’envie de représailles et de dédommagement passait au second plan. Les exigences de réparation se firent plus discrètes et l’on revint sur le démontage des installations industrielles ».(p.171)

La « chance » de la guerre froide

Les Allemands mirent un certain temps à comprendre les avantages que leur offrait la partition de leur pays.

« C’est seulement lorsque les colis CARE aidèrent de plus en plus de gens à vivre des moments de bonheur qui deviendraient plus tard mythiques, et au plus tard après la gigantesque opération d’approvisionnement de Berlin par le pont aérien organisé pendant plus de dix mois à partir de juin 1948, que le grondement se tut et laissa place, dans les zones occidentales, à une reconnaissance durable. En zone soviétique aussi, il aurait fallu beaucoup plus de temps, sans l’hostilité croissante entre l’Est et l’Ouest, pour que les Russes proclament que leur zone était un pays frère et lui assure un niveau de vie relativement élevé pour le bloc de l’Est. De ce point de vue, en dépit de la partition du pays et des nombreuses situations pénibles qu’elle impliqua pour les familles déchirées, et aussi pour le sentiment national, la guerre froide fut une chance pour les Allemands ».(p.171)

Une division de l’Allemagne plutôt bien vécue, en somme. Il me semble cependant qu’il manque là une plus claire différenciation entre l’Est et l’Ouest. Ce qui me conduit à préciser qu’outre le fait que le secteur oriental avait subi plus de destructions, les Allemands de l’Est paieront plein pot les réparations réclamées par l’Union soviétique qui démantèlera son industrie, ses laboratoires et ses chemins de fer. Entre 2000 et 2400 entreprises et jusqu’à la moitié de ses lignes de chemin de fer, près de 12 000 kms, seront démontés et expédiés en URSS. Après 1947, et les démontages, les réparations se feront en ponctionnant en moyenne 22 % du PNB de la RDA par l’intermédiaire de sociétés mixtes germano-sociétiques. Les réparations n’ont réellement pris fin qu’après la révolte ouvrière contre l’augmentation des normes de production de 1953.

Günter Grass écrivit, en 1990 alors que la question resurgissait au moment de la réunification :

« Ce sont ces 17 millions d’Allemands de l’Est qui ont supporté, en quelque sorte par procuration, le poids principal d’une guerre commencée et perdue par tous les Allemands. Affaiblis dès le départ par les démontages et les réparations, ils n’ont jamais eu de libre choix ».

(Günter Grass : Ein Schnäppchen namens DDR Une bonne affaire nommée RDA. Die ZEIT Nr. 41/1990)

Un peuple de voleurs de nourriture

A la fin des combats, les Allemands durent apprendre à se débrouiller par leurs propres moyens, à inventer des techniques d’approvisionnement :

« Habitués à l’alimentation à la petite cuiller près que représentait le rationnement, ils avaient pris l’initiative, et de la manière la plus inventive qui soit. Ils explorèrent de nouvelles voies permettant de s’en sortir par leurs propres moyens, ils monnayèrent le fruit de leurs pillages et bradèrent leur or. [… Ils] reconstruisirent une économie par le bas, parallèle à la gestion alimentaire par le haut. Au lieu de rester sur leur lieu de travail, les ouvriers d’usine et les plombiers se rassemblèrent en petits groupes qui parcouraient le pays et proposaient leurs services de réparation aux paysans. En contrepartie, ils obtenaient des saucisses, de la viande et des légumes. Ils transportaient, escamotaient, trafiquaient. Cette même population que la logique de la distribution transformait en une masse grise de bénéficiaires de rations ressemblait en même temps à une bande informe de desperados qui assuraient leur survie par leurs propres moyens et mettaient quotidiennement leur cohésion à l’épreuve. » (p.172)

On se met à cultiver comme on peut et partout où cela est possible. En créant des jardins suspendus dans les immeubles en ruines ou en transformant les espaces verts en champs pour la production de légumes. C’est ainsi, par exemple, que le Tiergarten (210 hectares) entièrement déboisé pour se chauffer sera transformé en terre agricole.

Ceux qui s’en sortaient le mieux, toutefois, c’étaient les paysans.

« Eux ne connaissaient pas la faim. La tentation était grande, plutôt que de prendre avec sa récolte le chemin difficile des ruines, d’attendre simplement que les citadins viennent à eux. Ceux-ci arrivaient avec leur argenterie, leur porcelaine précieuse et leurs appareils photos, pour repartir avec un demi-sac de pommes de terre. Mais on voyait aussi arriver quantité de miséreux, y compris beaucoup d’enfants et de jeunes, qui n’avaient plus un sou et allaient malgré tout “faire leurs courses”. Entre trente et quarante personnes frappaient quotidiennement à la porte d’un paysan pour mendier, échanger ou acheter. Elles haïssaient bien entendu les agriculteurs pour les affaires, mauvaises le plus souvent, quelles étaient contraintes de faire avec eux en grinçant des dents. On allait jusqu’à raconter que les éleveurs avaient même installé des tapis dans leurs étables ». (p.173)

Les appels à un sens des responsabilités collective sont restés vains.

« Plus la haine contre les paysans grandissait, moins les citadins avaient de scrupules à voler purement et simplement la récolte. On partait à vélo, par colonnes entières, pour aller faire des provisions à la campagne. On était ainsi mieux protégé contre les agressions et l’on pouvait plus facilement décamper en cas de contrôle de police. Il arrivait que des paysans défendent leur propriété à coups de fusil ».

Hamstern, flingsern, rabatzen…

Harald Jähner détaille les différentes formes de débrouillardise pour se procurer ce dont on avait besoin pour manger et se chauffer. On appelait ces pratiques théoriquement illégales mais pas forcément amorales : « organiser ». Chacune des façons d’« organiser » avait son vocabulaire. Elles pouvaient bien entendu se combiner.
Le verbe hamstern provient de la pratique du rongeur d’accumuler des réserves dans ses abajoues et terriers. Il signifie aujourd’hui faire des achats pour stocker des produits en prévision d’une pénurie réelle ou imaginaire, comme cela a été le cas pour le papier-toilette lors de la pandémie Covid 19. L’expression date de la Première guerre mondiale où elle signifiait se procurer le nécessaire en période de pénurie. Dans l’immédiat après-guerre, elle voulait le plus souvent dire, se rendre à la campagne pour s’y procurer de la nourriture. On y échangeait ce que l’on avait de précieux contre de la nourriture. Un sport qui pouvait s’averer dangereux.

« Hamstern, “aller faire des provisions à la campagne”, n’était pas sans danger. Quand on est dans l’illégalité, c’est le droit du plus fort qui s’impose ; beaucoup étaient victimes d’agressions. La surpopulation des trains qui partaient pour la campagne était angoissante, et l’espace était encore plus étroit au retour, le soir, quand les sacs contenant le butin s’ajoutaient aux passagers. Le chargement débordait littéralement par les portières. Beaucoup de ces transporteurs de vivres se tenaient sur les marchepieds dans l’encadrement des portes ouvertes. D’une main, ils se tenaient à la poignée, de l’autre, ils agrippaient le sac qu’ils portaient à l’épaule. D’autres tenaient en équilibre avec leurs bagages sur les tampons. Une catégorie de voleurs, particulièrement perfides, en profitait. Ils guettaient leurs proies aux passages où les trains ne pouvaient rouler qu’au ralenti en raison des nombreux dommages subis par la voie. Ils attrapaient les sacs à laide de longs grappins et arrachaient aux malheureux les tubercules qu’ils avaient laborieusement récoltés. » (p.174-175)

Le mot fringser contient à la fois le fait illégal de piller, en particulier le charbon pour se chauffer, tout en y incluant son absolution. L’expression vient en effet du Cardinal de Cologne, Josef Frings qui avait lui-même pratiqué la chose et qui, dans son prêche de la Saint Sylvestre 1946, avait déclaré :

« Nous vivons en des temps où la misère est telle qu’un particulier a le droit de prendre ce dont il a besoin pour sa vie et pour sa santé, s’il n’y a pas pour lui d’autre moyen de se le procurer par son travail ou en mendiant. »

On a cependant vite oublié la suite du sermon :

« Malheureusement je crois que trop souvent on a passé les limites. Et en pareil cas il n’y a qu’une chose à faire: rendre immédiatement ce qui a été mal acquis, autrement il n’y aura aucun pardon de la part de Dieu. »

Les rabatzer forment une catégorie particulière. Le mot désigne les enfants contrebandiers de café à la frontière entre l’Allemagne et la Belgique :

«  Les enfants et les adolescents passaient par centaines la frontière en courant, les poches pleines de café, et se faufilaient entre les jambes des gabelous. Quand les gardes-frontières arrivaient à attraper un enfant dans cet essaim, ils devaient le relâcher le soir même, car les foyers étaient depuis longtemps remplis par des cas plus sérieux ».

Et il y avait enfin les trophéistes pour qui l’illégalité faisait partie du charme discret de la bourgeoisie.

« Fringser pouvait procurer un plaisir secret. Même une personne aussi sérieuse et soupesant autant les questions morales que Ruth Andreas-Friedrich, fille d’un conseiller privé, ex-épouse d’un directeur d’usine et honorable résistante, se découvrit un bonheur d’“organiser” qui allait bien au-delà de la simple acquisition de produits de première nécessité. Elle se qualifiait de “trophéiste”, elle ainsi que ses amis, qui montraient fièrement ce qu’ils avaient réussi à négocier. Elle emprunta aux Russes le mot zapp-zarapp, par lequel les vainqueurs désignaient la confiscation sauvage de vélos ou de valises. C’était le mot qu’utilisaient les Russes en emportant le bagage d’un pauvre diable, et cela ressemblait presque à une consolation. Et ce mot, Zapp-zarapp, était aussi celui qu’utilisait Andreas-Friedrich. Quand elle n’employait pas, justement, celui de “trophiser”. Se servir de tels termes faisait perdre au chapardage “beaucoup de son déshonneur”. Elle nota dans son journal : “Il y a encore beaucoup de zapp-zarapp à Berlin. Rares ceux qui ont jusqu’ici retrouvé les rails du droit bourgeois. Il est clair que bondir hors de la loi est plus facile que d’y retourner. […] Nous n’avons pas l’intention de rester des trophéistes. Et pourtant nous avons du mal. Beaucoup plus de mal que nous l’avons jamais imaginé.” »

Mais était-ce vraiment un monde de hors la loi ? Harald Jähner discute cette question. Certes les frontières entre le légal et l’illégal étaient des plus floues et les mots Zapp-zarapp, organiser, trophéiser, fringser étaient devenus «  le vocabulaire de la relativisation et de l’autoabsolution ». Chaparder était parfois aussi partager. « Les » Allemands étaient-ils cependant devenus un peuple de criminels comme on semblait soudain s’en inquiéter à l’époque ? Mais surtout, n’avaient-ils pas déjà été des criminels et de la pire espèce ? :

« Et face à tout ce qu’avaient causé les Allemands, n’était-ce pas une problématique parfaitement grotesque? Si l’on quitte pour un moment l’horizon du quotidien allemand de l’après- guerre, si l’on considère, avec la distance historique, le débat sur la criminalité du citoyen moyen, peut-il paraître autrement qu’absurde? Aux yeux du monde, “les Allemands”, avec leurs crimes de guerre et leur génocide, étaient depuis longtemps devenus des criminels. Ils avaient rompu avec la civilisation, étaient sortis du cercle des nations dans lesquelles les droits de l’homme étaient en vigueur. Seuls les Allemands émigrés savaient à quel point ils s’étaient discrédités en tant que peuple. A l’intérieur du pays, même les adversaires des nazis, ceux qui avaient eu honte du régime, ne comprenaient pas jusqu’où ils étaient tombés. Ni l’assassinat de millions de Juifs, ni les crimes de la Wehrmacht n’avaient atténué, pour la majorité des Allemands, le sentiment que l’ordre et la correction étaient chez eux en Allemagne. Ils regardaient donc avec d’autant plus d’effroi la criminalité devenir une norme en ces temps de détresse.
On imagine difficilement pire distorsion de la perception collective : au moment où à l’étranger on concevait l’effondrement comme une chance de resocialiser les Allemands, ceux-ci redoutaient de basculer dans la criminalité. Alors que l’expression “peuple de criminels” nous vient si facilement aux lèvres aujourd’hui, il fallut attendre la fin de la guerre pour que les Allemands considèrent qu’ils devenaient des criminels — parce qu’ils volaient du charbon et des pommes de terre. Dans aucune analyse, le fait qu’ils aient dépouillé, pour la seule Allemagne, un demi-million de concitoyens juifs, qu’ils les aient chassés de leur logement et qu’ils aient fini par assassiner 165 000 d’entre eux n’était même mentionné parmi les causes possibles du déclin de la conscience de la justice et du droit. L’idée que le déclin de la civilisation qu’ils redoutaient s’était déjà produit, et ce, longtemps avant cette date, leur était pour le moment parfaitement étrangère ».(P.182-183)

Le droit de propriété lui même change de définition. Par la guerre, les uns avaient été privés de tout alors que d’autres s’en sortaient bien. L’idée d’une corrélation entre le travail fourni et la réussite dans la propriété avait été détruite. Elle a été remplacée par le sentiment d’un arbitraire du destin. Il a changé « l’attitude mentale à l’égard de la propriété ». Aux yeux de beaucoup de personnes, celle-ci passait désormais pour le « résultat d’un hasard que rien ne justifiait et qu il convenait de corriger ». De tels « renversements du sentiment de la justice » fournissaient aussi aux motivations criminelles un prêt à porter de justifications. Pourtant, on ne peut pas parler aussi simplement que cela d’immoralité généralisée.

« La criminologie des premières années de l’après-guerre a en tout cas fortement sous-estimé la morale des petites gens en partant de l’hypothèse qu’on assistait à la naissance d’un incendie que, sous peu, plus rien ne pourrait éteindre. C’est le contraire qui, bientôt, allait se produire : la génération du marché noir évolua pour devenir, après la fin de la guerre, l’une des plus sages de l’histoire. Rarement, sans doute, en moyenne, une population aura donné aussi peu de travail à la police que celle des deux États allemands dans les années 1950, dont on allait encore longtemps moquer l’esprit pesamment petit-bourgeois ». (p.185)

L’école du marché noir

Ce que l’on n’obtient pas par les voies régulières, on se débrouille pour l’acquérir autrement. Le marché noir, les Allemands s’y étaient déjà habitués mais là, il change de dimension. Ce n’est plus un marché entre Allemands qui concernait les butins ramassés par les soldats aux fronts, ce nouveau marché noir les confrontait aux étrangers, personnes déplacées et soldats d’occupation.

« Plus les gens qui dominaient les marchés étaient les ennemis sur lesquels on avait encore tiré la veille ou ceux qu’on avait mis en esclavage, plus ils étaient inquiétants et séduisants. Car les étrangers amplifiaient la gamme des produits pour lesquels certains étaient prêts à vendre leurs deux bras : barres Hershey’s et chocolats Bommel; crackers Graham, Oreo et Cracker Jack; barres Butterfinger, Snickers, Mars; whisky Jack Daniel’s et Old Fitzgerald Whiskey, ou encore une lessive nommée Ivory Snow ».

L’offre des marchandises à échanger avait « une structure extrêmement asymétrique ». D’un côté des marchandises de consommation courante auxquelles « les rationnements avaient, du jour au lendemain, conféré une valeur exorbitante », de l’autre des objets de luxe qui était restés en leur possession « qui paraissaient soudain sans valeur quand le ventre gargouillait ». Non sans cependant laisser, une fois rassasié, le sentiment de s’être fait avoir. En se délestant d’héritages familiaux au profit d’une satisfaction vite dissipée.

« Tandis que les uns apaisaient leur faim en pratiquant un marché noir qui les appauvrissait peu à peu, les autres nageaient dans l’argent comme l’oncle Picsou dans sa piscine de dollars. Des soldats américains décuplaient leur solde en revendant les vivres importés à leur intention. Cela se faisait à grande échelle, par chargements entiers, en passant par un système de redistribution qui s’étendait comme un filigrane des ports jusqu’aux casernes. Des militaires de presque tous les grades y participaient. Britanniques, Français et Soviétiques opéraient selon les mêmes méthodes, mais avec des quantités un peu plus faibles ». (p.188)

L’organisation des receleurs allemands n’avait rien à leur envier. On trouvait sur les marchés des marchandises industrielles et artisanales que les marchands et les producteurs écartaient du marché régulier. Pour la seule ville de Berlin, on comptait quelque soixante points de marché noir.

Une nouvelle monnaie idéale : la cigarette

Rapidement, cependant, le troc d’objets de valeurs contre produits de consommation courante allait être remplacé par un échange monétaire. Et c’est la cigarette qui fera fonction de billet de banque.

« Elles [les cigarettes] devinrent les nouveaux cauris, les coquillages monétaires de l’après-guerre. Leur cours variait, mais il comptait au nombre des certitudes les plus fiables qu’on ait pu avoir au cours de ces années. C’était une monnaie idéale : la cigarette était petite, facile à transporter, à empiler et à dénombrer. On pouvait la présenter en paquets comme on met les billets de banque en liasses. Et leur caractère éphémère dépassait encore celui de l’argent. Des patrimoines entiers se dissipaient en même temps que les cigarettes échangées. Elles partaient en braise et en fumée, elles étaient partout et manquaient toujours. Leur nouvelle valeur comme moyen de paiement augmentait le charisme déjà considérable de la cigarette jusqu’au niveau parapsychique ». (p.191)

Par ailleurs, elle engourdissait la faim. On assista alors à une prolifération de cultures du tabac.

Le marché noir comme apprentissage de l’économie de marché.

Pour les Allemands, le marché noir avait été « une expérience d’apprentissage vitale ».

« Le marché noir n’était vraiment instructif qu’en lien avec son pôle opposé, le système d’approvisionnement par cartes de rationnement. D’un côté, le jeu sauvage des forces du marché à l’état brut; de l’autre. la distribution rationnée par tête. On faisait le grand écart entre deux systèmes différents et l’on faisait toujours l’expérience des deux dans la même journée : le dirigisme étatique de la gestion de pénurie et la liberté anarchique d’un marché débridé. Deux logiques de redistribution contradictoires qui présentaient toutes deux de sévères failles. Cette science sociale que l’on pratiquait laborieusement et chaque jour explique l’inébranlable loyauté que les Allemands de l’Ouest allaient témoigner plus tard au système de I’“économie sociale de marché” qui devint à partir de 1948 le slogan breveté de l’Allemagne fédérale en genèse. A lui seul, ce concept ressemblait à une formule magique parce qu’il réconciliait les deux parties : l’État bienveillant qui faisait en sorte que chacun reçoive quelque chose, et un système de marche libre guidé par la demande et qui mettait le client au centre de tout.
Les quelques années de marché noir firent de |’“économie sociale de marché” un talisman auquel plusieurs générations demeurèrent fidèles. Son “père”, Ludwig Erhard, premier ministre de l’ Économie de l’Allemagne fédérale et deuxième chancelier fédéral après Adenauer devint une icône des années de l’essor économique. Un crâne massif reposant presque sans cou sur un corps très replet; une raie de côté qui commençait juste au-dessus de l’oreille; l’intelligence et la ruse dissimulées sous une montagne de bonhomie. Son signe le plus marquant : il fumait des cigares. Avec Ludwig Erhard s’acheva aussi symboliquement le temps de la monnaie-tabac et la cigarette put enfin se défaire des codes dans lesquels elle était de plus en plus corsetée. Le cigare d’Erhard, le gros Dannemann, allait devenir le label de l’ère nouvelle. On ne tirait plus hâtivement sur son mégot comme s’il n’y avait pas de lendemain. Désormais, on savourait son cigare ». (p.194-195)

Second départ, seconde heure zéro : la réforme monétaire au départ de la division de l’Allemagne.

Pour Harald Jähner, la réforme monétaire introduite dans les zones sous contrôle occidentale constitue une sorte de seconde heure zéro, avec l’introduction du D-Mark. Le 20 juin 1948,  chaque personne reçut une somme individuelle de 40 D-Marks en échange de 60 Reichsmarks. Cela se faisait aux endroits où étaient délivrées les cartes de rationnement. Un mois plus tard, 20 autres D-Marks — cette fois pour le même nombre de Reichsmarks. Le reste de l’argent liquide perdait pratiquement toute sa valeur : après cette date, on obtenait tout juste 65 deutsche marks pour 1000 Reichsmarks. C’est ainsi qu’« environ 93 % de l’ancienne masse de monétaire fut détruite sans remplacement. Il ne resta aux épargnants qu’un total de 6,5 % de leur patrimoine. »

« La réforme monétaire fut la pierre d’angle de toute une série de mesures par lesquelles les Américains voulaient remettre l’économie allemande sur pied. Et cette série était pour sa part intégrée dans un ensemble d’opérations qui, sous l’intitulé de “plan Marshall”, devait soutenir économiquement non seulement l’Allemagne, mais toute l’Europe, afin de bloquer l’influence de l’Union soviétique et de réduire le risque de révolutions communistes ». (p. 198)

Le plan Marshall, du nom du Secrétaire d’État américain George C. Marshall, s’inscrira dans la doctrine Truman d’endiguement du communisme. A partir de juin 1947, on prépara la fondation de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). L’Allemagne de l’Ouest y adhéra elle aussi, représentée par les gouverneurs militaires.

« Tout juste deux ans après la fin de la guerre se dessinait déjà l’évolution qui allait mener à l’Union monétaire européenne, avec une Allemagne destinée à en devenir membre et qui, en dépit des destructions, disposait encore de toutes les bases d’un État industriel puissant, guidé avec précaution par ses agents de probation américains.
Les jalons de la partition de l’Allemagne étaient ainsi posés avant même que la réforme du deutsche mark ne transforme la ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest en frontière monétaire. Quand ce fut fait, les Soviétiques emboîtèrent le pas à l’Ouest et mirent en œuvre, trois jours plus tard, leur propre réforme : on échangea jusqu’à 70 reichsmarks par tête contre un nouveau mark; l’épargne n’était reconnue qu’à concurrence de 100 marks. La zone Est n’avait cependant pas réellement de nouvel argent : on se contenta de coller des coupons préimprimés sur les anciens billets – une méthode qui leur valut le sobriquet d’“argent papier peint” [„Klebe-“ oder „Tapetenmark“]. Si l’on s’en était tenu à la volonté du commandement soviétique de la ville, il aurait été valable pour tout Berlin. Les Alliés occidentaux décidèrent toutefois d’introduire le deutsche mark dans leurs propres zones berlinoises. Ce premier conflit ouvert entre les quatre puissances déboucha, au sein de l’assemblée des délégués municipaux qui siégeaient encore ensemble à Berlin-Est, sur l’éclat définitif qui entraîna la partition politique et économique de la ville ». (p.199)

Le 24 juin 1948, les Soviétiques bloquèrent les voies d’accès aux trois zones berlinoises occidentales et tentèrent d’affamer Berlin-Ouest. Britanniques et Américains répondirent au blocus en organisant un pont aérien.

« Quelques années avaient suffi pour que la capitale du Reich, haïe dans le monde entier, se transforme en une “ville de front du monde libre” défendue avec détermination — une évolution fulgurante qui subjugua jusqu’aux plus sceptiques et ne laissa guère de place à ce qu’on appellerait plus tard le traitement historique.
En planifiant la réforme monétaire pour les zones occidentales, les Américains avaient pris le rôle dominant dans le trio des Alliés occidentaux. Le nouveau deutsche mark avait mème été imprimé aux États- Unis : les billets avaient été embarqués à destination de Bremerhaven dans 12.000 caisses en bois judicieusement étiquetées Doorknobs (“boutons de porte”) en guise de camouflage. De ce port, ils avaient été transportés sous le plus strict secret dans l’ensemble du pays. Au total, 500 tonnes de billets de banque pour une valeur nominale de 7,7 milliards de deutsche marks se trouvaient à disposition le 20 juin dans les centres de délivrance des cartes de rationnement ou dans les hôtels de ville. Le lieutenant Edward A. Tenenbaum, âgé de vingt-sept ans et chargé de l’opération Bird Dog (“Chien de chasse”), se vanta plus tard, non sans raison, d’avoir commandé la plus grande opération logistique de l’armée américaine depuis le débarquement en Normandie. (p.200)

Les Allemands eux-même n’étaient pas au courant. Ce n’est qu’à la dernière minute que les Américains se sont dits qu’il fallait leur faire croire qu’ils avaient quelque chose à dire dans cette affaire. Ils organisèrent une rapide réunion avec des experts financiers allemands. Il n’y avait cependant plus rien à co-décider.

« L’engagement américain n’était bien entendu pas désintéressé. N’ayant pas l’intention de nourrir l’Allemagne de l’Ouest ad vitam æternam, les Américains avaient cherché des moyens de relancer l’économie et compris que le principal obstacle était le manque d’attractivité du reichsmark […]. Seule la nécessité d’accéder à la nouvelle monnaie liquide allait réanimer l’économie régulière. La propension à occuper réellement un emploi légal augmenta au même rythme que celle des marchands à confier leur marchandise au commerce normal plutôt qu’en faire le trafic. Les paysans avaient désormais eux aussi des raisons de vendre leur récolte sur le marché public. Ainsi naquit l’impression, dont on faisait régulièrement état, que presque du jour au lendemain, du dimanche au lundi, les boutiques s’étaient remplies de marchandises au point que l’on était en droit de parler d’un miracle. L’énergie produite par les effets de la réforme fut telle que l’historien Ulrich Herbert la qualifie de “big bang” de la République fédérale d’Allemagne, qui sera fondée une année plus tard. Pour les contemporains, la réforme monétaire joua un rôle incomparablement plus décisif que l’adoption de la Loi fondamentale par le Conseil parlementaire, le 8 mai 1949, à Bonn. Les Allemands de l’Ouest ne disposent d’aucun événement dont ils puissent se souvenir aussi bien que de la réforme monétaire, montée comme un grand opéra, mais sans metteur en scène ». (p.201)

Sans metteur en scène ?

Selon Harad Jähner, cette entrée dans le monde des marchandises attribuée à la réforme monétaire et la fin du rationnement qui ne sera effective avec la fin des tickets pour le sucre qu’en 1950 restera plus importante même que l’adoption de la Constitution. Son revers a cependant été un renchérissement des prix. Il a conduit, le 12 novembre 1948, à une grève générale contre la “flambée des prix”. 9 millions d’Allemands ont cessé le travail.

La réforme monétaire est devenue « le take-off [décollage] mythique » du miracle économique. La césure monétaire l’emporte même sur celle de la capitulation.

« Que les rayons aient pu se remplir aussi vite révéla la capacité réelle de l’économie et de l’industrie, qui avaient été beaucoup moins détruites qu’on ne le supposait généralement. Plus des trois quarts du potentiel industriel avaient été préservés. Comme l’économie de réarmement national-socialiste avait puissamment modernisé l’équipement mécanique des entreprises et largement développé les installations, la productivité industrielle de l’après-guerre n’était qu’à peine inférieure au niveau de 1938. De plus, les expulsés des territoires de l’Est fournirent un gigantesque réservoir de main-d’œuvre bien formée qui se mettait au travail avec une motivation considérable dés lors que les conditions générales étaient réunies pour que l’emploi industriel paie de nouveau. Ces deux éléments expliquent que la stupéfiante croissance économique qui allait débuter à partir de 1950 n’ait pas été aussi miraculeuse que le suggère l’expression de “miracle économique”. (p. 204 )

Volkswagen

Au cœur du « miracle », on trouve bien entendu la divinité bagnole en l’occurrence Volkswagen à l’histoire de laquelle Harald Jähner consacre un chapitre

L’histoire de Wolfsburg et de la Volkswagen commence en 1938. Hitler voulait une voiture pour le peuple, accessible comme le modèle T de Henry Ford, un de ses admirateurs. Elle sera connue mais bien plus tard sous le sobriquet de « coccinelle » caractérisée par ses formes rondes. Elle se voulait un « moyen de transport du peuple » censée annihiler les différences de classe. Pour cela le projet était de construire quasiment ex-nihilo, en fait à partir d’un petit village, une ville-usine. Ce sera à Wolfsburg, au centre de l’Allemagne. Et la voiture celle du KdF (Kraft durch Freude, la force par la joie), une succursale du Deutsche Arbeitsfront (Front allemand du travail que le régime avait substitué aux syndicats interdits dès 1933). Les constructeurs automobiles établis n’étaient pas intéressés. Après l’invasion de la Pologne et le début de la guerre, « le rêve consumériste de voiture du peuple se transforma en usine d’armement, la ville en un camp de travail. […] Au lieu de la Coccinelle, c’est la voiture à baquet qui sortit des chaînes, le pendant grossier de la jeep américaine. » (p.207). En 1943, 10.000 travailleurs forcés encadré par la Gestapo éprouvaient la « joie » de trimer en esclaves au besoin sous la menace de la torture. Parmi eux 2500 Français. Après guerre, en 1948, les Britanniques, responsables de cette zone d’occupation et peu regardants sur son pedigree, confient l’usine à Heinrich Nordhoff, un ingénieur, qui avait dirigé l’usine Opel de production de camions de la Wehrmacht et surnommé le Führer de l’économie de guerre. Avec lui comme général commandant une armée d’ouvriers disciplinés, « la hiérarchie de cette usine totalement rationalisée ressembl[ait] à certains point de vue à la hiérarchie de la Wehrmacht, les groupes de travail au sein de l’usine rappel[aient] le communauté de combat sur les champs de bataille ». La ville de Wolfsburg appartenait à l’usine et était « la quintessence même de la société d’usine » Il fallut attendre 1955 pour qu’elle acquiert 345 hectares de sol puis 1900 ha supplémentaires pour des infrastructures et équipement publics. Marqué par « l’esprit architectural » du camp de travail, la cité, la “ville de la voiture” était « un désert fonctionnaliste »

« Bien que la ville et l’usine aient constitué, ensemble, un prototype de l’économie sociale de marché, bien que la voie qu’avait empruntée la “machine à intégration” de Wolfsburg pour transformer des habitants d’un camp rassemblés par le hasard en “citoyens industriels d’un nouveau type” ait pu servir de symbole de l’histoire d’après-guerre de la République fédérale d’Allemagne, l’opposition de gauche s’intéressa étonnamment peu au gigantesque empire du roi Nordhoff ». (p.218)

Je peux ajouter que la gauche s’est plus généralement peu préoccupé de tout ce qui relève du taylorisme et du fordisme. A l’Ouest comme à l’Est.

J’ai sauté quelques chapitres pour ce compte rendu. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne soient pas intéressants. Ainsi celui sur Beate Uhse. Cette ancienne capitaine de la Luftwaffe se mit dans un premier temps d’abord à diffuser des brochures sur la contraception par la méthode Ogino avant d’ouvrir, le premier sex-shop non seulement en Allemagne mais dans le monde (« libre », bien entendu), en 1961 selon Jähner, mais il semblerait que ce soit plutôt en 1962.
Dans les pages sur les rééducateurs, l’auteur s’intéresse en particulier à Hans Habe pour la zone américaine, Alfred Döblin pour la France et Rudolf Herrnstadt pour la partie est-allemande. J’aurai l’occasion de reparler de ce dernier victime d’une purge du Parti communiste est-allemand en 1953.
Je passe sur le chapitre consacré à La guerre froide de l’art. Et sur celui consacré au son du refoulement dont je ne retiendrai qu’un passage en guise de conclusion. Elle me semble cependant très ambiguë.

« La convention collective consistant, pour la majorité des Allemands, à se compter parmi les victimes de Hitler constitue une marque d’arrogance difficilement supportable eu égard aux millions de personnes assassinées. Vue depuis l’observatoire surplombant de la justice historique, cette manière de s’exonérer de ses fautes — comme le fait d’avoir pris des gants avec la plupart des criminels — suscite l’indignation ; pour l’installation de la démocratie en Allemagne de l’Ouest, elle était une modalité acceptable et probablement inévitable, parce quelle constituait la base mentale d’un nouveau départ. Car la conviction d’avoir été des victimes de Hitler était la condition nécessaire pour se départir de toute loyauté envers le régime déchu sans se sentir lâches, opportunistes ou sans honneur. Cela s’imposait d’autant plus qu’à l’Est comme à l’Ouest on dut se placer encore longtemps sous la protection des anciens ennemis. Les deux constructions d’amitié, l’amitié entre les peuples allemand et russe à l’Est aussi bien que l’amitié entre la RFA et les Alliés occidentaux, ne fonctionnèrent que grâce à ce narratif victimaire qui culmina avec l’affirmation selon laquelle les Allemands avaient été libérés en 1945. »

Une « modalité acceptable », une condition « nécessaire » ? C’est précisément cette bascule de la défaite du nazisme à la consommation qui est problématique. Car c’est compter sans les spectres d’« un passé qui ne passe pas ». Dans la préface à ses Notate 45, journal de l’année dite zéro, Erich Kästner écrit, en 1961 :

« Ce passé non assumé ressemble à un spectre qui erre sans repos, à travers nos jours et nos rêves et, selon l’habitude ancestrale des esprits, attend que nous le regardions, nous leurs parlions, les écoutions. Qu’effrayés à mort, nous rabattions nos bonnets de nuit sur nos yeux et nos oreilles ne nous sera d’aucun secours. C’est la mauvaise méthode. Elle n’aide ni le spectre ni nous mêmes… Le passé doit parler et nous devons l’écouter. Avant cela ni les spectres ni nous ne trouverons de repos. »

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L’Allemagne et les allemand.e.s après la défaite de 1945. (1)

Cette funambule entre ciel et ruines à Cologne est une belle métaphore de la situation des femmes allemandes après la fin de la Seconde guerre mondiale. Son nom a été identifié comme celui de Margret Zimmermann de la troupe Camilla Mayer. La photo figure dans le livre de Harald Jähner, Le temps des loups / L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) paru chez Actes Sud en 2024 dans la traduction de Olivier Mannoni dont il sera question ci-dessous.

Extraits :

Stunde Null?
So viel Anfang war nie.
So viel Ende auch nicht

Der Theaterkritiker Friedrich Luft erlebte das Kriegsende im Keller. […] „Draußen war das Inferno. Lugte man hinaus, sah man einen hilflosen deutschen Tank sich durch die Glut der Häuserzeilen schieben, halten, schießen, beidrehen. Hin und wieder stolperte ein Zivilist, von Deckung zu Deckung stürzend, über den aufgeborstenen Fahrdamm. Eine Mutter jagte mit ihrem Kinderwagen aus einem ausgeschossenen, brennenden Haus in die Richtung des nächsten Bunkers.“[…]
Plötzlich fiel jemandem ein, dass im Haus gegenüber noch Haufen von Hakenkreuzfahnen und Hitlerbildern lagerten. Ein paar Mutige gingen hinüber, um alles zu verbrennen. Bloß weg damit, bevor die Russen kamen. Als das Gewehrfeuer plötzlich wieder lauter wurde und der Theaterkritiker vorsichtig aus der Kellerluke sah, erblickte er eine SS-Streife, die ihrerseits über einen Mauerrest lugte. Die Männer „kämmten noch mal durch“, auf der Suche nach Drückebergern, die sie mit in den Tod nehmen konnten. „Dann wurde es stiller. Als wir vorsichtig die schmale Treppe heraufstiegen nach einer Ewigkeit des lauschenden Wartens, regnete es sacht. Auf den Häusern jenseits des Nollendorfplatzes sahen wir weiße Fahnen glänzen. Wir banden uns weiße Fetzen um den Arm. Da stiegen schon zwei Russen über die gleiche niedrige Mauer, über die so bedrohlich vor kurzem erst die SS-Männer gekommen waren. Wir hoben die Arme. Wir zeigten auf unsere Binden. Sie winkten ab. Sie lächelten. Der Krieg war aus.“

Für Friedrich Luft hatte das, was man später die „Stunde Null“ nennen sollte, am 30. April geschlagen. 640 Kilometer weiter westlich, in Aachen, war der Krieg zur selben Zeit schon seit einem halben Jahr zu Ende; die Stadt war im Oktober 1944 als erste deutsche Stadt von den Amerikanern eingenommen worden. In Duisburg war der Krieg in den Stadtteilen links des Rheins am 28. März vorbei, rechts des Rheins erst 16 Tage später. Selbst für die offizielle Kapitulation Deutschlands gibt es drei Daten. Generaloberst Alfred Jodl unterzeichnete die bedingungslose Kapitulation am 7. Mai in Reims im Hauptquartier von US-General Dwight D. Eisenhower. Obwohl das Dokument ausdrücklich die Westalliierten wie die Rote Armee als Sieger anerkannte, bestand Stalin auf der Wiederholung der Zeremonie in seiner Anwesenheit. Am 9. Mai kapitulierte Deutschland deshalb noch einmal; nun unterzeichnete Generalfeldmarschall Wilhelm Keitel die Urkunde im sowjetischen Hauptquartier in Berlin-Karlshorst. Für die Geschichtsbücher einigten sich die Siegermächte auf den Tag dazwischen, auf den 8. Mai, an dem in dieser Hinsicht eigentlich gar nichts geschehen war.

Für Walter Eiling hingegen war die „Stunde Null“ auch vier Jahre später noch nicht gekommen. Da saß er noch immer wegen „Vergehen gegen die Volksschädlingsverordnung“ in der Strafanstalt Ziegenhain. Der Kellner aus Hessen war 1942 verhaftet worden, weil er an Weihnachten eine Gans, drei Hühner und zehn Pfund gesalzenes Fleisch gekauft hatte. Ein NS-Schnellgericht hatte ihn wegen „Missachtung der Kriegswirtschaftsbestimmungen“ zu acht Jahren Zuchthaus mit anschließender Sicherheitsverwahrung verurteilt. Nach Kriegsende glaubten Walter Eiling und seine Familie an eine schnelle Entlassung. Doch die Justizbehörden dachten nicht daran, den Fall wieder aufzunehmen. Als der Justizminister des unter amerikanischer Militäraufsicht stehenden Landes Groß-Hessen die absurd hohe Strafe endlich zurücknahm, stellte sich seine Behörde auf den Standpunkt, damit sei zwar die Haft, nicht aber die Sicherheitsverwahrung aufgehoben. Walter Eiling blieb in Gefangenschaft. Spätere Anträge auf Entlassung wurden mit dem Argument abgelehnt, der Häftling sei labil, neige zur Überheblichkeit und sei noch nicht wieder arbeitsfähig.

In Eilings Zelle dauerte die Herrschaft des NS-Regimes noch über die Gründung der Bundesrepublik hinaus an. Schicksale wie das seine waren der Grund dafür, dass der Begriff „Stunde Null“ später heftig umstritten war. In den Konzernzentralen, Hörsälen und Amtsstuben der Bundesrepublik arbeitete das Gros der NS-Elite ja munter weiter. Solche Kontinuitäten wurden durch das Reden von der Stunde Null verschleiert. Andererseits diente es dazu, den Willen zum Neuanfang zu unterstreichen und eine klare normative Zäsur zwischen dem alten und dem neuen Staat zu betonen, auch wenn das Leben natürlich weiterging und jede Menge Ererbtes aus dem Dritten Reich mitschleppte. Zudem war der Begriff der Stunde Null für viele Menschen von solch unmittelbarer Evidenz für den elementaren Einschnitt, den sie erlebt hatten, dass der Begriff bis heute nicht nur gebräuchlich blieb, sondern in der Geschichtswissenschaft sogar eine Renaissance erfährt.

Während in Walter Eilings Zelle die Unrechtsherrschaft in aller Brutalität bestehen blieb, brach andernorts jede Form öffentlicher Ordnung zusammen. Polizisten schauten sich ratlos an und wussten nicht, ob sie noch welche waren. Wer eine Uniform hatte, zog sie lieber aus, verbrannte sie oder färbte sie um. Hohe Funktionäre vergifteten sich, niedrige warfen sich aus dem Fenster oder schnitten sich die Pulsadern auf. Die „Niemandszeit“ brach an; die Gesetze waren außer Kraft gesetzt, niemand für irgendetwas zuständig. Niemandem gehörte mehr etwas, es sei denn, er saß mit dem Hintern darauf. Niemand war verantwortlich, niemand sorgte für Schutz. Die alte Macht war weggelaufen, die neue noch nicht da; nur der Lärm der Artillerie wies darauf hin, dass sie irgendwann kommen würde. Auch die Vornehmsten machten sich nun ans Plündern. In kleinen Horden brach man Lebensmittellager auf, durchstreifte verlassene Wohnungen auf der Suche nach Essbarem und einem Schlafplatz.

(Harald Jähner : Wolfszeit / Deutschland und die Deutschen 1945-1955. Rohwold Verlag. 2019. S. 17-20)

L’heure zéro ?
Il n’y a jamais eu autant de commencements
Ni autant de fins

Le critique théâtral Friedrich Luft vécut la fin de la guerre dans une cave. […] “Dehors, c’était l’enfer. Quand on jetait un coup d’œil à l’extérieur, on voyait un char allemand en plein désarroi se frayer un chemin dans les coulées ardentes que formaient les alignements d’immeubles, puis s’arrêter, tirer et faire demi-tour. De temps en temps, un civil courant d’un endroit à couvert à l’autre trébuchait sur la chaussée éclatée. Une mère fuyait une maison bombardée et en flammes, poussant un landau pour rejoindre l’abri le plus proche.” […]

Soudain, quelqu’un se rappela que des piles de drapeaux à croix gammée et de portraits de Hitler étaient encore stockées dans la maison d’en face. Quelques courageux traversèrent la rue pour brûler tout cela : il fallait absolument s’en débarrasser avant que les Soviétiques n’arrivent. Quand le bruit des armes s’intensifia tout à coup et que le critique théâtral regarda prudemment par le soupirail, il aperçut une patrouille de SS postée en surveillance derrière un reste de mur. Les hommes “passaient tout au peigne fin”, à la recherche de déserteurs qu’ils pourraient entraîner avec eux dans la mort. “Alors tout devint plus silencieux. Lorsque nous avons prudemment monté l’escalier étroit, après une interminable attente aux aguets, il pleuvait doucement. Nous avons vu la lueur des drapeaux blancs sur les immeubles situés de l’autre côté de la place Nollendorf. Nous nous sommes attachés des chiffons blancs au bras. Déjà, deux Russes franchissaient le petit mur par-dessus duquel nous avions vu ces SS tellement menaçants un peu plus tôt. Nous avons levé les mains et désigné nos brassards. Ils ont agité les bras. Ils souriaient. La guerre était terminée.”

Pour Friedrich Luft, ce que l’on appellera ultérieurement l’“heure Zéro” avait sonné le 30 avril. A cette date, 640 kilomètres plus à l’ouest, à Aix-la-Chapelle, la guerre était déjà finie depuis six mois : au mois d’octobre 1944, la ville avait été la première cité allemande prise par les Américains. A Duisburg, le conflit armé s’acheva le 28 mars dans les quartiers situés sur la rive gauche du Rhin, seize jours plus tard seulement dans ceux de la rive droite. Même pour la capitulation officielle de l’Allemagne, il existe trois dates différentes, Le 7 mai, le général d’armée Alfred Jodl signa la capitulation sans condition à Reims, au QG du général américain Dwight D. Eisenhower. Bien que le document ait explicitement reconnu les Alliés occidentaux et l’Armée rouge comme vainqueurs, Staline tint à ce que la cérémonie soit répétée en sa présence. Le 9 mai, l’Allemagne capitula donc une seconde fois; c’est le général feld-maréchal Wilhelm Keitel qui signa cette fois-ci le document au QG soviétique, à Berlin-Karlshorst. A l’intention des livres d’histoire, les puissances victorieuses s’accordèrent sur la journée qui séparait les deux signatures, le 8 mai, date à laquelle il ne s’était en réalité strictement rien passé de ce point de vue.

Pour Walter Eiling, en revanche, même quatre ans plus tard, l’heure zéro n’était pas encore arrivée : il était toujours incarcéré au centre de détention de Ziegenhain pour “infraction au décret contre les personnes nuisibles au peuple”. Ce serveur originaire de Hesse avait été arrêté en 1942 pour avoir acheté à l’approche de Noël une oie, trois poulets et dix livres de viande en salaison. Un tribunal national-socialiste l’avait condamné en comparution immédiate pour “violation des règles de l’économie de guerre“ à huit ans de détention suivis d’une période probatoire. Après la fin de la guerre, Walter Eiling et sa famille crurent qu’il allait bénéficier d’une libération. Mais les autorités judiciaires n’avaient aucune intention de s’occuper de son affaire. Quand le ministre de la Justice du Land de Grande-Hesse, placé sous supervision militaire américaine, annula cette peine d’une dureté absurde, son administration considéra que cette mesure mettait certes un terme à la peine de détention, mais pas à la période probatoire, et Walter Eiling resta en prison. Les demandes de libération ultérieures furent rejetées au motif que le détenu était instable, avait une tendance à l’arrogance et n’était pas encore en état de reprendre le travail.

Dans la cellule d’Eiling, la dictature du régime national-socialiste dura au-delà de la fondation de l’Allemagne fédérale. Des destins comme le sien expliquent pourquoi le concept d’heure zéro fut par la suite vivement contesté. Il est vrai que le gros de l’élite national-socialiste continuait à travailler allégrement au siège des grands groupes économiques, dans les amphithéâtres et les bureaux de l’Allemagne fédérale. Le discours sur l’heure zéro masque ce type de continuité. II servait par ailleurs à souligner la volonté de recommencement, à établir une césure normative claire entre l’ancien et le nouvel État, même si la vie qui continuait bien entendu à s’écouler charriait encore quantité de débris hérités du IIIe Reich. De plus, le concept d’heure zéro était pour beaucoup de personnes d’une évidence tellement immédiate au regard de la césure élémentaire qu’ils avaient vécue que cette expression non seulement est restée en usage jusqu’à nos jours, mais connaît même une renaissance dans la recherche.

Tandis que, dans la cellule de Walter Eiling, le règne de l’iniquité se prolongeait dans toute sa brutalité, ailleurs s‘effondrait l’ordre public sous toutes ses formes. Les policiers désemparés semblaient ne plus savoir s’ils occupaient encore leur fonction. Quiconque portait un uniforme l’ôtait, le brûlait ou le teignait. De hauts fonctionnaires s’empoisonnaient, de plus modestes se jetaient par la fenêtre ou s’ouvraient les veines. Le no-man’s-time commença; les lois n’avaient plus cours, nul n’était plus responsable de rien. Rien n’appartenait plus à personne, sauf à être assis dessus. Nul n’était plus responsable, personne n’assurait plus la protection. L’ancien pouvoir était parti en courant, l’autre n’était pas encore là ; seul le bruit de l’artillerie indiquait qu’il allait arriver à un moment ou à un autre. Même les plus aisés se mirent alors à piller. De petites hordes prenaient d’assaut les magasins d’alimentation, écumaient les appartements abandonnés en quête de produits comestibles et d’un endroit où dormir. »

(Harald Jähner : Le temps des loups / L’Allemagne et les Allemands 1945-1955. Actes Sud. 2024. Trad. Olivier Mannoni. p. 17-19)

Le commentaire de l’extrait qui précède et ce qui suivra s’appuient principalement sur la lecture d’un ouvrage de Harald Jähner, Le temps des loups, paru cette année 2024, en français. L’édition allemande date, elle, de 2019. Ce que l’on vient de lire révèle l’approche de l’auteur qui consiste à rapporter la grande histoire au vécu des individus. Ce n’est en ce sens pas un livre d’historien classique et ne s’en revendique pas. Certains historiens comme Hans Woller l’ont sévèrement critiqué (lien en allemand) alors que d’autres comme Frank Bösch, directeur du Centre de recherches en histoire contemporaine de Potsdam, lui ont réservé un accueil des plus favorables (lien en allemand). L’auteur du livre a été jusqu’en 2015 responsable des pages culturelles de la Berliner Zeitung et professeur honoraire de journalisme culturel à l’Université des arts de Berlin.

J’ai introduit quelques autres lectures et relectures, notamment Une femme à Berlin (Folio), journal d’une femme qui a longtemps voulue rester anonyme et dont l’Allemagne a tardé à vouloir prendre connaissance. Il porte sur une courte période qui va d’avril à juin 1945. On sait aujourd’hui son nom : Marta Hillers, une journaliste dont le livre a d’abord été publié en anglais en 1954, et dont la première édition allemande, éditée en Suisse en 1959 sera très mal accueillie en Allemagne. Le second ouvrage est celui de l’écrivain suédois, Stig Dagermann : Automne allemand (Actes Sud/ Babel) que j’ai relu pour l’occasion. Si le premier est parfois cité par H. Jähner, le second ne l’est pas. D’autres lectures s’inséreront.

Die Stunde null, l’heure zéro

La Stunde null, l’heure zéro, si elle signale un moment de césure, d’apparence évidente, est cependant une expression qui peut être trompeuse dans la mesure où la Seconde guerre mondiale ne s’est pas arrêtée partout, ni, surtout, pour tout le monde, à la même heure, à minuit, le 8 mai 1945, avec la capitulation de l’Allemagne qui a eut lieu une première fois le 7 et une seconde le 9. Le compromis consistant à choisir le 8 mai comme date officielle de la fin de la guerre n’est pas respecté partout. Les États-Unis célèbrent le V-E-Day ( Victory in Europe Day) le 8 mai, tandis qu’on fête en Russie la Journée de la Victoire le 9 mai. En RDA aussi, les écoles ne fermaient que le 9 mai pour fêter l’anniversaire de la Libération. D’autres pays ont leur propre date, tels les Pays-Bas, avec le Befrijdingsdag, le 5 mai, ou le Danemark, avec le Befrielsen, le 4 mai. Il faut rappeler aussi que la guerre était mondiale et pas seulement européenne. Elle a englobé quatre continents. Les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki par les États-Unis, au Japon ont eu lieu en août 1945.
Roberto Rossellini, a étendu l’heure à l’année en titrant son film, tourné en 1947 dans les ruines de Berlin, Allemagne année zéro. Ce titre avait été emprunté avec son accord à Edgard Morin, qui avait intitulé son livre L’An zéro de l’Allemagne. Heure zéro, année zéro. Une, plusieurs ? Combien de temps couvre cette heure zéro ? Quel est donc ce temps ? Où ne faudrait-il pas plutôt dire cette expérience du temps ?
La période choisie par l’auteur va de 1945 à 1955. Elle est problématique, puisqu’elle va au-delà de la création des deux États allemands, en 1948 et des débuts de la Guerre froide entre l’Otan et le Pacte de Varsovie, antérieure, alors que la partie est-allemande est peu ou lapidairement traitée. J’y reviendrai ultérieurement. Le livre porte essentiellement sur la (sur)vie quotidienne de cette époque et se nourrit de témoignages, articles de presse et journaux intimes, datant des premières années d’après guerre. C’est la richesse de ce matériau qui m’a intéressé outre son écriture fluide et dramaturgique, foisonnante de paradoxes. On peut y puiser, même s’il n’est sans doute pas complet et beaucoup centré sur Berlin.
Une autre expression est alors introduite dans le livre cité :  celle de no-man’s-time. En allemand Niemandszeit, qui serait le temps des loups, c’est à dire un temps où l’homme a été un loup pour l’homme. Seul comptait le souci de survie de soi et de sa meute. Ce titre ne me paraît pas très heureux outre que ce n’est pas gentil pour les loups. Même si l’expression était en vogue à l’époque, le fait que l’homme puisse être un loup pour l’homme est une idée aussi vieille que l’humanité et n’apporte guère de précision sur la période concernée même si la sentence est plus vraie en certaines époques que dans d’autres.
No-man’s-time comme on dit no man’s land, terra nullius, terre qui n’appartient à personne. Donc temps qui n’est à personne. Ce n’est pas plus clair pour autant. Si l’on s’efforce néanmoins de décliner un contenu derrière cette expression, à l’aide de témoignages concordants, on pourra parler d’une période où l’horloge ne sonne pas la même heure pour tout le monde, où les anciens maîtres des horloges – nazis- ont disparu, les nouveaux, ceux des troupes d’occupation, pas encore arrivés, période de désorientation absolue par la déliquescence d’une société jusqu’alors cimentée par l’idéologie nazie, la fameuse Volksgemeinschaft, la « communauté du peuple ». Celle-ci vole en éclats. L’horizon urbain des survivants ne dépassait pas trois pâtés de maison ou ce qu’il en restait. C’était un temps subjectif d’entre les temps, celui de personnes entièrement livrées à elles-mêmes, sans dieu ni maître, un temps d’anarchie. Un temps aussi qui défie les chronologies historiques. Il recouvre dans le livre de Jähner quatre années qui vont de la capitulation, voire de la mort du Führer une semaine avant, à la réforme monétaire, que l’auteur qualifie de « seconde heure zéro ». Elles forment également une sorte de « temps mort pour l’historiographie ». C’est en ceci aussi un no-man’s-time parce que personne ne s’y est vraiment intéressé.
« J’ai perdu toute notion du temps, écrit Marta Hiller, dans son journal. Elle ajoute :

« Un jour me semble une semaine, creuse un abîme entre deux nuits »

Plus loin, elle précisera :

« C’est tellement bizarre de vivre sans journal, sans calendrier, sans heure et sans fin de semaine et de mois. Le temps intemporel… Il s’écoule comme l’eau et, pour nous, les seules aiguilles de montre sont désormais celles des hommes revêtus d’uniformes étrangers. »
(Une femme à Berlin. Journal 20 avril-22 juin 1945. Folio. Gallimard. p.212-13)

Les uniformes étrangers dont il est question dans son journal sont ceux des soldats de l’Armée rouge qui adoraient les montres au point d’en avoir parfois plusieurs au poignet.
Comme l’a montré le premier extrait ci-dessus, l’heure zéro n’a pas été la même pour tout le monde, y compris à Berlin même. L’Armée rouge mettra 11 jours pour occuper tous les quartiers de l’ancienne capitale. J’ajouterai que l’Union soviétique restera pendant deux mois la seule puissance occupante à Berlin. Bien que la répartition de la ville en quatre secteurs ait été convenue lors des accords de Yalta en février 1945, les Alliés occidentaux n’y étaient pas encore arrivés. Ils viendront en juillet 1945, pour les forces anglaises et américaines. Le secteur français est créé en août.
Pour mesurer l’ampleur du traumatisme, il faut se souvenir que les Allemands ont longtemps vécu relativement épargnés par les conséquences de la guerre, n’étaient les morts au combat pour la gloire du Führer. Et les prisonniers de guerre. Et cela alors même que les populations civiles des territoires occupés par les nazis, notamment à l’Est, souffraient de la faim quand ils n’en mourraient pas, étaient mises en servage, déportées et exterminées. Comme le note Tony Judt :

« Les nazis vécurent aussi longtemps qu’il le purent de la richesse de leurs victimes, et ce avec tant de succès que ce n’est qu’en 1944 que les civils allemands eux-mêmes se mirent à ressentir l’impact des restrictions et des pénuries en temps de guerre. A cette date, cependant, le conflit militaire se refermait sur eux, d’abord à travers les campagnes de bombardements alliés puis avec la progression simultanée des armées alliées de l’est comme de l’ouest. Et c’est dans cette dernière année de guerre, au cours de la période relativement brève de campagne active à l’ouest de l’Union soviétique qu’eurent lieu, pour une large part, les pires destructions matérielles. »
(Tony Judt : Après-guerre / Une histoire de l’Europe depuis 1945.Fayard / Plurie .2010. p.30)

Il y eut cet autre crime de guerre oublié, l’exploitation par le « négrier de l’Europe » de millions de travailleurs et travailleuses forcés et de prisonniers de guerre réduits au rang d’« esclaves du Reich ». S’y ajoutait, le pillage et la colonisation des territoires conquis. La Seconde guerre mondiale a été totale d’une part par l’interconnexion, sur terre, mer, et dans les airs aussi, de quatre continents mais aussi en ce qu’elle touchait aussi bien les soldats que les civils. Plus même les civils que les militaires. «  La Seconde guerre mondiale fut d’abord une expérience civile », écrit Tony Judt dans l’ouvrage cité.
Dans cette période troublante de l’immédiat après-guerre, « l’instinct de survie efface les sentiments de culpabilité ». Shoah, connais pas !

« La Shoah joua dans la conscience de la plupart des Allemands de l’après-guerre un rôle tellement mineur qu’on pourrait en être choqué. Certains étaient certes conscients des crimes commis sur le front de l’Est et reconnaissaient une sorte de culpabilité fondamentale liée au fait que l’Allemagne avait déclaré la guerre, mais l’assassinat de millions de Juifs allemands et européens ne trouvait aucune place dans la pensée et la sensibilité. Très rares furent ceux qui l’évoquèrent publiquement, à l’instar du philosophe Karl Jaspers. Les Juifs n’étaient même pas mentionnés explicitement dans les reconnaissances de culpabilité des Églises protestante et catholique, qui firent l’objet de longues discussions.
Le caractère inconcevable de la Shoah déteignit aussi, de manière perfide, sur le peuple qui en était l’auteur. Les crimes étaient d’une telle dimension que la conscience collective les effaçait de sa mémoire à l’instant mème où ils étaient commis. Que même des personnes de bonne volonté se soient refusées à réfléchir à ce qui arrivait à leurs voisins déportés a ébranlé jusqu’à nos jours la confiance dans l’espèce humaine. Mais très peu celle de la majorité des contemporains de cette époque.
Le refoulement et le silence qui ont entouré les camps de concentration se sont prolongés après la fin de la guerre, mème si les Alliés ont tenté de forcer les vaincus à se confronter aux crimes du national-socialisme, par exemple avec des films comme Death Mills. [Les usines de la mort] » (Jähner p.13)

On oublie par ailleurs, trop souvent, et jusqu’à aujour’hui, d’autres génocides de déportés touchant les Tsiganes et les homosexuel.le.s.

Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral (Brecht : Dreigroschenoper, 1928)

D’abord la bouffe, ensuite la morale. La faim se moque de la morale. Avec cette citation de l’Opéra de Quatre sous de Bertold Brecht et Kurt Weill (Ballade über die Frage: Wovon lebt der Mensch), de 1928, Stig Dagerman, rendant compte de son voyage en Allemagne en 1946, rappelle que la faim et la guerre sont de piètres pédagogues :

« On exigeait de ceux qui étaient entrain de traverser cet automne allemand qu’ils tirent les leçons de leur malheur. Mais on oubliait que la faim est un bien piètre pédagogue. S’il est lui-même totalement à bout de ressources, celui qui a vraiment faim ne se rend pas lui-même responsable de sa faim mais bien ceux dont il pense pouvoir attendre de l’aide. La faim ne favorise pas non plus la recherche de l’enchaînement des causes et des effets : celui qui a faim en permanence n’a pas la force de trouver d’ autres causes que les plus immédiates, ce qui, en l’occurrence, veut dire qu’il accuse ceux qui ont renversé le régime qui jadis s’occupait de lui procurer à manger, et qui s’acquittent maintenant bien plus mal de cette tâche ».

(Stig Dagerman : Automne allemand. Actes Sud / Babel 2004. Traduit du suédois par Philippe Bouquet.)

Dagerman rapporte que l’Opéra de Quat’sous avait été monté à cette époque en différents endroits en Allemagne et « accueilli avec enthousiasme », mais il ne s’agissait, en 1946, pas du tout du même enthousiasme que lors de sa création :

« ce qui, jadis, avait été une critique sociale au vitriol, une lettre ouverte à la responsabilité sociale rédigée avec une causticité diabolique, était devenu Le Cantique des cantiques de l’irresponsabilité sociale. »
(Stig Dagerman : ibidem)

A côté de la faim, la guerre est « un tout aussi piètre pédagogue ».

« Si l’on essayait de faire dire à l’un des Allemands de ces caves ce qu’il avait appris de la guerre, on ne s’entendait malheureusement pas répondre que c’était elle qui lui avait appris à haïr et à mépriser le régime qui l’avait déclenchée — pour la bonne raison que la menace constante de la mort ne peut guère enseigner que deux choses : avoir peur et mourir. »
(Stig Dagerman : ibidem)

Les bombardements alliés de la fin de la guerre, la rudesse des hivers de l’après-guerre, le contexte anarchique de la lutte existentielle pour la survie ont facilité le sentiment victimaire des allemands au détriment des millions de victimes qu’ils auraient dû avoir sur la conscience. L’analyse stalinienne du fascisme y a contribué. Et plus tard la guerre froide plaçant les Allemands de l’Est comme de l’Ouest dans les camps des vainqueurs. Deux sociétés revendiquées anti-fascistes, le contraire eut été impossible, se sont constituées l’une sous égide occidentale, l’autre sous influence soviétique, toutes deux, quoique différemment, sur la base d’un refoulement et de négation des faits, de tabous.

Décombres

La guerre avait laissé en Allemagne « quelques 500 millions de m³ de décombres ». Comment « reprendre pied » dans cet amoncellement de débris ? Cela passe par le rétablissement de premières formes d’ordre

« Il fallut étonnamment peu de temps pour instaurer une première forme d’ordre dans le chaos des ruines. On dégagea d’étroits passages qui permettaient d’avancer vite et commodément entre les tas de gravats. Dans les villes effondrées apparut une nouvelle topographie faite de sentiers dessinés par les pas. Dans les déserts de décombres surgirent des oasis de bon ordre. Les gens avaient parfois nettoyé les rues de manière tellement consciencieuse que le pavé brillait comme à la meilleure époque, tandis qu’on empilait sur les trottoirs les débris d’immeubles soigneusement triés selon leur taille » (Jähner. p.28)

Trümmerfrauen

Les femmes des ruines, forment une image célèbre. Elle a surtout concerné Berlin. Ailleurs, elles ont été moins moins présentes. Mais dans l’ancienne capitale du Reich, le déblaiement des ruines avait bel et bien été une « affaire de femmes ». Le manque d’hommes dû à la guerre où ils avaient été tués ou capturés y était particulièrement élevé. Et avant même la guerre, Berlin avait été la « capitale des femmes célibataires ». Le succès de l’image tient cependant aussi pour l’auteur à une autre raison :

« ces chaînes humaines acheminant des seaux offraient une splendide métaphore visuelle de ce sens commun dont la société de l’effondrement avait un besoin urgent. Quel contraste : ici des maisons écroulées, là-bas la solidarité de la chaîne humaine ! La reconstruction prenait un aspect héroïque et érotique avec lequel on pouvait s’identifier avec gratitude et dont on pouvait être fier malgré la défaite ». (p.33)

« Érotique », je ne sais pas. Et au regard de qui ? La « solidarité » n’avait pas grand-chose de spontané et ne relèvait pas du bénévolat. Il y avait une soupe à la clef. La ville en ruine pouvait aussi devenir une affaire rentable et finir en gratte-ciels. A Francfort, s’est créée une société de valorisation des décombres.

Melancolia

Ces ruines et ces fragments de villes peuvent aussi être envisagées comme des reflets des ruines mentales et morales de leurs populations. Elles offraient l’image du « vrai visage du monde ». Évoquant la Melancolia I de Dürer, Harald Jähner, cite l’architecte Otto Bartning :

« Muettes, les ruines nous entouraient non pas comme si elles s’étaient effondrées dans le fracas des explosions, mais comme si une cause interne avait provoqué leur implosion. Pouvons-nous, voulons-nous reconstituer toute la machinerie cruellement démasquée de notre existence envahie par la technique, avec tout son poids, sa hâte, son irréflexion et son caractère démoniaque ? Non dit la voix intérieure ». (p.39)

Non ?

Il faudrait ici encore parler des ruines du langage. Évoquant la question d’une « dame » posée « les lèvres en cul de poule » qui demandait « d’un ton choisi, « Mais dites moi… comment l’homme a-t-il crevé », Martha Hillers écrit :

« C’est ainsi que l’on parle désormais, telle est notre déchéance oratoire. Le mot ‘merde’ nous glisse tout seul de la bouche. On le prononce avec satisfaction, comme s’il nous aidait à évacuer la crasse intérieure. Dans le langage aussi , on s’achemine vers une dégradation partout menaçante » (O.c p 63-64)

Un langage par ailleurs largement corrompu, infesté de mots toxiques, comme le notait Victor Klemperer :

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’héroïque et vertueux, dit pendant assez longtemps. fanatique, il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables fanatique et fanatisme n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années. »

(Victor Klemperer : LTI, La langue du IIIème Reich. Traduction Elisabeth Guillot. Albin Michel page 38. Voir ici)

La grande migration

« La guerre avait agi comme une gigantesque machine de mobilisation, d’expulsion et de déplacement. » (p.49). La fin de la guerre connaîtra un tsunami de retours. Sur les 75 millions de personnes vivant dans les quatre zones d’occupation, 40 millions ne se trouvaient pas où ils devaient ou auraient voulu être. Parmi ces derniers, 10 millions de soldats allemands prisonniers et qui seront libérés par vagues successives jusqu’à fin 1946 à l’exception des prisonniers de guerre en Union soviétique ; 9 millions de citadins réfugiés à la campagne où ils n’étaient guère appréciés, 8 à 10 millions de déportés libérés des camps de concentration et des camps de travail forcés qui erraient par leurs propres moyens et souvent restaient même dans les camps en attendant d’être fixés sur leur sort. A ceux là s’ajoutent les 12 millions d’allemands expulsés des territoires de l’Est et qui n’étaient vraiment pas les bienvenus. Les uns errant, les autres en attente, parfois sur les lieux même de leur détention.
Ainsi, on vit se croiser sur les routes les vainqueurs et les vaincus, les uns sur roues, les autres à pied. H. Jähner cite un extrait très évocateur du roman Zone interdite de Hans Habe :

« Entre les tanks rampaient des colonnes de camions ramenant chez eux les réfugiés, enfants et femmes chargés de literie et de baluchons. Des nègres du Mississipi, de Géorgie et de l’Alabama reconduisaient dans le direction de Varsovie ‘les personnes déplacées’ recueillies autour de Kassel croisant les prisonniers français rapatriés vers l’ouest dans des camions américains de seconde catégorie, hérissés de drapeaux tricolores. Tel était le monde sur roues : véhicules militaires et charrettes tziganes, blindés et cirque, victoire et misère, le tout motorisé. En son sein ruisselait l’autre monde, le monde à pied, le monde allemand. Flot misérable d’hommes et de femmes cherchant un toit, cherchant du pain, cherchant leurs enfants égarés. Certains maudissaient les vainqueurs, certains faisaient des affaires avec eux. Quand un convoi s’arrêtait, les piétons s’arrêtaient aussi. Ici et là, un pain descendait d’un camion ou d’un tank. […] » (Jähner p.53)

Deux grands groupes se croisaient sur les chemins : les déplacés (Displaced Persons) et les expulsés. Les premiers étaient les déportés, les esclaves du travail forcé, qualifiés souvent de racaille étrangère dont les groupes errant dans le pays alimentaient la paranoïa des allemands. « Leur violence ne frappait pas uniquement ceux qui avaient directement participé à leur mise en esclavage. Les atrocités de la vie du camp avaient souvent transformé les détenus eux-mêmes en brutes » (p.57). A cela s’ajoutait que les autorités alliées avaient été débordées par cette situation inattendue qui concernait quelque 10 millions de personnes qu’il fallait rapatrier dans leurs pays d’origine.

La situation la plus terrible concerne les déportés juifs libérés. A la demande du président américain, Truman, l’ancien commissaire à l’immigration, Earl G. Harrison, se rendit en Allemagne, en juillet 1945 afin d’examiner la situation — en particulier celle des survivants juifs.

« Car eux aussi étaient loin d’avoir été relâchés le jour de leur libération. Faute de lieux alternatifs, la plupart avaient dû rester dans les camps, beaucoup étaient psychiquement brisés et tellement à bout sur le plan physique qu’ils étaient devenus intransportables. Quand ils avaient de la chance, ils pouvaient au moins aller s’installer dans les maisons de leurs anciens gardiens. »

Le 24 août, Harrison publia avec d’autres inspecteurs travaillant pour des organisations internationales de défense des droits de homme un rapport qui choqua les esprits. Le rapport Harrison notait :

« Beaucoup de Displaced Persons juives vivent sous surveillance derrière des barbelés, dans des camps de type extrêmement varié, y compris dans certains des camps de concentration à la plus triste réputation, dans des conditions terribles de surpopulation et de manque d’hygiène, plongées dans une inertie totale, sans aucune possibilité, sinon clandestine, de communiquer avec le monde extérieur, et dans l’attente d’un mot pour les aider et les encourager […]. A la fin du mois de juillet, beaucoup de DP juifs n’avaient pour tout vêtement que leur tenue de camp de concentration — un pyjama rayé assez horrible — tandis que d’autres, pour leur plus grand désespoir, étaient forcés de porter des uniformes allemands de SS. […] Dans de nombreux camps, les 2000 calories distribuées étaient €n majorité composées d’un pain noir humide et extrêmement peu appétissant. J’ai l’impression durable que de grandes parties de la population allemande disposent d’une nourriture plus variée et plus savoureuse que les Displaced Persons’’.

Le rapport culminait avec la constatation que les compatriotes de Harrison ne se comportaient à leur égard pas beaucoup mieux que les Allemands :

« Il semble que nous traitions les Juifs exactement comme l’ont fait les nazis à cette unique différence près que nous ne les exterminons pas. Ils sont toujours logés dans des camps de concentration et ne sont plus surveillés par des troupes SS, mais par nos militaires. On est forcé de se demander si les Allemands, quand ils voient cela, ne supposent pas que nous prolongeons la politique nazie, ou qu’en tout cas nous en approuvons le principe ». (p.60-61)

Les expulsés des territoires de l’est et la rencontre les allemands avec eux-mêmes.

Stieg Dagermann avait assisté en 1946 à l’arrivée massive de réfugiés « affamés, déguenillés, regardés de travers .»

« Ils prenaient de l’importance par le simple fait qu’ils arrivaient, qu’ils ne cessaient d’arriver, et qu’ils arrivaient en foule. Ils prenaient peut-être de l’importance non pas malgré leur mutisme mais à cause de celui-ci, car rien de ce qui est exprimé peut paraître aussi chargé de menace que ce qui ne l’est pas. Leur présence était à la fois exécrée et bienvenue : exécrée parce que ces nouveaux arrivants n’apportaient rien d’autre que leur faim et leur soif, bienvenue parce qu’ils alimentaient des soupçons que l’on ne demandait pas mieux que de nourrir, une méfiance que l’on ne demandait pas mieux que d’éprouver et un désespoir auquel on ne demandait pas mieux que d’être en proie.
[…] Il n’est nullement exagéré de soutenir que ces flots jamais taris de réfugiés, qui noyaient la plaine allemande depuis le cours inférieur du Rhin et de l’Elbe jusqu’aux hauts plateaux balayés par le vent de la région de Münich, constituaient l’un des événements majeurs de la politique intérieure sans politique intérieure. La pluie qui recouvrait le fond des caves de la région de la Ruhr de plus de cinquante centimètres d’eau constituait un autre événement de politique intérieure d’importance à peu près égale »

(Stig Dagerman : Automne allemand. p.15-16)

Les Vertriebene, les expulsés. 12 millions d’entre eux s’étaient mis en route vers l’Ouest, allemands de souche ou colons, expulsés des territoires annexées par le Reich et situées à l’Est de l’Europe. Dans la zone d’occupation soviétique, plus tard la RDA, pour des raisons idéologiques, on les appela Umsiedler, les déplacés. Ce qui tendait à effacer le caractère forcé du déplacement. J’y reviendrai dans un texte ultérieur. Anna Seghers y a consacré une nouvelle et Heiner Müller une pièce de théâtre aussitôt interdite le soir de la première. Les expulsés ont formé 1/4 de la population est-allemande et 16,5 % de la population ouest-allemande.
Là, leur accueil n’a pas du tout été ce « miracle d’intégration » dont on s’est gargarisés dans les années 1960 en RFA. « On traitait volontiers et fréquemment les expulsés de ‘‘bandes de tziganes’’, quels qu’aient été la blondeur de leurs cheveux et le bleu de leurs yeux ». Administrativement, on les appelait aussi les Zuzügler, les nouveaux arrivants, de même qu’à l’est l’on pourrait traduire Umsiedler par « réinstallés ».
Ces Zuzügler étaient indésirables dans les villes où on leur opposait un « mur du refus ». La plupart étaient envoyés à la campagne. « Les locaux, que ce soit en Bavière ou dans le Schleswig-Holstein, se défendaient parfois avec une telle virulence contre ces installations qu’il fallait la protection des pistolets-mitrailleurs pour conduire les expulsés aux logements qui leur avaient été attribués.  ». (p.75)

«  Des scènes particulièrement indignes se déroulaient lorsque les paysans pouvaient décider eux-mêmes qui ils étaient disposés à admettre parmi les groupes de réfugiés qui arrivaient. Tout se passait alors comme sur un marché aux esclaves. On choisissait les hommes les plus forts, les femmes les plus belles, et l’on mettait les faibles à l’écart avec des remarques moqueuses. Certains paysans considéraient que les expulsés étaient un substitut des travailleurs forcés et qu’ils leur revenaient de droit; ceux-ci réagissaient avec fureur au projet de faire payer des salaires convenables aux “Polaks”. »

Les associations de Vertriebene formeront jusque dans les années 1970 un vivier réactionnaire voire de menées d’extrême droite à tonalité revancharde. Selon Harald Jähner, cependant. tout aussi réactionnaires qu’aient pu être beaucoup d’expulsés des anciens territoires de l’Est, « ils tinrent dans la société après-guerre un rôle d’agents de la modernisation. » En quelque sorte, de par leur histoire, ils étaient mûrs pour le libéralisme.

« Ils étaient le plus souvent plus prompts que les autochtones à s’adapter aux nouvelles circonstances. En même temps que leurs biens et leur patrie, ils avaient aussi perdu beaucoup d’illusions, ils se comportaient avec plus d’agilité et d’ambition. Deux tiers de ceux qui étaient arrivés à l’époque de manière autonome changèrent de profession après leur déplacement géographique. Prés de 90 % des anciens paysans qui se trouvaient parmi eux durent chercher d’autres secteurs d’emploi — une armée de main d’œuvre qui était prête à travailler dur et sans discussion. La croissance qui suivit la réforme économique de 1948 n’aurait pas été possible sans le travail accompli de manière emphatique par les expulsés. Libérés de toutes les distractions et de tous les liens sociaux de leur ancienne patrie, ils se concentrèrent généralement de manière exclusive sur la construction d’une nouvelle existence par le travail. De plus, beaucoup d’expulsés disposaient d’un haut niveau de formation et de qualification. Ils devinrent ainsi le socle de la moyenne industrie qui se développa dans les régions agricoles arriérées de la Bavière et du Bade Würtemberg »

On a peine à concevoir aujourd’hui la profondeur du clivage qui séparait les Allemands d’autres allemands, à cette époque, affirme l’auteur. Au point que les autorités d’occupation virent poindre « une menace de guerre civile ».

Le retour des hommes défaits

« Ils [les hommes] nous font pitié, nous apparaissent affaiblis, misérables. Le sexe faible. Chez les femmes, une espèce de déception collective couve sous la surface. Le monde nazi dominé par les hommes, glorifiant l’homme fort, vacille – et avec lui le mythe de l’“Homme’’. Dans les guerres d’antan, les hommes pouvaient se prévaloir du privilège de donner la mort et de la recevoir au nom de la patrie. […] A la fin de cette guerre-ci, à côté des nombreuses défaites, il y aura aussi la défaite des hommes en tant que sexe .»

(Une femme à Berlin. Journal 20 avril-22 juin 1945. Folio. Gallimard. p.77)

Le chapitre 5 du livre de Harald Jähner, intitulé « Amour 47 », évoque le « retour des hommes au bout du rouleau » dans un « pays de femmes ». Le retour de guerre et de captivité des soldats allemands fut « un long processus au bout duquel il était fréquent que l’on n’arrive jamais ». Le terme utilisé était celui de Heimkehrer, celui qui est de retour, le rapatrié. On pourrait presque traduire par le revenant au sens d’une apparence humaine qui semble venue d’un autre monde. C’est tout juste si on le fiche pas dehors quand il frappe à la porte avant de remarquer : Tiens mais c’est papa !

« Le Heimkehrer typique était un être lunatique, qui n’éprouvait aucune espèce de reconnaissance. Malade, il restait allongé sur le divan quand il y en avait un et transformait en enfer la vie de ses proches, qui s’étaient si souvent réjouis à l’idée de le revoir. Il souffrait bien entendu, mais il faisait aussi sentir aux siens, à longueur de journée, toute l’ampleur de sa souffrance. Très peu d’entre eux s’étaient attendus à trouver à leur retour un pays aussi transformé par les bombardements et l’occupation. Mais c’était avant tout un pays tombé entre les mains des femmes. Au lieu de se réjouir que leurs épouses aient réussi à faire survivre la famille sans eux, cette idée les rongeait » (p. 117)

Elles avaient appris à dire « je » pendant que leurs maris étaient partis à la guerre où ils avaient été tout sauf des héros.

« Au cours des années de guerre, les femmes avaient découvert qu’on pouvait gérer une grande ville en l’absence des hommes. Elles avaient appris à conduire les tramways, les grues et les pelleteuses, elles avaient taillé des vis filetées et laminé des tôles, elles avaient assuré des parties de l’administration publique et la direction d’entreprises où ce n’étaient toutefois pas elles, mais les travailleurs forcés qui devaient accomplir le travail le plus dur. Elles avaient appris à réparer des vélos, à poser des gouttières, à rétablir des lignes électriques. Elles avaient désenchanté tous les tours de main mystérieux qui, avant la guerre, permettaient aux hommes de maîtriser les emplois qui leur étaient réservés. Et elles s’étaient habituées à prendre elles-mêmes les décisions les plus importantes. Elles avaient affronté les autorités d’évacuation pour pouvoir loger leurs enfants à proximité de certains parents, elles étaient intervenues en cas de problèmes scolaires et avaient réparti les travaux domestiques équitablement entre les enfants. Elles avaient renvoyé dans leurs cordes les Oberscharführer de la Jeunesse hitlérienne, avaient tenté de débarrasser les petits garçons des manies qu’avait installées dans leur tête le discours sur leur statut d’êtres supérieurs. Elles avaient exercé leur autorité et fait preuve de dureté, mais elles avaient aussi, fréquemment, donné à leurs enfants le statut de partenaires avec lesquels elles pouvaient discuter des stratégies de survie, même s’ils étaient encore beaucoup trop jeunes pour cela. »

La place accordée à ces questions, fait partie des meilleurs moments du livre. On y reste encore un peu :

« Sans le père, beaucoup de familles s’étaient soudées en communautés de conjurés dont les membres étaient plus que jamais dépendants les uns des autres. Et cette situation se prolongea dans le chaos durable qui suivit la fin de la guerre. Les femmes profitaient de la mobilité et de l’ingéniosité de leurs enfants, ceux-ci de la clairvoyance de leurs mères. Avec un peu de chance, ces talents se complétaient parfaitement. Les enfants pillaient et volaient à l’étalage, les mères répartissaient leur butin, se renseignaient sur les besoins du voisinage, marchandaient et échangeaient. S’agissant du marché noir, beaucoup d’enfants se montraient plus rusés que leur mère, et il paraissait moins dangereux de les envoyer, eux, plutôt que des adultes, faire leur tournée de larcins. Les foyers pour enfants étaient tellement surpeuplés que, ne fût-ce que pour cette raison, on n’avait pas à craindre une arrestation. Les enfants étaient imbattables pour zigzaguer en courant entre les décombres. La plupart du temps, ils filaient entre les pattes des criminels authentiques auxquels ils faisaient concurrence et ni la police ni les soldats d’occupation ne prenaient réellement garde à eux.
Dans cette zone grise de la morale où beaucoup d’actes autrefois illégaux se justifiaient désormais par les besoins de la simple survie, de nombreuses mères avaient tout de même tenté de transmettre à leurs enfants des normes éthiques susceptibles d’entretenir en eux le sens du bien et du mal. C’était une tache gigantesque que les mères, si l’on considère la situation avec du recul, maîtrisèrent avec brio. Car personne n’aurait prédit, à l’époque, que cette génération d’enfants deviendrait, d’un point de vue statistique, une jeunesse plus travailleuse et plus demandeuse d’ascension sociale que la moyenne (par rapport à la cohorte qui était encore dans ses langes en 1945). C’est l’une des réalisations les plus étonnantes dont puissent se targuer les mères de la guerre et de l’après-guerre. »

Lorsque les maris revinrent, ils voulurent reprendre leur ancien rôle de chef de famille. Mais ils n’en avaient absolument pas les moyens. Ils n’en sont pas moins restés autoritaires et finirent par dénigrer la performance qu’avaient accomplie leurs femmes. Plus problématique encore a été le rapport des pères avec les enfants et particulièrement les fils. « Des enfants qui s’étaient surpassés au cours des mois de l’après-guerre en faisant des provisions et en pratiquant le marché noir ne comprenaient pas pourquoi ils devaient tout à coup se soumettre à un tyran inutile et malade ». Une petite guerre des familles succéda à la grande guerre perdue. C’est le retour dans leur famille des revenants de guerre qui provoqua leur effondrement. C’est là qu’ils comprirent vraiment qu’ils l’avaient perdu. L’Allemagne, un pays de femme ? Pour Harald Jähner, ce que l’on ne cessait pas de répéter est à la fois vrai et « épouvantablement faux ». Et de rappeler les violences faites aux femmes tant dans les zones d’occupation occidentale par les soldats, des travailleurs forcés libérés, criminels errants, vétérans sans domicile que dans la zone d’occupation soviétique par la vague de viols commis par l’Armée rouge. Je traiterai dans un article à part, et à venir, de la question des viols par l’Armée rouge, sujet bien évidemment tabou en RDA, comme tant d’autres.

Il n’y a à proprement parler pas d’heure zéro  qui aurait été un temps T comme le disent les militaires (H zéro, H+1, H++), d’ailleurs à l’origine de cette expression. C’est plutôt comme un « fossé » entre « ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore », comme le suggère Erich Kästner dans son journal à la date du 7 mai 1945. Cet intervalle a toutefois été occupé par les nécessités et stratégies de survie. Mais, même si la table est vide, on ne peut, du passé, faire table rase, comme le prétend l’Internationale.

A suivre…

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Becht* or not Becht

*Olivier Becht, candidat d’Ensemble en lice face à un candidat RN dans la 5ème circonscription du Haut-Rhin.
J’avais appelé à voter au premier tour pour le Nouveau Front populaire. Le seul enjeu du deuxième tour est de faire en sorte que le RN n’atteigne pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale et réduire, autant que possible, le nombre de ses députés. Il s’agit maintenant de faire front démocratique.

Dans les décombres du rempart

« En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences.»
(Victor Hugo : Claude Gueux .1834. Cité par Patrick Boucheron)

Sacré Hugo ! Toujours là quand on a besoin de lui. Voilà celui qui se prenait pour Jupiter habillé pour l’hiver et face aux ruines du barrage qu’il prétend incarner pour la troisième fois.

Le vote mulhousien

Mais commençons par les résultats électoraux à Mulhouse. Dans la ville même, découpée en deux circonscriptions, la gauche arrive en tête avec reespectivement 39 % (Droite : 29 %, RN : 24 %), dans la 5ème, la mienne, et 49 % (RN : 26 % et droite : 18) dans la 6ème. A la faveur du découpage électoral qui consiste depuis longtemps à diluer la gauche mulhousienne dans un environnement de droite voire d’extrême droite, ces résultats s’inversent. Les deux candidates -l’une Génération.s, l’autre LFI -, en tête à Mulhouse passent en troisième position – certes qualifiées pour le second tour – dans les deux circonscriptions. Elles se désistent.

Je resssère dans un premier temps mon propos sur la circonscription qui me concerne directement, Il  me reste donc, pour dimanche prochain, comme candidats d’une part Olivier Becht, ancien ministre du gouvernement d’Élisabeth Borne et d’autre part le candidat d’extrême droite.

Becht or not Becht ?

Je précise d’emblée que ce n’est pas la question pour moi. Bien entendu, je n’hésiterai pas à appuyer sur son nom (A Mulhouse nous avons toujours d’antiques ordinateurs de vote). Mais cela ne répond à aucun automatisme et encore moins à une consigne de vote. Je tiens à donner le sens de mon geste. Car, j’avais déjà, par deux fois, voté pour Emmanuel Macron au deuxième tour des deux dernières élections présidentielles pour constater aussitôt qu’il piétinait mon vote. Plus récemment, dans sa Lettre aux Français, il n’a rien trouvé de mieux que de qualifier mon bulletin de vote d’« immigrationniste », néologisme lepéniste et d’agiter le spectre de la « guerre civile », thème zémourrien.

Alors voter dimanche prochain pour l’un de ses anciens ministres ?

E. Macron n’a pas seulement dissous l’Assemblée nationale, il a aussi dissous la fonction présidentielle, n’ayant jamais été le président de tous les Français. Et au lieu de prendre en compte l’état de misère symbolique dont souffrent nos concitoyens pour y trouver remède, il s’est employé à « souiller », comme l’écrit Patrick Boucheron,

« chaque station de notre histoire nationale {…] par une parole qui en méprise la dignité (à Oradour-sur-Glane, le 10 juin il se déclare ravi de leur avoir balancé une grenade dégoupillée dans les jambes », et c’est sur l’île de Sein qu’il s’en prend, le 18 juin, au programme totalement immigrationniste du Front populaire). Inutile de commenter plus avant : Emmanuel Macron est sorti de l’histoire. Et s’il y entre à nouveau, c’est pour y occuper la place la plus infâme qui soit en République, celle des dirigeants ayant trahi la confiance que le peuple leur a accordée en ouvrant la porte à l’extrême droite – d’abord en parlant comme elle, ensuite en gouvernant comme elle, enfin en lui laissant le pouvoir. »
(Patrick Boucheron : Contre l’extrême droite, sortir de la torpeur, maintenant !)

Avec la dissolution de l’Assemblée nationale, le Président de la République a accepté la cohabitation avec le RN tout en organisant le matraquage du Nouveau Front populaire. Ceci dit, cependant, je n’ai jamais été partisan d’un anti-macronisme primaire parce que je le considère comme un piètre substitut à l’absence d’analyses des forces réelles en présence dans le monde et qui dépassent même les pouvoirs d’un président de la République. Quand bien même ce dernier les accompagnerait sans discernement. En outre, c’est le RN qui profite de cela.

Alors, certes, Olivier Becht s’est présenté sans étiquette, il n’en est pas moins classé Ensemble par le Ministère de l’Intérieur. Dans son Carnet de campagne n°2, il appelait les électeurs de sa circonscription à « refuser le chaos des Extrêmes » avec majuscule et point d’exclamation.

« Livrer la France au chaos des extrêmes de droite et de gauche serait catastrophique surtout à 15 jours des Jeux Olympiques, lorsque le monde entier nous regarde »

Qui donc a dissous l’Assemblée nationale peu avant les Jeux Olympiques ?

Avec sa colistière, qui fut sa suppléante et a été députée Renaissance lorsqu’il a été nommé ministre, il ajoute à ce machiavélisme d’opérette en couleur rouge et bleue sur fond blanc, cette fois à l’encre noire :

« Mais l’on ne peut pas non plus donner un chèque en blanc à M. Macron qui a commis beaucoup d’erreurs ».

Celui qui a été de la même promotion de l’ENA qu’E. Macron se gardera bien de nous dire quelles ont été ces erreurs. Trop nombreuses ?

Je passe rapidement sur la caricature, d’opérette elle aussi, qu’O. Becht fait de ses adversaires notamment de la gauche accusée contre toute évidence de vouloir sortir de l’Otan, de s’exclure de l’Euro et de l’Europe, d’assommer les Français d’impôts « quand les riches auront quitté le pays ». Lui qui se vante d’avoir contribué à l’installation de Microsoft en Alsace (un immense centre de données pour le cloud et l’IA) croit-il encore que la firme californienne paye des impôts ? Mais au-delà de cela, on cherche en vain chez lui comme chez la plupart des candidat.e.s, de droite comme de gauche, l’ombre d’un souci quant aux effets sur les esprits des nouvelles technologies, en particuliers celles de la dite « intelligence » artificielle. Dans sa diatribe contre le Nouveau Front populaire, il n’hésite pas à aller sur le terrain de l’extrême droite affirmant qu’il va ouvrir la porte à « 200 millions de réfugiés climatiques » Et toujours attiser les peurs. Il affirme sans rire que voter pour le RN c’est risquer que « l’extrême gauche mette le feu au pays 10 jours avant les Jeux olympiques ».

Une meilleure tenue des arguments sortis de la basse rhétorique des deux extrêmes n’aurait pas nui à un débat réellement démocratique.

Alors, voter pour lui ? Il ne nous facilite pas la tâche. Et déjà on entend poindre la tentation du vote blanc ou nul. A Mulhouse, le vote nul n’est pas programmé sur les ordinateurs.

Rappel de ce qu’est le RN

Une analyse sérieuse du RN par O. Becht aurait été la bienvenue. Un collectif de plus d’un millier d’historiennes et d’historiens ont contribué récemment à un rappel utile sur ce qu’ils et elles appellent « la plus grande des menaces pour la République et la démocratie » :

« Malgré le changement de façade, le Rassemblement national [RN] reste bien l’héritier du Front national, fondé en 1972 par des nostalgiques de Vichy et de l’Algérie française. Il en a repris le programme, les obsessions et le personnel. Il s’inscrit ainsi dans l’histoire de l’extrême droite française, façonnée par le nationalisme xénophobe et raciste, par l’antisémitisme, la violence et le mépris à l’égard de la démocratie parlementaire. Ne soyons pas dupes des prudences rhétoriques et tactiques grâce auxquelles le RN prépare sa prise du pouvoir. Ce parti ne représente pas la droite conservatrice ou nationale, mais la plus grande des menaces pour la République et la démocratie.
La préférence nationale , rebaptisée priorité nationale, reste le cœur idéologique de son projet. Elle est contraire aux valeurs républicaines d’égalité et de fraternité et sa mise en œuvre obligerait à modifier notre Constitution. Si le RN l’emporte et applique le programme qu’il annonce, la suppression du droit du sol introduira une rupture profonde dans notre conception républicaine de la nationalité puisque des personnes nées en France, qui y vivent depuis toujours, ne seront pas Françaises, et leurs enfants ne le seront pas davantage. […]
Au-delà, le programme du RN comporte une surenchère de mesures sécuritaires et liberticides. Inutile de recourir à un passé lointain pour prendre conscience de la menace. Partout, lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir par les urnes, elle s’empresse de mettre au pas la justice, les médias, l’éducation et la recherche. Les gouvernements que Marine Le Pen et Jordan Bardella admirent ouvertement, comme celui de Viktor Orban en Hongrie, nous donnent une idée de leur projet : un populisme autoritaire, où les contre-pouvoirs sont affaiblis, les oppositions muselées, et la liberté de la presse restreinte ».

(Collectif : Nous, historiennes et historiens, ne nous résignons pas à une nouvelle défaite, celle des valeurs qui, depuis 1789, fondent le pacte politique français)

Le petit matelot de l’extrême droite dans ma circonscription veut carrément rétablir des « bureaux de douane » entre la France et l’Allemagne. Plus il y aura de frontières, plus il sera content. Est-ce cela que certains veulent expérimenter ? Le retour au Moyen-Âge ?

L’urgence du moment électoral est d’empêcher que le RN ne parvienne à la majorité absolue et de réduire le plus possible le nombre de ses élus. C’est le seul vrai danger aujourd’hui, il n’y a pas d’autre priorité. C’est pourquoi, bien que je ne sache pas ce qu’il fera de mon apport, ni quelle sera son positionnement futur, j’appuierai sur le bouton Olivier Becht.

Sauver l’honneur du Haut-Rhin

Je le ferai aussi pour contribuer à sauver l’honneur du Haut-Rhin s’il se confirmait que ses électrices et électeurs s’apprêtent à voter majoritairement pour les représentants d’un parti fondé entre autrespar d’anciens Waffen SS et qui n’a pas démontré qu’il avait rompu avec cette tradition. Ils en sont même fiers. A preuve, le candidat RN arrivé en tête de la première circonscription du Haut-Rhin (Colmar), un profeseur d’anglais bon chic bon genre, Laurent Gnaedig. a affirmé lors d’un débat mercredi soir sur BFM Alsace  que les propos de Jean-Marie Le Pen – prononcés en 1987 et réitérés par la suite – sur les chambres à gaz nazies comme « point de détail de l’histoire » étaient «une erreur de communication« et qu’il ne pensait pas que c’était « une remarque antisémite ». C’était juste un mauvais choix de mot. Il est relancé par un  journaliste présent en plateau : « La justice a tranché sur ce point-là et donc, vous dites que ce n’est pas antisémite ? » Réplique de M. Gnaedig : « Moi j’ai encore des doutes actuellement…». Ce n’est pas un dérapage. Il dit cela très tranquillement. Et ce n’était pas sa première sortie du genre. Dans un autre débat au soir du premier tour, il répondait à une question d’un candidat LR qui lui demandait si en supprimant le droit du sol, le RN allait renvoyer sa nièce, il répondait :   « la préfecture s’occupera de son cas, ne vous inquiétez pas ».

Les RN se lâchent déjà avant même d’avoir gagné. Qu’est-ce que ce sera après ?

Voter pour

Il ne suffira pas de ne pas voter pour le ou la candidat.e du RN. Il faudra apporter sa voix à celui ou celle qui est suceptible d’empêcher son élection. C’est une question de responsabilité démocratique, même si ce n’est pas facile.

Dans son tract du deuxième tour, Olivier Becht atténue quelque peu la fallacieuse rhétorique des deux extrêmes sans l’abandonner pour autant afin de concentrer le thème du chaos sur l’extrême droite. Il sait que « rien n’est gagné » mais cherche plutôt des voix de droite sans se soucier d’en accueillir de gauche. La tolérance zéro qu’il prône ne s’applique plus qu’aux voyous alors qu’auparavant il fourrait dans le même sac « les délinquants, les trafiquants, les cambrioleurs, radicaux et terroristes ».  Tout en continuant à s’opposer à la taxation des fortunes, il dit vouloir construire autre chose. Nous serons au moins d’accord sur ce dernier point à défaut de l’être sur son contenu.

Un maire « qui ne comprend pas »

« Les habitants de ma commune ont pour la plupart de hauts revenus, il n’y a aucun problème de sécurité et le village est doté de tous les équipements, je ne comprends pas ce vote RN ».

C’est ce qu’affirmait le maire anonyme d’une petite commune non nommée  dans le journal L’Alsace. Il serait temps que la gauche lui apporte une réponse au-delà de l’explication simpliste d’un clivage ville / campagne. Ce cas précis concerne celles et ceux qui, travaillant dans la ville centre, habitent les villages dortoirs environnants. Il y a de l’urbain dans le rural. Ils/elles ne connaissent l’insécurité que par les médias de Bolloré. Et, à la campagne, l’urbain se sent seul, en manque de relations sociales. Le monde a changé et change sans cesse et à une vitesse folle, ce qui trouble fortement les esprits qui se mettent en quête de boucs émissaires. La seule révolution que les pseudo-révolutionnaires ignorent, c’est la révolution technologique.

Au degré zéro de la pensée

Plus généralement, la gauche n’a pas fait entendre de musique du désir dans la cacophonie pulsionnelle suscitée par le populisme industriel de la « télé-cratie ». Celle-ci, exploitant les pulsions, détruit le désir et par là même ce qu’Aristote appelait la philia qui est ce qui lie les habitants d’une cité, façonne leur vivre-ensemble. Le populisme industriel est ce qui réduit les temps de conscience à des « temps de cerveaux disponibles ».

Nous avons rarement assisté à une élection aussi télé-guidée construisant notamment la pure fiction d’un duel Bardella – Mélenchon qui n’avait aucune réalité mais alimentait les phantasmes pulsionnels des foules. On ne peut que regretter que Mélenchon se soit si complaisamment prêté au jeu. Son apparition éclair au soir du premier tour, en porte-parole de lui-même, m’est apparu comme l’expression d’un égocentrisme indécent. Il n’était pas le représentant des candidats et élus du Nouveau Front populaire pour qui j’avais voté. La prise de parole de leur représentante, Marine Tondelier, était déjà enregistrée mais a été ignorée des médias à son profit.

Dans son livre La télécratie contre la démocratie / Lettre ouverte aux représentants politiques, paru en 2006, il y aura bientôt vingt ans, à la veille de l’élection présidentielle de 2007qui opposa N. Sarkozy à S. Royale, Bernard Stiegler diagnostiquait que nous en étions arrivés au « degré zéro de la pensée ». Il reprenait l’expression du procureur Jean-Claude Martin à propos des assassins (appelés le « gang des barbares ») d’Ilan Halimi. Il appelait, notamment Ségolène Royal, qui prônait un désir d’avenir, à donner un coup d’arrêt à la dérive du « populisme télécratique ». Il notait que « lorsque le désir ne lie plus les pulsions à travers les structures sociales capables de les transformer en sublimation, c’est-à-dire en inventions sociales (artistiques, scientifiques, politiques, techniques, etc.), les pulsions se déchaînent et ruinent la société. »

Je propose à votre réflexion l’extrait ci-dessous du livre de B. Stiegler, sachant bien entendu que l’auteur n’en est pas resté là dans ses analyses mais il ne me parait pas inutile d’en revenir à ces débuts. Il y parlait de la télé-cratie, ajoutant le tiret pour signifier qu’il n’en parlait pas seulement comme de la radio-télévision – le Berlusconi d’hier s’appelle aujourd’hui Bolloré – mais de ses extensions déjà en route à l’époque où ne culminaient cependant pas encore les réseaux (a)sociaux, alimentés, aujourd’hui, par l’IA et particulièrement manipulés par l’extrême droite . Peut-on parler d‘algo-cratie ?

« Le populisme en général, c’est ce qui met la régression, la grégarité et la xénophobie au cœur de l’action politique, en flattant dans « le peuple » ce qui, dans le collectif, tend à tirer les individus vers des comportements de masses, et en vue de faire des pulsions qui caractérisent les foules une arme de pouvoir.
Le populisme industriel, c’est ce qui utilise le pouvoir des médias de masse, et en particulier des médias audiovisuels, pour soutirer une plus-value financière des pulsions que ces médias permettent de provoquer et de manipuler, et singulièrement, dans le cas de la télévision, ce que l’on appelle la « pulsion scopique ».
La politique pulsionnelle, qui est le règne de la misère politique, c’est ce qui consiste à faire du populisme industriel, et sans vergogne, une occasion de démultiplier les effets du populisme politique.
Le populisme industriel, dont l’apparition tient à des causes très précises, conduit à ce que, à propos de la façon dont Silvio Berlusconi a conquis le pouvoir en Italie (après avoir échoué à imposer la Cinq aux Français, malgré le soutien de François Mitterrand), on a appelé, et d’un très vilain mot, la « télécratie ».
Cette télé-cratie, au cours de la dernière décennie, s’est imposée dans d’innombrables démo-craties industrielles, bien au-delà de Berlusconi. Et elle les ronge de l’intérieur : elle les détruit. C’est elle qui, à travers ce que j’ai analysé ailleurs comme une misère symbolique, engendre nombre des maux dont les apprentis sorciers font leurs principaux arguments de campagne – et il s’agit de maux à la fois comme ce qui cause la souffrance du désir, et comme ce qui permet de manipuler cette souffrance, c’est-à-dire de la leurrer (de lui donner l’espoir illusoire de l’apaiser), au risque de l’exaspérer encore plus, et d’engendrer ainsi, à la longue, des comportements littéralement furieux.
Il est grand temps qu’un vaste mouvement social, pacifique, mais résolu, s’oppose à cette télécratie, qui détruit l’espace politique même, et qui emporte irrésistiblement les hommes et les femmes politiques de France et d’ailleurs vers des formes de populisme variées, mais toutes plus dangereuses les unes que les autres. C’est pourquoi, s’il y aura, en 2007, ce qui sera voté, qui sera un fait, et qu’il faudra accepter – comme le résultat de ce que la démocratie française est devenue – il faudrait aussi, et sans tarder, pour redonner sans attendre des couleurs à la vie démocratique, et au-delà de la misère politique télécratique, qu’un mouvement social ouvre une nouvelle perspective, non pas contre ce vote, mais face à ce vote. Ce mouvement du renouveau devrait précéder, accompagner et dépasser ce vote – et commencer à déplacer la question politique vers un autre terrain que celui du marketing politique. »

(Bernard Stiegler : La télécratie contre la démocratie / Lettre ouverte aux représentants politiques. Flammarion 2006. p.19-20)

Agir pour la suite non pas contre le résultat du vote mais face à lui. Tout ce qui est simplement anti est voué à l’échec. Ce qu’il faut c’est commencer à construire une véritable bifurcation. Il n’y a pas d’alternative à cela. Ce n’est pas la fin de l’histoire.

Pour faire front poétique

La gauche n’a pas besoin de grandes gueules, de coups d’éclats qui ne servent qu’à alimenter la scène médiatique. Elle n’a nul besoin d’un matamor mais d’un renouvellement de la pensée, d’une pensée conçue comme thérapeutique, une pansée. Elle devrait aussi écouter l’avertissement de Patrick Chamoiseau. L’écrivain martiniquais, s’il approuve les mesures économiques et sociales du Nouveau Front populaire, « capables d’oxygéner une justice sociale », note cependant que ce serait

« une folie »

que d’

« organiser la lutte de fond contre l’extrême droite autour de cette seule dimension matérielle ».

Il précise :

« Le capitalisme protéiforme a réduit l’humain à son pouvoir d’achat. Partis, syndicats, comités, médias libres, instances de médiations ou de service public, ont été dégradés. La chaîne d’autorité vertueuse qui animait les vieux tissus sociaux (depuis les institutions jusqu’au cadre familial) s’est vue invalidée sous les priorités du Marché. Le travail, autrefois source d’accomplissement individuel par un arc-en-ciel d’activités, a été réduit à un « emploi » monolithique, besogne maintenant précaire, dépourvue de signifiances, qui avale sans ouvrage les exaltations de la vie. Dès lors, cet affaiblissement de l’imaginaire (noué aux précarités existentielles) abîme les individuations en individualismes. Il entretient une peur constante de la déchéance sociale. Il cherche des boucs émissaires, et nourrit des réflexes du rejet de l’Autre, du repli sur soi, de crispations inamicales dessous les vents du globe, avec des hystéries racistes, sexistes, antisémites ou islamophobes, habitant de grands désirs devenus tristes… A cela s’ajoute une raréfaction de la rencontre avec de puissantes stimulations culturelles qui ne relèveraient pas de la simple consommation. Ces involutions néo-libérales génèrent un obscurantisme diffus, sans rêves, sans combats, sans idéaux. Les prépotences moyenâgeuses, les trumpismes démocratiques et les boursouflures de l’extrême droite, y fleurissent. Ce maelstrom hallucinant ne saurait se conjurer sur le long terme par des mesures d’économistes, ni être minoré face aux immanences écologiques. »

(Patrick Chamoiseau : Pour faire front poétique. Texte initialement paru dans Libération, le 21 juin 2024, reproduit sur le site des Humanités avec l’aimable autorisation de l’auteur)

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Dimanche prochain, pour le Nouveau Front populaire

Mes remerciements à Martin Wilhelm pour la photo

Le 30 juin 2024, votons :

Nouveau Front populaire,
« quoi qu’il en coûte » !

Il faut le faire dès le premier tour, afin de donner le plus de chances possibles à la gauche d’être présente au second tour, ce qui simplifiera le choix à ce moment là. Pour cela, oublions les candidat.e.s futiles dans ce contexte particulier. Ils ou elles ignorent la réalité du danger qui nous menace. Leur seule fonction est de fragmenter l’électorat.

Ce n’est pas l’heure de faire le délicat, comme l’écrivait Aragon dans son poème « La Rose et le Réséda » :

« Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat »

(Extrait du poème de Louis Aragon : La Rose et le Réséda. À découvrir sur le site poésie française)

Je vous invite à l’écouter ci-dessous, mis en musique par Daniel Muringer que je remercie :

Il ne suffit pas de se mobiliser contre l’extrême droite et ses ciottises. Il faut aussi réfléchir aux conditions qui ont mené à l’extrême-droitisation de la vie politique de notre pays, Et, pour ouvrir une perspective, s’engager pour le Nouveau Front populaire. Sans chèque en blanc.

Rien de ce qui arrivera n’adviendra malgré nous. Personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.

La réussite du Nouveau Front populaire dépendra de notre participation active aujourd’hui, demain et bien au-delà. Elle seule permettra de contrer les stratégies délibérées de désorientation, de brouillage, d’étouffer les germes de division, de surmonter les mesquineries, les âneries, les dogmatismes, les « querelles » dont parle Aragon. Cela ne veut pas dire taire les différends mais s’engager dans un projet qui les dépasse. Et qui permettra d’inventer la suite

Ce n’est pas gagné !

Ne nous laissons pas enfermer dans des débats de calculs budgétaires qui nous cantonnent dans les logiques financières comptables dont il faut précisément sortir. Le « quoi qu’il en coûte » de la pandémie n’a-t-il pas généreusement gonflé les superprofits des grandes entreprises ? Superprofits ? Mais ça n’existe pas, nous avait-on répondu alors, sans même faire tourner les calculateurs de Bercy.

Il importe moins de connaître le nom de celui ou celle qui sera le premier ou la première ministre avant même que les élections ne soient remportées que de savoir qu’elle politique sera menée. Contiendra-t-elle l’amorce d’une bifurcation vers une politique de soins face à la dimension toxique et diabolique ( = qui désunit, divise, détruit) des disruptions technologiques en cours et ses effets sur la prolétarisation du travail ? Là, il faut encore pousser fortement à la roue. De même pour veiller à ce que cette politique articule les Trois écologies dont parlait Félix Guattari, à la fois environnementale, sociale et psychique.

Il y aura à vérifier qui pratiquera un « art politique véritable » faisant passer le bien commun avant le bien particulier comme le demandait Platon, déjà au quatrième siècle avant J.C. et à l’épreuve de philo du bac en 2024 ? :

« l’art politique véritable doit prendre soin, non du bien particulier, mais du bien général – car le bien général rassemble, tandis que le bien particulier déchire les sociétés ; et le bien commun tout autant que le bien particulier gagnent même tous les deux à ce que le premier plutôt que le second soit assuré de façon convenable. »

(PLATON, Les lois IX. Extrait du texte proposé en commentaire de texte à l’épreuve de philosophie du baccalauréat technologique en 2024).

Un peu de nouvelles Lumières dans ce « nouvel âge de ténèbres » !

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Retour sur la « Pharmacologie du Front national » de B. Stiegler

Il y a un peu plus de dix ans maintenant, le philosophe Bernard Stiegler, nous avertissait de l’arrivée possible de ce que nous vivons aujourd’hui, après les élections européennes de 2024 et la décision présidentielle de dissolution de l’Assemblée nationale ouvrant la porte à une majorité parlementaire de droite extrême et d’extrême droite réunies.  Dans son livre Pharmacologie du Front national, devenu entre temps Rassemblement national, publié en 2013, il écrivait :

« Faute d’une pharmacologie positive raisonnée, revendiquée et largement explicitée, luttant contre la pharmacologie négative qui, à l’époque de la mondialisation néoconservatrice, est devenue diabolique au sens strict (au sens de la diabolè grecque), c’est-à-dire atomisant et désintégrant toutes les organisations sociales, et donc toutes les formes d’attention et de soin, l’exploitation de la logique du pharmakos et la persécution sacrificielle des boucs émissaires se poursuivra, et elle finira par porter au pouvoir les droites extrémisées et rassemblées ».

Le diabolique en grec est ce qui délie, désunit. Son contraire est le symbolique, ce qui réunit. Je vous invite à (re)lire le paragraphe 7 du chapitre 1 de ce livre, paragraphe dans lequel Bernard Stiegler met en relation la montée de l’extrême-droite avec la crise de l’esprit et la marchandisation de ses productions, en Europe et plus généralement en Occident comme Paul Valéry l’avait déjà diagnostiqué dès le lendemain de la Première guerre mondiale. Elle est encore plus vraie avec l’automatisation des esprits dans le capitalisme digital qui nécessiterait une véritable politique des technologies de l’esprit.

« 

7. Pharmacologie du Front national dans une guerre de trente ans

Le Front national a été créé […] en 1972, c’est-à-dire au moment où s’annonçaient à la fois les premiers symptômes de la toxicité systémique du modèle consumériste (alors mise en évidence par le rapport Meadows) et la fin de la suprématie occidentale (notamment avec la nouvelle politique de l’OPEP, qui ouvre la première grave crise énergétique du modèle industriel).
Le processus d’expansion territoriale constante qui avait caractérisé l’histoire de l’Occident rencontrait alors ses limites1, et avec lui prenait fin le contrôle occidental total sur l’exploitation des ressources naturelles – ce qui conduira à ce slogan massivement télédiffusé à partir de 1974 sur les chaînes de radio et de télévision françaises, et rétrospectivement pathétique :

En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées.

Énoncé pathétique s’il est vrai qu’avec cette formule auront peut-être commencé et le règne de la « communication politique » (c’est-à-dire le marketing politique qui, en 1973, conduira Giscard d’Estaing en campagne à jouer de l’accordéon à la télévision) et la fin du règne des idées en France.

Le Front national, qui aura ainsi émergé au moment où s’annonçait le déclin du modèle industriel occidental, sinon de l’Occident lui-même, fait sa première « percée politique » en 1982 au cours d’élections cantonales, puis confirme sa présence aux élections municipales de 1983, et s’installe définitivement dans le paysage politique avec les élections européennes de 1984.

La fin de la suprématie occidentale planétaire rendue possible par le contrôle des matières premières et le monopole des savoirs et des technologies est ce que la Révolution conservatrice2 tentera de contourner par une financiarisation structurellement spéculative, c’est-à-dire séparant complètement le capital des moyens de production et de l’entrepreneuriat. Il faudra attendre 2008 pour que le monde – à l’épreuve du réel révélant que ce système reposait sur la création et la dissimulation structurelle (notamment par l’exploitation des automates et robots financiers 3) d’insolvabilités, anéantissant ainsi les conditions du crédit, tout aussi bien que de la croyance dans un avenir à long terme, condition de tout crédit– découvre combien aura été calamiteuse cette politique que Deleuze vit venir dès 19904: faisant de la désindustrialisation des pays historiques son principe de départ, ce qui sera le premier facteur d’adhésion du monde du travail aux « idées » du Front national, elle aura conduit à la ruine du système économique planétaire.

Les destructions qui auront provoqué cette déconfiture mondiale auront duré plus de trente ans – trente ans d’une guerre économique totale qui aura aussi été menée sur le front psycho-idéologique comme jamais auparavant, et par ce qui aura caractérisé cette époque : la constitution d’un psychopouvoir mondial d’une extrême agressivité et d’une extrême habileté.

Au cours de cette véritable guerre faite à la pensée, aucune des conséquences de l’évolution géoéconomique ultralibérale – catastrophique en particulier pour l’Occident – n’aura été prévue par les penseurs officiels enrôlés dans cette idéologie5 : ils prétendront sans cesse et quasi unanimement que le nouvel état de fait appelé « mondialisation » ne comporte aucun danger pour les pays industriels historiques d’Europe et d’Amérique parce que ceux-ci gardent le pouvoir de forger les « concepts » (par la recherche, le développement, le design et le marketing) tout en déléguant leurs réalisations matérielles aux anciennes colonies6– Nike et Apple étant les exemples typiques de ces nouvelles logiques « managériales ».

En 1919, Paul Valéry, presque un siècle avant nous, soutient cependant déjà tout le contraire7 : il anticipe le renversement du cours historique par où l’Europe puis sa projection américaine avaient installé leur domination. Il considère tout d’abord sur un planisphère la place de l’Europe dans le monde et les conditions de sa domination :

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue – et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire –, elle domine le tableau. Par quel miracle ? Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignées à l’Europe8

La « qualité » de sa population n’est évidemment pas la supériorité des « races » européennes : il s’agit de ce qui a fait de l’Europe un haut lieu de la « vie de l’esprit » et de la valeur esprit, de la vie des idées et de leur circulation par la culture et l’acculturation de ses habitants, c’est-à-dire de la formation de leur attention – dont cette « conquête historique » qu’est pour Kant l’Aufklärung faisant son principe de l’accès des peuples à la majorité est l’un des derniers moments.

Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : Le plateau chargé du poids du plus petit penche9 !

Or cela ne durera pas :

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse10

Et Valéry présente ici ce qu’il nomme son « théorème fondamental » :

L’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental11.

Ce théorème fondamental qui anticipe un dépérissement de la situation privilégiée de l’Europe résulte d’une transformation des idées en valeurs d’échange :

Une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète, excitant de la richesse, appareils d’exploitation du capital planétaire, cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique.

Le savoir devient une denrée qui

se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra une chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.
Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre de la paix – inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne – tend à disparaître graduellement…
Et donc, la balance qui penchait d’un autre côté, quoique nous paraissions plus léger, commence à nous faire doucement remonter – comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses12 !

À quoi cela pourra-t-il aboutir ? C’est là une question de « physique intellectuelle » :

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Cette question n’est évidemment pas purement spéculative : elle consiste à examiner quelles alternatives s’ouvrent dans un tel devenir, qui est celui de ce que déjà Valéry définit comme une « crise de l’esprit » (tel est le titre du texte d’où sont extraites ces citations) :

Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une diminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décision absolue du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses13?

Il est étonnant de penser que cette analyse, qui est des plus célèbres, et qui a été évidemment lue par tant des économistes, politistes et défenseurs de la « mondialisation » français et européens, ne les ait jamais conduits à la prendre au sérieux : à prendre au sérieux cette menace non pas contre l’Europe, ou contre les « valeurs européennes », mais contre la valeur esprit, partout dans le monde, par une mutation et une dégradation des « valeurs européennes » et du devenir de l’Europe elle-même (et de l’Amérique qu’elle aura projetée hors d’elle-même), tout autant qu’une exportation de ces « valeurs » dévaluées, et constituant ainsi elles-mêmes une menace contre l’attention sous ses formes les plus subtiles. Or une telle mutation est ce que cet esprit lui-même rend possible en tant qu’il est pharmacologique14, et tel qu’il nécessite donc une thérapeutique. Confirmant ces analyses, au cours des années 1980-2000 – tandis que les idéologues de la mondialisation néoconservatrice feront prendre leurs vessies pour des lanternes –, le capitalisme chinois constituera l’un des plus « sauvages » de notre époque. Mais il se développera sous le contrôle d’un parti « communiste » conduisant une politique à long terme à l’écart des illusions spéculatives et du désinvestissement structurel induits par Londres, Wall Street et Francfort.

Prolongeant les réflexions de Valéry dans le cadre des industries du silicium, du software, du dataware, des metadata, du cloud computing, du social engineering, du human computing, de la global education, du capitalisme linguistique, etc. (ce que Valéry n’aura pas connu), et tout cela dans le contexte asiatique, qui est de toute évidence le nouveau pôle du monde industriel en cours de constitution, la question se pose désormais de savoir à partir de quand la Chine prendra la place de la Californie dans la conception et l’exploitation des technologies numériques.

Les dégâts majeurs provoqués en Occident et d’abord contre lui par la Révolution conservatrice qui sera pour Jean-Marie Le Pen un modèle, mais aussi provoqués dans le monde entier pour l’humanité tout entière, ces dégâts, qui paraissent irréversibles, sont l’origine de la montée en France des « idées » du Front national (et ailleurs, par exemple en Hongrie, les « idées » d’autres mouvements semblables progressent tout autant) : le Front national en dénoncera et en exploitera méthodiquement les effets les plus douloureux tout en soutenant l’idéologie ultralibérale qui est à l’origine de cette douleur.

Ce discours duplice est typique de l’idéologie en général qui dissimule les causes en les cachant derrière leurs effets, qu’elle fait passer eux-mêmes pour les causes. La désindustrialisation et l’immigration clandestine sont requises par l’ultralibéralisme, cependant que cette idéologie fait de l’immigration la cause du chômage, et du coût trop élevé du travail la cause de la désindustrialisation. La logique du bouc émissaire mise en œuvre par le Front national aura donc été fonctionnellement indispensable, comme inversion de causalité, à l’expansion des idées ultralibérales en France – et à leur fonctionnement comme idéologie. C’est pourquoi le devenir extrême de la droite classique n’est pas un simple accident de parcours ou un avatar des « calculs politiciens ».

La Révolution conservatrice aura déchaîné la dimension toxique et empoisonnante du pharmakon industriel en bloquant toutes ses possibilités thérapeutiques, et le Front national aura extrémisé son idéologie en faisant du pharmakos la cause de tous les maux. Le pharmakos est la troisième dimension de la pharmacologie qui définit la situation humaine en général en tant que vie technique – les deux premières étant le pharmakon comme remède et le pharmakon comme poison.
Faute d’une pharmacologie positive raisonnée, revendiquée et largement explicitée, luttant contre la pharmacologie négative qui, à l’époque de la mondialisation néoconservatrice, est devenue diabolique au sens strict (au sens de la diabolè grecque), c’est-à-dire atomisant et désintégrant toutes les organisations sociales, et donc toutes les formes d’attention et de soin, l’exploitation de la logique du pharmakoset la persécution sacrificielle des boucs émissaires se poursuivra, et elle finira par porter au pouvoir les droites extrémisées et rassemblées.

»

(Bernard Stiegler : Pharmacologie du Front national. Chapitre I p§7. Flammarion. 2013)

1Question thématisée par Carl Schmitt et revisitée récemment par Peter Szendy dansKant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Minuit, 2011, qui commence par une analyse des discours de Ronald Reagan et Al Gore sur la « guerre des étoiles ».
2) Théorisée à l’université de Chicago par Milton Friedman et concrétisée au moment où l’union de la gauche arrive au pouvoir en France par Margaret Thatcher et Ronald Reagan.
3)Sur ce sujet, cf. Nicolas Auray, Ulrich Beck, Laurence Fontaine, Michel Guérin, Hidetaka Ishida, Jean-Philippe Mague, Alain Mille, Valérie Peugeot, Bernard Stiegler, Bernard Umbrecht et Patrick Viveret, Confiance, croyance et crédit dans les mondes industriels, FYP Éditions, 2012.
4) Pourparlers (1972-1990), Minuit, 2003, et mes commentaires infra, p. 212, et dans De la misère symbolique, Flammarion, 2013, p. 19 et 34.
5) C’est ce qu’Ignacio Ramonet appellera la « pensée unique », dont Viviane Forrester analysera, dans L’Horreur économique, Fayard, 1996, des éléments de causalité – cf.infra, p. 171.
6) Ce qui est une illusion où l’idéologie, ignorant les liens étroits entre appareil productif et savoir scientifique décrits par Marx en 1857, conduit ceux qui la promeuvent à se leurrer sur leur propre pouvoir.
7) Cf. Paul Valéry, La Crise de l’esprit deuxième lettre, dans Œuvres complètes, tome I, Éditions de la Pléiade, 1980, p. 914 et suivantes.
8) Ibid, p. 996.
9) Ibid
10) Ibid
11) Ibid,p.997
12) Ibid,p.998
13) Ibid,p.1000
14) Cf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, Flammarion, 2010, p. 25 et suivantes.>

Dans son livre conçu comme un instrument de lutte contre la bêtise, et d’abord celle propre à chacun de nous, lutte constituant une expérience à l’origine d’un savoir, Bernard Stiegler nous invitait à ne pas succomber nous-même à une inversion de causalité, qui est le propre de l’idéologie, en faisant à notre tour des électeurs de l’extrême-droite des boucs émissaires d’une situation politique dékétère.  Si le philosophe note que la fonction du FN puis du RN est d’installer l’idéologie ultralibérale, il est une dimension particulière sur laquelle il conviendrait de mettre l’accent : l’occultation de la question du travail.

La question du travail

La mise en avant des revendications identitaires et sécuritaires a aussi pour fonction de jeter aux oubliettes la question du travail, qu’il ne faut pas confondre avec l’emploi,  comme le notent Anne Alombert et Gaël Giraud  :

« Entre sa réduction obsolète à l’emploi salarié, « rationalisé » et prolétarisé, et son éviction au profit du capital financier, et aux dépens des ouvriers et des enfants de Chine ou du Bangladesh, la question du travail est ainsi restée en suspens dans la pensée politique de droite comme de gauche, pendant que l’extrême droite achevait sa forclusion derrière des revendications identitaires et autoritaires. Néanmoins, si mal pensée soit-elle, cette question du travail demeure la question fondamentale : tous les entrepreneurs du monde réel, petits ou grands, savent bien que le travail n’est pas une marchandise, qu’une entreprise n’est pas un réseau neuronal, que l’interprétation, l’inventivité, l’engagement et la coopération sont l’une des clefs de la réussite économique… »

(Anne Alombert / Gaël Giraud : Le capital que je ne suis pas. Fayard. p.112)

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André Umbrecht (1923–1993), mon père, déserteur de la Wehrmacht

A mes enfants et petits-enfants

De la Wehrmacht à la Marine nationale, les deux photographies illustrent l’itinéraire singulier de mon père pendant la Seconde guerre mondiale.

Parmi les incorporés de force d’Alsace-Moselle, ceux que l’on appelle communément les « malgré-nous », il y a eu les réfractaires, ceux, une minorité, qui ont fait le choix de la désertion de l’armée allemande. Parmi ces derniers, certains ont opté pour le combat contre le nazisme avec les résistants. Les risques d’une désertion étaient considérables, non seulement pour soi-même, elle menait à la condamnation à mort, mais aussi pour sa famille menacée de la spoliation de ses biens. Certains ont réussi, mon père était de ceux-là, d’autres non.

André Umbrecht est né le 9 juin 1923 à Mulhouse. Il y a 101 années, jour pour jour.

Il est de nationalité française, né d’un père devenu français, alors que l’Alsace était redevenue française. Ses parents, mes grands parents paternels étaient nés allemands, l’Alsace ayant été annexée après la guerre de 1870. Mon aïeul est devenu français en 1918 par le retour de l’Alsace à la France et le Traité de Versailles. On lira ci-dessous un extrait du certificat de nationalité de l’un de mes oncles évoquant le cadre juridique de la nationalité de mon grand-père.

Mes grands parents paternels ne parlaient guère le français mais le dialecte alémanique.

Mon père également dialectophone suivra une scolarité primaire entière en français à l’Ecole centrale de Mulhouse (rue de Lorraine). Ce ne sera pas le cas de ma mère, plus jeune. Née en 1929, elle suivra en partie une scolarité allemande.

En 1937, à 14 ans, il obtient, selon l’intitulé du document dans ses archives, son « Certificat de libération définitive de scolarité » (Certificat d’études primaires) avec un 9/10 en musique et chant ainsi qu’en éducation physique, 8/10 en lecture et récitation, en calcul et en histoire de France, 7/10 en composition (rédaction), en écriture, sciences physiques et naturelles, un 6/10 en grammaire et orthographe, en géographie et en dessin. En allemand, il atteint tout juste la moyenne : 5/10.
Il entrera ensuite comme apprenti puis employé de bureau à la Corporation des métaux et transports de Mulhouse, une caisse d’assurances accidents (Büroangestellter in Metall-u.Transportberuf-genossenschaft Mülhausen).

Occupation de l’Alsace

Les troupes allemandes avaient franchi le Rhin, le 15 juin 1940, et rapidement occupé l’Alsace. Trois jours plus tard, une section de la Wehrmacht prend possession de la ville de Mulhouse. La croix gammée est hissée sur l’Hôtel de ville. Très vite se déploie une politique d’intégration au troisième Reich et de nazification. La population est soumise à un réseau dense d’institutions de surveillance et de contrôle du parti nazi, le NSDAP. Tout ce qui rappelle la France est effacé, les bibliothèques épurées de leurs ouvrages dans la langue de Molière, le français interdit. Les noms et prénoms germanisés.

C’est ainsi que dans son Arbeitsbuch (Livret de travail), il ne se prénommera plus André mais Andreas.

Incorporé de force au Reichsarbeitsdienst puis à la Wehrmacht

A 18 ans, en avril 1942, il est incorporé de force d’abord dans le Reichsarbeitsdienst, une organisation paramilitaire de préparation à la discipline, à l’endoctrinement et à la guerre, puis, en octobre, de la même année dans la Wehrmacht, l’armée allemande. Il est intégré dans un bataillon d’infanterie, le 15 octobre 1942. La troupe prend la direction de l’Autriche. La Styrie.

Départ réfractaire en gare de Mulhouse.

Il raconte :

« Au départ, nous étions nombreux à entonner la Marseillaise. J’avais dans ma poche une carte d’identité barrée de tricolore avec la photo de ma mère. C’était là une précaution que je prenais pour me faire connaître et justifier ma nationalité.
Comme nous avions eu le courage de chanter notre hymne national, notre arrivée à la caserne en Autriche avait été préparée.
Dès notre arrivée et avant même d’avoir endossé l’uniforme vert de gris (feldgrau) de la Wehrmacht, le commandant nazi tenta d’identifier les « têtes de français » (Franzosenköpfe). Il ordonna, sur un ton très prussien, à tous ceux, rassemblés sur la place, qui se prétendaient français d’avancer de deux pas. « Les têtes de français » sont restés dans les rangs muets comme des carpes. Personne n’avait bougé, nous nous étions passé le mot, privant le commandant des quelques têtes de Turc qu’il voulait à titre d’exemple soumettre à sa hargne nationaliste et malmener parce qu’ils avaient au moment du départ chanté la Marseillaise »

De décembre 1942 à juin 1943, il est transféré en Yougoslavie contre les partisans de « Tito », nom de guerre de Josip Broz, dirigeant de la résistance communiste yougoslave.

Il poursuit :

« C’est en Yougoslavie, entre Zagreb et Sarajevo, que j’ai vu les premières horreurs de la guerre. Pour terroriser la population, les Allemands pendaient les partisans ainsi que des otages aux poteaux télégraphiques le long de la voie ferrée.

Dans ma tête se renforçait de plus en plus l’idée de l’évasion pour aller combattre, avec les partisans yougoslaves, les envahisseurs nazis et participer du coup à la lutte de libération de notre pays. Ce n’était pas chose facile puisqu’on portait l’uniforme de la Wehrmacht, qu’il fallait éviter d’éveiller les soupçons parmi les Allemands qui nous encadraient et se faire reconnaître comme Français par les combattants yougoslaves.

Certains ont réussi, comme mon camarade Lucien Bergantz qui, blessé lors d’un engagement, a failli être achevé à coups de baïonnette. Il a réussi à sauver sa vie en agitant sa carte d’identité française et en criant « Ja Franzous, ja priatel », ce qui veut dire : « je suis français, je suis allié ». Là où Lucien avait réussi, d’autres avaient échoué. Ce fut le cas du camarade Fest que nous avions retrouvé complètement mutilé. Pour moi, la vue du corps de Fest a été à l’origine d’une certaine hésitation et a sûrement retardé mon évasion. Néanmoins, l’idée d’aller combattre les fascistes hitlériens avec les partisans ne me quitta nullement »

S’évader

En juin 1943, lors d’une permission, il est hospitalisé à Mulhouse pour une opération de l’appendicite. En août, il repart au front. De Yougoslavie, il est transféré en Hongrie. Puis, en février 1944, il est muté dans un régiment de chasseurs de montagne et se retrouve en Italie. C’est là que les idées d’évasion se font de plus en plus prégnantes.

« Cela me hantait et je me préparais en prenant le plus de précautions. Tout d’abord, j’écrivis à mon père pour lui signaler que pour moi la guerre était finie, le rendant ainsi attentif au fait que pour un certain temps la famille n’entendra plus parler de moi.
Mon père, vieux militant, comprit ma démarche, brûla la lettre et continua à envoyer de la correspondance à mon unité, y compris lorsqu’on lui annonça que j’avais été fusillé pour désertion ».

En juin 1944, une première tentative d’évasion échoua. La famille italienne qui aurait dû le cacher s’était rétractée par peur des représailles.

« Après un premier échec de fuite, je profitai d’une halte de notre unité dans la montagne de Massa-Carrara pour entrer en contact avec un gars en pantalon de marin qui se promenait dans le village. Très prudemment, je lui ai parlé, lui faisant connaître mon origine et lui expliquant que j’avais l’intention d’aller combattre avec les partisans. Je ne m’étais nullement trompé puisque j’appris par la suite que le gars en pantalon de marin avait pour mission de surveiller discrètement le mouvement des troupes allemandes. On me mit en relation avec une famille italienne à laquelle je fis part de ma situation. On me fit confiance et je pus écouter Radio Londres »

Déserteur

Puis vint le moment d’une seconde tentative, réussie cette fois.

« Nous étions le 6 septembre 1944. On me donna des vêtements civils que je cachai sous mon uniforme allemand et, le jour d’après, comme convenu, je désertai cette armée dans laquelle je fus incorporé contre ma volonté comme d’ailleurs l’écrasante majorité des jeunes Alsaciens-Lorrains. J’avais dans ma tentative convaincu un autre camarade de Mulhouse qui s’évada avec moi. L’évasion réussie et après avoir été recherché et traqué toute la nuit par les soldats allemands, nous avons retrouvé non sans difficulté le contact avec les résistants italiens ».

Dans le maquis italien

Il intègre la brigade Giustizia e Libertà (« Justice et liberté ») avec laquelle, du 7 septembre au 22 octobre 1944, comme semble l’indiquer son attestation de reconnaissance en tant que « volontaire pour la liberté », il participa aux combats pour la libération du Nord de l’Italie.

Avec la mission militaire britannique

Ensuite, mais je ne sais ni à quel moment précis ni comment exactement, il fut au service de la Mission militaire britannique à Rossano, dans la province d’Apuania.

« Sous les ordres du commandant Cordon-Lett, responsable de la Mission militaire britannique de la 4ème zone d’opération en Italie, je fus chargé de transmettre à travers les lignes allemandes des renseignements à la 8ème armée britannique ».

Cordon-Lett, le commandant de la Mission, l’atteste :

Traduction : « Par la présente lettre, je certifie que le patriote Umbrecht André que j’ai connu durant la Guerre de libération du Nord de l’Italie, était un partisan plein de valeur. Il s’était échappé de l’Armée allemande au début de septembre 1944 et fut attaché à ma mission militaire à Rossano, province d’Apuania, jusqu’au jour où je l’envoyai en novembre 1944, à travers les lignes rejoindre les Forces françaises Libres combattant avec la VIIIème Armée britannique.
Cet homme a bien servi la cause alliée et j’estime qu’il mérite pleinement tout témoignage de reconnaissance de ses services patriotiques ».

Mon père continue son récit :

« Pendant une dizaine de jours, j’ai été obligé de me cacher, d’éviter les lignes allemandes, d’échapper aux patrouilles, forcé de dévier de mon objectif suite aux mouvements de l’armée allemande. Je suis tombé sur les troupes américaines qui progressaient dans le secteur et j’ai dû remettre les documents aux officiers US ».

Dans un camp de transfuge, un officier du 2ème Bureau le contacta. Selon son vœu, il rejoint l’Armée française en décembre 1944. En janvier 1945, il embarque à Naples, direction Oran pour servir jusqu’en 1946 dans la Marine nationale en qualité de fusilier marin. Il sera promu au grade de quartier-maître de réserve en 1952.

André Umbrecht (débout) avec l’équipage de la Pavane, le 10.02.1946

Condamnation à mort

C’est plus tard qu’il apprendra sa condamnation à mort même s’il devait s’en douter puisque c’était le lot de tous les déserteurs. Il s’est procuré le document qui l’officialisait et en a fait certifier une photocopie :

Jugement du tribunal militaire de la 42ème Jäger-Division 1/2

Jugement du tribunal militaire de la 42ème Jäger-Division 2/2

La 42ème Jäger-Division avait été formée le 22 décembre 1943 en Croatie. Après avoir pris part à l’occupation militaire de la Hongrie en mars 1944, la division retourne en Yougoslavie en mai, puis est transférée en Italie deux mois plus tard. Cette unité prend part à des opérations anti-partisans. Elle était commandée d’avril 44 à avril 45 par le Generalleutnant (équivalent d’un général de division) Walter Jost signataire du document ci-dessus, en tant que commandant de division. Ce dernier sera tué par l’aviation anglaise en juillet 1945.
Ce Sondertagesbefehl, cet ordre du jour spécial, consiste dans la diffusion du jugement du tribunal militaire de la division du 7 novembre 1944 portant condamnation à mort de 29 soldats pour « désertion (Fahnenflucht) et passage à l’ennemi ». Les 14 premiers de cette liste antéchronologique dont 9 mulhousiens, 2 de Wittenheim, 1 de Saint Louis pour les Alsaciens mais également un Croate et un soldat originaire de Poméranie se sont évadés le 27 octobre 1944. Les trois mulhousiens suivants ont déserté dans la nuit du 8 octobre 1944. Avant eux, Leopold Bilger de Dürmenach et Emile Richard de Mulhouse dans la nuit du 6 octobre.
Ils ont été précédés dans la nuit du 7 septembre 1944 par Louis Miesch et mon père, André Umbrecht. Comme déjà signalé, il ne s’est pas évadé seul. J’ignore la trajectoire ultérieure de son camarade. Je sais seulement qu’il a survécu.

Tous ont été condamnés à mort avec effet immédiat pour désertion et passage à l’ennemi. En même temps, ils ont été déclaré Wehrunwürdig (littéralement indignes du service armé) et leurs biens dans le territoire du Reich devaient être saisis. Le jugement précise que d’autres mesures contre la parentèle des condamnés devaient être prises par les autorités locales.

Gefreiter Andreas Umbrecht

On notera que sur cette condamnation à mort, André Umbrecht est désigné par son grade : Gefreiter, l’équivalent de caporal. A ce propos, il racontait l’anecdote suivante :

« J’étais estafette et me servait souvent d’une bicyclette. J’avais reçu l’ordre de chercher cette bécane car je l’avais balancée sur le champ de bataille, elle me gênait dans mes mouvements. Nous étions tombés en plein dans une embuscade de partisans, nous étions encerclés et avions pris une sacrée dérouillée. Bon gré mal gré et sous le feu, j’ai cherché cette satanée bicyclette qui valait pour les Allemands plus que le bonhomme. Faut croire que cela avait été considéré comme un acte héroïque puisque, sans me demander mon avis, je fus bombardé caporal ».

Il s’est employé à faire reconnaître ses statuts d’incorporé de force, de réfractaire, d’évadé et d’ancien combattant, avec, le cas échéant, les décorations qui vont avec et qu’il portait fièrement. La qualité de résistant ne lui sera cependant pas reconnue. Il n’en remplissait pas les conditions suffisantes, lui avait-on fait savoir.

La fratrie dans la guerre

 Mon père avait trois frères, Eugène, né en 1921, Louis, né en 1925 et Albert, né en 1929 et une sœur Angèle, épouse Ehret, née en 1920. Je sais rien sur la manière dont la soeur et le benjamin, encore bien jeune, ont vécu cette période. L’aîné de mes oncles, Eugène, a été décapité à Stuttgart, le 24 février 1943, après sa condamnation à mort par le Sondergericht de Strasbourg et son corps donné à l’Institut anatomique de Tübingen. Nous n’avons jamais réussi à en savoir plus. Quant à Louis, il a été incorporé de force lui aussi dans le Reichsarbeitsdienst, en février 1943, puis dans la Wehrmacht en mai de la même année à Erfurt avant de partir pour la Norvège puis en 1944 pour le front russe où il sera blessé puis fait prisonnier. Interné 16 mois à Tambov, il sera rapatrié en octobre 1945.

En bref, l’après guerre

En septembre 1946, c’est le retour de mon père dans ses foyers comme on dit à l’armée. La caisse d’assurance accidents de la corporation des métaux où il avait travaillé avant-guerre ayant été intégrée dans la Sécurité sociale, en 1947, il entre à la CPAM de Mulhouse où il restera jusqu’à la retraite, en 1982, d’abord aux guichets « accidents du travail » puis dans la fonction de réviseur-comptable à partir de 1954. Longtemps réticent à devenir cadre, il deviendra chef de la section Action sanitaire et sociale, en 1975. La Sécurité sociale était à l’époque installée Rue des Trois Rois, à Mulhouse.

Il adhère à la CGT en décembre 1946. Il sera Secrétaire général de l’Union locale mulhousienne du syndicat pendant une quinzaine d’années. Il adhérera au Parti communiste français en 1956.

Parallèlement il sera membre du Conseil d’administration des Assédic (Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) du Haut-Rhin. Il en sera vice président et, en 1965/66, premier président salarié. Parmi ses multiples activités militantes, je relèverais encore celle de président haut-rhinois de l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC) qu’il occupera depuis 1952 jusqu’à la fin de sa vie. A ce titre, il traitera de nombreux dossiers d’incorporés de force, réfractaires ou non.

Mariage

A gauche sur la photo, mes grands parents paternels. A côté de mon grand-père paternel, mon autre grand-père, Joseph, que j’ai peu connu. Entre les deux ma tante et marraine Laure. Cachée derrière les mariés, ma grand-mère Emilie née Mertz. A droite, l’un des frères de ma mère et son épouse

Le 29 mai 1948, mon père épouse Melle Marlyse Sendner, de profession couturière et déjà ma mère. Je naîtrai trois mois plus tard. Elle habitait chez ses parents, rue des Roses à Modenheim, et lui chez les siens, rue des Flandres dans le quartier Drouot. Entre les deux le talus d’une ligne de chemin de fer. Le jardin de mes grands parents paternels donnait sur un chemin qui longeait ce talus. Quelques mètres plus loin, un tunnel perce cette butte et relie Modenheim et le quartier Drouot. Ce n’est qu’en 1952 ou 53 qu’ils achetèrent une maison dans le quartier en construction de l’Illberg. Ensemble, ils auront trois garçons. Ma maman mourra très jeune, à l’âge de 56 ans d’un défaut du cœur quelques mois avant une opération programmée.

Musique et gymnastique

A côté de ses activités professionnelles, sociales et politiques, il pratiquera un temps la gymnastique et la musique. Pour cette dernière, il sera clarinettiste à la société de musique des ouvriers « Progrès ». Il jouait aussi du violon.

André Umbrecht tout en haut à l’extrême gauche sur la photo, avec la clarinette.

Côté sportif, il a été gymnaste et moniteur de la discipline à la FSGT, fédération sportive et gymnique du travail. On le voit ci-dessous aux barres parallèles.

Mon père est décédé le 28 novembre 1993 à l’âge de 70 ans d’un fulgurant cancer du pancréas. Je me souviens que, dans ses derniers instants, il était en compagnie des partisans italiens.

Sa notice dans le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, mouvement social se trouve ici.

Sur mes parents, on pourra (re)lire l’hommage de Michel Pastor. Et sur mes grands-pères soldats du kézère, là.

 

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