Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 2. Dominique Richert : « Cahiers d’un survivant »

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution publiée hier de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, voici, aujourd’hui, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français. Demain, Catharina Lovreglio nous parlera d’Erich Maria Remarque : Im Westen nichts Neues

 

 

 

2.  Daniel Muringer :
« Cahiers d’un survivant » de Dominique  Richert

A côté des récits bien connus qui témoignent de la Grande Guerre, œuvres d’écrivains de « métier », il s’en trouve de plus modestes en termes de notoriété, mais qui ne déparent en rien la collection littéraire que la « grande boucherie » a suscitée.
Les « Cahiers d’un survivant » de Dominique (Dominik) Richert en font partie.
Ils offrent, en marge de l’aventure individuelle d’un soldat, pour qui cherche à connaître – ce qui est mon cas – le regard forcément original que la population alsacienne a pu porter sur le conflit, des renseignements précieux qui relativisent pour le moins l’imagerie opportunément promue à la fin de la guerre, et jusqu’à aujourd’hui, d’une région toute entière plongée, depuis 1871, dans l’attente nostalgique de pouvoir enfin agiter les drapeaux tricolores afin de saluer un retour à la France, telle que le dessinateur Hansi l’avait amplement véhiculée.
Dominique Richert a rempli ses neuf cahiers animé moins par le désir de rencontrer un public que celui de se délester du poids trop lourd de souvenirs pénibles, auquel a pu se mêler le sentiment que ce qu’il avait vécu importait d’être connu, ne fût-ce qu’à titre de preuve du caractère foncièrement inepte de cette guerre en particulier, et de toutes en général.
Beaucoup de temps passa avant que le manuscrit, rédigé « d’un jet et quasiment sans ratures» ne réapparaisse, après relégation dans le grenier de la maison familiale. C’est en 1958, qu’à l’occasion d’un rangement, l’un des fils retrouve les cahiers dont l’un a été rongé par les souris, et il faut insister longuement auprès du vétéran pour qu’il réécrive les pages manquantes.
Peu de temps après, un ami de la famille dactylographie le texte et le propose en vain à des éditeurs : Heinrich Böll, qui en reçut un exemplaire, en reconnait la valeur et le transmet aux archives militaires de Fribourg-en-Brisgau. C’est là que deux chercheurs berlinois le découvrent, d’abord sceptiques quant à l’existence de l’auteur et l’authenticité du manuscrit. Leurs doutes se dissipent après avoir retrouvé la famille Richert à St-Ulrich en Alsace, puis en ayant vérifié l’exactitude des détails fournis par le document en le comparant avec l’historique du régiment auquel l’auteur avait appartenu.
Une première édition de l’ouvrage dans la version originale en allemand est effectuée à Münich en 1989, sous le titre de « Beste Gelegenheit zum Sterben » (littéralement La meilleure occasion de mourir), suivie d’une traduction française en 1994 (éditions la Nuée Bleue, Strasbourg), puis anglaise, « The Kaiser’s Reluctant Conscript » (Le soldat réticent du Kaiser – Pen & Sword Books, 2012). L’édition allemande contient curieusement trois chapitres de moins que l’édition française.
Ce qui a pu troubler les deux chercheurs évoqués plus haut, outre la minutieuse précision des faits compilés par la mémoire surprenante de l’auteur, et qui pourrait faire croire à une fiction, est sans doute le style brut, direct, le plus souvent strictement factuel du récit, laissant peu de place aux états d’âme. Les phrases sont courtes, donnant à la lecture un rythme soutenu, voire haletant à l’occasion. La permanence du procédé, l’efficacité de la simplicité d’écriture peut aisément donner le sentiment qu’on a affaire à un choix stylistique délibéré et habilement calculé tant il est parfaitement tenu de bout en bout, une manière d’écrire en adéquation avec le caractère événementiel de la narration ainsi qu’avec l’urgence qu’on devine chez l’auteur de livrer ses souvenirs, et de se délivrer ce faisant du fardeau qu’ils représentent.
Et pourtant, le langage de Dominique Richert est bien celui d’un cultivateur qui, malgré ses capacités scolaires et les encouragements de son instituteur, devra renoncer, à treize ans, à poursuivre des études.
Né en 1893, il est appelé par le service militaire en octobre 1913 et ne reverra son village dans la vallée de la Largue qu’en janvier 1919, passant du front de l’ouest à celui de Russie, en passant par les rigueurs hivernales de Galicie, pour revenir en avril 18 sur le front de France.
Pas de permission possible au pays, car son village, sur le front du Sundgau, est « occupé » (et non « libéré ») par les Français. Ceux qu’ils appellent « l’ennemi » ne lui sont pas indifférents : il se reconnaît en eux, il devine chez eux sa propre peur, de mourir d’abord, et de ne pas avoir à tuer. Il se porte au secours de tous les blessés, quels que soient leurs uniformes.
Des images de mort passent, fulgurantes, comme celle, lors d’un assaut, hautement symbolique, de deux soldats, l’un français, l’autre allemand, tombés à genoux l’un devant l’autre après s’être mutuellement embrochés sur leurs baïonnettes.
Quand il choisit de déserter, en été 1918, ce n’est pas pour fuir son camp : au contraire, le sous-officier qu’il est devenu détestera abandonner ses hommes. Il le fait car c’est d’évidence le seul moyen de rester en vie avec l’intensification des combats, une vie devenue en outre insupportable car la pénurie alimentaire à laquelle l’Allemagne doit faire face en raison du blocus anglais (et qui occasionnera 750000 morts par sous-nutrition) se fait de plus en plus ressentir.
Interrogé par un officier français, il refusera d’indiquer les emplacements des batteries allemandes et les abris de l’arrière. Déserteur, mais pas traître.
Prisonnier de guerre dans une ferme du Centre de la France, il souhaite alors le rattachement de l’Alsace à la France, et de ce fait la victoire de celle-ci, pour une raison très simple et personnelle : si son village, qu’il n’a pas revu depuis cinq ans, restait allemand, il ne pourrait jamais y retourner après sa désertion.
Auparavant, il ne manifeste aucun attachement patriotique particulier, sinon pour la « petite », son village et sa région.
Ainsi, il évoque ce moment où l’armée allemande, après l’armistice signée avec la Russie, récupère ses unités du front de l’est pour renforcer celui du Nord de la France, mais en ayant soin d’en soustraire les Alsaciens-Mosellans, dont elle se méfie. Quand ceux-ci sont regroupés, ils entonnent : « O Strassburg, du wunderschöne Stadt », chanson traditionnelle dont on a peut-être oublié le contenu anti-militariste ( pour la traduction voir la note 1):
O Strassburg, o Strassburg, du wunderschöne Stadt !
Darinnen liegt begraben so manicher Soldat.
So mancher und schöner, auch tapferer Soldat,
Der Vater und lieb Mutter böslich verlassen hat.
Verlassen, verlassen, es kann nicht anders sein,
Zu Strassburg, ja zu Strassburg Soldaten müssen sein.
Der Vater, die Mutter, die gingen vor’s Hauptmanns Haus :
Ach Hauptmann, lieber Herr Hauptmann, gebt unsern Sohn heraus !
Euern Sohn kann ich nicht geben für noch so vieles Geld,
Euer Sohn und der muss sterben im weit und breiten Feld.
Im weiten, im breiten, im weit und breiten Feld,
Wann auch sein schwarzbraun Mädchen so bitter um ihn weint.
Sie weinet, sie greinet, sie klaget gar zu sehr :
Adje, mein liebes Schätzchen, wir sehn uns nimmermehr !
Was lauft ihr, was rennt ihr nach fremdem Dienst und Land ?
Es hat’s euch niemand g’heissen, dient ihr dem Vaterland !
Il vit à cet égard ce qu’exprime le – pourtant – très francophile Charles Haenggi : « Ich gehöre zu der Jugend hier im Land, die Frankreich vergessen hatte und ihre Zukunft im deutschen Reiche sah … » « J’appartiens à cette jeunesse ici dans le pays, qui avait oublié la France et qui voyait son avenir dans l’empire allemand. »
Dominique Richert meurt en 1977, après une vie difficile d’agriculteur contraint de trouver dans des travaux annexes (bûcheronnage) de quoi assurer la subsistance de sa famille, une vie qui sera encore dramatiquement ponctuée par une déportation en Allemagne pour avoir encouragé ses fils à se soustraire à l’incorporation de force pendant la guerre suivante, sans avoir assisté à la publication de ses mémoires.
Il convient d’évoquer également, dans un registre similaire, les quelques brefs récits de Gaston Peter, viticulteur à Hunawihr, et qui partage avec Dominique Richert la même défiance à l’égard des nationalismes de tout camp, dans deux ouvrages à compte d’auteur : « Berichte und Gedichte zur Geschichte » (1977) et « Heiter geht’s weiter als Streiter » (1980) :
DIE FRONT
Ich stand im Weltkrieg als Soldat
im Walde der Argonnen.
« Wo ist die Front ? » ein Kamerad
fragt bang mich und beklommen.
Als Antwort gab ich ihm dann prompt
ganz meine Lebensweise.
Das wo ich steh’, da ist die Front,
egal auf welcher Breite.
Bald fiel darauf der gute Freund
im Walde der Argonnen
und hat den angeblichen « Feind »
nie zu Gesicht bekommen.
Sein Staat, der nannt’ ihn dann : ein Held ;
dem « Feind » geschah das gleiche.
Unsichtbar tötet diese Welt
und Lüge krönt die Leiche.
G.Peter
(Traduction note 2.)

La famille a consacre un site internet à Dominique Richert

Daniel Muringer

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1. O Strasbourg, Strasbourg, ville merveilleuse !
Maint soldat y est enterré.
Maint soldat, beau ainsi que vaillant soldat,
Qui a quitté sans égards père et mère.
Qui les a quitté, quitté, il ne pouvait en être autrement.
Parce qu’il fallait qu’il soit soldat à Strasbourg.
Le père, la mère sont allés à la maison du capitaine :
Ah ! Capitaine, cher monsieur le capitaine, rendez-nous notre fils !
Je ne peux pas vous rendre votre fils, quel que soit l’argent offert,
Votre fils doit mourir dans la lointaine et vaste campagne,
Même si son amoureuse aux cheveux bruns verse des larmes amères.
Elle pleure, elle gémit, elle se lamente tellement :
Adieu, mon cher amour, nous ne nous reverrons plus !
Pourquoi courez-vous, pourquoi vous hâtez-vous pour servir en pays étranger ?
Personne ne vous a demandé de rendre service à la patrie !

 

2. J’étais soldat dans la guerre mondiale
Dans la forêt de l’Argonne.
« Où est le front ? » me demande
Un camarade, inquiet et craintif.
Comme réponse je lui dis
Tout à fait selon mon habitude.
Le front est là où je me tiens,
Quelle qu’en soit la largeur.
Peu de temps après le bon ami tomba
Dans la forêt de l’Argonne
Et il n’a jamais vu le soi-disant « ennemi »
Dans les yeux.
Son Etat le nomma alors : un héros,
Pour « l’ennemi » il en fut de même.
Ce monde tue d’une main invisible
Et le mensonge couronne le cadavre.
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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 1. Carl Zuckmayer : « Als wär’s ein Stück von mir »

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)
En janvier de cette année, j’avais soumis à ceux qui sont sur la liste de diffusion du SauteRhin, l’idée de demander à chacune et à chacun d’entre eux de me fournir un texte de recommandation de lecture sur la 1ère guerre mondiale, littérature de préférence mais cela pouvait être aussi un autre livre à l’exception des ouvrages historiques standards. Nous n’étions pas tenus par les politiques commerciales des éditeurs et les livres recommandés ne devaient pas nécessairement figurer dans les actualités éditoriales, ni même forcément être disponibles.
Ce qui comptait était l’importance que le livre revêtait pour chacun d’entre eux.
Cela n’avait de sens que si j’obtenais au moins quelques contributions allemandes, ce fut le cas, un petit peu moins qu’espéré. Il y a eu des faux bonds.
L’idée était celle d’une initiative citoyenne franco-allemande, non suscitée par une quelconque institution, sans label à cocarde tricolore, entre amis de part et d’autre du Rhin. J’ai expliqué à la fin du précédent article en quoi je me sentais concerné par ce centenaire. Les lectures sont franco-allemandes par les auteurs des contributions, elles ne se limiteront pas aux littératures française et allemandes.
Symboliquement, les textes allemands seront mis en ligne en allemand suivis d’une traduction. Ils alterneront avec des contributions en langue française. Nous devrions en arriver à une douzaine en tout, peut-être même un tout petit peu plus. A partir d’aujourd’hui, le Sauterhin publiera un texte par jour pendant une douzaine de jours.
Je remercie tous les contributeurs, encore un peu plus celles et ceux qui ont réussi à surmonter leurs appréhensions devant l’écriture et l’écrit. Merci aussi à celles et ceux qui auraient voulu mais n’ont pas osé. Merci enfin à celles et ceux, les plus nombreux, qui prendront le temps de lire ces textes et contribueront à les disséminer.
Nous commençons par une contribution allemande, signée Peter Brunner, consacrée à l’autobiographie – inédite en français – de Carl Zuckmayer. Elle sera suivie demain d’une évocation par Daniel Muringer des « Cahiers d’un survivant » de Dominique (Dominik) Richert.
Le logo de l’initiative est une œuvre de Pierre Buraglio. Je le remercie de nous avoir permis de l’utiliser. Elle est composée de deux casques de soldats, l’un sur l’autre, l’un allemand, l’autre français, marqué de prénoms évoquant KARL Liebknecht et ROSA Luxemburg.
Sur Twitter, je créerai le mot-dièse #Lecturesfrancoallemandes14/18.
Bernard Umbrecht

1. « Zeitweise hieß ich auch Leutnant Trotzkij »          Peter Brunner über Carl Zuckmayer’s Autobiographie

Ich hatt’ einen Kameraden,
Einen bessern findst du nit.
Die Trommel schlug zum Streite,
Er ging an meiner Seite
In gleichem Schritt und Tritt.
Eine Kugel kam geflogen,
Gilt’s mir oder gilt es dir?
Ihn hat es weggerissen,
Er liegt mir vor den Füßen,
Als wär’s ein Stück von mir.
Will mir die Hand noch reichen,
Derweil ich eben lad.
Kann dir die Hand nicht geben,
Bleib du im ew’gen Leben
Mein guter Kamerad!
(Ludwig Uhland, 1809)
Mein Buch über den ersten Weltkrieg ist eigentlich nur ein Buch-Kapitel – aber immerhin ist es das titelgebende.
Carl Zuckmayer hat 1966 seine Autobiographie „Als wär’s ein Stück von mir“ veröffentlicht, und nicht viel später (ich bin 1956 geboren) habe ich sie zum ersten Male gelesen. Bis heute ist es eins der Bücher geblieben, die ich mehr als einmal las – und jedes Mal wieder mit Gewinn und Erkenntnis lese.
Carl Zuckmayers Leben ist ein exemplarisches deutsches Leben, und es ist eines der seltenen deutschen Leben, die sich als Vorbild eignen. Hier ist nicht der Ort, dies ausführlich zu schildern oder zu begründen, immerhin will ich die Gelegenheit nutzen, dringend zur Lektüre dieses Jahrhundertbuches (in mehr als einem Sinne) zu raten. Auf deutsch ist es in zwei Taschenbuchausgaben lieferbar, darüber hinaus günstig antiquarisch zu bekommen.
Als mich Bernard bat, über einen Text zum 1. Weltkrieg zu schreiben, der mich beeinflusst hat, schwankte ich zwischen Remarques Im Westen nichts Neues, Brechts Legende vom toten Soldaten und eben Zuckmayers Autobiographie. Ich hatte das lange nicht gelesen, und als ich mir meinen Band vornahm, sah ich, dass das Kapitel zum ersten Weltkrieg, etwa 80 von insgesamt knapp 580 Seiten, den Buchtitel als Überschrift trägt: „Als wär’s ein Stück von mir“. Zuckmayer kann mindestens ebenso sentimental sein wie es Uhlands Lied ist, aber selbst in den fast aufdringlichen Formen, zu denen er greift, kann ich das ertragen. Bernard hat vor einiger Zeit hier seinen Monolog des General Harras aus „Des Teufels General“ zitiert. Hier findet sich der Text auf deutsch und kommentiert. Und wem das noch nicht sentimental genug ist, der sehe und höre es Curd Jürgens in der Verfilmung sprechen.
Das Kapitel über die Kriegserlebnisse des 1914 gerade achtzehn Jahre alt gewordenen Rheinhesssen, der schließlich „1.213 Fronttage“ erleben musste, sind allerdings überhaupt nicht sentimental. Aber sie gehen so unter die Haut und sind so konzise, dass ich größte Lust habe, anstelle einer Besprechung möglichst viel von diesem guten Text im Original zu veröffentlichen.
Unmittelbar vor dem Kriegsausbruch, Zuckmayer war knapp einem Schulverweis entgangen („… weil ich durch wiederholte Aufsässigkeit meinen Klassenlehrer mitten im Unterricht in einen Ohnmachtsanfall getrieben hatte … “), fuhr er mit seiner rheinhessischen Kleinunternehmerfamilie aus Nackenheim am Rhein nach Holland in Urlaub. Und dort, Wochen vor der Kriegserklärung, verfasste der junge Zuckmayer seine ersten „erwachsenen“ Gedichte – einige jugendliche Reimerein waren vorhergegangen. Darunter
Einmal
Einmal, wenn alles vorüber ist,
Werden Mütter weinen und Bräute klagen,
Und man wird unterm Bild des Herrn Jesus Christ
Wieder die frommem Kreuze schlagen.
Und man wird sagen. Es ist doch vorbei!
Lasst die Toten ihre Toten beklagen!
Uns aber, uns brach es das Herz entzwei
Und wir müssen unser Lebtag die Scherben tragen.
Ich wünschte mir mehr deutsche Dichter, die das wenigstens 1918 hätten dichten können.
Es folgt die Kriegserklärung, die Mobilmachung, eine Volksversammlung in Mainz, an der er untergehakt mit den Freunden seiner Jugend teilnimmt:
„… ich sehe ihre siebzehnjährigen Gesichter, wie sie damals waren, jung und frisch, ich könnte sie nie anders sehen, denn sie sind nicht gealtert. Sie sind alle tot, kriegsgefallen, jeder … Zum Abschluss spielte die Militärkapelle… und wir sangen mit, ohne noch die Bedeutung dieser Strophe zu ahnen: `Es hat ihn weggerissen – Er liegt zu meinen Füßen – Als wär’s ein Stück von mir´ “.
Zuckmayer meldet sich mit Erlaubnis seiner Eltern (auch sie „ … von der Gewalt des Augenblicks mitgerissen…“) als 17jähriger freiwillig.
„Soldat-Werden … war … wogegen wir schon im Wandervogel revoltiert hatten. … Wir schrien Freiheit, als wir uns in die Zwangsjacken der preußischen Uniform stürzten … eine Art von Todeslust, was damals die Welt übermannte … Ich hörte später von der gleichen Gestimmtheit in Frankreich, in England, sogar in Amerika. … Wenn wir Freiheit riefen, meinten wir … mehr … Es war keineswegs militaristischer, es war revolutionärer Geist der … Kriegsfreiwilligen … von 1914.“
Für Zuckmayer wird das Erlebnis des Krieges neben dem sinnlosen Kämpfen und Sterben auch geprägt durch die Begegnung mit Menschen unterschiedlichster gesellschaftlicher und regionaler Herkunft, mit denen er im Frieden nie, und schon gar nicht in dieser Intensität, zusammengekommen wäre.
„Diese Sprengung des Kastengeistes … ergab sich von selbst … das beste und produktivste Element, das aus all den Umwälzungen … erwachsen konnte. Bei uns lebte … das Gedankengut der Revolution von 1848 und der Frankfurter Paulskirche noch stärker fort als anderwärts, und dieser Tenor beherrschte die Gespräche … so wie der Krieg 70 die deutsche Einheit, so werde der Krieg 14 das deutsche Recht und die deutsche Freiheit bringen …“.
Sie sprechen Hauptmanns „Jahrhundertfestspiel in deutschen Reimen“, machen sich lustig über das 1913 darüber verhängte Verbot und fühlen sich von der Elite der deutschen Intellektuellen bestätigt. Waren nicht Ludwig Frank und Otto Braun, Richard Dehmel, Alexander Moissi und Paul Wegener „ins Feld gezogen“? Schrieben nicht Hauptmann und Kerr Kriegsgedichte? Rückblickend weiß er:
„ … sie waren zutiefst unpolitisch, … kritische Verantwortung für Zeit- und Weltpolitik lag ihnen fern und gehörte nicht zum kulturellen Metier. … Wie hätten wir, die Exponenten des geistigen Mittelstandes … kritischer oder besonnener sein sollen? … Die Problematik der Ereignisse bleibt ungeklärt. Wir aber waren … einem Schicksal konfrontiert … dem sich zu entziehen fast unmenschlich gewesen wäre. – Es gab Ausnahmen, von denen wir nichts wussten und erst viel später erfuhren. “
Die jungen Burschen werden gedrillt, das bricht sie nicht, doch
„ … gab es, in Einzelfällen, die Embryonal-Vorstufe des späteren KZ-Wächters: des kleinen Mannes, dem unbeschränkte Macht über andere gegeben ist und der sie um so ärger missbraucht, je mehr er … eine moralische Überlegenheit spürt.“
Natürlich holt der Krieg ihn ein, im nordfranzösischen Roye schleppt man einen Sterbenden an ihm vorbei, „ … ein jämmerliches Quäken … Ich habe diese merkwürdigen Kinderlaute später oft von Verwundeten gehört …“
Zuckmayer hat den ganzen Krieg an der Westfront verbracht, und er hat alles erlebt, was wir aus zahlreichen Berichten über Stellungskrieg und Schützengräben gehört haben.
„ … Ich war kaum achtzehn, als ich zu dieser Batterie kam. Ich wurde … einundzwanzig, durchlief die Rangstufen … bis zum Leutnant … und lebte noch immer. … Ich wuchs mit den andern unmerklich zusammen. … ich sehe sie alle, ich habe kaum einen vergessen. Sehr wenige davon sind heute noch am Leben.“
1917 schließlich dichtet er:
„Ich habe sieben Tage nichts gegessen
Und einem Manne in die Stirn geknallt.
Mein Schienbein ist vom Läusebiss zerfressen.
Bald werd ich einundzwanzig Jahre alt.
Bin ich besoffen, hau ich in die Fressen
Den Bleichgesichtern. Mein Gesang ist Wut.
Wo ich mich kratze, springt ein grelles Blut.
Es sproßt mein Bart wie junge Gartenkressen.
So nehm ich meinen Samen in die Hände:
Europas Zukunft, schwarzgekörnter Laich –
Ein Gott ersäuft im schlammigen Krötenteich!!
Und scheiße mein Vermächtnis an die Wände.“
Und doch kann er abschalten, sich zurückziehen, Kathedralen und Museen besichtigen – und lesen. Er liest wie besessen, verschafft sich die Texte der Expressionisten von Mann bis Edschmid, liest auch die verbotenen Pazifisten „aus der Schweiz: Leonhard Frank, Barbusse, … Ich verachtete mich selbst für jeden Anflug eines Rauschgefühls, während sich in mir der neue, chiliastische Rausch, der Glaube an die letzte Schlacht, an den kommenden Völkerfrühling, an eine neue, verbesserte Welt schon vorbereitete. … Bald hatte ich den Spitznamen der lesende Leutnant … Zeitweise hieß ich auch Leutnant Trotzkij, denn für diesen … war ich begeistert“. Das geht ohne Folgen, ja, er abonniert per Feldpost Pfemferts Aktion und liest „ … das reine Dynamit gegen die staatliche Ordnung“. Schließlich schickt er der Berliner Redaktion Gedichte, wird gedruckt und zur Weiterarbeit ermutigt.
„ … Dies ergab eine merkwürdige Doppelexistenz. Ich führte meine Leute in die Stellung, tat meinen Kriegsdienst, wie er mir auferlegt war, bedingungslos. Aber meine Gedanken … waren bei der Internationale aller befreiten Völker:..“.
Im März 1918 trifft er noch den Kaiser bei einer Ordensverleihung:
„ … Hätte ich nicht vorher schon die Hoffnungslosigkeit unserer Lage geahnt … so wäre mir das (dort) aufgegangen … Er war starr, von grauer Hautfarbe, die Augen waren weit aufgerissen, aber blicklos. … Ins Fatale. Ich behielt die Erinnerung an eine tragische Maske“.
Im November 1918 übertragen ihm seine Mannschaften die Befehlsgewalt, er führt den versprengten Haufen in Kehl über die Rheinbrücke:
„Die Elsässer schauten feindlich. Wir schauten nicht rechts noch links. Keiner dieser Soldaten hatte die Idee, dass wir durch einen Dolchstoß in den Rücken den Krieg verloren hätten. Das wurde den Menschen erst später eingeredet. Aber wir bildeten uns auch nicht ein, dass die Regierungen der Sieger besser seien. Ausgehungert, geschlagen, aber mit unseren Waffen, marschierten wir nach Hause.“
Auch die Revolution von November 1918 und ihre Folgen schildert Zuckmayer. Das nächste Kapitel, „Horen der Freundschaft“ beginnt so:
„Haben wir im Jahre 1918 eine Revolution erlebt? Was ich davon sah, war ein Zusammenbruch, der nur vorübergehend revolutionäre Züge trug und dessen Nachwehen fünf Jahre dauerten – bis zum Ende des Jahres 1923“.
Aber das ist eine andere deutsche Geschichte.

Peter Brunner

Alle Zitate aus: Carl Zuckmayer, Als wär’s ein Stück von mir. Frankfurt (S.Fischer) 1966. SS 185 – 257

Zuckmayer_AutobiografieZuckmayer_Autobiografie_1968

 

 

 

 

 

« Un moment, je me suis même appelé Lieutenant Trotzki »
Sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer par Peter Brunner

J’avais un camarade
Un meilleur tu ne trouveras pas
Le tambour nous a appelé au combat
Il marchait toujours à mes côtés
Du même pas
Une balle a volé vers nous
Est-elle pour moi ou pour lui ?
Elle lui a arraché la vie
Il se trouve maintenant à mes pieds
Comme si c’était une part de moi
Il veut encore me tendre sa main
Tandis que je recharge
Je ne peux pas te donner ma main
Tu resteras dans la vie éternelle
Mon bon camarade !
(Ludwig Uhland, 1809)
Mon livre sur la Première guerre mondiale n’est en fait qu’un chapitre de livre mais c’est celui qui donne son titre à l’ensemble. Carl Zuckmayer a publié en 1966 son autobiographie Comme si c’était une part de moi et pas très lontemps après (je suis né en 1956), je l’ai lue pour la première fois. Jusqu’à aujourd’hui, c’est un des livres que j’ai lu plus d’une fois et à chaque fois avec profit.
La vie de Carl Zuckmayer est une vie allemande qui se prête comme exemple à suivre. Ce n’est pas le lieu pour expliquer ou raconter cela exhaustivement, mais je veux saisir l’occasion pour recommander la lecture de ce livre, livre d’un siècle, à plus d »un titre. En allemand, il est disponible en deux éditions de poche et, en plus, on peut l’acquérir à peu de frais en livre d’occasion.
Lorsque Bernard nous a prié d’écrire un texte sur un livre évoquant la Première guerre mondiale qui nous avait marqué, j’ai hésité entre A l’ouest rien de nouveau de Remarque, La légende du soldat mort de Brecht et l’autobiographie de Zuckmayer. Je ne l’avais pas relu depuis quelque temps et lorsque j’ai repris en main mon exemplaire, j’ai remarqué que le chapitre sur la Première guerre mondiale, 80 pages sur 580, porte le titre du livre : Comme si c’était une part de moi. Zuckmayer peut être au moins aussi sentimental que ne l’est la chanson de Uhland mais même dans les formes les plus pesantes qu’il utilise, je peux le supporter. Bernard a cité ici y a quelque temps le monologue du Général Harras extrait du Général du diable. Ceux pour qui ce ne serait pas encore assez sentimental peuvent voir et écouter Curt Jürgens dans la version cinématographique.
Les phrases du chapitre qui traite du vécu de la guerre de ce hessois rhénan  qui, en 1914, avait à peine 18 ans et passa « 1213 journées au front », ne sont absolument pas sentimentales. Mais elles sont si prenantes et concises que j’ai la plus grande envie en place d’un commentaire de livrer le plus possible d’extraits de ce texte.
Peu de temps avant le déclenchement de la guerre, Zuckmayer qui venait d’échapper de peu à un blâme (« …parce que j’avais par mes rebellions répétées poussé l’un de mes professeurs à la syncope »,) était allé avec sa famille, une famille de petits entrepreneurs de la Hesse rhénane de Nackenheim sur le Rhin, en vacances en Hollande. Et là, des semaines avant la déclaration de guerre, le jeune Zuckmayer, qui avait déjà quelques premières rimes derière lui, avait composé ses premiers poèmes « adultes ». Parmi ceux-ci :
Un jour,
Un jour quand tout sera terminé,
Les mères pleureront et les fiancées se plaindront,
Et sous l’image du Seigneur Jésus Christ,  on
Recommencera à faire de pieux signes de croix
Et l’on dira : mais c’est fini
Laissez les morts plaindre les morts
Mais à nous, cela nous a brisé le cœur
Et toute notre vie, nous en porterons la croix.
J’aurais souhaité que plus de poètes allemands aient pu composer de tels vers au moins en 1918.
Puis, c’est la déclaration de guerre, la mobilisation, un rassemblement populaire à Mayence auquel il participe bras dessus, bras dessous avec les amis de son enfance.
« … Je vois leurs visages de dix-sept ans comme ils étaient à l’époque, jeunes et frais, je ne peux pas les voir autrement car ils n’ont pas vieillis. Ils sont tous morts à la guerre…A la fin une fanfare militaire se mit à jouer, et nous chantions avec elle, sans comprendre la signification de cette strophe : Elle a arraché sa vie / Il se trouve maintenant à mes pieds / Comme si c’était une part de moi
Zuckmayer se présente comme volontaire à 17 ans avec la permission de ses parents (eux aussi « …pris dans la violence de cet instant »)
« Devenir soldat … était ce contre quoi nous nous étions déjà révoltés chez les scouts… Nous criions liberté lorsque nous nous sommes précipités dans les camisoles de force des uniformes prussiens …Une sorte de pulsion de mort qui déferlait sur le monde…J’ai plus tard entendu parler d’un même état d’esprit en France, en Angleterre, même aux États Unis… Lorsque nous criions liberté, nous pensions … à plus. Ce n’était pas du tout un esprit militariste mais l’esprit révolutionnaire des volontaires ….de 1914 ».
Pour Zuckmayer, le vécu de la guerre, à côté de combats et de morts absurdes, était aussi marqué par la rencontre avec des personnes d’origine sociale et régionale différentes qu’il n’aurait pas rencontré en temps de paix, du moins pas avec une telle intensité.
« Cet éclatement de l’esprit de caste …allait de soi…. C’était ce qui pouvait sortir de meilleur et de plus productif de tous ces bouleversements. Dans nos esprits vivaient les idées de la Révolution de 1848 et de l’Eglise Saint Paul de Francfort [NdT où siégea le Parlement de Francfort, première assemblée démocratiquement élue d’Allemagne] encore plus fortement qu’ailleurs et cette teneur dominait les conversations, comme la guerre de 1870 avait apporté l’unité allemande, la guerre de 14 apportera le droit et la liberté allemandes ».
Ils disaient les vers de Gerhard Hauptmann composés pour le Festival du Centenaire en rimes allemandes, se moquaient de l’interdiction qui avait frappé la pièce en 1913 et se sentaient confortés par l’élite des intellectuels allemands. Les Ludwig Frank et Otto Braun, Richard Dehmel, Alexandre Moissi et Paul Wegener, n’étaient-ils pas « partis sur le champ de bataille » ? Hauptmann et Kerr [Alfred] n’écrivaient-ils pas des poèmes de guerre ? Rétrospectivement, il sait :
« ils étaient profondément apolitiques… une responsabilité critique envers la politique mondiale et contemporaine leur était étrangère et ne faisait pas partie du métier culturel… Comment aurions-nous, nous représentants des classes moyennes intellectuelles, pu être plus critiques ou plus réfléchis ? La problématique des événements reste inexpliquée. Mais nous étions confrontés à un destin …dont il aurait été presque inhumain de vouloir se soustraire. Il y eut des exceptions dont nous ne savions rien et que nous ne connaîtrons que bien plus tard. »
Les jeunes gens sont menés à la baguette mais cela ne les brise pas, cependant,
« il y eut, dans quelques cas, l’embryon précurseur du futur gardien de camp de concentration, du petit homme à qui l’on donne un pouvoir illimité sur les autres et qui les maltraite d’autant plus qu’il sent chez eux une supériorité morale ».
Bien entendu, la guerre le rattrape. A Roye, dans le nord de la France, on transporte devant lui un mourant « …un vagissement pitoyable …Je l’ai souvent réentendu plus tard, venant de blessés, cet étrange souffle d’enfant ».
Zuckmayer a passé toute la guerre sur le front occidental et il a vécu tout ce que nous avons entendu de nombreux témoignages sur les tranchées et la guerre de position.
« …J’avais à peine dix-huit ans, lorsque je fus affecté à cette batterie. J’atteins… l’âge de vingt et un an, j’ai gravi les échelons…jusqu’au grade de lieutenant et je vivais encore. J’ai grandi avec les autres, imperceptiblement. Je les vois tous, je n’ai oublié presque personne. Très peu d’entre eux sont encore en vie aujourd’hui ».
En 1917, il écrivit ce poème :
Cela fait sept jours que je n’ai rien mangé
Ni claqué une balle dans le front d’un homme
Ma jambe est dévorée de morsures de poux
Bientôt j’atteindrai ma vingt et unième année
Si je suis saoûl, je cogne dans la gueule
Des visages de plomb. Mon chant est colère
Où je me gratte jaillit un sang criard
Ma barbe pousse comme du jeune cresson alénois
Je prends alors ma semence en main :
L’avenir de l’Europe, frai de grains noirs –
Un Dieu se noie dans la vase d’une mare à crapauds !!
Je chie mon legs sur les murs
Il arrive tout de même à se déconnecter, se retirer, visiter cathédrales et musées, lire. Il lit comme un fou, se procure les textes des expressionnistes de Mann à Edschmid, lit des pacifistes interdits, «  de Suisse, Leonhard Frank, Barbusse, … . Je me méprisais moi-même pour toute apparition d’un sentiment d’ivresse pendant que se préparait en moi une ivresse nouvelle, chiliastique, la croyance dans la dernière bataille, dans l’arrivée d’un printemps des peuples, dans un monde nouveau, meilleur… Bientôt, on me surnomma le lieutenant liseur. Un moment, je me suis même appelé Lieutenant Trotski car pour lui j’étais enthousiaste ». C’est sans conséquence, oui, il s’abonne par la Poste des armées à la revue die Aktion de Franz Pfemfert et lit, …de la dynamite pure contre l’ordre étatique ». Il finit par envoyer des poèmes à la rédaction berlinoise, ils sont imprimés, il est encouragé à continuer.
« …Il en résultait une étrange existence double. Je menai mes hommes en position, fit mon service aux armées tel qu’il m’était ordonné, sans condition. Mais mes pensées étaient pour l’Internationale de tous les peuples libérés ».
En mars 1918, il rencontre l’Empereur, lors d’une remise de décoration
« Si je n’avais pas déjà senti que la situation de notre camp était sans espoir, cela me serait apparu à ce moment-là. Il était raide, les cheveux gris, les yeux grand ouverts mais vides de regard…Dans la fatalité. J’en ai gardé le souvenir d’un masque tragique ».
En novembre 1918, ses hommes lui confèrent le commandement, il conduit la troupe éclatée vers Kehl par le Pont du Rhin.
« Les Alsaciens regardaient avec hostilité. Nous ne regardions ni à droite, ni à gauche. Aucun soldat n’avait dans l’idée que nous avions perdu la guerre par un coup de couteau dans le dos. Cela ne leur sera inculqué que plus tard. Mais nous n’imaginions pas non plus que les gouvernements des vainqueurs étaient meilleurs. Affamés, battus mais avec nos armes, nous sommes rentrés chez nous ».
Zuckmayer raconte aussi la Révolution de novembre 1918 et ses suites. Le chapitre suivant de son autobiographie, Heures de l’amitié, commence ainsi :
« Avons-nous vécu une révolution en 1918 ? Ce que j’en ai vu, fut un effondrement marqué de manière passagère par des traits révolutionnaires dont les suites durèrent cinq ans jusqu’à la fin de l’année 1923 »
Mais ceci est une autre histoire allemande.
Peter Brunner
(Traduction : Bernard Umbrecht)
Toutes les citations sont extraites de Carl Zuckmayer : Als wär’s ein Stück von mir (Comme si c’était une part de moi). S. Fischer Francfort 1966 pages 185 à 257, non traduit en français

 

 

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Quand des somnambules s’en vont déclarer la guerre …

Si l’on veut que nos enfants comprennent pourquoi cette catastrophe a eu lieu, il faut être prêt à débattre des origines de la guerre. Si c’est pour aller dans un cimetière et se lamenter sur le sort des victimes, alors les commémorations n’auront servi à rien. Je trouve cela déprimant que la France soit si réticente à engager un débat sur les responsabilités de la guerre. Apparemment, les historiens français n’ont absolument pas envie de s’aventurer sur ce terrain. Il me semble qu’il y a une grande peur de réveiller les hostilités avec l’Allemagne. » Le point de vue de l’historien britannique Max Hastings
Il semblerait que l'on n'ait pas partout la même vision du somnambulisme

Il semblerait que l’on n’ait pas partout la même vision du somnambulisme

Dans l’exposé des motifs pour l’attribution du prix Aujourd’hui décerné, nous dit-on, sur les deniers personnels de François Pinault, au livre de Christopher Clark, Les somnambules, on pouvait lire ceci, selon France TV info
« Dans Les somnambules. Eté 14: comment l’Europe a marché vers la guerre, l’historien, professeur à Cambridge (Grande-Bretagne), souligne notamment l’écrasante responsabilité des Serbes et du tsar Nicolas II.Il accable aussi l’irresponsabilité des dirigeants français, qui n’ont pas su modérer les Russes, et la légèreté des Britanniques, engagés dans une alliance où ils n’avaient pas leur place. Christopher Clark assure aussi que rien ne laissait prévoir l’effondrement de l’Autriche-Hongrie, qui assurait à ses peuples une prospérité appréciable, même si elle fonctionnait cahin-caha ».
Pour un peu, selon ce brillant résumé, l’Allemagne serait entrée en guerre à l’insu de son plein gré. Ainsi se construisent des renversements dans la lecture de l’histoire.
Mais laissons cela. Christopher Clark dont l’ouvrage est discutable et discuté, du moins en Allemagne, mérite mieux que cela. C’est à la discussion qu’il soulève outre Rhin que sera consacré l’essentiel de cet article.

Un titre qui séduit les hommes politiques

Un mot sur le titre choisi, Les somnambules et sur l’écho dont il bénéficie. L’expression n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Frank-Walter Steinmeier (SPD), à peine nommé aux Affaires étrangères a tenu à souligner l’importance de la commémoration de la «Grande Guerre» avec les propos suivants :
« L’année de commémoration en 2014 sera dominée par la «catastrophe originelle du XXeme siècle». Et j’espère que cette commémoration sera pour nous un avertissement: pour montrer ce qui peut se passer si hommes politiques et diplomates errent sans orientation, comme des «somnambules», et étant loin de se rendre compte qu’ils s’approchent d’un gouffre. Cent ans après la première guerre mondiale notre planète est toujours un lieu dangereux. Ne soyons pas des somnambules mais agissons en patriotes éclairés, en assumant notre responsabilité de l’histoire, dans la tradition d’un Willy Brandt ou d’un Hans-Dietrich Genscher ! »
On n’en saura évidemment pas plus sur ce que serait ne pas être somnambule dans la période actuelle. Qu’importe, l’expression est commode pour faire des discours.
Il est faux de dire qu’ils étaient loin de se rendre compte qu’ils approchaient du gouffre. Ils savaient parfaitement que la guerre était à l’horizon, l’admettaient comme inéluctable mais n’ont rien fait pour l’empêcher. Pourquoi ?
Pourtant on appelle cette guerre la Grande guerre. Les allemands qui jusqu’à présent n’utilisaient pas cette expression s’y mettent aussi. Dois-je en conclure qu’on appelle « grande », une affaire de « somnambules » ? Peut-on appeler cette orgie sanglante une « grande » guerre. Aucune guerre d’ailleurs ne peut s’appeler grande, ce devrait être une épithète interdite. Pas par une loi mais par nos pratiques de langage.
Plus surprenant peut-être est de trouver la référence somnambulique sous la plume d’Alexis Tsipras, du parti grec Syriza, je cite :
« Par contre, je sais qu’une des conclusions principales du livre « Les Somnambules » de Christopher Clark, que la chancelière est en train de lire comme l’a relevé Le Monde est que l’utilisation habituelle de la menace de choix extrêmes comme un objet politique pourrait se comprendre comme une prophétie auto-réalisatrice. »
J’ignorais que dans la gauche grecque et européenne on croyait aux« prophéties auto-réalisatrices »
Bref, le titre choisi est un bon coup marketing, il est aisément instrumentalisable sans doute parce qu’il charrie quelque chose de l’air du temps. C’est ainsi, en effet, que nous apparaissent nos hommes politiques d’aujourd’hui. Le discrédit qui les frappe est tel que nous imaginons volontiers qu’il devait en être de même avant 1914. Est-ce cependant la réalité sous la surface des choses ? C’est un titre qui bloque la réflexion  sur les origines de la guerre, sur ce qui en fait la matrice de ce qui est peut-être encore notre présent.

Qu’est ce qu’un somnambule ?

Un somnambule est quelqu’un qui se promène avec beaucoup d’assurance en dormant.Le livre de Christopher Clarck n’est pas le premier à porter ce titre. Dans un essai plus ou moins fictionnel d’Arthur Koestler. « Les Somnambules, ce sont les hommes de la science — Copernic, Kepler, Brahé, Galilée — qui, progressant péniblement parmi les brouillards des thèses erronées, ont ouvert la voie à l’univers newtonien. » peut-on lire dans la présentation par l’éditeur du livre Les Somnambules/ Essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers.
C’est aussi et surtout à mes yeux le titre d’un roman de l’écrivain autrichien Hermann Broch qui se déroule entre 1888 et 1918. J’évoque juste le troisième épisode.Huguenau,soldat allemand d’origine alsacienne déserte en Flandres. Il fuit en refusant de retourner en arrière avec pour modèle de réussite Krupp et les barons du charbon, il deviendra courtier, on dit aujourd’hui trader. Il arrive dans les Ardennes.
« A ce moment la guerre avait déjà perdu de sa correction pointilleuse et l’on ne poursuivait plus les déserteurs aussi sévèrement qu’autrefois : il y en avait trop et l’on ne voulait pas s’en apercevoir. Mais cela ne suffit pourtant pas à expliquer que Haguenau ait pu sortir sans encombre de Belgique : il est bien plus probable que ce fut grâce à la sûreté de somnambule> avec laquelle il se mouvait dans cette zone de dangers : il avançait dans l’air clair de l’avant-printemps, il marchait comme sous une cloche pleine d’insouciance, isolé du monde et pourtant dans le monde, et il ne se posait pas de problèmes »
Hermann Broch Les somnambules L’imaginaire Gallimard page 385
Les uns découvrent de la lumière dans le brouillard, les autres ont la « sûreté » face au danger, on verra ce qu’il en est des somnambules de Christopher Clark.
Avant d’entrer dans le cœur de son livre et à sa critique, il faut faire le détour par le travail d’un autre historien allemand auquel tout le monde se réfère et qui constitue également l’une des principales cibles des « Somnambules ».

« Les buts de guerre de l’Empire allemand »

Dans les années 1960, l’historien Fritz Fischer avait secoué l’Allemagne avec son livre « Les buts de guerre de l’Empire allemand » qui faisait porter sur l’Allemagne le poids principal du déclenchement de la guerre.
Fritz Fischer considère qu’on ne peut pas traiter isolément la politique allemande de juillet 1914. : Elle n’apparaît sous son vrai jour, écrit-il, que si on la regarde comme un lien entre la politique d’expansion de l’Allemagne depuis les années 1890 et la politique des buts de guerre depuis août 1914 .
Aussi rappelle-t-il que la question se situe d’emblée dans un cadre impérialiste et de la volonté de faire passer l’Allemagne du statut de grande puissance à celle de puissance mondiale  :
« L’Empire allemand de 1871, la création de Bismarck, était une union de l’État prussien, militaire et autoritaire, avec les milieux dirigeants de la bourgeoisie libérale qui s’était développée grâce au commerce et à l’industrie. Cette nouvelle création d’un État relève entièrement de l’histoire du mouvement des États nationaux qui s’étend de 1789 à nos jours et elle y occupe une place particulière et significative dans l’histoire mondiale. Les Allemands furent les seuls à ne pas établir leurs institutions en s’alliant avec la démocratie contre l’ancien régime : au contraire, c’est avec reconnaissance qu’ils reçurent ces institutions des mains de l’ancien régime, comme défense contre la démocratie. Dans le nouvel Empire, l’État prussien, la puissance et la considération dont jouit la couronne de Prusse, la position du président du Conseil prussien en tant que chancelier de l’Empire, le Landtag prussien avec son droit de vote à trois classes pour la Chambre des députés et avec sa Chambre haute essentiellement féodale, la bureaucratie, les écoles, les universités et les églises d’État protestantes, sans oublier les forces armées placées sous le commandement direct des monarques, sont des facteurs garantissant la suprématie des forces conservatrices sur les éléments du libéralisme démocratique et, plus tard, du socialisme démocratique. »
Fritz Fischer Les buts de guerre de l’Allemagne impériale 1914-1918 Traduction Geneviève Migeon et Henri Thies. Editions de Trévise page 19
Comme le livre en français est épuisé, je donne ci dessous encore deux larges extraits. Le premier est le plus controversé. Il date le début des intentions bellicistes de l’Allemagne de fin 1912 :
« …L’empereur avait, le 8 décembre 1912, lors d’une discussion sur la situation « politique et militaire », donné des instructions pour organiser des campagnes de presse ; en cas de « grande guerre européenne »  provoquée par le conflit austro-serbe, le peuple allemand devait savoir « à l’avance » pour quels buts il aurait à combattre et par là « se familiariser avec une telle guerre ».
Les fêtes de centenaire qui eurent lieu en 1913 (commémoration de l’appel A mon peuple, inauguration du monument de la bataille des Nations  en octobre) peuvent bien être considérées comme la réalisation de ces projets,  de même que les parades militaires du 25e anniversaire de l’avènement de Guillaume II, en juin 1913. Les sentiments des milieux nationalistes se  reflètent clairement dans le livre du général Friedrich von Bernhardi : Deutschland und der nächste Krieg (L’Allemagne et la prochaine guerre, paru en 1912; sixième édition en 1913). Ce livre est généralement considéré par les historiens allemands comme l’ouvrage d’un pangermaniste forcené dont les opinions dépassent largement les intentions de l’état-major général et du Gouvernement. En réalité, l’auteur y exprime nettement les convictions des représentants officiels allemands en arrivant à la conclusion suivante : «Puissance mondiale ou décadence  ». Bernhardi énumère trois facteurs permettant à l’Allemagne’ son accession au rang de puissance mondiale :
I. Elimination de la France: la France « doit être radicalement écrasée, afin qu’elle ne puisse plus jamais entraver notre route ; formule reprise par Bethmann-Hollweg dans son « programme de septembre » quelques semaines après le déclenchement de la guerre.
II. Création d’une confédération d’Etats de la « Mitteleuropa sous l’hégémonie de l’Allemagne. L’espoir de Bernhardi de voir les petits États, « voisins les plus faibles », rechercher la protection des armes allemandes et leur « rattachement à l’Allemagne » sera largement partagé pendant la guerre par les milieux dirigeants. Le développement de la Triplice en une Union de « Mitteleuropa », concentration de forces qui s’oppose au principe de l’équilibre européen, va également devenir un trait fondamental de la politique allemande.
III. Accession de l’Allemagne au rang de puissance mondiale par la conquête de nouvelles colonies. En accord avec les historiens les plus éminents, les économistes, les grands chefs d’industrie et les promoteurs de la « politique mondiale », Bernhardi formule ainsi sa dernière condition: « Il ne s’agit pas aujourd’hui d’un système d’États européens, mais d’un système mondial d’États dont l’équilibre est fondé sur la puissance. Celle-ci ne pourrait être assurée que par de « propres territoires coloniaux et une influence politique prépondérante dans les pays consommateurs ». Puissance mondiale était pour lui synonyme de mission civilisatrice.
Ce même décembre 1912, alors qu’il avait ordonné la préparation psychologique de la population à la guerre, l’Empereur chargea l’Office des Affaires étrangères (c’était son deuxième ordre) d’adopter comme « principe de base de notre politique » la « lutte pour l’existence » des Germains contre les Gaulois et les Slaves et de rechercher partout des alliés … »
Fritz Fischer ibidem page 49

La question des responsabilités.

Dernier extrait enfin, Fritz Fischer aborde la question des responsabilités et signale par anticipation au passage que la thèse des « Somnambules » date de Lloyd George: « Nous avons tous été entraînés dans la guerre. »
« Il est incontestable que, dans ce heurt d’intérêts politiques et militaires, de  ressentiments et d’idées qui atteignent leur maximum pendant la crise de  juillet, tous les gouvernements des pays européens engagés n’aient eu leur  part de responsabilité au déclenchement de la guerre mondiale. Il ne nous appartient pas de discuter en détail la responsabilité de la guerre, ni d’étudier ou de juger la responsabilité des hommes d’État et des militaires des puissances engagées dans le conflit. […] Ici, il importe de démontrer les buts et la politique pratique du gouvernement allemand au cours de la crise de juillet.
Une fois de plus, il faut souligner que sous l’effet des tensions internationales de l’année 1914, provoquées partiellement par la politique d’expansion de l’Allemagne qui avait entraîné déjà trois crises graves en 1905/1906, 1908/1909 et 1911/1912, chaque guerre localisée en Europe à laquelle se trouverait mêlée une grande puissance devait presque inévitablement provoquer une conflagration générale. L’Allemagne, confiante dans sa supériorité militaire, ayant voulu, souhaité et appuyé la guerre austro-serbe, prit sciemment le risque d’un conflit militaire avec la France et la Russie. Le gouvernement allemand portait ainsi la part décisive de la responsabilité historique de la guerre mondiale. La tentative de l’Allemagne d’arrêter en dernière minute cette fatalité ne diminue pas sa part de responsabilité. Ce n’est d’ailleurs que la menace d’une intervention anglaise qui donna lieu aux démarches allemandes à Vienne: ces démarches furent tentées, sans grande conviction, trop tard et aussitôt annulées.
Les politiciens allemands et avec eux la propagande allemande pendant la guerre ainsi que l’historiographie allemande d’après-guerre – surtout après Versailles – soutinrent la thèse selon laquelle l’Allemagne fut contrainte de faire la guerre, ou au moins que la part de responsabilité allemande ne fut pas plus grande que celle des autres dans le sens donné et politiquement motivé par Lloyd George: « Nous avons tous été entraînés dans la guerre. »
Fritz Fischer ibidem pages 99-100
Toute une école historiographique allemande se réclame encore aujourd’hui de Fritz Fischer.
« C’est le mérite de l’historien de Hambourg, Fritz Fischer d’avoir, fin des années 1950, début des années 1960, après un laborieux travail d’archives montré que la responsabilité principale était allemande parce que l’Allemagne en tant qu’allié prépondérant de l’Autriche-Hongrie a donné à cette dernière le feu vert pour frapper la Serbie et ce faisant son allié principal la Russie. » dit l’historien Hans Ulrich Wehler Cette thèse s’est peu à peu imposée en Allemagne et dans le monde. La partie du travail de Fischer qui a été et est encore contestée est l’idée que la guerre avait été planifiée dès 1912.
Mais c’est la thèse centrale de Fischer de la responsabilité allemande qui perdure aujourd’hui parmi les historien allemands que Christopher Clark s’emploie à casser en reprenant une idée pas nouvelle du tout du glissement progressif dans la guerre.
«  Chez Clark souffle un vent de déculpabilisation sur la position allemande. Quand on a une fois lu tous les documents accessibles (…), on voit : premièrement que l’état-major voulait une guerre « aussi vite que possible » comme le répétait sans cesse le chef d’état-major, Moltke, parce que la course à l’armement russe et française allait rattraper le niveau de l’armement allemand au plus tard en 1916. Il fallait saisir l’occasion de la supériorité. Deuxièmement, l’état-major avait élaboré ce que l’on appelait le plan Schlieffen. Il fallait selon ce plan tenir le front contre les russes et battre la France grâce à une supériorité sept fois plus grande en l’attaquant par le sud de la Belgique ».
Entretien avec l’historien Hans Ulrich Wehler dans la Frankfurter Rundschau (18 décembre 2013)
Il est temps d’en arriver à notre lecture des « Somnambules »
 Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, tel est le sous-titre du livre de Christopher Clark, qui tout en étant irritant n’est pas sans intérêt, s’il ne jetait le bébé avec l’eau du bain. Son premier mérite est de nous sortir d’une relation presque exclusivement franco-allemande pour évoquer la Première Guerre mondiale. Si notamment l’examen du partage des responsabilités est légitime, ne plus les hiérarchiser est problématique. Toutes les puissances participantes au déclenchement de la guerre n’étaient pas égales. Le livre s’ouvre sur la Serbie et fournit l’occasion de rappeler que, par exemple, la France possédait les trois quarts de la dette serbe et que cette dette servait à vendre des armes à la Serbie, ce qui n’est pas sans évoquer aujourd’hui l’endettement de la Grèce. Le nationalisme serbe était déconnecté des réalités et s’était construit une « cartographie imaginaire » de la Grande Serbie, persuadé que la désintégration de l’Autriche Hongrie allait en favoriser l’avènement. Le Premier ministre serbe Nikola Pašić avait des scénarios de guerre à l’esprit.
« Ce qui ne signifie pas, écrit Clark, que Pašić ait sciemment cherché à provoquer un conflit généralisé, ou que l’idée de provoquer une attaque autrichienne ait directement influé sur son comportement. Mais peut-être l’intuition que la guerre était une étape historiquement nécessaire de la construction de la nation serbe avait-elle émoussé le sentiment qu’il fallait agir d’urgence pour arrêter le bras des assassins avant qu’il ne soit trop tard. Toutes ces considérations et ces scénarios l’obsédaient certainement tandis qu’il réfléchissait, avec lenteur et pondération, à la façon de traiter la situation créée par la nouvelle du complot de Sarajevo. »
Ainsi Christopher Clark écrit-il parfois l’histoire : peut-être, il se pourrait bien que… Ce qui fait que, pour des journalistes, cela devient c’est la faute aux Serbes ce qu’il n’a jamais dit réellement.
Mais il a des lettres. Son second paragraphe s’intitule L’empire sans qualité, allusion – sans doute, peut-être – au livre de Robert Musil L’homme sans qualité. Cet « empire sans qualité » n’est autre que l’empire austro-hongrois moribond et secoué par des conflits entre les différentes nationalité qui le compose. La double monarchie est dirigée par une « impersonnalité diabolique » (Karl Kraus), l’empereur François Joseph. Les structures de décisions au sein de l’empire sont partagées entre faucons et colombes, avec en tête pour les premiers le chef d’état major des armées, le maréchal Conrad von Hötzendorf qui n’a comme réponse à toute situation que la guerre et à ranger dans les colombe le successeur du trône, l’archiduc Franz Ferdinand, qui rêve d’ États-Unis de la grande Autriche. Il sera assassiné à Sarajevo, le 28 juin 1914 par Gavrilo Princip.
L’Europe d’alors est divisée :
« Si l’on compare la carte des alliances entre grandes puissances européennes en 1887 avec la même carte pour l’année 1907, on voit se dessiner une transformation. La première carte révèle un système multipolaire dans lequel de multiples forces s’équilibrent, bien que de façon précaire. La Grande Bretagne s’oppose à la Russie en Perse et en Asie centrale. La France est déterminée à renverser le verdict de la victoire allemande de 1870. Dans le Balkans, des conflits d’intérêts font naître des tensions entre la Russie et l’Autriche-Hongrie. L’Italie et l’Autriche s’opposent en mer Adriatique Des querelles sporadiques éclatent sur le statut des communautés italophones de l’Empire austro-hongrois tandis qu’entre l’Italie et la France , le climat reste tendu à cause de la politique coloniale française en Afrique du Nord » (page 134)
Un système de traité fait que les tensions ne tournent pas en conflit ouvert. Mais une polarisation du système géopolitique européen s’est mise en place. Elle est pour Christopher Clark « une condition préalable de la guerre qui éclate en 1914 » Une bipolarisation qui a joué autant pour atténuer que pour aggraver les conflits expliquerait cependant l’enchaînement des événements menant de l’attentat de Sarajevo à la guerre. Mais il y a bien une question allemande en Europe depuis Bismarck et la constitution d’un empire allemand. Un problème pour la France « dont la sécurité a toujours reposé sur la fragmentation de l’Europe germanique », pour la Russie, pour la Grande Bretagne, etc… « Cette guerre [de 1870] dira le premier ministre Disraeli, c’est la Révolution allemande, un événement politique encore plus important que la Révolution française du siècle dernier » Un nouvel empire en effet vient troubler le jeu.

Un nouveau venu dans la famille des impérialismes

« Il existe une différence évidente mais fondamentale entre l’empire allemand, nouveau venu sur la scène internationale et ses rivaux. Comme la Grande-Bretagne, la France et la Russie possèdent de vastes portions de la surface habitée de la planète et contrôlent militairement des régions périphériques de leurs empires respectifs, elles disposent de territoires ou d’ avantages à marchander ou à échanger à moindre frais pour la métropole. Par exemple, la Grande-Bretagne a la possibilité de faire des concessions à la France dans la région du Mékong ; la Russie, celle d’offrir à la Grande-Bretagne de délimiter des zones d’influence en Perse ; la France celle de proposer à l’Italie l’accès à des territoires convoités en Afrique du Nord. L’Allemagne, en revanche, ne peut entrer dans ce jeu de négociations, parce qu’elle est continuellement dans la position du parvenu qui n’a rien à offrir et lutte pour se faire une place au soleil. Quand elle tente de s’emparer d’une part des maigres portions encore disponibles, elle se heurte à la résistance du club des habitués » (page 152-153).
Partage du gateauEn d’autres termes la seule puissance ayant intérêt à faire bouger le statu quo, c’est l’Allemagne. Et personne ne se demande de quelle manière ces contradictions inter-impérialistes auraient pu être résolues par la paix . La question n’est même pas effleurée. Christopher Clark rappelle le discours retentissant prononcé en 1897 par le Secrétaire d’état aux affaires étrangères, von Bülow : « Le temps où les Allemands laissaient la terre à l’un de leur voisin, la mer à l’autre, et ne gardaient pour eux-mêmes que les cieux où règne la philosophie pure, ce temps est révolu. Nous ne souhaitons faire d’ombre à personne, mais nous aussi nous exigeons d’avoir notre place au soleil »
L’Allemagne veut participer au banquet colonial. D’autant plus qu’elle connaît un miracle économique et manque de débouchés. Sommes-nous si loin qu’on le dit des thèses de Fritz Fischer ? La guerre par ces enjeux n’est-elle pas d’entrée mondiale alors que des historiens nous affirment qu’elle ne l’est devenue qu’au cours de son déroulement ?
Certes, ce ne sont pas des -ismes (colonialisme, impérialisme) qui déclenchent des guerres mais des hommes. Ils n’empêchent qu’ils sont pris dans des -ismes dont ils ne révèlent pas la nature parce qu’ils n’en ont pas l’intelligence. A l’exception de la France, qui est une république, les autres sont des monarchies dirigés par de piètres politiques qui n’ont de compte à rendre à personne. Le pouvoir, ils n’ont pas eu à le conquérir, ils l’ont hérité. Ils n’ont pas besoin de storytelling, de cadre narratif cohérent. Ils confondent les parades militaires avec les champs de batailles. En plus, ils sont cousins, souvent capricieux. Mais l’on se demande tout de même si Christopher Clark n’attache pas trop d’importance à leur versatilité. Il s’en régale oubliant peut-être que c’est précisément avec des dirigeants indécis que les lobbies guerriers et financiers qui savent ce qu’ils veulent l’obtienne. L’examen du système politique à lui seul ne permet pas de comprendre les lignes de forces qui conduisent à la tragédie.
Encore une citation caractéristique de la démarche de Clark, affirmer une chose et la noyer dans des circonvolutions interrogatives :
« Le culte de la chose militaire envahit la vie publique et la vie privée, jusque dans les plus petites communautés. Comment ce militarisme influence-t-il les décisions qui mènent l’Europe à la guerre en 1914 sont-elles comme l’on affirmé certains historiens, dans l’abdication des autorités civiles et l’usurpation du pouvoir politique par les généraux ? »
On aimerait connaître votre réponse Monsieur Clark !
Pourquoi dites-vous que l’affirmation du Colonel House écrivant au Président Woodrow Wilson qu’ en Europe « le militarisme y vire à la folie » est une exagération ?
Gerd Krumeich raconte que De Gaulle pas encore général mais officier prisonnier des Allemands avait, lors d’une conférence donné dans le camp des officiers, affirmé que les Allemands perdront la guerre parce que les militaires avaient désappris à obéir. Une « idéologie sacrificielle » se met en place qui parvient à faire en sorte que la guerre soit considérée comme « un mode parmi d’autres des relations humaines ». La guerre était considérée comme un moyen de la politique. Clark rappelle que les rédacteurs en chef des journaux sont embarqués dans la militarisation. Il met l’accent sur le « chaos décisionnel ». Mais le « chaos décisionnel » lui même a une origine. Difficile d’affirmer que personne ne voulait la guerre quand la guerre est considérée comme acceptable sinon souhaitable pour résoudre les conflits et forger les caractères. La vraie difficulté est dans l’ampleur qu’elle a prise.

La poudrière des Balkans

Les somnambules focalisent sur la poudrière des Balkans. Par les systèmes d’alliances, ils se retrouvent au centre de la géopolitique européenne.
Un des meilleurs passages du livre parle de la Lybie, montrant d’une part que c’est finalement par des guerres coloniales que tout a commencé, et qu’on y a, d’autre part, expérimenté de nouvelles techniques sur des soldats arabes. Il en cite deux : les bombardements aériens qui ont été expérimentés par l’Italie en février 1912 et les projecteurs électriques. Il cite un observateur britannique, Ernest Bennett : « le spectacle de ces malheureux soldats arabes pris dans la lumière électrique me remplit de tristesse : projecteurs, mitrailleuses Maxim, batteries, navires de guerre, aéroplanes – ils avaient si peu de chance de s’en sortir »
La série de conflits qui dévastent les Balkans commence en Afrique du Nord. L’attaque de l’Italie donne le signal d’une offensive des Balkans contre l’empire ottoman. Je n’entre pas dans le détail du chaos balkanique où s’opère en outre «  le renversement des anciens schémas d’allégeance ». Les politiques étrangères se mènent à coup de crédits qui servent à l’achat d’armement et à la construction de chemins de fer, vecteurs de mobilité stratégique.
Tout a l’air calme pendant que s’accentue la course aux armements et que la bataille fait rage pour la conquête de nouveaux marchés.
« Dans la course pour le contrôle des concessions pétrolières si convoitées de Mésopotamie, les banques, les investisseurs britanniques soutenus par Londres, n’ont aucun mal à mettre les Allemands en difficulté en usant à la fois de marchandage agressif et de diplomatie financière impitoyable. Même dans le domaine des chemins de fer, qui représente la moitié des investissements allemands dans l’Empire ottoman (…), les Français font pratiquement jeu égal (…). Ces derniers contrôlent 62,9 % de la dette publique ottomane (administrée par une agence internationale au profit des créanciers de l’Empire), L’Allemagne et la Grande Bretagne se répartissent le reste à part quasiment égale. Enfin l’institution financière la plus puissante de Constantinople, la Banque impériale ottomane – qui contrôle le lucratif monopole du tabac, ainsi que de multiples entreprises, sans compter le droit exclusif d’imprimer les billets de banque ottomans – est une institution franco-britannique et non allemande. Elle constitue également un instrument politique aux mains des Français dans la mesure où Paris gère ses opérations de crédit et sa fiscalité »
Heureusement qu’il n’y a pas, à ce qu’on nous dit, de conflits inter-impérialistes !
Les « frontières » entre impérialismes se situent parfois loin de l’Europe. Entre la Grande Bretagne et la Russie, elles passent par l’Asie centrale, la Perse. Ces éléments constituent des données géopolitiques – les tracés de lignes de chemin de fer sont interprétées, par exemple, comme preuves d’une stratégie offensive.
Tous les états-majors, y compris français, se mettent en posture offensive et « la logique de guerre préventive exerce une pression occulte mais forte sur les raisonnements des principaux décideurs pendant la crise de l’été 1914 »
Comment s’opère le passage ?
Crise de la masculinité ?
Christopher Clark s’ essaye à cette interprétation.
Je crois que l’on peut passer sur ce chapitre.
Toujours est-il qu’il ne nie pas l’existence de causalités qu’il multiplie à plaisir et c’est ce qui fait l’intérêt de son livre. Il persiste néanmoins à affirmer que « l’avenir était ouvert ». Là, j’ai du mal à suivre. Pour la bonne et simple raison qu’au niveau des décideurs, la paix n’était pas envisagée comme alternative au règlement des conflits. Ils en étaient loin, considérant la guerre comme un moyen légitime.
Le dimanche 28 juin 1914, l’héritier du trône austro-hongrois est assassiné à Sarajevo déclenchant une onde de choc qui allait conduire à la guerre. Christopher Clark s’y attarde longuement ainsi que sur l’implication de la « main noire » et les complicités serbes. C’est une partie fortement contestée notamment pas l’historien britannique Max Hastings, le plus sévère :
« Les sources serbes sur lesquelles s’appuie Clark ne sont pas du tout fiables. Sa démonstration de la complicité entre le gouvernement serbe et la Main noire [Organisation secrète nationaliste serbe], qui se base sur une remarque du ministre serbe de l’intérieur en 1920, est irrecevable. De plus, je ne vois pas comment le premier ministre Nikola Pasic et “Apis”, chef des services secrets serbes et de la Main noire, aurait pu faire cause commune alors qu’ils se détestaient. Bien sûr, la Serbie était un facteur de déstabilisation régionale. Mais aucune preuve ne nous permet d’affirmer qu’elle est responsable de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand ».
Je me contente de le noter, il m’est difficile d’avoir un avis sur la question. Il me semble que la responsabilité directe de la Serbie n’est pas établie, pas suffisamment du moins. Il n’en va pas tout à fait de même pour la suite du récit qui dédouane beaucoup trop facilement l’Autriche-Hongrie et son principal allié l’Allemagne. Gerd Krumreich a établi dans son dernier livre ce qui fait consensus en Allemagne et qui fera l’objet de la troisième partie .
Restons encore un instant avec « l’histoire maîtresse d’école excentrique peuplée de somnambules » chère à Christopher Clark. Il atténue la portée de l’ultimatum autrichien à la Serbie en le présentant comme plus modéré que l’ultimatum de l’OTAN à la Serbie en 1999. Il est pourtant admis qu’il ne laissait aucune porte de sortie diplomatique à la réponse serbe. L’idée générale est tout de même qu’il faut régler une fois pour toute la question serbe. C’est le point de vue de Guillaume II mais aussi de la France d’après Clark qui cite l’ambassadeur belge à Paris : « L’état-major français est favorable à la guerre » (page 476). Le 28 juillet 1914, l’empereur François-Joseph signe la déclaration de guerre à la Serbie.
Dès lors les dés sont jetés.
Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France.
Chez Christopher Clark, chacun en prend pour son grade. C’est l’aspect positif. Il ne peut cependant pas s’empêcher d’être caricatural quand il écrit :
« Le déclenchement de la guerre de 1914 n’est pas un roman d’Agatha Christie à la fin duquel nous découvrons le coupable debout près d’un cadavre dans le jardin d’hiver, un pistolet encore fumant à la main. Il n’y a pas d’arme du crime dans cette histoire, ou plutôt il y en a une pour chaque personnage principal. Vu sous cet angle, le déclenchement de la guerre n’a pas été un crime, mais une tragédie. Reconnaître cela ne signifie pas que nous devons minimiser le bellicisme et la paranoïa impérialiste des décideurs politiques allemands et autrichiens qui ont attiré à juste titre l’attention de Fischer et des ses alliés historiographiques. Néanmoins les Allemands n’étaient pas les seuls a avoir été impérialistes ni à avoir succombé à la paranoïa ; la crise qui a entraîné la guerre de 1914 était le fruit d’une culture politique commune. Mais elle était également multipolaire et authentiquement interactive, ce qui en fait précisément l’événement le plus complexe des temps modernes, et c’est la raison pour laquelle les débats sur son origine se poursuivent, un siècle après que Gravilo Princip, posté au coin de la rue François Joseph , a tiré ses deux coups de pistolets fatals. »
J’ai envie de mettre ce passage en collision avec la dernière phrase du livre :
« Où que nous jetions notre regard dans cette Europe de l’avant guerre, nous rencontrons cette légèreté désinvolte. En ce sens, les protagonistes de 1914 étaient des somnambules qui regardaient sans voir, hantés par leurs songes mais aveugles à la réalité des horreurs qu’ils étaient sur le point de faire naître dans le monde ».
Des somnambules bellicistes, impérialistes et paranoïaques ? Difficile de faire passer le général von Moltke pour un somnambule, de même que le chef d’Etat major autrichien, von Hötzendorf. Quant au lieu de la tragédie, on a un peu de mal à le situer là où pour l’essentiel C. Clark la situe. Dans les ambassades. Surtout en l’absence de dimension sociale totalement occultée.

La théorie de la localisation

Le livre de Christopher Clark participe d’un travail encore peu fréquent – c’est bien plus vrai encore de l’historiographie française – de description détaillée de l’avant guerre. De ce qui s’est passé juste avant que ça ne casse.
Juli 1914
Dans son livre Juli 1914, eine Bilanz (Juillet 1914, un bilan, non traduit), bilan de ce que l’on sait, Gerd Krumeich trace la piste de la « théorie de la localisation ». C’est pour lui précisément cet objectif de la politique allemande de tester la réaction russe en cas d’attaque de la Serbie par l’Autriche-Hongrie qui allait déraper. L’histoire de cet avant-guerre est là aussi examinée du point de vue du système de puissance et des équilibres de pouvoir. Krumeich rappelle lui-aussi la vieille histoire des Balkans où « n’ont cessé de s’affronter la Russie comme protectrice des petits peuples slaves et l’Autriche-Hongrie, Etat multi-ethnique composé de partie importantes de ces mêmes peuples » . La crainte d’isolement de l’Allemagne a renforcé le poids de son alliance avec l’Autriche.
C’est bien la question de l’impérialisme, n’en déplaise à Nicolas Offenstadt, qui est au cœur de la période. Devenir puissance mondiale ou décliner était l’alternative considérée comme vitale. Elle était partagée par les universitaires y compris Max Weber qui considérait que ce n’était pas la peine d’avoir fait tant d’efforts pour construire l’unité nationale si elle ne devait par servir de point de départ d’une politique de puissance mondiale. Cette conception était partagée par tous les pays.
Je quitte un moment le livre de Krumeich pour m’arrêter un instant sur la question de l’impérialisme puisque Nicolas Offenstadt  en critiquant Lénine jette le bébé avec l’eau de bain. Facile de dire que l’impérialisme n’était pas « le stade suprême du capitalisme », merci, nous nous en étions rendu compte, mais cela n’enlève rien à la question de l’impérialisme elle même. Quelle est son origine ?
« Essoufflement des secteurs industriels de la première génération ; renforcement et organisation des classes ouvrières dans les pays capitalistes développés ; durcissement de la concurrence intercapitaliste ; crises violentes … – certains voient là le symptômes de l’effondrement prochain du capitalisme.
Mais déjà de nouveaux et importants secteurs industriels se déploient; de nouveaux modes de domination sur les travailleurs et de nouvelles relations avec la classe ouvrière se préparent; et, au-delà des réactions défensives (protectionnisme cartels), à leur abri, s’amorce une fondamentale mutation du capitalisme: concentration et centralisation du capital industriel, formation de trusts et de monopoles nationaux, et, indissociablement, mondialisation de l’aire d’influence des capitalismes dominants, à travers le commerce et l’exportation de capitaux, la formation de groupes multinationaux, la colonisation qui conduit au partage du monde ».
Michel Beaud : Histoire du capitalisme 1500-2010 Points économie page 210-221 l’âge de l’impérialisme
Le chapitre se conclut ainsi :
« Rivalités, concurrence, frictions, affrontements ; intérêts industriels et financiers, mais aussi élans patriotiques ; même si elle n’en est pas la seule cause, l’expansion impérialiste des capitalismes nationaux à la fin du XIXème et au début du XXème siècle est fondamentalement à l’origine de la « Grande Guerre » de 1914-1918. »
Dire enfin comme Offenstadt que « les interdépendances étaient en fait très fortes entre les économies et que, pour nombre de secteurs (assurances, sociétés minières…), la paix était préférable à la guerre », revient à dire que, comme les principales têtes couronnées d’Europe étaient cousins, elles ne sauraient se faire la guerre.
Retour à G.Krumreich.
« C’est sans aucun doute la politique de puissance mondiale et maritime agressive de l’Allemagne qui a transformé de manière décisive le concert européen des puissances, en ce début du XXème siècle ».
Faisant appel à l’historien Wolfgang Mommsen, il ajoute que la politique mondiale de l’Allemagne, à la différence de la France et de l’Angleterre, n’était pas portée par une tradition et une classe impérialistes. De son côté, Poincaré, président de la République française a pratiqué avec les Russes une politique de prise en tenailles de l’Allemagne.
« Depuis la crise d’Agadir en 1911 [entre la France et l’Allemagne à propos du Maroc], la guerre était dans l’air et personne n’aurait été surpris si elle avait éclaté fin 1911. »
Par ailleurs, si la guerre a éclaté en 1914 plutôt qu’en 1916, c’est bien parce que l’Allemagne considérait sa puissance comme supérieure à ce moment là et qu’attendre allait réduire son avantage. La folle course aux armements avait conduit à un surarmement tel qu’il a mené à considérer que «  le plus tôt serait le mieux ». Les plans de guerre, affirme avec force Gerd Krumeich, misaient sur la courte durée. Il en veut pour preuve l’épuisement rapide des munitions. On peut évidemment se demander comment les états majors pouvaient imaginer cela sachant qu’ils mettaient des millions d’hommes en mouvement. Par ailleurs, on devine bien que si elle avait été annoncée comme longue, l’enthousiasme pour la guerre aurait sans été considérablement émoussé. Il y a quelque ambiguïté dans ce résumé :
« D’une certaine manière, on savait qu’une guerre européenne pouvait devenir une catastrophe mais on croyait quand même qu’on pourrait précisément éviter la catastrophe par des décision claires et rapides »
L’attentat de Sarajevo non plus n’était pas totalement une surprise même s’il s’est déroulé comme « dans une scène d’un film de Chaplin avec certes une fin mortelle et des conséquences mondiales ». Le principal reproche que Krumeich fait à Christopher Clark, son livre en fourmille mais je ne retiendrai que celui-ci, c’est de s’attarder longuement sur cette histoire jusqu’à en perdre le fil et la signification politique. N’est-ce pas d’ailleurs son but ? Du point de vue de l’historien allemand, l’historien australien n’apporte pas réellement la preuve de la complicité du gouvernement serbe dans l’attentat même s’il admet des complicités dans l’armée et les douaniers. Pour le premier «  le gouvernement de la double monarchie s’est montré dès le début déterminé à utiliser les circonstances pour en finir avec le problème serbe ». Cela ne minimise en rien la part allemande dans l’escalade du conflit. Pourquoi l’Allemagne a-t-elle signé un chèque en blanc à son allié ? Il explique cela en faisant appel à un jeu de pur hasard qu’on appelle en allemand « vabanque ». L’expression est née du jeu français du pharaon, un jeu de quitte ou double qui, comme son nom le suggère, profite surtout au banquier du jeu, à ce qui « va à la banque » d’où l’expression « vabanque ». La théorie de la localisation est ainsi un jeu de hasard.
J’ai traduit deux pages du livre de Gerd Krumeich, les pages 183 et 184 qui expliquent clairement me semble-il son propos :
« Qui donc porte la responsabilité du déclenchement de la 1ère guerre mondiale ou n’y a-t-il aucun coupable et toutes les puissances ont-elles glissé plus ou moins consciemment dans la guerre pour reprendre la formulation de réconciliation des années 1920 ?  Ou les hommes politiques étaient-ils réellement des somnambules ou mieux ont-ils dans leur rêve dansé sur un volcan en ignorant qu’ils allaient le pousser à l’éruption ? Mes conclusions à l’examen des dossiers des acteurs, de leurs agissement, de leurs omissions, est sans ambiguïté : l’Empire allemand et l’Autriche Hongrie se sont livrés à un jeu de risque tout (Vabanquespiel) qui ne craignait pas la grande guerre pour faire pencher en leur faveur la balance de la politique européenne. L’attentat de Sarajevo a été utilisé de manière déterminée pour libérer l’Autriche-Hongrie de la pression serbe et pour essayer de savoir si la Russie était décidée et prête à la guerre et jusqu’où elle était prête à y aller. L’unanimité régnait parmi les dirigeants des empires allemand et autrichien pour considérer que le danger russe, depuis longtemps jugé menaçant, nécessitait une telle mise à l’épreuve pour asseoir la position de l’Allemagne et de la monarchie danubienne dans le concert des puissances. Typique pour l’époque étaient les obsessions provenant du darwinisme selon lesquelles l’Empire russe en pleine croissance deviendra avec ses potentialités économiques et militaires à plus ou moins long terme un facteur incalculable. La crainte d’une possible agression de la Russie avec son allié la France s’est transmuée dans l’opinion partagée par la direction wilhelmienne qu’il valait mieux la guerre « maintenant que plus tard » puisque de toute façon guerre il y aura. Ce fatalisme de la pensée dominait chez les « puissances d’Europe centrale » et avec le « saut dans l’inconnu » – expression utilisée par le chancelier Bethmann Hollweg pendant la crise de juillet – on pensait encore pouvoir trouver un rivage salvateur.
Ce ne sont pas les ambitions de puissance mondiale ou la recherche d’une suprématie impériale qui ont été les éléments moteurs pour les décisions de juillet 1914 mais une peur prononcée de l’avenir. Cette peur s’est accentuée depuis le début du siècle et est devenue une sorte de profond sentiment partagé par les Allemands. C’était la peur d’être littéralement entouré, oui « encerclé » par des puissances envieuses comme l’avait dit le Chancelier Bülow en 1906. De fait, les autres puissances ont fait mouvement les unes vers les autres -rapprochements informels- pour contenir l’Empire allemand qui menaçait par le développement de sa démographie et de ses forces productives de leur faire de l’ombre. Il y avait aussi bien en Angleterre qu’en France et en Russie des craintes massives devant un voisin aussi imprévisible que dynamique au centre du continent. Les Allemands par leurs fougueuses ambitions et leurs comportements souvent maladroits sur le parquet diplomatique se sont « exclus d’eux-mêmes » mais le comportement des Russes, des Français et des Anglais faisaient en sorte de transformer les craintes d’encerclement en véritable phobie. Peser le pour et le contre de tout cela dans le détail s’avère une tâche totalement impossible. Toutes les grandes puissances avaient le format impérial, toutes avaient à l’ère de l’impérialisme le souci du développement futur avec des composantes de peur et des sentiments de déclin diversement répartis. Si donc les puissances d’Europe centrale dans ma conviction portent la responsabilité principale d’avoir mis le feu aux poudres, elles ne sont pas les seules à avoir accumulé tant de munitions «
Gerd Krumeich Juli 1914, eine Bilanz Verlag Ferdinand Schöningh Pages 183-184. Traduction B. Umbrecht
Avant de quitter le livre , une dernière citation qui y est contenue : un extrait du célèbre discours d’August Bebel prononcé au Reichstag en novembre 1911, trois ans avant le début de la guerre :
Ainsi de tous côtés on s’armera encore et encore […] jusqu’au moment où l’une ou l’autre partie dira plutôt une fin dans la terreur qu’une terreur sans fin […] Ce sera alors la catastrophe. Alors ce sera en Europe la grande mobilisation générale qui verra 16 à 18 millions d’hommes, dans la fleur de l’âge, de différentes nations, jetés les uns contre les autres sur les champs de bataille, armés des meilleurs instruments meurtriers.[…]. Le crépuscule des Dieux du monde bourgeois est annoncé[…].
La citation du fondateur de la social démocratie allemande appelle deux remarques. Bebel avait beau être social-démocrate et donc suspect intellectuellement pour la droite et les historiens qui ne prennent pas de tels points de vue en considération – encore moins Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg – il est tout de même un peu difficile après un tel discours – de 1911- de parler de somnambules. Tout le monde savait qu’une telle hypothèse était plausible. Le problème est que cela n’a pas empêcher le SPD de voter les crédits militaires. La seconde question est de savoir pourquoi la dernière phrase s’est avérée fausse, en d’autres termes, pourquoi la guerre a sauvé le monde bourgeois plutôt que d’en hâter la fin.
Pour compléter son interprétation, Krumeich doit faire appel à des notion telle que l’hybris, le fétichisme de la technique en expliquant que personne n’avait idée du potentiel d’énergie qui allait être mis en branle.
Quelles qu’aient été les conceptions sur la durée supposée courte de la guerre, ces considérations ne modifient en rien l’énormité des pertes en vies humaines qui avait été prise en compte par les états majors et les politiques qui les suivaient. La guerre est en effet d’abord la permission de tuer son prochain avec la bénédiction des églises, son horizon est la mort. En 1913, a été fêté en grande pompe le centenaire de la bataille de Leipzig entre les troupes de Napoléon et la « Sainte alliance » des troupes russes, autrichiennes et prussiennes avaient fait en trois jours 170.000 morts sur un effectif de 500.000 hommes engagés. Un simple calcul … Le spectacle des boucheries avait par ailleurs déjà présidé à la naissance de la Croix Rouge. L’horreur était programmée. La vie humaine avait peu de prix. Durs Grünbein, à la fin de son discours de remerciements pour le prix Büchner déclarait :
« Pendant la 1ère guerre mondiale, alors que des millions de Woyzecks crevaient dans les tranchées, un déserteur à Mülheim inscrivit sur le mur sa nouvelle addition : Qu’est ce qu’un mort ? 170 livres de viande froide, 4 seaux d’eau, un paquet de sel »

La guerre de 14-18 comme laboratoire

Herfried Münckler dans son livre « der Grosse Krieg »(La Grande guerre, non traduit, Rowohlt 2013) définit la guerre de 14-18 comme le « laboratoire » dans lequel a été développé presque tout ce qui dans les conflits futurs jouera un rôle :
« de la guerre aérienne stratégique, qui ne distingue pas entre combattants et non combattants jusqu’à l’expulsion et l’extermination de groupes entiers de population ; de l’idée d’une croisade pour des idéaux démocratiques qui servit à justifier l’intervention du gouvernement des USA dans la guerre européenne à une politique d’infection révolutionnaire dans laquelle les parties en guerre se servent de courants ethnoséparatistes ou religieux pour semer le désordre dans le camp adverse. La première guerre mondiale a été la couveuse dans laquelle se sont développées toutes ces technologies qui font partie de l’arsenal des acteurs politiques. Ne serait-ce que pour cette raison, une étude attentive de cette guerre vaut le coup ».
J’en suis bien d’accord, alors reprenons succinctement quelques points en détail.
Notons d’abord que la puissance qui profitera de ce suicide de l’Europe, ce seront les Etats-Unis véritables vainqueurs de cette guerre.
En 1935, Faulkner écrit dans le compte-rendu d’un livre sur la Première Guerre mondiale, Test pilot, quelque chose qui annonce la guerre des automates, des drones :
« Ce serait le folklore non pas du siècle de la vitesse ni des hommes qui en sont les acteurs, mais de la vitesse en soi, dont les protagonistes ne seraient ni des humains ni des êtres mortels, mais des machines ultra perfectionnées, douées de volonté, ne transportant aucun être vivant, destiné à mourir et susceptible de souffrir, se déplaçant vers un but invisible sans dessein compréhensible, suscitant une littérature privée d’amour et de haine et, ça va sans dire, de pitié et de terreur, une littérature où serait contée la disparition totale de la vie à la surface du globe. Je les regarderais, ces mortels chétifs et frêles, disparaître dans un espace de vide infini, intemporel, empli du rugissement de machines incroyables, un espace traversé de météores en furie se déplaçant dans le vide, se ruant nulle part sans s’arrêter ni ralentir, à jamais voués à se détruire les uns les autres » (Essais, discours et lettres ouvertes, pp. 241-42, traduction modifiée).
Cité par Michel Gresset : William Faulkner : « …ce monde voué à la destruction » in Ecrire la guerre . Editions du Magazine littéraire (2013) pages 59-61
« Une révolte de la technique »
La question de la technique est aussi présente dans l’analyse de la guerre par Walter Benjamin :
« Sans diminuer en rien l’importance des causes économiques de la guerre, on est en droit d’affirmer que la guerre impérialiste, dans ce qu’elle a précisément de plus dur et de plus néfaste, est partiellement déterminée par la disparité criante entre les moyens gigantesques de la technique et l’infime travail d’élucidation morale dont ils font l’objet. En effet, de par sa nature économique, la société bourgeoise doit retrancher aussi rigoureusement que possible la technique de la sphère dite spirituelle, elle doit empêcher aussi résolument que possible la pensée technique de participer à l’organisation sociale. Toute guerre à venir sera aussi une révolte de la technique contre la condition servile dans laquelle elle est tenue »
W.Benjamin Théories sur le fascisme allemand Œuvres II Folio Essais page 199
La période qui précède la guerre est celle où le monde change aussi sur le plan énergétique :
«  Un monde mécanique, tirant ses forces motrices des énergies froides (l’eau, le vent, etc.. s’efface. Un autre le remplace, animé par les énergies chaudes du feu »
(René Passet Les grandes représentations du monde et de l’économie LES LIENS QUI LIBERENT EDITIONS )
A propos de la manière de fomenter des troubles chez l’adversaire, évoquée par Herfried Münckler, on peut rappeler ici l’épisode de la traversée de l’Allemagne en wagon plombé de Lénine négociée avec les autorités allemandes intéressées de pouvoir soulager leur front Est.
La question intéressante est aussi de savoir dans quelle mesure 14-18 perdure dans la société civile si tant est que l’on puisse considérer que la distinction civils/militaires recouvre une distinction front/arrière. Tout le monde était à des degrés divers dans la guerre. Quelqu’un comme Antonin Artaud n’en est jamais sorti jusqu’à la fin de sa vie. Pouvons-nous dire que nous sommes encore dedans ?
L’étude de la guerre de 14 fournit aujourd’hui encore des leçons de management. Il faudrait, nous dit-on, «  étudier les leçons de commandement de la Grande Guerre dans toutes les formations qui préparent à des fonctions d’autorité ». Avec l’idée de fusiller pour l’exemple quelques salariés pour faciliter le travail de management et hâter la venue de capitalisme de barbarie et d’esclavagisme que l’on nous annonce ?
Je reprends un passage de l’introduction du livre de Herfried Münckler sur le rôle des intellectuels , universitaires, ceux qui font partie de ce qu’il appelle la Deutungselite, littéralement l’élite qui fournit les interprétations:
« La 1ère guerre mondiale fut la première guerre dans laquelle les intellectuels ont joué politique influent […] : l’élite intellectuelle et universitaire n’a cessé de se mêler aux affaires de l’élite décisionnelle, ce faisant, ils ont plus contribué à l’escalade qu’à la modération. ». Il cite comme exception Max Weber : « d’origine plutôt ardent nationaliste et partisan d’une politique impériale de l’Allemagne, il a très tôt compris la situation précaire des puissances d’Europe centrale, poussé à une paix basée sur l’entente, rejeté des annexions, et s’est prononcé contre la guerre illimitée sous-marine ».

La question du nombre, de la masse

«  La mort ne se laisse plus dénier ; on est forcé de croire à elle. Les hommes meurent effectivement, et non plus un à un , mais en nombre, souvent par dizaines de milliers en un seul jour. Et il ne s’agit plus de hasard. Il apparaît certes encore que c’est par hasard que cette balle atteint l’un et pas l’autre, une seconde balle peut aisément l’atteindre ; l’accumulation met fin à l’impression de hasard ».
Sigmund Freud Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort
Si j’y arrive, je reviendrai sur ce texte et sa lecture par Marc Crépon, je me contente de relever ici que quelque chose change dans la mort avec la question du nombre, de la masse.
Avec la production de masse s’annonce la consommation de masse. Le 24 avril 1913, dans une mise en scène soignée, le président Woodrow Wilson allumait à distance, par télégraphe, les 80.000 ampoules décorant le gratte-ciel Woodworth à New York, il inaugurait avec cette « cathédrale du commerce » l’ère de la consommation de masse.
Production de masse, consommation de masse, guerre de masse, mort de masse.
Lorsque, dans une incidente, Gerd Krumeich, dans un entretien avec Alexander Kluge déclarait que le « rapport quantité /qualité » n’avait pas été pris en compte par les historiens, je me suis souvenu avoir lu quelque chose chez Gilles Chatelet dans Vivre et penser comme des porcs sur la question du nombre en relation avec la guerre de 14-18 par référence à Jules Romain.
« Quant aux chefs militaires, ils apprenaient, en se tâtant avec inquiétude, en se mordant la lèvre pour être sûr qu’ils ne dormaient pas, l’insondable nouveauté d’un événement qu’ils avaient préparé à loisir, mais sans aucunement le concevoir : une guerre faite par des millions d’hommes.
Ils découvraient les propriété physiques, antérieures et comme indifférentes à toute stratégie, du « million d’hommes » : sa fluidité, son aptitude à réparer sur place les trous qu’on lui a faits ; à envelopper, engluer, amortir la pointe qui le pénètre ; à ployer sous le coup, à s’incurver sans se rompre ; à s’allonger par coulure à travers tout un territoire pour y tendre une frontière provisoire et vivante, le « million d’hommes » se trouvant juste appartenir au même ordre de grandeur que les dimensions des Etats ; … »
Jules Romain Les hommes de bonne volonté. Prélude à Verdun, Laffont page 6.
Et voici le commentaire de Gilles Chatelet pour qui le nombre apporte une qualité nouvelle qui est autre chose qu’une juxtaposition d’individus, aux antipodes de l’ « individualisme de masse »:
«  Que faire de ce levain prometteur, de ce protoplasme dont chaque frémissement peut déployer une dimension nouvelle, de cette innocente gravité du « million d’hommes » ? Nous connaissons trop bien la suite ; la marche forcée vers les « lendemains qui chantent », vers la « Race » et l’ »Espace vital » a, à sa manière, donné un « poids politiques » et un impact à cette amibe géante en lui fabricant un destin de chair à canon ou à haut fourneau.
Le New Deal inventa – c’est son mérite – une solution plus raisonnable. Une astucieuse chimie sociale permit de préserver les qualités naturelles de cette masse : homogénéité, élasticité, tout en canalisant ses potentiels vers les demandes d’un Grand Marché. On éliminait ainsi toutes ces dimensions dangereuses « antérieures et comme indifférentes à toute stratégie » dont l’articulation risquait de transformer les dizaines de millions d’hommes en bombe vivante. On disposait de tous les avantages d’une chair à ratifier, décidément plus sage – et quelque fois bien plus mobilisable – que la chair à canon et ses prestations mécaniques. On avait réussi à écarteler la belle unité mobile de Jules Romain , à exorciser tout ce qui fait que les cinq cent mille sont toujours bien plus que la juxtaposition de cinq cent mille individus »
Gilles Chatelet Vivre et penser comme des porcs Exil 1998 pages 53-54.
Je sors des lectures d’historiens avec un lancinent sentiment d’insuffisance. J’ai déjà évoqué, au passage, ce qui me paraît être sans doute l’une des raisons : la question de la paix. Je reviens à l’un des textes déjà cités de Walter Benjamin dans lequel il apostrophe les frères Jünger et leurs amis en ces termes :
« Nous n’admettrons pas que vienne nous parler de la guerre celui qui ne connaît rien d’autre que la guerre. Radicaux à notre manière, nous demanderons : D’où venez-vous Et que savez-vous de la paix ? »
La guerre n’est pas morte en 1918, ni en 1945. Alors que nous sommes de nouveau dans un monde au bord de l’explosion, avec des instruments juridiques internationaux en piètre état, bafoués par les puissances qui devraient en être les garantes, c’est la question de la paix qui nous intéresse à savoir comment peuvent se régler sans guerre généralisée les problèmes qui se sont accumulés. La paix non pas comprise simplement et de manière insuffisante comme la non-guerre car on entend à nouveau poindre le sentiment de profond ennui devant une paix du statu quo.
J’ai conscience du caractère lacunaire de ce qui précède. On ne peut pas tout lire ne serait-ce qu’en raison du prix des livres. Soit dit en passant,une fabuleux marché. L’idée de cette publication et de celles qui suivront est celle d’une tentative d’approche citoyenne d’un centenaire. Je fais partie de ceux qui pensent que nous n’en avons pas fini avec le 20ème siècle et se sentent concernés par ce centenaire pour les raison évoquées ci-dessous :

Le centenaire comment ?

« Ce centenaire-là ne saurait être une fête.
Car ce qui commence en 14, d’abord, et qui ne s’est certes pas achevé depuis, n’est pas simplement une bataille ou une série de batailles : c’est l’épreuve d’une violence de masse, et d’une violence extrême. L’histoire a mis bien longtemps à le reconnaître, à y voir un fait central, et il serait paradoxal et à vrai dire scandaleux qu’on l’oublie de nouveau aujourd’hui, à l’heure du centenaire le plus officiel.
Le bilan de « 14 » ne tient pas seulement à la mortalité de masse produite par l’immense conflit. L’« acquis de violence » a trait aussi à l’extension du phénomène concentrationnaire, apparu dès la charnière du XIXème et du XXème siècle, mais qui trouve au cours des année de guerre une systématisation nouvelle ; il tient au ciblage des populations désarmées, qui désormais incarnent aussi l’ennemi : le génocide des Arméniens perpétré en 1915 constitue la pointe extrême de cette logique nouvelle de l’élimination. À quoi s’ajoute l’après-coup : les deux grands totalitarismes du XXème siècle ne l’ont pas emporté – l’un en 1917, l’autre en 1933 – en raison seulement de l’ampleur des ruines laissées par le conflit : atroces héritiers des grandes attentes véhiculées par la guerre, ils ont réinvesti dans le champ politique les pratiques de violence qu’elle avait générées »
Extrait de Fréderic Worms, Christophe Prochasson, Stéphane Audouin- Rouzeau, Marc Crépon : 1914 : questions pour une commémoration Revue Esprit Mai 2013
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La frontière est dans le pré

Frontières et ouvertures était le thème proposé par Carol Shapiro pour la dissémination d ‘avril de la webassociation des auteurs. Je n’avais d’abord pas l’intention d’y participer, j’ai des sujets lourds en préparation et le thème auquel j’avais pensé, langue et frontière, nécessitait un temps que je n’avais pas pour être prêt.
Une récente balade m’offre cependant l’occasion de faire un clin d’œil participatif
Il arrive facilement quand on se promène dans le Jura alsacien de franchir la frontière et de se retrouver sans y prendre garde en Suisse. La frontière passe quelque part entre forêts et champs.On ne le sait pas. Elle n’est pas matérialisée. Invisible, elle existe pourtant bel et bien comme une frontière. On en a la preuve quand tout d’un coup, en plein milieu des prés des panneaux indicateurs nous rappellent qu’on ne saurait s’y promener sans papiers en règle ni objets non dédouanés. Et cela peut devenir cocasse comme le montre l’image quand on nous précise que le passage dans les champs en taxi avec des valises bourrées de billets de banque, pardon « contenant des capitaux dépassant les limites autorisées », était interdit.
La borne est datée de 1780 et quelque, le dernier chiffre est illisible

La borne est datée de 1780 et quelque, le dernier chiffre est illisible

D’un peu plus près

Attention Douane 2

Quelques mètres plus loin, une plaque signale le passage à cet endroit, au lieu dit les Ebourbettes, du Général Giraud lors de son évasion d’Allemagne en 1942 non pas pour rejoindre, comme cela est indiqué, la France libre mais la zone libre.
On se souvient alors aussi de la fin de La grande illusion de Renoir qui aurait pu avoir lieu ici. La frontière dans le film était certes perdue dans la neige mais bien réelle et heureusement pour les évadés, Maréchal (Jean Gabin) et Rosenthal (Marcel Dalio). Après l’avoir franchie, ils se séparent sur ces mots : « faut bien qu’on la finisse cette putain de guerre en espérant que c’est la dernière », dit Maréchal. La voilà « la grande illusion » réplique Rosenthal.
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Après plus de 40 années d’interdiction par Hélène Weigel et les héritiers de Brecht, le film « Baal » de Volker Schlöndorff avec Fassbinder (1969) à nouveau accessible (en DVD)

Avant toute explication, écoutons d’abord le choral introductif  de la pièce de B. Brecht et du film de V. Schlöndorff par R.W. Fassbinder accompagné de sa traduction

Le choral du grand Baal

Lorsque Baal grandissait dans le sein de sa mère
Déjà, le ciel était très grand, calme et si pâle,
Et jeune et nu, et formidablement étrange,
Et tel que Baal l’aima, lorsque Baal se montra.
Et le ciel restait là dans la peine et la joie,
Même quand Baal dormait, bienheureux, sans le voir :
La nuit, le ciel était violet, Baal était ivre,
Et, tôt, Baal était pieux : lui, de pâle abricot.
Dans la honteuse fourmilière des pécheurs
Baal était nu et se vautrait dans la quiétude :
Et seulement le ciel, mais le ciel constamment
Et toujours puissamment couvrait sa nudité.
Tous les vices, dit Baal sont bons à quelque chose
Mais pas l’homme, dit Baal, qui les pratique.
Quand on sait ce que l’on veut, les vices, c’est quelque chose.
Choisissez-vous-en deux car un tout un seul, c’est trop.
Ne soyez surtout pas si paresseux, si mou,
Parce que jouir n’est pas si facile, par dieu!
Il faut des membres forts et de l’expérience aussi:
Et pour ces choses-là, un gros ventre, ça gêne.
Baal guigne vers là-haut les plus gras des vautours
Qui guettent dans le ciel le cadavre de Baal.
Parfois il fait le mort. Un vautour fond dessus.
Et Baal, muet, mange un vautour pour son dîner.
Dans la vallée des larmes sous de sombres astres,
Baal broute bruyamment l’herbe de vastes champs.
Quand ils sont nus alors Baal trottine en chantant
Et va dans la forêt éternelle dormir.
Et quand le ventre noir tire Baal vers en bas,
Qu’est encore le monde pour Baal ? Il a son compte.
Et Baal a tellement de ciel sous la paupière
Que, mort, il a du ciel encore et juste assez.
Et quand Baal pourrissait dans le noir de la terre
Le, ciel était encor grand et calme et si pâle
Et jeune et nu, formidablement admirable,
Et tel que Baal l’aimait, lorsque Baal existait.
Traduction Guillevic
La musique est de Klaus Doldinger. Pour la petite histoire, il faut savoir qu’à un moment Daniel Cohn Bendit avait été pressenti pour jouer le rôle de Baal. Mais quand on a vu Fassbinder, on ne l’imagine plus tant Fassbinder est Baal. Du moins le Baal de 1969.
Fassbinder et Margarethe von Trotta

Fassbinder et Margarethe von Trotta

A côté de Fassbinder on trouve dans un petit rôle Hanna Schygulla et surtout, interprétant Sophie, Margarethe von Trotta qui sera pendant 20 ans la compagne de Schlöndorff et deviendra cinéaste elle-même.
Fassbinder avec Hanna Schygulla

Fassbinder avec Hanna Schygulla

Faire sortir la bête chez lui et chez les autres, est le programme de Baal, un asocial radical, vagabond et poète. Ses poèmes il les déclame dans la rue, au bistrot, dans les bouges. Il méprise le bourgeois. Peut-être a-t-il quelque chose de Rimbaud, de Villon, de Hans Dietrich Grabbe, et, qui sait, de Brecht lui-même. Il n’aime pas, sauf un homme, Ekart. Mais il est aimé. Des femmes qu’il séduit, dont il jouit et qu’il rejette. C’est du brutal. Son ami Ekart, il le tuera à coups de couteaux dans un accès de jalousie.
Schlöndorff suit intégralement la pièce de Brecht dans sa version de 1919. Ce n’est pas tout à faire la première. Il existe, en effet, une version de 1918. Brecht a ensuite constamment réécrit ce texte. Baal reste asocial mais Brecht finit par l’inscrire dans une société elle-même asociale, ce qui n’est pas tout à fait le cas des premières versions.
En 1969,Volker Schlöndorff sortait d’un fiasco financier avec son film précédent. Son Michael Kolhaase l’avait ruiné.Baal, tourné la même année et diffusé une seule fois, en 1970, lui a permis de se relancer, raison pour laquelle il tient chez lui une place particulière, raison pour laquelle aussi la réaction d’Hélène Weigel, femme de Brecht, décidant d’interdire toute nouvelle projection lui est douloureuse, lui l’admirateur de Brecht, et aujourd’hui encore incompréhensible. Elle n’a en effet jamais donné de raison. Était-ce parce que Brecht y était montré comme anarchiste ou parce qu’elle trouvait le film mauvais. On peut pencher pour la première hypothèse.
Le film avait été produit par et pour la télévision. Comment montrer du théâtre à la télévision en évitant la conserve ? L’idée a été d’utiliser des équipements mobiles pour filmer la pièce comme s’il s’agissait d’un reportage extérieur. La scène est transposée dans la fin des années 1960, moment où émerge avec ses premiers films un certain Fassbinder représentant par ailleurs de l’Antiteater, opposé au théâtre institutionnel. Il venait de tourner L’amour est plus froid que la mort et travaillait sur Le bouc .
Le film a été diffusé à la télévision le mardi 21 avril 1970 à 21 heures. Le public populaire a été choqué, le public dit cultivé déçu, il attendait un bon Brecht bien canonisé. Régulièrement relancés, les ayant droits ont confirmé le diktat d’Hélène Weigel. Jusqu’à récemment où la Fondation Fassbinder a réussi à libérer le film dont les négatifs s’abîmaient dans des boites rouillées.
La version restaurée est désormais disponible en DVD.
Baal / Volker Schlöndorff – Zweitausendeins Edition Deutscher Film 7/1969
avec des sous-titres en français et en anglais. Le sous-titrage français est fâché avec les à, l’accent grave fait défaut.
Pour les germanophones, le DVD contient un dossier d’accompagnement et un interview avec Volker Schlöndorff.
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Heiner Müller : « La fonction politique principale de l’art est de mobiliser l’imaginaire »

Voici donc, pour la première fois, en français dans son intégralité, le premier entretien que j’ai eu avec Heiner Müller en 1977. J’en ai déjà raconté les circonstances, je n’y reviens pas. Il n’avait pas, au départ, été prévu pour être transcrit dans son intégralité, mais comme cette version existe telle quelle non seulement en allemand mais dans d’autres langues, sous le titre Entretien avec Bernard Umbrecht, il était temps qu’elle puisse être lue aussi en français. C’est de la matière brute. La fréquence de l’adverbe ici qui localise le propos de Heiner Müller évoque un pays, la RDA, en tant qu’expérimentation de quelque chose de différent, qui n’existe plus.

J’ai parlé des scènes de La bataille dont il sera question précédemment. On pourra s’y reporter pour mieux saisir le propos. Enfin, quelques mots suivis d’un * sont rapidement explicités à la fin.

Umbrecht : …Je veux simplement demander dans quelles circonstances cette pièce, Die Schlacht [La bataille] a été écrite.

Müller : eh bien !, ce n’est pas une pièce à proprement parler, plutôt un montage ou collage très distendu de scènes. Elles ont été en grande partie écrites immédiatement – immédiatement pour moi – après la guerre, c’est-à-dire quand j’ai commencé à écrire, au début des années 1950. A l’époque, il s’agissait simplement pour moi d’une tentative de régler mes comptes avec ce trauma, le trauma du fascisme. J’ai ressorti ces choses-là en 1973 ou 74 et j’en ai fait un collage. Très peu de textes sont nouveaux. Peut-être est il important encore de préciser qu’à l’époque où j’ai écrit la plupart des textes la situation et les motivations étaient différentes de celles de 1974. Ma motivation était différente et la situation bien sûr aussi. A l’époque, l’attitude fondamentale chez nous était celle d’un antifascisme général. On croyait que le fascisme n’était qu’une question politique et économique et qu’on supprimerait le phénomène en démontant ses bases économiques. Depuis l’idée s’est répandue naturellement qu’on ne peut supprimer les comportements et psychologies fascistes par l’expropriation des industries clés. Et qu’une telle affaire nécessiterait des générations. C’est pour cela que j’ai à nouveau trouvé ces histoires intéressantes. Donc en 1974. Cela a aussi quelque chose à voir avec le fait que pendant la période de reconstruction de la RDA et même avant, dans la zone d’occupation soviétique, on pouvait d’une certaine façon rendre productive la totale soumission à la discipline de la classe ouvrière obtenue dans le fascisme par l’armement et la guerre. L’utiliser pour la reconstruction. Mais maintenant, nous avons besoin de ce qui a été détruite par cette éducation à la discipline, l’initiative ou si tu veux, le courage civique. On a besoin des qualités subjectives des gens. Les scènes [de La bataille] décrivent des situations de contrainte dans lesquelles le facteur subjectif n’apparaît plus que négativement. C’est même une question qui m’est adressée à moi. Dans quelle mesure est-ce exact et quelle image d’ensemble cela donne-t-il ? Parce qu’il y a là quelque chose qui m’avait intéressé un moment et contre quoi je polémique, cet antifascisme moral qui ne mène naturellement nulle part. Parce que l’innocence est un bonheur dû au hasard. Il y a des gens qui n’ont jamais vécu de telles situations, ce sont les innocents. D’un autre côté, on ne peut pas demander à ceux qui vivent de telles situations qu’ils se comportent autrement que les personnages dans les scènes, ou alors seulement sous la forme d‘un appel moral.

Umbrecht : Dans cette mesure cela fait partie d’un courant qui s’affirme aujourd’hui plus nettement d’affronter cette question. Je pense au nouveau livre de Christa Wolf [Venait de paraître Kindheitsmuster. Trames d’enfance]

Müller Oui, oui

Umbrecht : Tu as parlé de collage et tu as dit que ce n’était pas une pièce. Je voulais te demander si la forme que tu as choisie dépend du thème traité. Ou si c’est un principe d’écriture, une méthode, une manière d’écrire de Heiner Müller ?

Müller : Je ne crois pas que j’ai un style. Je ne trouverais pas bien qu’il y ait un principe d’écriture. Je crois quand même que chaque matériau doit être traité différemment et nécessite une autre manière d’écrire. Et si, par exemple, tu compares Die Bauern (Les Paysans) avec La bataille, il y a de très grandes différences. Et c’est à mettre en relation avec le fait qu’à partir du moment où les chances historiques ont été ratées il n’y a plus que des situations de contraintes où le facteur subjectif ne rentre plus guère en ligne de compte ou alors il y est broyé. Cela conduit à cette forme quelque peu aphoristique de théâtre qu’est La bataille. Ce matériau nécessite ou peut nécessiter une telle forme de représentation.

Umbrecht : Je dois avouer que je ne comprends pas très bien : situation de contrainte, facteur subjectif…

Müller : Oui, je veux dire que les scènes commencent toutes à un point où une certaine situation de contrainte s’est installée. On ne cherche pas à savoir comment on en est arrivé là. La situation de contrainte est donnée et les gens doivent s’y comporter. C’est presque toujours une situation dans laquelle une attitude que nous jugerions positive est suicidaire. On ne peut demander à personne, une société ne peut demander à personne de se suicider. Ce serait là l’appel moral qui ne mène à rien politiquement. Dans cette mesure, il s’agit d’une polémique avec la condamnation morale du fascisme qui ne mène à rien. Je peux te donner un exemple peut-être évocateur. Lors de la tournée à Genève, il y a eu une discussion après le spectacle. Un homme âgé a pris la parole et dit : « je suis juif, j’étais en camp de concentration ». Je crois qu’il avait été à Buchenwald, le spectacle a été très émouvant pour lui car il a réveillé tous ses souvenirs. Et ce qu’il a compris pour la première fois c’est que ce n’était que par hasard qu’il n’était pas de l’autre côté. Ce n’était pas son mérite d’être juif. Ce n’était pas son mérite, pas même moral, d’avoir été prisonnier. Il aurait aussi bien pu se retrouver de l’autre côté. C’est un exemple d’un effet juste et recherché.

Umbrecht : N’y a –t-il pas eu la critique ou le danger que l’on dise que ce n’est pas une pièce positive ?

Müller : C’est la vieille dispute entre Friedrich Wolf et Brecht. Tu connais cela ? Sur Mère Courage. Wolf pensait qu’à la fin Courage devait condamner la guerre. Et dire sur la scène que la guerre était mauvaise. Et Brecht pensait qu’il n’était pas si important que Courage le constate à la fin car il était plus important pour lui que ce soit le public qui, de lui même, en arrive à cette conclusion Avec ces jugements, cette catégorisation des pièces en positif –négatif en partant du contenu, on met la question de l’effet entre parenthèses, on met le public entre parenthèses. Or un drame ne naît pas sur scène, n’a pas lieu sur scène mais se déroule entre la scène et la salle.

Umbrecht : Tu veux dire que le positif se trouve chez les spectateurs ?

Müller : Oui. Et se ce n’est pas le cas ce n’est pas de ma faute.

Umbrecht : Peut-on dire que Die Schlacht [La bataille] est un Lehrstück* [Pièce didactique] ?

Müller : Je ne sais pas. Je n’utilise pas volontiers cette notion sujette à tant de malentendus.

Umbrecht : Je pensais qu’il y avait débat…

Müller : Certainement mais je n’utiliserais jamais cette notion.

Umbrecht : J’ai lu quelque part qu’on parlait de Heiner Müller comme critique de la théorie et de la pratique des Lehrstücke de Brecht

Müller : Tout cela est un peu trop simplifié. Ou alors c’est formulé plus scientifiquement que je ne le pense moi. Une chose est exacte : la théorie du Lehrstück de Brecht présupposait qu’un temps viendra où le théâtre ne sera plus constitué d’une division entre public et comédiens, comédiens et spectateurs. Cela veut dire qu’est présupposée la fin de la division du travail. C’est une utopie très communiste. Tout le reste est dès lors transitoire. Il est vrai, me semble-t-il, mais cela n’a déjà plus rien à voir, je crois, avec la théorie du Lehrstück qu’il faut qu’il y ait un rapport contradictoire, une relation conflictuelle entre la scène et la salle. Parce que c’est ennuyeux s’il n’y a assis dans la salle qu’un public qui approuve. Il n’est pas plus utile non plus qu’il y ait un public qui ne fasse que désapprouver. La différence peut-être est qu’il s’agissait encore pour Brecht d’abord d’Aufklärung* au théâtre [d’apporter les Lumières au théâtre]. Je crois que c’est terminé parce que c’est pris en charge (ou devrait l’être) par d’autres médias. Et le théâtre ne peut plus prendre en charge la question de l’Aufklärung. Au théâtre, il faut maintenant, en tous les cas pour moi, impliquer les gens dans des processus, les faire participer. Précisément de la manière dont je l’ai écrit dans Die Schlacht, que les gens se demandent : comment me serais-je comporté ? Qu’ils se rendent compte qu’eux aussi sont potentiellement fascistes dans de telles situations. C’est cela que je trouve positif, utile.

Umbrecht : Est-ce que tu veux dire que la tâche d’Aufklärung que Brecht a posée n’est plus la même parce que tu es dans une société socialiste ?

Müller : Certainement d’abord pour cela

Umbrecht : Que devrait être le théâtre dans une société socialiste.

Müller : Il y a une formulation qui n’est pas de moi mais que je trouve très bonne, elle est de Wolfgang Heise*, un philosophe d’ici, de la RDA. Il dit du théâtre que c’est un laboratoire de l’imaginaire social [Sozialer Phantasie*]. Je trouve cette formule très bonne. Si on part de l’idée que les sociétés capitalistes mais c’est valable dans le fond aussi pour toute société industrielle moderne, la RDA est aussi un état industriel, ont tendance à réprimer l’imaginaire, de l’instrumentaliser, en tous les cas d’y mettre un frein. Je crois, aussi modeste que cela puisse paraître, que la fonction politique principale de l’art est de mobiliser l’imaginaire. Ce que Brecht a exprimé en disant qu’il fallait au théâtre maintenant permettre au spectateur d’opposer à ce qu’il voit des images fictives, d’imaginer des processus alternatifs. Quand on lui montre une action ou qu’il entend un dialogue, il doit être formulé de telle sorte que le spectateur puisse en imaginer un autre qui aurait été possible ou souhaitable.

Umbrecht : Il me semble cependant que l’art en RDA est tombé dans une situation où il a essentiellement une fonction de critique sociale. Où est-ce que je me trompe ?

Müller : Qu’est-ce que tu entends par critique sociale. Critique contre….

Umbrecht : J’ai vraiment l’impression que l’art remplit une partie des tâches que d’autres …

Müller : … médias devraient remplir

Umbrecht : oui par exemple la presse ou même le Parti.

Müller : Oui. Cela a certainement aussi un aspect positif. Mais également un fort aspect négatif. D’un côté, je trouve tout à fait correct, et [Walter] Benjamin l’a déjà dit, qu’un art socialiste ne peut naturellement pas se passer de traits didactiques parce que l’on ne peut pas partir d’une conception qui voudrait que l’on puisse écrire des choses en étant totalement indifférent à la capacité des gens à le recevoir. Nous ne pouvons pas y être totalement indifférents. Il faut faire en sorte que le plus grand nombre possible de gens puisse en faire quelque chose. Cela ne veut pas dire baisser le niveau mais je crois que c’est une question de technique d’écriture. Là je n’ai pas d’objection à ce que l’art s’empare de ces fonctions. D’un autre coté, cela devient négatif si l’art et la littérature se contentent de faire le travail de la presse. Ce n’est pas la même chose si sur un cas d’injustice sociale ou sur quelque chose qui a mal tourné on écrit une nouvelle. Ce faisant, il est transposé dans une sphère qui ne concerne plus les institutions et les organisations sociales Si le cas a déjà été traité dans la presse, cela lui donne du poids. C’est le problème. Que la littérature doit veiller à ne pas être un simple vecteur.

Umbrecht : Je voulais en fait simplement mieux comprendre ce que signifie mobiliser l’imaginaire. Tu peux m’expliquer encore mieux ?

Müller : Je vais essayer. D’abord sous l’angle négatif. Je m’en suis rendu compte très fortement aux États-Unis où la gamme d’offre de la population à la société est très, très étendue. Il vient à quelqu’un l’idée de créer un parti pour l’abolition des arbres fruitiers, il le créée, il le peut. Ou un autre pense que les homosexuels ne doivent plus être pourchassés et il fonde un parti. C’est aux États-Unis que je me suis rendu vraiment compte que cette forme de tolérance sert à canaliser des impulsions ou à les neutraliser. On s’inscrit et on est reconnu comme association. Et puis il ne se passe plus rien.
[Il repend après une interruption] Ce que je veux dire avec mon exemple des États-Unis c’est que les impulsions, les initiatives, l’imaginaire y sont tout de suite transformés en marchandises et ainsi privées de leur fonction sociale. C’est aussi une technique pour canaliser, fragmenter l’énergie révolutionnaire. S’il y en a un qui a l’idée « make love not war », cela devient un mouvement. Et si un autre dit : oui mais seulement pour les homosexuels cela devient un autre mouvement. Ou lesbien. Encore un autre mouvement. C’est ainsi que l’énergie révolutionnaire est rendue inoffensive par la transformation en marchandise, par l’étiquetage, par division. C’est cela que j’appelle l’étouffement de l’imaginaire par le marché, par l’instrumentalisation. Et ce danger existe dans toute société industrielle.

Umbrecht : Cela veut dire aussi ici [en RDA], penses-tu ?

Umbrecht : Le potentiel industriel n’est pas encore aussi puissant pour que le danger soit si grand, jusqu’à présent. Mais cela existe naturellement. Cela se passe ici plus à travers les institutions, par exemple (ce qui était un problème) l’action et la solidarité avec le Vietnam … Cela a toujours été fait à travers les institutions. Il n’y avait aucune possibilité de faire quelque chose en privé, par soi-même. On payait sa contribution. C’est allé si loin que l’on a déduit du salaire la contribution de solidarité. Je trouve cela mauvais. Quand on enlève aux gens la possibilité de faire, aussi de dire, quelque chose en tant qu’individu. Parce que les institutions leur enlèvent cette possibilité. Cela rend les gens politiquement immature, leur enlève toute envie.

Umbrecht : Cela veut dire que l’imaginaire serait déjà là ?

Müller : Oui, je pense que c’est pour cela que le théâtre doit soulever et traiter ces questions qui ne sont pas posées et traitées dans la presse. C’est là le point à partir duquel cela devient négatif. Si le théâtre ne pose pas d’autres questions, il n’a pas de fonction sociale, pas de fonction politique.

Umbrecht : Et maintenant les aspects positifs. Tu as commencé par les négatifs …

Müller : Oui c’est exact. Les aspects positifs sont directement liés aux négatifs. Il y a toute une série de questions qui ne sont pas traitées par la presse. Pour beaucoup de raisons sur lesquelles on pourrait disputer. Et donc le théâtre doit bien sûr prendre en charge les questions que la presse devrait traiter. Que cela soit nécessaire a sans doute à voir avec la faiblesse des traditions démocratiques en Allemagne.

Umbrecht : Je dirais que cela donne en même temps à l’art un rôle trop important.

Müller : Oui

Umbrecht : Il s’ajoute à cela que des pièces de théâtre deviennent des évènements politiques. Je ne connais pas cela en France. Comme par exemple à ce qu’on m’en dit, je ne l’ai pas encore vu, Les bains publics* [Wladimir Maïakovski] qui serait un évènement politique.

Müller : Je ne l’ai pas vu. Je ne crois pas que cela en soit un, mais…

Umbrecht : Tu as écrit : « L’art trouve sa légitimité dans la nouveauté = est parasitaire si on peut le décrire avec les catégories actuelles de l’esthétique*». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Müller : Oui. Une anecdote que je raconte toujours à cette occasion explique peut-être cela le mieux. Mais à toi, je ne l’ai pas encore racontée, je l’espère. On a demandé à la Ulanowa* ce qu’elle voulait dire avec une certaine danse. Elle a répondu : si je pouvais le dire autrement que par cette danse, je n’y aurais pas travaillé durement pendant quatre mois. Je veux dire que cela a longtemps été et est encore un problème avec la compréhension de l’art, avec le débat sur l’art, de présupposer que l’on peut décrire une pièce de théâtre de manière adéquate en prose, que l’on peut décrire un poème dans une analyse. Si cela était, ce serait réellement parasitaire de permettre à des gens d’avoir, avec l’argent des autres, le temps libre pour écrire des poèmes. C’est cela que je veux dire. Ce malentendu a conduit dans le passé à des controverses stupides sur les œuvres d’art. Parce qu’il y a toujours de la latitude… je veux dire que, pour chacun, l’œuvre d’art agit différemment et, si l’on veut établir un faux consensus, il se fera au détriment de l’art.

Umbrecht : J’ai posé tout à l’heure la question de l’esthétique de Heiner Müller parce que tu as dit dans ce numéro de Theater der Zeit qu’ « aucune littérature dramatique n’est aussi riche en fragments que la littérature allemande » et plus loin que « la nécessité d’hier est la vertu d’aujourd’hui : la fragmentation d’une action souligne son caractère de processus, empêche la disparition de la production dans le produit, la marchandisation, transforme ce qui est représenté en champ d’expérimentation dans lequel le public peut co-produire. Je ne crois pas qu’une histoire bien construite ( la fable au sens classique ) puisse encore rendre compte de la réalité » . Pourrais-tu commenter ?

Müller : Oui. D’abord ce n’est pas nouveau. Brecht a déjà écrit en 1932 : « le pétrole se refuse aux cinq actes ». Il s’est intéressé à ce matériau, le rôle du pétrole dans l’histoire mondiale, et il en arrive tout naturellement à la conclusion qu’on ne peut pas en faire un drame en cinq actes. Et cela vaut en fait pour toute nouvelle réalité ou pour toute nouvelle approche, approche matérialiste, d’un matériau ancien. Cela n’entre plus dans les vieux canons, qu’on ne peut plus écrire comme les anciens mythes, etc.

Umbrecht : Ce qui a tout particulièrement retenu mon attention, c’est le mot « fragmentation ». Cela semble jouer un rôle important pour toi non qu’une histoire soit écrite du début à la fin mais…

Müller : Cela vient bien sûr d’une polémique, c’est pourquoi c’est surformulé. C’est d’abord une polémique contre une convention qui existait et existe chez nous qu’une histoire doit avoir un déroulement canonique. J’ai entendu récemment à l’entracte un spectateur, il y avait au programme une pièce de RDA, il avait bu, dire : je peux déjà vous dire que tout va bien finir, la classe va triompher ! La réalité est présentée de telle sorte qu’à la fin tout soit en ordre, que tout le conflit trouve sa résolution sur la scène, qu’on y réponde aux questions au lieu de laisser le public être confronté avec elles. On prive le public de ce travail en simulant le fait que tout cela a un début et une fin claire. Rien n’est laissé ouvert pour produire un effet. C’est peut-être là un procédé artistique mais je n’en ferai pas un évangile et je ne dirai pas qu’il faudrait par principe écrire de manière fragmentaire. Cela ne va pas du tout. Mais qu’en tous les cas l’on résiste à l’idée qu’une histoire se clôt sur la scène.

Umbrecht : Je voudrais si tu le permets faire une autre citation : « Un texte vit de la contradiction entre l’intention et le matériau ». Je crois qu’il y a là une réponse. J’aurais encore des questions sur … Il y a dans tes œuvres et dans ton travail une relation particulière à Shakespeare et à l’antiquité. Dans La Bataille, il y a des extraits de l’Iliade d’Homère.

Müller : Ce n’est pas de moi, c’est dans le programme. Ce sont les metteurs en scène qui l’ont fait. Je n’y suis pour rien. Je n’ai rien contre, je trouve cela correct.

Umbrecht : Tu as adapté une pièce de Sophocle ?

Müller : Ben oui. Cela s’est passé ainsi : [Benno] Besson* avait eu la proposition de mettre en scène Œdipe [Œdipe Roi de Sophocle]. Il ne savait pas trop quoi en faire. Il a trouvé cela très irrationnel, il était très irrité et m’a demandé ce que l’on pouvait faire. Je me suis souvenu qu’il y avait une traduction de Hölderlin de sorte que l’on pouvait avec relativement peu de travail élaborer un bon texte. J’ai simplement recopié et parfois modifié Hölderlin. C’était davantage une rédaction de la traduction de Hölderlin. Certes avec des modifications. Des modifications en apparence très minimes mais avec un bon texte on peut changer beaucoup avec de très petites modifications.

Umbrecht : Cela ne veut pas dire que tu cherches quelque chose de particulier dans cette littérature ?

Müller : il y avait une raison, un point de vue peut-être tout à fait général. Ce n’est actuellement plus aussi important mais à l’époque cela me paraissait important, vers la fin des années 1950, il y avait certains parallèles. Toutes ces affaires, tous ces conflits que l’on trouve dans les drames antiques, enfin grecs, sont en relation avec le passage à la société de classe, avec la naissance de la société de classe. Et maintenant il est question, du point de vue programmatique du moins, de l’abolition de la société de classe. Et il y a peut-être là une nouvelle manière de voir ces vieilles histoires. C’était cela le point de départ.

Umbrecht : La question Brecht. Les festivités semblent en préparation, oui ? J’avais depuis longtemps l’intention de poser la question : Heiner Müller, que signifie faire du théâtre après Brecht. Je veux dire on ne peut pas ignorer Brecht et je crois que l’on doit se poser la question que peut signifier Brecht pour la RDA ? C’est-à-dire quel Brecht et en quoi Brecht est important aujourd’hui ?

Müller : Pour moi en ce moment ne sont pas importantes les pièces paraboles, Le cercle de craie, Se-Tchouan. Puntila ne m’intéresse pas non plus. Les pièces considérées comme classiques. Galilée c’est autre chose, je trouve cette pièce très intéressante parce que c’est la plus personnelle. Pour moi les pièces les plus importantes aujourd’hui ,en RDA, ce sont les Lehrstücke et les premières pièces qui sont très peu jouées. Parce que les pièces paraboles reposent sur une vision du monde qui au regard d’aujourd’hui est très simplifiée. Elle repose sur une division du monde, de l’histoire, en deux : un avant la révolution et un après. Et avec une telle séparation simplifiée, en deux, on ne peut pas en ce moment faire du théâtre politique ici. Même si on a longtemps essayé de le faire. On ne peut pas se contenter de montrer combien le capitalisme est mauvais et croire que les gens vont rentrer tranquillement chez eux en trouvant le socialisme bon. Cela ne mène nulle part. D’un autre côté, je crois volontiers que les pièces tardives de Brecht contiennent beaucoup d’explosif politique y compris pour ici. Je pense seulement qu’il faudrait les casser. Je veux dire qu’il serait nécessaire de casser les textes de Brecht pour les sortir de leur canonisation. C’est-à-dire les mettre en scène différemment de Brecht, de Wekwerth*. Il faut de nouvelles approches pour que les textes puissent à nouveau travailler. De la manière dont on le fait ici en ce moment les textes ne travaillent plus, ce sont des textes d’opéra, des monuments, ils ne travaillent plus.

Umbrecht : Qu’est-ce qui te paraît important dans les Lehrstücke, les premières pièces.

Müller : Pour les Lehrstücke, un exemple tout simple : un texte de Brecht dans la théorie des pièces didactiques évoquait la nécessité pour les fonctionnaires de jouer à l’occasion des fonctionnaires et de brûler des dossiers sur la scène. Ainsi, en répétant régulièrement leur geste, ils acquerraient une autre relation aux dossiers. Un jeu. La fonction sociale est immédiatement évidente… Et les premières pièces sont intéressantes car pour elles vaut ce que disait Brecht sur le Sturm und Drang ou Shakespeare dans leur relation au classicisme allemand, c’est-à-dire sur les derniers Goethe et Schiller, à savoir qu’ils contiennent encore du matériau brut. Et que tout le matériau contenu n’est pas devenu forme, n’a pas encore été transformé en forme. Cela s’applique aussi aux pièces tardives de Brecht. Il y a à cela des raisons historiques, biographiques. Avec l’émigration, il était coupé des luttes de classes en Allemagne, ce qui correspondait à la situation de Goethe à Weimar. Son Weimar était Hollywood. Un isolement relatif par rapports aux mouvements et luttes de classes. C’est difficile à briser aujourd’hui.

Umbrecht : J’ai encore un ensemble de questions sur le paysage théâtral de RDA. Je suis étonné, du moins à Berlin, du très petit nombre de pièces contemporaines d’auteurs contemporains. D’où cela provient-il ?

Müller : Il y a d’abord une grande divergence entre les besoins des gens de théâtre, ceux qui font du théâtre, et le large public. Le public est maintenant, je crois, plutôt apolitique. C’est le résultat d’un mauvais théâtre, d’une mauvaise littérature théâtrale. Et d’une mauvaise politique culturelle. De la manière dont c’est fait actuellement, le public est d’abord intéressé à l’opérette aux variétés. On le constate tout simplement aux statistiques. Les plus grands succès populaires sont les opérettes. Et les contes dans le théâtre pour enfants.

Umbrecht : J’interromps. Peut-on dire aussi que certaines pièces soviétiques, qui sont des pièces très critiques, qui ont eu un succès public.

Müller : Tu veux dire Gelman ?

Umbrecht : Je pense à « Prime, protocole d’une réunion ». Quel autre a eu un grand succès ? Ah oui Les bains publics, des choses comme ça.

Müller : Certainement. De telles pièces sont rares chez nous. D’un autre côté, pour ce qui concerne La prime, je suis un peu sceptique. Parce que c’est une pièce très journalistique, d’un genre très journalistique.

Umbrecht : Je suis sceptique aussi. C’est vraiment comme tu l’as décrit : la solution apportée sur le plateau.

Müller : Justement. Et l’on traite des questions sociales et historiques comme de questions morales. Je trouve cela faux par principe même si je comprends comment cela arrive.

Umbrecht : Moi aussi.

Müller : Mais il n’est guère possible à un auteur de le faire ainsi, ici. Car, si l’on insiste sur les questions, on en arrive à des problèmes politiques, historiques. Et là il devient plus compliqué de porter les pièces sur scène… Donc, si tu demandes pourquoi il y a si peu de pièces contemporaines… Il y a …ou des pièces contemporaines qui sont jouées. Il y en a pas mal. Il y a eu en 1954, non cela devait être en 1952, je n’en suis pas tout à fait sûr, ici, le projet de renouer avec la tradition de l’agitprop. Et de créer des groupes d’agitprop. Tu connais le concept ? Et diverses personnes ont été interrogées. Brecht aussi l’a été. Il a écrit 10 thèses. Qui n’ont pas été publiées. Je pense en particulier à deux d’entre elles. L’une stipulait que l’agitprop n’a de sens que si l’on peut divulguer les noms, noms et adresses de ceux qui sont responsables, coupables d’anomalies, de défectuosités, des erreurs représentées. Si cela reste anonyme, cela n’a pas d’effet. Deuxième point : cela n’a de sens que si peuvent être abordées des questions qui retiennent de grandes parties de la population de travailler avec nous. Et aussi longtemps qu’il ne sera pas possible de traiter ce point dans le drame contemporain, cela restera un problème.

Umbrecht : Toute une série d’écrivains sont partis ces derniers temps. Je pense qu’au vu de leur nombre on ne peut plus l’analyser comme des cas individuels. C’est un problème politique.

Müller : oui.

Umbrecht : La réponse qui est faite, on pourrait dire Kurt Hager* a répondu : « c’est la faute à l’impérialisme qui essaye d’enfoncer un coin entre les intellectuels et le parti, la classe ouvrière. Et de les détourner ».

Müller : C’est sûrement vrai. Je veux dire c’est un aspect. Les médias ouest-allemands ont naturellement sans cesse essayé et essayent d’influencer en ce sens. D’un autre côté on les prend trop au sérieux. C’est le deuxième aspect.

Umbrecht : Trop au sérieux ?

Müller : Oui. Les médias ouest-allemands, la presse, c’est clair. Dès qu’un auteur a des difficultés ici, il est un génie là-bas. Cela de toute façon. Il en a été ainsi ces vingt dernières années et cela continue.

Umbrecht : Mais c’est aussi un problème ici. Je veux dire c’est un peu simplifié.

Müller : C’est clair. Je veux dire, c’est un aspect, il y en a d’autres.

Umbrecht : Tu veux en parler ?

Müller : On comprend à l’ouest la politique culturelle dans le sens où nous l’entendons ici de manière trop étroite. Ce qui en forme la base est ce que nous appelons ici la rupture du privilège de la connaissance et de la culture [Bildungsprivileg]. Pas besoin que je l’explique davantage, non ? Cela, c’est le fondement. Et la condition d’une élévation du niveau d’instruction est son élargissement. Ce qui se traduit évidemment dans cette phase de transition au détriment du sommet.

Umbrecht : Du quoi ?

Müller : Des élites, si l’on n’y prend pas garde. Quand on élargit le niveau, il est dans un premier temps plus difficile de produire de la qualité supérieure.

Umbrecht : Ah bon, oui

Müller : Je veux dire que c’est une loi simple. L’essentiel – et la réussite de cette politique culturelle – est qu’il existe ici un public beaucoup plus large pour tout. Aussi pour la littérature. Un autre aspect concerne le fait que les écrivains et je crois tous les artistes sont des privilégiés en comparaison avec une grande partie de la population. Et le fait d’être privilégié conduit beaucoup d’entre eux à l’isolement par rapport à ce qui se passe ici. Un isolement par rapport aux vraies questions d’ici. Quand les gens n’ont pratiquement pas de problèmes matériels – et pratiquement aucun écrivain n’en a (on peut parfaitement vivre en n’ayant écrit qu’un seul livre, il y a beaucoup d’exemples) – cet isolement conduit à ce que l’on accorde à son propre domaine de travail isolé trop d’importance. D’un autre côté, les fonctionnaires responsables des questions artistiques sont dans beaucoup de cas en-dessous du niveau. Ils en savent trop peu. Et l’insuffisante qualification des fonctionnaires a renforcé l’isolement des artistes. Parce qu’un dialogue authentique ne peut se faire qu’entre personnes qui partagent les mêmes conditions de savoir et de culture. Que les fonctionnaires ne pouvaient acquérir dans cette période. Ils avaient bien d’autres choses à faire. Il en résulte très souvent des décisions bornées, des décisions bêtes contre et sur l’art. Je crois que c’est un aspect principal sans cette vague de départs. Il faut différencier aussi. Le cas Biermann est différent de celui de Kunze*. Kunze à partir d’un certain moment est arrivé ou allé sur une position qui n’a plus rien à voir avec la RDA. Par exemple, un livre comme Les années merveilleuses, ce qu’il décrit tu peux le trouver aussi en Belgique ou en Allemagne fédérale ou dans n’importe quelle province. Un tel comportement, par exemple des policiers contre la jeunesse, tu peux le trouver partout. Cela n’aurait jamais fait à ce point sensation si ce n’avait été rapporté à la RDA. Et l’appréciation portée sur Kunze n’est pas en relation avec son talent. Je le crois. Son cas a incroyablement été monté en épingle.

Umbrecht : Ce n’est pas tout à fait mon avis. Je veux dire : bien sûr, on peut dire cela de Kunze mais je ne sais pas si c’est ainsi qu’il faut aborder la question. J’ai l’impression que Kunze et Biermann relève du même problème.

Müller : Je ne crois pas

Umbrecht : Le problème, je veux dire que si on n’avait pas fait de difficultés à Kunze, il n’aurait pas disparu comme auteur.

Müller : Oui.

Umbrecht : Le problème pour moi est celui d’une libre confrontation idéologique.

Müller : Oui, oui. C’est sûrement un problème, c’est clair. Sauf que pour moi… Biermann de mon point de vue a une position romantique. On ne peut pas critiquer Ulbricht* à partir d’un Thälmann* idéalisé c’est-à-dire critiquer la position d’Ulbricht à partir d’un Thälmann fictif. Et si l’on veut comme auteur agir politiquement, il faut savoir que la politique est faite entre autre de compromis. Cela ne veut pas dire faire des compromis dans ses textes. On doit savoir qu’ici, dans une telle société, la littérature ne peut exister séparée de la politique. Et l’on doit savoir que ce qui concerne la publication, la diffusion, c’est de la politique ici. Pas tant l’écriture elle-même mais le traitement de ce qui est écrit est ici quelque chose de politique. Bien plus que par exemple en Allemagne fédérale. Et il faut savoir que la politique signifie entre autre que l’on a affaire aux catégories du possible. On ne peut exiger l’impossible. Cela ne conduit pas à une extension du domaine du possible.

1977
Traduction Bernard Umbrecht

Lehrstück : Pièce didactique. Assez compliqué à définir. Destinées aux amateurs qui devaient apprendre en pratiquant, les Lehrstücke ont aussi été des pièces radiophoniques.

Aufklärung au sens d’instruire, éduquer, former au rationalisme, expression issue de la philosophie des Lumières

Le philosophe Wolfgang Heise (1925-1987), admirateur de Hölderlin, enseignait l’Histoire de l’Esthétique à l’Université Humbold de Berlin. Wolf Biermann l’avait qualifié de « Mon Voltaire de RDA »

Phantasie : J’avais tenté de définir le mot Phantasie comme le domaine presque magique de l’imaginaire, la capacité de voir autre chose que ce qui est montré, donné.

Heiner Müller: Lettre à Martin Linzer 1975 in « Theater der Zeit » 8/1975Theaterarbeit. Berlin: Rotbuch, 1975, S. 124.

Le 30. September 1977, a eu lieu la Premiere de la pièce de Wladimir Majakowski, Bains publics au Deutsches Theater Berlin dans une mise en scène de Friedo Solter.

Galina Oulanova, « première ballerine absolue » du Bolchoï

Benno Besson ,acteur et metteur en scène suisse a participé avec Brecht aux début du Berliner Ensemble. De 1977 à 1982, il a dirigé la Volksbühne.

Manfred Wekwerth : Directeur du Berliner Ensemble de 1977 à 1991

Alexander Isaakowitsch Gelman, journaliste soviétique devenu scénariste et auteur de Protocole d’une réunion sorte de plaidoyer pour la transparence dans la production qui deviendra le scénario d’un film

Kurt Hager : Membre du Bureau politique et idéologue en chef du SED (Parti socialiste unifié de RDA)

Reiner Kunze Les Années merveilleuses, traduction François-Réné Daillie, Seuil, 1978.

Walter Ulbricht : Premier dirigeant de la RDA de 1949 à 1971.

Ernst Thälmann : Dirigeant du Parti communiste allemand , député de 1924 à 1933, année où il sera arrêté. Après 11 années de prison, il sera fusillé en 1944 sur l’ordre de Hitler.

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„La bataille“ de Heiner Müller

Programme Volksbühne

ICH HATT EINEN KAMERADEN
Quatre soldats. Neige.
SOLDAT 1 : Camarades, je ne vois plus l’ennemi
SOLDAT 2 : C’est la faim
SOLDAT 3 :                        C’est la tempête de neige.
SOLDAT 4 : L’ennemi est partout
SOLDAT 2 : Le ventre vide
Je n’ai qu’un ennemi.
SOLDAT 4 : Que veux-tu dire.
SOLDAT 2 : Que depuis quatre semaine je n’ai pas vu de viande.
SOLDAT 3 : Un royaume pour un os de cheval.
SOLDAT 4 : Nous crevons de faim pour l’Allemagne.
SOLDAT 2 : L’Allemagne, tu veux rire. Ce
N’est peut-être plus que nous quatre.
SOLDAT 4 : Un de trop.
SOLDAT 2 vise le soldat 4 : Ça suffit.
SOLDAT 4 : Je veux dire, nous sommes camarades. Ce qui signifie
SOLDAT 2 : L’un bouffe ce que l’autre chie.
SOLDAT 4 : Trois ventres pleins valent mieux que quatre vides
Le fondement de l’honneur c’est la fidélité.
SOLDAT 3 acquiesce : Un pour tous.
SOLDAT 2 : Reste la question : qui?
Soldats 2, 3, 4 se visent mutuellement.
SOLDAT 1 : Camarades, je ne tiens plus mon fusil.
Soldats 2, 3, 4 reposent leurs fusils et se regardent.
Un temps.
SOLDAT 4 :                                      Donne
Je le tiens pour toi, camarade.
Lui prend son fusil et l’abat.
C’était
Notre maillon le plus faible et un danger
Pour la victoire finale. En bon camarade à présent
II renforce notre puissance de feu.
Soldats 2, 3, 4 mangent le soldat 1 entièrement.
Chanson ICH HATT EINEN KAMERADEN

In Heiner Müller La bataille et autres textes Editions de minuit Traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwartzinger

Ich hatt einen Kamerad (J’avais un camarade), la scène subvertit la chanson militaire, fait partie des 5 Scènes d’Allemagne, écrites par Heiner Müller essentiellement dans les années 1950 et regoupées en un montage sous le titre La bataille (Die Schlacht). Ce sont comme cinq petites pièces miniatures. Elles décrivent la terreur du « consentement meurtrier », pour reprendre une expression de Marc Crépon, dans lequel sont emprisonnés les personnages que ce soient deux frères dans la Nuit des longs couteaux, un mari, sa femme et sa fille devant un portait de Hitler dans la Noce chez les petits bourgeois, un boucher et sa femme, les quatre soldats ci-dessus, tout un groupe coincé entre des ss et les russes dans une cave à Berlin en 1945 dans Le drap ou l’immaculée conception. Rien que le titre ! Cette dernière scène qui avait été présentée séparément lors d’une sorte d’opération portes ouvertes à la Volksbühne à Berlin Est avait été mon premier contact avec l’écriture de Müller. Un choc. Je n’avais jamais entendu – au sens aussi des sonorités de la langue – quelque chose d’aussi fort et qui en même temps s’imposait comme une évidence même si c’était finalement loin d’être le cas.
Les scènes saisissent ce moment où ce qui relèverait de l’attention à l’autre devient suicidaire pour soi. Je l’ai tué. C’était lui ou moi, dit la femme du boucher alors que Le drap s’achève par cette phrase en didascalie : Par-dessus le mort commence le combat des survivants pour le pain
Si j’évoque ici, maintenant, Die Schlacht, c’est qu’il en sera beaucoup question dans le premier entretien que j’avais eu avec Heiner Müller, dont j’ai déjà un peu raconté l’histoire et qui sera mis en ligne la semaine prochaine pour la première fois dans son intégralité en français. Müller y parle en particulier de sa polémique avec l’antifascisme moralisant, de la fonction du théâtre, de Brecht et de plein d’autres choses. J’ai préféré parler de La bataille avant, afin de pouvoir m’y référer.

La bataille / Scènes d’Allemagne avait été montée en 1975 à la Volksbühne par Manfred Karge et Matthias Langhoff. Le spectacle avait effectué une tournée en France en 1976 à la Fête de l’Humanité et entre le 16 et le 27 novembre 1977 au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis et au TNP de Villeurbanne. Ce n’était plus tout à fait une découverte et l' »entrée » en France de Müller mais presque encore. Bernard Sobel avait en effet monté une pièce de Müller, Philoctète en 1970.

Programme Volksbühne avec GoyaJ’ai retrouvé dans mes archives le programme de la Volksbühne. Son contenu offre des suggestions et des parallèles intéressants. On y trouve, outre la distribution, le texte des cinq scènes, un extrait du Chant 22 de l’Iliade d‘Homère et deux cahiers présentant l’un des témoignages sur le fascisme et la seconde guerre mondiale recueillis dans les entreprises après lecture des scènes et l’autre un petit dossier sur les désastres de la guerre de Goya.
Commençons par Goya
Goya Désastres de la guerreLe programme reproduit 7 des 83 eaux fortes de Goya intitulées Les désastres de la guerre publiées en 1863, après sa mort. Elles décrivent les atrocités perpétrées par les soldats de Napoléon qui a envahi l’Espagne en 1808 pour étouffer le soulèvement du 2 mai contre l’occupation française à Madrid.
Ce choix suggère ainsi un rapprochement possible entre les scènes écrites de La bataille et celle dessinées par Goya par ailleurs très souvent évoqué par Müller. Peut-on faire un parallèle entre les scènes de Goya et celles de Müller ?
Susan Sonntag parle de Goya en ces termes :

« Les images de Goya conduisent le spectateur au bord de l’horreur. Tous les ornements du spectaculaire ont été éliminés : le paysage n’est plus qu’une atmosphère, une obscurité, à peine esquissée. La guerre n’est pas un spectacle. La série réalisée par Goya n’est pas un récit : chaque image, qui s’accompagne d’une courte légende déplorant la perversité des envahisseurs et la monstruosité de la souffrance infligée, possède son autonomie propre. L’effet d’accumulation est dévastateur »

Susan Sonntag dans devant la douleur des autres (Christian Bourgois page 52).

Interrogé par le jardinier Isidro qui l’accompagnait dans ses sorties nocturnes pour effectuer ses croquis sur le pourquoi de cette obstination, Goya a répondu : « pour avoir le goût de dire éternellement aux hommes qu’ils ne soient pas des barbares ». (Rapporté par Marcel Cohen dans A des années lumière Editions Fario).  La réponse de Goya est programmatique et pourrait aussi être celle de Heiner Müller

Dernier document enfin : Le chant 22 de l’Iliade raconte le duel entre Achille et Hector. L’extrait choisi concerne la fin du chant, la mort d’Hector et le deuil à Troie. Pour en donner une idée, voici, ci-dessous un court passage :

« Il dit, et au divin Hector il prépare un sort outrageux. A l’arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre cheville et talon; il y passe des courroies, et il les attache à son char, en laissant la tête traîner. Puis il monte sur le char, emportant les armes illustres ; d’un coup de fouet, il enlève ses chevaux, et ceux-ci pleins d’ardeur s’envolent. Un nuage de poussière s’élève autour du corps ainsi traîné; ses cheveux sombres se déploient; sa tête gît toute dans la poussière – cette tête jadis charmante et que Zeus maintenant livre à ses ennemis, pour qu’ils l’outragent à leur gré sur la terre de sa patrie !
Et, tandis que cette tête se couvre toute de poussière, sa mère s’arrache les cheveux, et, rejetant loin d’elle son voile éclatant, elle pousse un long sanglot à la vue de son enfant. Et son père aussi pitoyablement gémit; et, autour d’eux, les gens sont tous en proie aux sanglots, aux gémissements, par toute la ville. »

Homère Iliade Extrait de la fin du Chant 22 Texte établi et traduit par Paul Mazon Paris Belles Lettres 2002

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Il s’en passe des choses chez Wagner ! (Schopenauer)

(Er zieht sie mit wüthender Gluth an sich; sie sinkt mit einem Schrei an seine Brust. – Der Vorhang fällt schnell.)

Richard Wagner
Die Walküre, Ende des 1. Aufzuges

(Il l’attire à lui avec une furieuse ardeur, elle pousse un cri et se jette dans ses bras. Le rideau tombe rapidement)

Richard Wagner
La Walkyrie Fin du 1er acte

Er [Wagner] hat mir seine Trilogie geschickt. Der Kerl ist ein Dichter und kein Musiker. Es kommen allerdings tolle Dinge da vor. Einmal heißt es, der Vorhang fällt rasch. Wenn er aber nicht rasch fällt, dann kriegen wir böse Dinge da zu sehen.

Arthur Schopenhauer
Gespräche. Hg. v. Arthur Hübscher. Stuttgart: Frommann-Holzboog, 1971. S. 215.

Il [Wagner] m’a fait parvenir sa trilogie. Ce gars est un poète, pas un musicien. Il s’en passse des choses étonnantes là-dedans. Un moment il est dit que le rideau tombe rapidement. Car s’il ne tombait pas vite, on verrait de vilaines choses.

Arthur Schopenhauer

La source se trouve sur le site Bonaventura /Lektüren eines Nachtwächters (Lectures d’un veilleur de nuit)

Un commentaire signale en outre que Schopenhauer avait noté sur l’exemplaire que Wagner lui avait dédicacé, à l’endroit de la didascalie indiquant la fermeture rapide du rideau : il était temps.

La fin du  premier acte de la Walkyrie se passe entre Sieglinde, la femme de Hunding et Siegmund qui s’est réfugié chez eux. En même temps qu’ils tombent amoureux l’un de l’autre, Sieglinde et Siegmund découvrent qu’ils sont frère et soeur jumeaux.

La Walkyrie (Ring des Nibelungen) de Richard Wagner. Fin de l’Acte 1 scène 3 dans la production de la Fura dels Baus sous la direction de Zubin Mehta à Valence en 2008.
Siegelinde : Petra Maria Schnitzer – Siegmund : Peter Seiffert
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Jean Hans Arp : « Bouche gueule gorge »

Page 129 du catalogue de l'exposition "Art is Arp" Strasbourg 2008-2009

Page 129 du catalogue de l’exposition « Art is Arp » Strasbourg 2008-2009

Bouche gueule gorge
La gueule de l’argent.
La gueule fermée d’un portail
où dans la nuit glacée un désespéré
en vain cogne et cogne.
L’étrange expression de la bouche
d’un homme nu et glabre en saumure.
La gueule d’une machine à figure humaine.
Comme il rit l’ovoïde lorsque soudain
d’innombrables dés tombent de sa gueule.
La bouche d’un chanteur
d’où montent des sons
qui s’épanouissent en une construction musicale
toute bruissante.
La bouche du conte
qui parle d’un vin d’or en carafes de cristal
qui transforme tous les buveurs en étoiles d’or.
La bouche à merveilles des saints et des poètes.
La gueule en lambeaux de l’épouvantail.
La bouche béante et tordue d’un affamé
à qui l’on ne sert que des zéros.
La gueule de la conque originelle.
Une bouche taillée dans le marbre où nichent les oiseaux.
La bouche du rêve.
La bouche enchantée de l’écho.
La gorge de l’éternité.
La bouche radieuse des anges.

Mund Maul Rachen

Das Maul des Geldes.
Das verschlossene Maul eines Tores
an dem in eiskalter Nacht ein Verzweifelter
vergeblich pocht und pocht.
Der seltsame Ausdruck um dem Mund eines nackten
unbehaarten Mannes in Sülze.
Das Maul einer menschenähnlichen Maschine.
Wie lacht das Ovoid als ihm plötzlich
andauernd Würfel aus dem Maule fallen.
Der Mund eines Sängers
aus dem Töne steigen
die zu einem Liederbau wachsen
der rauscht und rauscht.
Der Mund des Märchens
der von goldenem Wein in kristallenen Karaffen berichtet
der alle Trinker in goldene Sterne verwandelt.
Der Wundermund der Heiligen und der Dichter.
Das zerfetzte Maul der Vogelscheuche.
Der weit aufgerissene verzerrte Mund eines Hungernden
dem lauter Nullen vorgesetzt werden.
Das Maul des Urmuschelhauses.
Ein Mund aus Marmor gehauen in welchem Vögel nisten.
Der Mund des Traumes.
Der verzauberte Mund des Echos.
Der Rachen der Unendlichkeit.
Der leuchtende Mund der Engel.

Je ne sais si l’on peut aller jusqu’à dire que c’est dû à un de ses hasards chers à Jean Hans Arp, mais je venais d’acquérir son recueil de poèmes allemands traduits en français et édité sous le titre La grande fête sans fin contenant le poème ci-dessus sur lequel je suis tombé au moment de l’annonce du thème de la dissémination du mois de la web-association des auteurs : le corps dans tous ses états proposé par Pierre Cendrin. C’est dans ce cadre que cette webchronique est mise en ligne.

On connait sans doute mieux l’œuvre plastique de Jean Hans Arp que son œuvre poétique qui traite les mots, toute proportion gardée, car ce n’est jamais aussi simple avec les mots, de la même manière que la matière dont sont faites les sculptures. La technique qui réunit le mieux les deux sphères est celle du collage, du « cadavre exquis. Arp considérait son œuvre poétique comme au moins aussi importante que son œuvre plastique sinon plus puisqu’il avait déclaré :

« Si par impossible, j’étais obligé de choisir entre l’œuvre plastique et la poésie écrite, si je devais abandonner soit la sculpture soit les poèmes, je choisirais d’écrire des poèmes. »

Il n’a pas été contraint à un tel choix.

Né à Strasbourg en 1886 d’un père allemand et d’une mère française, il est porté par cette double filiation. Et une double culture. Arp écrivait en allemand et en français. Son œuvre en allemand n’était que partiellement traduite. L’édition du volume dont il est question, chez Arfuyen, comble cette lacune. Arp n’a jamais renié sa double filiation, jamais renoncé à la double langue, comme en témoigne son nom Jean Hans Arp et sa production littéraire, bien que les deux pays qui étaient les siens se soient fait la guerre par deux fois.
Suis-je un hideux lambeau du maudit sabbat sanglant des mères patries ?
Le texte allemand parle des maudites et sanglantes rondes enfantines des (pères) patries (verfluchten blutriefenden Vaterländerringelreihen) .
Malgré cela, il disait : « j’ai continué à être les deux, Français et Allemand ».
Tous les écrivains bilingues d’Alsace n’ont pas eu cette attitude, certains étant même tombés dans une germanophilie, d’autres dans une francophilie excessives, reniant l’autre part d’eux-mêmes. Arp figure au nombre des fondateurs de DADA à Zürich où il s’était réfugié pendant le Première guerre mondiale. Après cette dernière, il a participé au groupe Dada de Cologne avec Max Ernst.

Le présent recueil regroupe sous le titre La grande fête sans fin dans une édition fort heureusement bilingue des textes publiés en allemand dans des revues ou catalogues d’exposition à partir de 1960 jusqu’à sa mort en 1966. L’ensemble des textes directement écrits en français avaient été réunis aux éditions Gallimard dans le gros volume Jours effeuillés. Après la mort de Jean Hans Arp en 1966, il a fallu attendre l’initiative des éditions Arfuyen en 1983 pour que soit réalisée, par les soins d’Aimée Bleikasten, la traduction du Logbuch des Traumkapitäns (revue et reprise dans le volume dont il est question ici) et du poème inédit Krambol. Une première partie des Gesammelte Gedichte III ont été traduits et publiés en 2005 sous le titre Sable de Lune.

L’indicible de la grande boucherie

Jean Hans Arp : "Nombril et deux idées" 1932

Jean Hans Arp : « Nombril et deux idées » 1932

La grande boucherie de la Première guerre mondiale a entraîné pour les survivants la dislocation des corps et des langues.

« Aurulam catapult i lemm i lamm / haba habs tapam / son langage s’est cassé dans sa bouche »

écrit-t-il en « latin d’alsace » dans Jours effeuillés. Le corps n’existe plus dans son intégralité mais seulement dans ses parties. Ces dernières, comme le montre la photographie du nombril d’un Arp sans tête, peuvent-être en liaison avec le cosmos, ici l’ombre de la main  témoigne de la présence du soleil et évoque l’origine cosmique de la vie.

« Cette dimension littéralement indicible de l’expérience se manifeste très clairement dans les poèmes de Arp, pour lequel une guerre opposant le pays de son père et celui de sa mère était sans issue. Sa réponse aux événements de 1914-1918 est viscérale plutôt qu’intellectuelle, s’articulant dans la praxis et non dans la théorie, dans l’acte même d’écrire et non dans une quelconque prise de position rationnelle. Ce n’est que des décennies plus tard qu’il va réfléchir d’une façon cohérente et soutenue sur la portée socio-critique de Dada. Pendant les années 1950, par exemple, il explique que Dada voulait détruire les supercheries raisonnables des hommes et retrouver l’ordre naturel et déraisonnable.[…] Dada dénonce les ruses infernales du vocabulaire officiel de la sagesse ».
Eric Robertson : Arp poète in Catalogue de l’exposition Art is Arp – titre emprunté à Marcel Duchamp – Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (2008-2009)

« Je manie [les mots] comme un enfant des cubes. Je les palpe, je les contourne – comme des sculptures ».

La déclaration de Arp est citée par Emmanuel Guignon à la page 200 du catalogue. Ce dernier écrit lui-même :

« On pourrait également établir un rapport entre le cadavre exquis et l’écriture poétique de Arp dans la mesure où l’usage qu’il fait des mots, coupés des référents et de l’obligation de désigner par des opérations de contagions des signifiants, sont devenus des objets substitutifs invitant à la manipulation ».

Ces mots sont des sonorités ce qui ne facilite pas la tâche de traduction pour laquelle il faut veiller au risque de produire du sens. J’aurais pour ma part dans le poème cité traduit

Der seltsame Ausdruck um dem Mund eines nackten
unbehaarten Mannes in Sülze.

Non pas par

L’étrange expression de la bouche
d’un homme nu et glabre en saumure.

Mais bien plus étrangement – et en traduisant Sülze littéralement – par

L’étrange expression autour de la bouche
d’un homme nu sans poils en gelée de viande [ou, en fromage de tête]

Bienvenue en Arp a dit

484

 

Jean Hans ARP : « La Grande Fête sans fin »
Traduit de l’allemand et présenté par Aimée Bleikasten
Collection Collection Neige n°28, 230 pages,
13,50 €

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Le mot impropre de l’année 2013 : « Sozialtourismus » (« tourisme social »)

La linguiste  Nina Janisch, porte parole du jury lors de la conférence de presse. Photo Patrick Bal

La linguiste Nina Janisch, porte parole du jury, lors de la conférence de presse. Photo Patrick Bal

Il existe depuis une vingtaine d’années, une association citoyenne et participative qui jette un regard critique sur des usages impropres du vocabulaire et veille à préserver la sensibilité à l’importance du choix des mots. C’est l’action « Unwort des Jahres » littéralement « le non-mot de l’année ». Le résultat est toujours intéressant même si c’est en négatif car cela témoigne du climat idéologique et de ses dérives dans la société allemande où tout va toujours si bien à ce que l’on nous dit.

L’association a rendu public son choix pour 2013, il y a quelques semaines, à la mi-janvier.

Après Döner-Morde (Meurtres Döner), en 2011, et Opfer-Abo (abonnement au statut de victime), celui de 2013 est plus facile à traduire, cette fois : Sozialtourismus, tourisme social.

Voici la justification du jury :

« L’année dernière [en 2013] la discussion sur l’immigration choisie et non choisie en Allemagne a été réactualisée. Dans ce contexte, certains hommes politiques et médias se sont servis de l’expression tourisme social pour faire de la propagande contre des migrants indésirables en provenance d’Europe de l’Est. Dans le mot composé Sozialtourismus (Tourisme social), le déterminé Tourismus (tourisme) suggère, en tordant le coup aux évidences, un voyage destiné au plaisir et à la détente. Le déterminant sozial (social) réduit l’immigration visée à l’objectif de profiter du système social allemand. C’est une discrimination envers des personnes qui par pure nécessité cherchent en Allemagne un meilleur avenir ; elle travestit leur droit de principe à le faire.
L’expression tourisme social s’inscrit dans une série d’autres mots à proscrire qui, ensemble, servent à attiser cette propagande : immigration de la misère (Armutszuwanderung). Utilisée dans le sens d’une immigration dans le système social, cette expression à l’origine diffamante est de plus en plus utilisée de manière indifférenciée comme une expression prétendument concrète et neutre. Avec la notion d’abus de liberté de circulation (Freizügigkeitsmissbrauch) on prête un comportement criminel à ceux qui usent de la liberté de circulation garantie au sein de l’Union européenne aussi maintenant à ceux qui viennent de Bulgarie ou de Roumanie. L’expression tourisme social pousse à l’extrême la présupposition d’une intention mauvaise ».

Source en allemand

Le mot de l’année est choisi, lui, par la « Gesellschaft für deutsche Sprache » ,GfdS, (Asssociation pour la défense de la langue allemande, l’équivalent de notre Association pour la défense de la langue française DLF). Elle agit selon des critères différents, fonction des occurrences d’un mot nouveau.
Pour l’année 2013, elle a opté pour le « mot », si on peur appeler cela ainsi, Groko.
Groko, abréviation de Grosse Koalition, désigne la grande coalition celle qui conduit les partis chrétien-démocrates (CDU et CSU) d’Angela Merkel à gouverner avec le parti social-démocrate (SPD)

Source en allemand 

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