« Guerre des paysans » (6) Les XII articles de Memmingen

Les révoltes paysannes se mènent au rythme des saisons. Elles sont influencées aussi par le calendrier liturgique qui favorise les rencontres et facilitent l’organisation. Commencées en été 1524, elles culminent dans la période du carnaval (Fastnacht), c’est à dire les jours gras d’avant le carême, en 1525. Les trois bandes insurgées réunissant quelque 20 000 personnes sillonnent la région de la Haute Souabe et se rassemblent en une Assemblée chrétienne. Elles envoient début mars 1525, des délégués dans la ville de Memmingen pour y adopter un programme commun : une « première tentative vague d’un projet de constitution » (Bundesordnung), le 7 mars, puis les désormais fameux XII articles qui sont

« à la fois articles de doléances, programme de réformes et manifeste politique ».

( Peter Blickle :,Die Revolution von 1525, 4ème éd., Oldenbourg Verlag, München, 2004,)

Les premiers exemplaires imprimés apparaissent sur le marché d’Ulm, le 19 mars puis le 24 à Nuremberg. Plus d’une vingtaine d’éditeurs en différents lieux ont repris et diffusé ce texte dont on estime qu’il a atteint quelque 25 000 exemplaires ce qui est considérable pour l’époque. Il en existait même une version anglaise.

Frontispices de trois éditions des XII articles

Je vous les présente article par article en langue originale puis en traduction avec le cas échéant un petit commentaire.

Titre

Dye grundtlichen vnd rechten haupt artickel, aller baurschafft vnnd hyndersessen der gaistlichen vnd weltlichen oberkayten, von wo(e)lchen sy sich beschwert vermainen.

Les articles fondamentaux, justes et essentiels de tous les paysans et sujets [Hintersassen] des autorités ecclésiastiques et laïques desquelles ils estiment être opprimés.

On observe dès le titre que les XII articles ne concernent pas seulement les paysans mais également tous les Hintersassen. Hintersassen signifie littéralement ceux qui sont derrières, c’est à dire dépendants d’un propriétaire terrien qui peut-être séculier ou religieux. Dans les villes, les Hintersassen sont ceux qui sont privés du droit de bourgeoisie et de la participation aux corporations. On note aussi une absence de localisation et, partant, une volonté universalisante du manifeste.


(Première édition des Douze articles. Adresse au lecteur. Source : Archives de la  Ville de Memmingen. On notera dans la marge les citations bibliques de référence)

Dem christlichen leeser fryd vnnd gnad gottes durch Christum.

Es seyn vil wider christen, die yetzund von wegen der versammleten baurschafft das euangelion zu(o) schmehen vrsach nehmen, sagent, das seyn die frücht des newen euangelions? Nyemant gehorsam seyn, an allen ortten sich empor heben vnd auff po(e)men, mit grossem gewalt zu(o)hauff lauffen vnd sich rotten, gaistlich vnnd weltliche oberkaiten zu(o)reformieren, außzu(o)reytten, ja villeücht gar zu(o) erschlagen? Allen disen gotlosen freuenlichen vrtailern antwurten diese nachgeschribne artickel, Am ersten das sye dise schmach des wort gotes auffheben, zu(o)m andern die vngehorsamikait, ja die empo(e)rung aller bauren christenlich endtschuldigen. Zu(o)m ersten, ist das euangelion nit ain vrsach der empo(e)rungen oder auffru(o)ren, dye weyl es ain rede ist, von Christo, dem verhaissne Messia, welchs wort vnd leben nichts dann liebe, fride, geduldt vnd ainigkaiten lernet. Also das alle die in disen Christum glauben, lieplich, fridlich, gedultig vnd ainig werden. So dann der grund aller artickel der bawren (wie dann klar gesehen wirt), das euangelion zu(o)ho(e)ren vnd dem gemeß zu(o) leben, dahin gericht ist. Wie mügen dann die widerchristen das ewangelion ain ursach der embo(e)rung vnd des vngehorsams nennen? Das aber ettlich widerchristen vnd feynd deß euangelij wider so(e)lliche anmu(o)ttung vnd begerung sich lonen vnd auffbo(e)men, ist das euangelion nit vr-sach, sonder der teüfel, der schedlichst feynd deß ewangelij, der solches durch den vnglauben in den seynen erweckt. Hye mitte das, das wort gotes (liebe, fryd, vnd ainigkait lernent) vndergetruckt vnd wegkgenommen wurde. || Zu(o)m andern dann klar lauter volget, das dye bawren in jren artickeln solches euangelion zu(o)r leer vnd leben begerendt, nit mügen vngehorsam, auffru(e)risch genennt werden. Ob aber got die pauren (nach seynem wort zu(o) leben a(e)ngstlich ru(o)ffent) erho(e)ren will, wer will den willen gotes tadlen? Wer will in sein gericht greyffen? Ja wer will seiner mayestet wyderstreben? Hat er die kinder Israhel, zu(o) jm schreyendt, erho(e)ret vnd auß der hand pharaonis erlediget? Mag er nit noch heut die seynen erretten? Ja, er wirts erretten! Vnd in ainer kürtz! Derhalben christlicher leser, solliche nachvolgendt artickel lyse mit fleyß, vnd nach mals vrtail. ||

« Au lecteur chrétien, paix et grâce de Dieu par Christ.

Il se trouve que beaucoup d’antichrists prennent actuellement prétexte du rassemblement de la paysannerie pour mépriser l’Évangile, disant que voilà les fruits du nouvel Évangile : n’obéir à personne, se soulever et se révolter en tout lieu, s’assembler avec grand déploiement de force et s’attrouper ; contester, attaquer, voire abattre les autorités ecclésiastiques et laïques. A tous ces juges impies et arrogants répondent les articles ci-dessous. Premièrement pour mettre un terme à ce mépris de la Parole de Dieu. En second lieu pour disculper chrétiennement tous les paysans de leur désobéissance, voire de leur révolte.

Premièrement, l’Évangile n’est pas une cause de révolte ou de sédition. Car il est discours à propos du Christ, du Messie annoncé, dont la parole et la vie n’enseignent qu’amour, paix, patience et union. Ainsi tous ceux qui croient en ce Christ deviennent aimants, pacifiques, patients et unis. Or le principe de tous les articles des paysans (comme cela sera manifeste), écouter l’Évangile et vivre en conformité avec lui, ne tend qu’à cela. Comment donc les antichrists peuvent-ils alors présenter l’Évangile comme une cause de révolte et de désobéissance ? Mais que certains antichrists et ennemis de l’Évangile rejettent les attentes et les aspirations [des paysans] et se révoltent contre elles, [cela] n’est pas imputable à l’Évangile.

Mais c’est le diable, l’ennemi le plus nuisible de l’Évangile qui provoque cela en suscitant l’incrédulité parmi les siens, de sorte [qu’il advient] ceci, c’est que la Parole de Dieu (qui enseigne amour, paix et union) se trouve être opprimée et balayée.

En second lieu, il s’en suit de manière évidente que les paysans qui dans leurs articles aspirent à entendre cet Évangile pour leur instruction et pour en vivre, ne sauraient être traités de désobéissants et de séditieux. Et si Dieu veut exaucer les paysans (qui l’implorent dans la crainte pour vivre selon sa Parole), qui veut blâmer la volonté de Dieu, qui veut contester son jugement ? Mieux, qui veut s’opposer à sa majesté ? Lui qui a exaucé les enfants d’Israël (qui l’ont supplié), les a délivrés de la main de Pharaon, ne peut-il pas aujourd’hui encore sauver les siens ? Certes, il les sauvera. Et sous peu ! C’est pourquoi, lecteur chrétien, lis avec application les articles et puis tu jugeras. »

Le préambule donne au texte la dimension d’un plaidoyer au sens juridique. Sa portée se veut générale. Il y a des choses qu’on ne peut accepter si l’on se prétend chrétien. Les conditions de vie sur terre ne sont pas un domaine qui se situe en dehors des questions religieuses comme le prétendra Martin Luther. Le matériel et le spirituel ne sont pas des domaines déconnectés l’un de l’autre. On notera aussi l’audacieuse comparaison avec la libération des hébreux de l’esclavage. Ce long préambule articule pour la première fois la Réforme protestante et la révolte des assujettis. Crise de la féodalité et crise de la foi – non pas en dieu mais dans ses représentants sur terre – se conjuguent. Leurs fondements sont secoués par la révolution de l’imprimerie. (voir ici )

Première édition des Douze articles. Article 1. Source :Archives de la ville de Memmingen)

Der erst artickel

Zum ersten ist vnser diemu(e)ttig bytt vnd beger, auch vnser aller will vnd maynung, das wir nun fürohin gewalt vnd macht wo(e)llen haben, ain gantze gemain sol ain pfarer selbs erwo(e)len vnd kyesen. Auch gewalt haben, den selbigen wider zu(o)entsetzen, wann er sich vngepürlich hieldt. Der selbig erwo(e)lt pfarrer soll vns das hailig euangeli lauter vnd klar predigen one allen menschlichen zu(o)satz, leer vnd gebot, dann vns den waren glauben stetz verkündigen, geyt vns ain vrsach got vnd sein gnad zu(o) bitten, vnns den selbygen waren glawben einbylden vnd in vns bestetten. Dann wann seyn genad in vnß nit eingepyldet wirdt, so bleyben wir stetz fleysch vnd blu(o)t, das dann nichts nutz ist, wie kla(e)rlich in der geschrifft stat, das wir allain durch den waren glauben zu(o) got kommen kinden, vnd allain durch seyn barmhertzigkait sa(e)lig mu(e)ssen werden. Darumb ist vns ain so(e)llicher vorgeer vnd pfarrer von no(e)tten, vnd in dieser gestalt in der geschrifft gegrindt.

Article premier

« Premièrement, notre humble prière et [notre] requête, notre volonté et notre intention aussi, [c’est] que dorénavant nous puissions être autorisés et habilités à choisir et à élire, en communauté, un pasteur. [Nous voulons] également être autorisés à le démettre s’il se comporte de manière inconvenante. Ce même pasteur [que nous avons] choisi doit nous prêcher le Saint Évangile, dans toute sa clarté et dans toute sa pureté, sans y ajouter quelque doctrine ou commandement humains. Ensuite, toujours nous annoncer la foi véritable, qui nous conduit à prier Dieu pour sa grâce, et former en nous la foi véritable et la conforter. Car, si sa grâce n’est pas formée en nous, nous restons toujours de sang et de chair, ce qui alors ne sert de rien, comme le déclare clairement l’Écriture. Seule la foi véritable peut nous amener à Dieu ; et seule la miséricorde [de Dieu] doit nous amener au salut. C’est pour cela qu’il nous faut un tel guide, [un tel] pasteur, et c’est ainsi qu’il est fondé dans l’Écriture. »

Avec une forte détermination, les insurgés disent vouloir que ain gantze gemain sol ain pfarer selbs erwo(e)len vnd kyesen, que chaque communauté tout entière doit pouvoir elle-même choisir et élire et le cas échéant démettre son pasteur. Ce dernier n’est pas un chargé de propagande et n’a pas à s’occuper d’autre chose que de religion. C’est « une remise à plat démocratique de l’Église, de son accaparement par les puissants et, implicitement de la papauté », commente Georges Bischoff (Dictionnaire de la Guerre des paysans en Alsace et au-delà. La nuée Bleue p. 54)

Der ander artickel

Zu(o)m andern, nach dem der recht zehat auff gesetzt ist im alten testament vnd im neuen als erfüldt, nichts destminder wo(e)llen wir den rechten korn zehat gern geben, doch wie sich gebürt. Dem nach man sol in got geben vnd den seynen mitaylen, gebürt es ainem pfarrer, so klar das wort gots verkindt. Seyen wir des willen hinfüro disen zehat vnser kirch bro(e)pst, so dan ain gemain setzt, || sollen einsemlen vnd eynnemen, daruon ainem pfarrer, so von ainer gantzen gemain erwo(e)lt wirt, seyn zymlich gnu(o)gsam auffenthalt geben, jm vnd den seynen, nach erkantnus ainer gantzen gmain. Vnnd was über bleybt sol man (armen dürfftigen, so im selben dorff verhanden seynd) mittailen, nach gestalt der sach vnd erkantnus ainer gemain. Was über bleybt, soll man behaltten, ob man raysen mu(e)ßt von lands not wegen. Darmit man kain landts steüer dürff auff den armen man legen, sol manß von disem überschuß außrichten. Auch ob sach were, daz ains oder mer do(e)rffer weren, die den zehenden selbs verkaufft hettent auß ettlicher not halben, die selbigen so darumb zu(o) zaigen, in der gestalt haben von aynem gantzen dorff, der sol es nit entgelten, sonder wir wellen vns zymmlicher weyß nach gestalt und sach mit im vergleychen, jm sollichs wider mit zymlicher zyl vnd zeyt ablassen. Aber wer von kainem dorff sollichs erkaufft hat vnd jre forfaren jnen selbs solchs zu(o)geaygent haben, wo(e)llen vnd solen vnd seynd jnen nichts weyters schuldig zu(o)geben, alain wie obstat vnsern erwo(e)lten pfarrer darmit zu(o) vnderhalten, nachmalen ablesen oder den dürfftigen mittailen, wie die hailig geschryfft innho(e)lt, sy seyen gaistlich oder welttlich. Den klaynen zehat wo(e)llen wir gar nit geben. Dann got der herr das vich frey dem menschen beschaffen, das wir für ain vnzymlichen zehat schetzen, den die menschen erdicht haben. Darumb wo(e)llen wir jn nit weytter geben.

L’article suivant

« Par ailleurs, alors même que la vraie dîme a été établie dans l’Ancien Testament et [qu’elle] est accomplie dans le Nouveau [Testament], nous ne sommes pas moins disposés à donner volontiers la juste dîme des céréales. Mais de la manière qui convient : à savoir, la donner à Dieu pour être remise aux siens. [Cette dîme est due] au pasteur qui proclame dans sa pureté la Parole de Dieu. Nous voulons qu’à l’avenir cette dîme soit collectée et perçue par le prévôt d’église désigné par la communauté. [De cette dîme], qu’on donne au pasteur élu par l’ensemble de la communauté ce que l’ensemble de la communauté estime nécessaire à son honnête entretien, et à l’entretien des siens. Quant au reste, il faudra le distribuer (aux pauvres indigents du village) selon les nécessités du moment, et après avis de la communauté. Il faut garder l’excédent pour subvenir aux besoins du pays en cas de guerre. Pour éviter d’imposer le manant, il faut [alors] prélever [le nécessaire] de cet excédent. Au cas où un ou plusieurs villages auraient vendu eux-mêmes la dîme par suite de quelque besoin, [il ne faut] pas sanctionner ceux qui sauront apporter les preuves d’avoir agi selon les nécessités du moment de tout un village [en achetant la dîme]; mais nous voulons nous arranger comme il se doit avec ceux qui auront agi ainsi, selon les nécessités du moment, en rachetant [la dîme] à prix et délai raisonnables. Quant à ceux qui d’aucun village n’ont acquis [la dîme], et desquels les aïeux se sont appropriés cette [dîme sans l’acheter], nous ne sommes pas leurs obligés, nous ne le voulons pas et nous ne le devons pas. [Nous emploierons la dîme], comme il est dit plus haut, à entretenir le pasteur élu, à racheter [la dîme] par après, à venir en aide aux nécessiteux, ecclésiastiques ou laïcs, comme l’Écriture Sainte l’exige.
Quant à la petite dîme, nous ne voulons pas la donner, en aucun cas
. Car le Seigneur Dieu a créé le bétail libre pour l’homme, sans poser de conditions, [et non pour être prétexte à] nous charger d’une dîme inconvenante que les hommes ont inventée. C’est pour cela que nous ne voulons plus continuer à la donner »

Vraie dîme, dîme des céréales, petite dîme (Zehat). L’article 2 vise au contrôle de la collecte et de la répartition de la dîme en conformité avec la bible. Elle ne doit pas être détournée et doit servir exclusivement à la rétribution des pasteurs et aux pauvres du village ainsi qu’à la défense du territoire. « Prélèvement en nature, au profit de l’Église, la dîme correspond en principe à la dixième partie (decima pars) des produits de la terre et des profits (mouture, élevage, chasse, pêche), qui constituent la « dîme réelle ».(cf.). La « petite dîme » c’est à dire celle sur les fruits et légumes est totalement rejetée.

Der drit artickel

Zu(o)m dritten ist der brauch byßher gewesen, das man vns für jr aigen leüt gehalten haben, wo(e)lchs zu(o) erbarmen ist, angesehen, das vns Christus all mitt seynem kostparlichen plu(e)tvergu(e)ssen erlo(e)ßt vnnd erkaufft hat, Den || hyrtten gleych alls wol alls den ho(e)chsten, kain außgenommen. Darumb erfindt sich mit der geschryfft, das wir frey seyen vnd wo(e)llen sein. Nit das wir gar frey wo(e)llen seyn, kain oberkait haben wellen. Lernet vnß gott nit, wir sollen in gepotten leben, nit yn freyem fleyschlichen mu(o)twilen, sonder got lieben, jn als vnserrn herren jn vnsern nechsten erkennen, vnnd alles das, so wyr auch gern hetten, das vnns got am nachtmal gepotten hat zu(o) ainer letz. Darumb sollen wir nach seinem gepot leben. Zaigt vnd weißt vns diß gepot nit an, das wir der oberkkait nit korsam seyen? Nit allain der oberkait, sunder wir sollen vns gegen jederman diemu(e)tigen, das wir auch geren gegen vnser erwelten vnd gesetzten oberkayt (so vns von got gesetzt) jn allen zimlichen vnd christlichen sachen geren gehorsam sein. Seyen auch onzweyfel, jr werdendt vnß der aigenschafft als war vnnd recht christen geren endtlassen oder vns jm euangeli des berichten, das wirß seyen.

Article troisième

« Troisièmement. Jusqu’à présent il était d’usage de nous considérer comme des serfs, ce qui est lamentable, vu que le Christ, en répandant son précieux sang, nous a tous sauvés et rachetés : le berger tout comme le plus noble, sans exclure personne. C’est pour cela que l’Écriture nous apprend que nous sommes libres, et nous voulons l’être. Non pas que nous voulions être absolument libres, sans reconnaître aucune autorité. Dieu ne nous enseigne-t-il pas à vivre selon des commandements, et non pas selon les caprices débridés de la chair ? Mais aimer Dieu, le reconnaître comme notre Seigneur en nos prochains ? Et faire tout ce que nous aimerions [qu’ils nous fassent], comme Dieu nous l’a ordonné lors de la dernière Cène. ? C’est pour cela que nous devons vivre selon son commandement. Ce commandement nous montre-t-il ou nous apprend-il que nous ne sommes pas soumis à l’autorité ? Non seulement à l’autorité…Nous devons aussi nous humilier devant tout un chacun. Nous sommes volontiers obéissants à toute autorité élue et instituée (voulue par Dieu), [en tout ce qu’elle ordonne] de convenable et de chrétien. Et vous allez certainement nous affranchir en votre qualité de vrais et authentiques chrétiens. Ou alors vous nous montrerez dans l’Évangile que nous sommes [des serfs] ».

Der viert artickel

Zum vierten ist bißher jm brauch gewesen, daß kayn armer man nit gewalt gehabt hatt, das willpret, gefigel oder fisch jn fliessenden wasser nit zu(o) fachen zu(o) gelassen werden, welchs vns gantz vnzymlich vnd vnbru(e)derlich dunckt, sunder aigennützig vnd dem wort gotz nit gemeß sein. Auch in etlichen ortern die oberkait vns das gewild zu(o) trutz vnd mechtigem schaden haben, wil vns das vnser (so got dem menschen zu(o) nutz wachsen hat lassen) die vnuernüfftigen thyer zu(o) vnutz verfretzen mu(e)twiligklich (leyden mu(e)ssen) dar zu(o) stillschweigen, das wider gott vnd dem nechsten ist, Wann als gott der herr den menschen erschu(o)ff, hat er jm gewalt geben vber alle thier, vber den fogel im lufft vnd vber den fisch jm wasser. Darumb ist vnser begeren, wann ainer wasser hette, das ers mit gnu(o)gsamer schriff be- || weysen mag, das man das wasser vnwyssenlych also erkaufft hette, begeren wir jms nit mit gewalt zu(o) nemen. Sunder man mu(e)st ain christlich eynsechen darynnen haben von wegen bru(o)derlicher lieb, aber wer nit gnu(e)gsam anzaigen darumb kann thon, solß ainer gemayn zymlicher weyß mittailen.

L’article quatre

« Quatrièmement. Il a été d’usage jusqu’à présent qu’aucun manant n’ait le pouvoir ni l’autorisation de prendre du gibier, des oiseaux ou des poissons dans les eaux courantes, ce qui nous semble être tout à fait inconvenant et dépourvu de fraternité, très égoïste et contraire à la Parole de Dieu. De plus, en certains endroits, l’autorité nous oblige à endurer le défi et le grand dommage occasionnés par le gibier, des animaux privés de raison qui saccagent inutilement et par caprice notre bien (que Dieu a fait prospérer dans l’intérêt des hommes). Jusqu’à présent, il a fallu taire ce qui est contraire à Dieu et au prochain. Quand Dieu créa l’homme, Il lui a donné pouvoir sur tous les animaux, sur l’oiseau dans l’air, sur le poisson dans l’eau. C’est pourquoi voici notre requête : si quelqu’un détient une eau, [une rivière, un étang…] et qu’il puisse prouver par des titres suffisants que cette eau lui était vendue au su [des paysans], nous ne demandons pas à la reprendre de force. Mais à cause de l’amour fraternel, que l’on fasse preuve de sollicitude chrétienne. Mais celui qui ne peut pas apporter suffisamment de preuves doit restituer [le bien] à la communauté, comme il se doit. »

Manant est à comprendre au sens de dépendant de la juridiction seigneuriale. Armer man est pratiquement synonyme de gemeiner mann de même que pauperes et laboratores. (Source). Il ne faut cependant pas confondre serf et pauvre. L’article réclame la liberté de la chasse en particulier pour les animaux qui endommagent les récoltes, de l’oiselage, et de la pêche. Celle-ci doit être réglementée dans le cas où les biens en eaux ont été achetés à la commune. En cas de spoliation, ils doivent être restitués à la commune.

Der funfft artickel

Zum fünfften seyen wir auch beschwert der beholtzung halb. Dann vnsere herschafften habend jnenn die ho(e)ltzer alle allain geaignet, vnd wann der arm man was bedarff, mu(o)ß ers vmb zway geldt kauffen. Ist vnnser maynung: Was für ho(e)ltzer seyen, es habens geistlich oder weltlich, jnnen, die es nit erkaufft haben, sollen ayner gantzen gemain wider anhaim fallen, vnd ainer gemayn zimlicher weiß frey sein, aim yetlichen sein noturfft jnß hauß zu(o) brenen vmb sunst lassen nehmen, auch wann von no(e)ten sein wurde zu(o) zymmern auch vmb sunst nemen, doch mit wissen der, so von der gemain darzu(o) erwelt werden. So aber kains verhanden wer, dann das, so redlich erkaufft ist wordenn, sol man sich mit den selbigen briederlich vnd christelich vergleichen. Wann aber das gu(o)t am anfang auß inen selbs geaygnet wer worden vnd nachmals verkaufft worden, sol man sich vergleichen nach gestalt der sach vnd erkantnuß briederlicher lieb vnd heiliger geschrifft.

L’article cinq

« Cinquièmement. Nous nous plaignons aussi au sujet du bois, car nos seigneuries se sont appropriées à elles seules tout le bois. Et quand il en faut au manant, il doit l’acheter au double de sa valeur. Voici notre requête : le bois que possèdent les ecclésiastiques ou les laïcs et qu’ils n’ont pas acheté doit retourner à toute la communauté. Et la communauté en disposera librement comme il se doit, et chacun pourra chercher gratuitement le bois de chauffage qu’il lui faut. Il en est de même pour le bois de construction : qu’il soit disponible à titre gratuit, pour peu que soient avisés les membres de la communauté élus à cet effet. Et s’il n’était pas prouvé que le bois a été acquis honnêtement par ceux qui le détiennent, il faudra s’entendre fraternellement et chrétiennement avec eux. Mais s’il s’agit d’un bien d’abord accaparé, puis vendu par la suite, il faudra s’arranger selon la nature des faits en conformité avec l’amour fraternel et la Sainte Écriture ».

Der sechst artickel

Zu(o)m sechsten ist vnser hart beschwerung der dyenst halben, wo(e)lche von tag zu(o) tag gemert werden vnd teglich zu(o) nemen, begeren wir, das man ain zimlich ein sechen darein thu(e), vnß der massen nit so hart beschweren, sonder vns gnedig hier jnnen ansechen, wie vnser eltern gedient haben, allain nach laut des wort gots.

Article sixième

« Sixièmement. Nous nous plaignons beaucoup des corvées qui de jour en jour sont plus nombreuses et s’alourdissent quotidiennement. Nous demandons que l’on prenne en compte notre situation, comme il se doit, que l’on renonce à nous charger si durement, que l’on s’en tienne charitablement à la manière de servir de nos parents, le tout en conformité avec la seule Parole de Dieu ».

Der sybent artickel

Zu(e)m sibenden, das wir hinfüro vns ain herschafft nit weyter wo(e)lle lassen beschweren, sonder wieß ain herschafft zymlicher weiß aim verleycht, also sol erß besitzen laut der verainigung des herren vnd bauren. Der herr soll jn nit weiter zwyngen noch dryngen, mer dyenst noch anders vom jm vmb sunst begeren, darmit der baur solych gu(o)tt onbeschwert, also rüeblich brauchen vnd niessen müg. Ob aber des herren dienst von no(e)tten weren, sol jm der baur willig vnd gehorsam für ander sein, doch zu(e) stund vnd zeyt, das dem bauren nit zu(o) nachtail dyen, vnnd jme vmb aynen zymlichen pffenning denn thu(o)n.

Le septième article

« Septièmement. Nous ne voulons plus, à l’avenir, être accablés par les seigneurs [de nouvelles charges]. On tiendra [les biens] aux conditions de location convenues entre le seigneur et le paysan. Le seigneur ne doit pas astreindre ou forcer [le paysan] à plus de services ou d’autres exigences gratuites ; ainsi le paysan pourra user et jouir de tel bien sans tracas et tranquillement. Si toutefois le seigneur avait besoin d’un service, il est du devoir du paysan de le lui rendre, volontiers et docilement, mais à l’heure et au moment qui ne causent pas préjudice au paysan, et contre une juste rémunération ».

Der achtet artickel:

Zu(o)m achten sey wir beschwert, vnd der vil, so gu(e)ter jnnen haben, das die selbigen gu(e)ter die gült nit ertragen kinden vnd die bauren das jr darauff einbiessen vnd verderben, das die herschafft dieselbigen gu(e)ter, erber leüe besichtigen lassen vnd nach der billikayt ain gylt erscho(e)pff, damit der baur sein arbait nit vmb sunst thye, dann ain yetlicher tagwercker ist seyns lons wirdig.

Article huit

« Huitièmement. Nous nous plaignons, et sommes nombreux [à le faire], de détenir des biens sans pouvoir en supporter le cens, si bien que les paysans y perdent ce qu’ils ont et s’y ruinent. Que les seigneurs fassent évaluer ces biens par des gens d’honneur probes et que le cens soit établi avec équité, pour que le paysan ne travaille pas en vain, car chaque travailleur (tagwercker) mérite son salaire ».

Le paiement du cens, le terme désigne un ensemble de redevances, était fixe et décorrélé du résultat du travail. Il était dû même en cas de mauvaise récolte sans considération pour un minimum vital.

Der neundt artickel

Zu(o)m neünten seyen wyr beschwertt der grossen frefel, so man stetz new satzung macht, nit das man vnß strafft nach gestalt der sach, sunder zu(o) zeyten auß grossem neyd vnd zu(o) zeytten auß grossem gunst. Ist vnser maynung, vns bey alter geschribner straff straffen, darnach die sach gehandelt ist, vnd nit nach gunst.

Article neuvième

« Neuvièmement. Nous nous plaignons de la grande injustice qui résulte [du fait] que l’on édicte sans cesse de nouveaux règlements. On ne nous punit pas d’après la nature des faits, mais parfois avec grande rigueur, parfois avec grande faveur. Nous demandons à être sanctionnés selon l’ancien droit écrit (litt. : être punis selon les punitions anciennes écrites), selon la nature des faits, et non par faveur ».

Der zehent artickel

Zu(o)m zehenden sey wir beschwert, das etlich haben jnen zu(e)geaignet wisen, der gleichen ecker, die dann ainer gemain zu(o) geherendt. Dieselbigen werden wir wider zu(e) vnsern gemainen handen nehmen, es sey dann sach, das mans redlich erkaufft hab. Wann mans aber vnbillycher weyß erkaufft het, sol man sich gu(e)tlich vnnd briederlich mit ainander vergleychen nach gestalt der sach.

Dixième article

« Dixièmement. Nous nous plaignons du fait que d’aucuns se sont approprié des prés, ou des champs, qui appartenaient à la communauté. Nous reprendrons [ces biens] pour les remettre à la disposition de tous. A moins qu’ils n’aient été achetés honnêtement. Mais s’ils ont été acquis de manière injuste, il faudra s’entendre à l’amiable et fraternellement selon la nature des faits ».

Der aylfft artickel:

Zu(o)m ailften wellen wir den brauch genant den todt fall gantz vnd gar abthu(e)n haben. Den nimmer leiden noch gestatten, das man witwen, waisen das jr wider got vnd eeren, also schentlich nemen, berauben sol, wie es an vil ortten (menigerlay gestalt) geschehen ist, vnd von den, so sy besitzen vnd beschirmen solten, hand sy vns geschunden vnnd geschaben, vnd wann sy wenig fu(o)g hettendt gehabt, hettendt diß gar genomen, das got nit mer leiden wyl, sunder sol gantz absein, kain mensch nichts hinfiro schuldig sein zu(o) geben, weder wenig noch vyl.

Article onze

« Onzièmement. Nous voulons que soit aboli entièrement l’usage dit de mainmorte. Dorénavant nous n’admettrons plus ni ne tolérerons que l’on dépouille honteusement veuves et orphelins de leurs biens, en dépit [des lois] de Dieu et de l’honneur, comme cela est arrivé en de nombreux endroits (et de multiples manières), de la part de ceux qui devaient les protéger et les assister. Ils nous ont écorchés et étrillés, et même s’ils n’avaient qu’un droit restreint, ils se sont arrogé [ce droit] dans sa totalité. Ce que Dieu ne tolérera plus et qui doit être entièrement aboli. Dorénavant, personne ne sera plus astreint à donner [quoi que ce soit], peu ou prou [en cas de décès] ».

La mainmorte est un impôt sur l’héritage souvent la plus belle bête du troupeau ou le plus bel habit pour le décès d’une femme.

[Beschluss]

Zu(o)m zwelften ist vnser beschluß vnd endtlyche maynung, wann ainer oder mer artickel, alhie gesteldt (so dem wort gotes nit gemeß) weren, als wir dann nit vermainen, die selbigen artickel wol man vns mit dem wort gots für vnzimlich anzaigen, wolt wyr daruon abston, wann mans vns mit grundt der schrifft erklert. Ob man vns schon etlich artickel yetz zu(o) lyeß vnd hernach sich befendt, das vnrecht weren, sollen sy von stund an todt vnd absein, || nichts mer gelten. Dergleichen ob sich in der schrifft mit der warhait mer artickel erfunden, die wider got vnd beschwernus der na(e)chsten weren, wo(e)ll wir vnns auch vorbehalten vnnd beschlossen haben vnnd vns in aller christlicher leer yeben vnd brauchen. Darumb wir gott den herren bitten wo(e)llen, der vns das selbig geben kan vnnd sunst nyemant. Der frid Christi sey mit vns allen.

Conclusion

« Douzièmement. Voici notre conclusion et notre ultime avis : si l’un ou plusieurs des articles ci-dessus énoncés (n’étaient pas conformes à la Parole de Dieu), ce que nous ne pensons pas, et si l’on nous montrait par la Parole de Dieu que ces mêmes articles sont inappropriés, nous voulons y renoncer, si l’explication est fondée sur l’Écriture. Et si même dès à présent certains articles sont admis, et si par la suite il s’avérait qu’ils sont injustes, qu’ils soient alors caducs, nuls et non avenus. De même, si on trouvait dans l’Écriture, en toute bonne foi, [que] d’autres articles encore sont contraires à Dieu et au bien du prochain, nous y renonçons ; et nous avons décidé de vivre selon toute la doctrine chrétienne et ses pratiques. Ce pourquoi nous voulons prier Dieu le Seigneur qui lui seul peut nous accorder cela, et personne d’autre. La paix de Christ soit avec nous tous ».

Le dernier article est un appel à la controverse théologique. Sollicités pour avis, les théologiens de Wittenberg, Martin Luther et Philipp Melanchthon, n’apprécieront guère – et c’est un euphémisme- cette lecture sociale de la bible, ce biblicisme retourné contre le féodalisme ou que l’on appellera bien plus tard, en Amérique latine, cette théologie de la libération. Un chrétien doit supporter l’injustice et non s’élever contre l’autorité, écrira en substance Luther au mois d’avril avant d’appeler plus tard au massacre des paysans.

(Source du texte allemand : Archives municipales de la Ville de Memmingen. Traduction : René Joseph GERBER, ”Lis avec application les articles… et puis tu jugeras” : la réception des XII articles dans les ”Flugschriften” de 1525. Université de Strasbourg, faculté théologique protestante, thèse soutenue le 6 septembre 2012, disponible en ligne ici.)

La problématique des XII articles

Les 12 articles sont une synthèse des doléances locales provenant de paysans, de villages et seigneuries. La rédaction du texte est attribuée à un seul homme, un artisan pelletier, Sebastian Lotzer, secondé probablement ou inspiré par un théologien réformateur, Christoph Schappeler, originaire de Saint Gall en Suisse, où il fut d’abord instituteur puis curé à Memmingen. Il a probablement contribué à la rédaction du préambule et aux gloses bibliques qui figurent en marge du texte.
S’il y a douze articles c’est parce qu’il y eut douze apôtres. Leur ordonnancement ne reflète pas la hiérarchie des doléances tirées de centaines de contributions des villages de Haute Souabe ou d’articles élaborés antérieurement. Il ne rend pas compte du poids respectif des différentes revendications. Une étude statistique d’un corpus préservé de doléances confirme :

« Autant quantitativement que qualitativement, le servage arrive en tête des doléances : 70 % des villages et seigneuries réclamaient sans compromis l’abolition du servage – si l’on y ajoute les griefs particuliers contre la mainmorte et toutes les taxes liées aux modifications d’état civil ainsi que les entraves au mariage [Le mariage entre serve et serf de différents seigneurs était prohibé], ce sont 90 % de tous les paysans qui se plaignent du servage. »

A contrario :

« Manifestement, la demande du choix du pasteur dans les XII articles n’est pas issue des doléances locales. Elle est le produit d’un processus qui s’est déroulé à l’intérieur des bandes paysannes en février 1525. L’élection du pasteur n’est présente que dans 13 % des doléances locales, cette proportion se réduit à 4 % si l’on ne pend en compte que celles clairement formulées avant la rédaction des XII articles »

(Peter BLICKLE : Die Revolution von 1525, 4ème éd., Oldenbourg Verlag, München, 2004. Respectivement p.36 et 38)

Travail de condensation, de synthèse, il fait passer à la trappe certaines revendications locales spécifiques voire de genre telle que la question des sages-femmes tout en permettant à chacune et chacun de se reconnaître dans l’ensemble de quelques éléments clés. Son efficacité tient à sa relative brièveté tenant selon les formats en 4 ou 6 pages facilement reproductibles

En comparant les articles manuscrits destinés au Conseil de la Ville de Memmingen qui ont probablement été retravaillés pour le texte ultérieur imprimé des XII articles, Thomas Kaufmann constate que le passage du manuscrit au texte imprimé se caractérise par « une atténuation du potentiel conflictuel des articles ». (p.152). L’historien considère comme « improbable » un lien direct entre la rédaction du texte et les acteurs sur le terrain. Il est cependant remarquable que

« la réception des Douze articles en fit ce qui était leur objectif : un écrit programmatique de toute la paysannerie qui, par ce texte se mit à exister quasiment comme une entité »

(Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg, Ein Medienereignis. Herderverlag 2024. p.154)

Pour Gerd Schwerhoff, il faut abandonner l’idée d’un processus démocratique issu de la base pour l’élaboration des douze articles.

« La portée universalisante des XII articles repose moins sur le contexte décisionnel que sur l’ingéniosité de la construction du texte »

(Gerd Schwerhoff : Der Bauernkrieg/Geschichte einer wilden Handlung. CHBeck. 2025.p.154)

L’auteur entend par là notamment l’abandon de toute référence concrète à des circonstances et des acteurs qui entraverait sa portée suprarégionale au profit d’une adresse à tous, l’emploi d’un nous collectif comme sujet du texte adressé à un destinataire devenu : le lecteur chrétien. La dernière phrase du préambule en témoigne :

« C’est pourquoi, lecteur chrétien, lis avec application les articles et puis tu jugeras. »

Cela n’empêchait pas les XII articles de pouvoir être adaptés localement, complétés ou de servir de substitut, le cas échéant. Je parlerai plus tard des 24 articles du Sundgau en Alsace.

« Les douze articles avaient une signification comme  substitut à des revendications locales et régionales et comme supplément à des articles de doléances originaires et comme programme ».

(Peter BLICKLE : Die Revolution von 1525, 4ème éd., Oldenbourg Verlag, München, 2004 p.89).

La dimension de proposition à débattre est renforcée dans un certain nombre d’éditions par les frontispices qui offrent une image de paysans en discussion. La flexibilité du texte pouvait être interprétée comme un prudent programme de réformes ou comme un manifeste révolutionnaire. La plus forte revendication est sans doute l’abolition du servage et la volonté d’être libres (article 3). La Leibeigenschaft désigne littéralement le fait que son corps, sa vie, appartienne à un seigneur. Il ne faut toutefois pas confondre servage avec esclavage.

Les XII articles ont été qualifiés par l’historien Christian Pfister de « sorte de Marseillaise des paysans sans musique et de manifeste analogue à ce que sera en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».(cité par G. Bischoff)

« Et c’est une des tragédies de la Guerre des paysans que leurs douze articles ne fassent pas partie des jalons de l’histoire intellectuelle de l’Allemagne ayant au contraire été ignorés tant des lettrés de l’époque que plus tard de la bourgeoisie éclairée (Bildungsbürgertum) »

(Christian Pantle : Der Bauerkrieg. Deutschlands grosser Volksaufstand. Propyläen. 2024. p.58)

Le 27 mars, le premier château, une dépendance de l’Abbaye de Salem, était en flammes à Schemmerberg à 26 km au sud ouest d’Ulm,

A suivre : La guerre des seigneurs contre les paysans

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Guerre des paysans  (5). Les trois bandes paysannes (Haufen) de Haute Souabe à l’origine des XII articles de Memmingen

A la mémoire Jean-Paul Sorg
décédé le 10 octobre 2025

Représentation contemporaine d’une bande paysanne. Frontispice de l’édition d ‘une esquisse de Constitution (Bundesordnung) adoptée à Memmingen en mars 1525. (Source)

Nous passons de Stühlingen, considéré comme « le berceau de l’insurrection », en 1524 à Memmingen plus à l’est où les représentants des bandes de révoltés, réunies en mars 1525, adoptent les douze articles du manifeste de Memmingen.

Les bandes (Haufen)

« Le regroupement des insurgés en bandes bien identifiées, généralement nommées suivant leur appartenance territoriale ou leur point de rassemblement est l’un des traits caractéristiques de la guerre des Paysans. Ce n’était pas le cas des complots avortés du Bundschuh aux foyers virtuels et aux acteurs invisibles »

(Georges Bischoff : article Bandes in Dictionnaire des la guerre des paysans en Alsace et au-delà. p. 103)

En Alsace, se sont formées douze bandes du nord au sud avec toutefois un « commandant en chef de toutes les bandes », Erasme Gerber. Mais ce ne sera pas notre sujet aujourd’hui. J’y reviendrai. Le présent article est consacré aux trois bandes pionnières du programme commun des insurgés réunies en une Assemblée chrétienne.

La répartition des trois bandes paysannes de l’Asssemblée chrétienne entre Rhin et Danube (Donau), celle de l’Allgäu (losange gris), celle de Baltringen (carré gris), celle du lac de Constance (Bodensee, triangle). Les épées croisées signalent les lieux de bataille. Carte extraite du livre de Lyndal Roper : Für die Freiheit. S. Fischer. p. 158.

La carte souligne la multiplicité des localités et leur capacité de rassemblement dans un niveau de localité supérieur nommé Landschaft.

Retour à Stühlingen

Nous avons vu que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres est partie du comté de Stühlingen écrasé par les corvées par un comte dispendieux et arrogant. Les sujets du comté ne voulurent plus exécuter les corvées qu’on leur assignait.

« Lorsque le capitaine du comte voulut contraindre les paysans de la seigneurie à s’exécuter, ceux-ci s’armèrent et montèrent au château de Hohenlupfen ».

Le comte de Lupfen, alors à Thann, en Alsace, où il était en poste de bailli autrichien, rappela ses sujets à leur traditionnel devoir d’obéissance. « Mais les gueux, au lieu d’aller aux escargots entraînèrent les villages voisins ».

« Du 18 au 24 juillet 1524, les paysans soulevés discutèrent avec les autorités à Tiengen et convinrent d’un armistice jusqu’à la fin août, le temps des récoltes. Hans Müller [von Bulgenbach, excellent orateur et soldat aguerri ayant été lansquenet au service des Habsbourg contre le roi de France] fut élu capitaine des mutins et opéra un rapprochement avec la ville de Waldshut, où, depuis 1521, le prédicateur Balthazar Hubmaier [un anabaptiste] avait appelé à de profondes réformes. Des tractations entre les deux camp eurent lieu, les autorités craignant un nouveau Bundschuh. Un accord peu favorable aux paysans fut rejeté par les plus radicaux qui entamèrent « une longue marche entre Forêt noire, Baar et Brisgau […]
Contrairement aux radicaux, le parti modéré ne mit pas la question religieuse au premier plan, réclamant d’abord une amélioration de leurs conditions notamment sur le servage, les corvées et la justice […]
L’originalité de la démarche judiciaire des paysans de Stühlingen découlait du fait de se constituer en entité juridique commune avec les sujets des comtés voisins de Fürstenberg et des sires de Schellenberg »

(Source pour ce passage, Eric de Haynin : article Stühlingen in Dictionnaire des la guerre des paysans en Alsace et au-delà. p.421)

Les 62 articles de leur plainte furent déposés au tribunal le 6 avril 1525. Mais n’anticipons pas trop. Suivons un moment Hans Müller qui en septembre 1524 se sépare des paysans de Stühlingen pour retrouver dans la vallée de la Brigach aux sources du Danube un nouveau foyer de contestation. Tout le pays au nord du lac de Constance fut en effervescence. En février et en mars se formèrent trois bandes paysannes, celle de Baltringen, celle de l’Allgäu et du Lac de Constance. Elles se fédérèrent. Et Hans Müller se trouva à la tête de 12.000 hommes en armes.

Changeons d’optique et rendons-nous à Baltringen, 20 km au sud de Ulm, pour voir comment s’y est constituée la bande de ceux que Eric de Haynin qualifie de « pionniers des XII articles ». Quelques paysans se sont retrouvés la veille de Noël 1524 dans une auberge pour discuter de la manière dont ils allaient « entreprendre de faire avancer leur cause  („wie sie ire Sachen wellent anfahen“).» Le Carnaval leur servit d’occasion pour diffuser leurs idées et recruter des partisans. Et pas seulement.

« À Carnaval, les hommes aiment danser avec des femmes célibataires. C’est ce que voulaient faire les habitants de Baltringen, qui se sont tournés vers le couvent voisin de Heggbach, « car il n’y avait pas assez de jeunes filles avec lesquelles ils voulaient danser (,,da werent Junkfrauen genueg, mit denen wolten si ain Danz hon“)». Les paysannes furent un peu plus grossières en suggérant que les nonnes « devaient monter et traire les vaches („müessent nauf und die Küh melken“)», tandis qu’elles-mêmes voulaient passer quelques jours agréables au couvent « et porter de belles fourrures ». Les nonnes firent de cette mouche rhétorique un éléphant proverbial avec leurs cris injustifiés, « on nous poussera dans la foule et nous attachera nos habits au-dessus de la tête », comme si des viols systématiques étaient prévus dans le camp des paysans. Mais la vie au couvent a aussi son propre humour, et les nonnes elles-mêmes ont pu rire de bon cœur lorsque la prieure, consciencieuse, a rampé sous leurs lits et n’y a trouvé aucun paysan ».

(Peter Blickle : Der Bauernkrieg / Die Revolution des Gemeinen Mannes. Verlag C.H. Beck p. 19)

Huldrich Schmied, originaire de Sulmingen, un forgeron, avait été chargé de s’occuper de l’organisation de ceux de Baltringen. Il choisit comme secrétaire Sebastien Lotzer de Memmingen, un compagnon pelletier qui sera le principal rédacteur des XII articles. Les insurgés acceptèrent de discuter avec les représentants de la Ligue souabe. Cette ligue de maintien de l’ordre était également chargée, selon la constitution révisée de 1500, de régler les conflits entre sujets et seigneurs. C’est pourquoi quelque 300 articles de doléances furent rédigés par les villages et des particuliers.

Dans l’Allgäu

Dans l’Allgäu, deuxième centre de révolte en Haute-Souabe, près de 9000 paysans se réunirent le 14 février 1525 à Sonthofen pour former une alliance qui, deux semaines plus tard, fut renforcée par un serment solennel sous le nom de « Christliche Vereinigung » (Assemblée chrétienne). Les événements y sont étroitement liés à la principauté abbatiale de Kempten, qui avait été érigée en État ecclésiastique du Saint Empire roman germanique. Le prince-abbé y est

« un prélat caricatural de son temps, vivant maritalement, n’accédant à la prêtrise qu’à son avènement et avide d’augmenter ses revenus. Dans la ville impériale [de Kempten],la bourgeoisie n’en est que plus séduite par les idées réformatrices de Luther mais surtout de Zwingli »

(Eric de Haynin : article Kempten in Dictionnaire des la guerre des paysans en Alsace et au-delà. p 271)

L’une des caractéristiques de la région a été l’extension du servage alors que la tendance générale était plutôt à son atténuation.

« Vers 1500, le puissant monastère de Kempten dans l’Allgäu a par exemple recouru à des méthodes d’extorsion de type mafieux pour réduire en servitude les paysans assujettis à l’impôt, mais largement libres, de son territoire. Par exemple, le prince-abbé de Kempten fit emprisonner la femme du paysan Hainrich Schmaltznapff et la fit enchaîner jusqu’à ce que son mari désespéré signe, au bout de cinq semaines, un document l’engageant à se soumettre au servage – à un « assujettissement plus dur », comme le disaient les paysans de la région. Des centaines de cas similaires d’abus de pouvoir choquants sont documentés à Kempten ».

(Christian Pantle : Der Bauernkrieg. Deutschlands grosser Volksaufstand. Propyläen Verlag 2024. p. 59

En résumé, les protestataires exigeaient la sécularisation de la juridiction spéciale dont bénéficiait le clergé, l’exonération fiscale, deuxièmement la liberté, exprimée dans les trois revendications, de ne plus payer la mainmorte en cas de décès, « todfell nit mehr geben », de pouvoir choisir librement son conjoint, « Heuratten, wa sie wellendt », et d’être libre de ses mœurs, « Freien Zuog, hinder wen sie wellendt ». ». À cela s’ajoutait, troisièmement, la revendication de la libre chasse et pêche.

La bande du Lac de Constance

Le Seehaufen, la Bande du lac ou Bande du Lac de Constance, rassemblait paysans, artisans, clercs et même des membres du patriciat et de la basse noblesse ainsi que d’anciens lansquenets. Ces derniers ont représenté près d’un homme sur cinq. Leurs adversaires étaient les comte de Monfort, les Fugger. Cette bande se distingue des autres par quelques traits originaux au point de figurer un peu dans l’ombre des bandes précédemment citées.

« Les paysans du lac se sont retrouvés plus tard dans les actions communes, on leur dénie d’avoir eu des projets programmatiques, leurs chefs passent pour avoir eu moins d’envergure, ils ont évités les grandes batailles. Certains auteurs la rende responsable de la défaite de la guerre des paysans, car la bande du lac a refusé le combat devant Weingarten et accepté le traité de Weingarten que de son côté Luther a salué comme modèle de règlement pacifique. On accorde peu d’attention au fait, qu’en raison de sa puissance militaire et à la suite de leur acceptation du traité, la bande du lac a échappé à la punition, qu’ils ont avec les articles de Rappertsweiler formulé un écrit programmatique qui par certains articles ont été en contradiction avec les XII articles, et que leur organisation existait encore jusqu’à l’automne 1525 alors qu’alentour, le bourreau traversait les villages »

(Elmar L. Kuhn : Der Seehaufen)

La bande se distingue aussi par des particularités géopolitiques et historiques :

« La région bordant le nord du lac des Constance se caractérise à l’époque par un extrême émiettement territorial (absence de grande principauté avec des institutions propres comme un Landtag) et une prépondérance de domaines ecclésiastiques, avec ses nombreuses seigneuries abbatiales (Weingarten, Weissenau, Salem) où le servage est encore la norme. La proximité de l’Appenzell joue aussi en faveur d’une particulière nervosité : là, les paysans ont chassé un siècle plutôt leur seigneur prince abbé de Saint Gall dont ils ont encore rasé le palais en 1489. Ils ont depuis rallié les Confédérés suisses et cet air de liberté fait rêver sur la rive nord du lac. Il faut toutefois attendre le 21 février 1525 soit deux mois après l’embrasement du Hegau à l’extrémité nord-ouest du lac, pour voir une bande se former à Rappertsweiler, dans le Comté de Montfort-Tettnang. Elle s’empare du couvent de Langnau et s’y installe, recevant bientôt des renforts des environs, pour former la Seehaufe. Son chef est un ancien capitaine, Eitelhans Ziegelmüller […]
La bande est vite redoutable ; parmi ses 4 à 5000 hommes, on y dénombre 20 % de lansquenets aguerris à qui la prise de l’arsenal du prince-évêque à Meersburg apporte quelques pièces d’artillerie bienvenues. Entre le 2 et le 3 mars, les paysans des abbayes de Weingarten et Weissenau s’agrègent au mouvement. Les pillages de monastères s’enchaînent alors que plusieurs meneurs sont des clercs comme le Pfaff (prêtre en argot), Florian d’Aichstetten ».

(Eric de Haynin, article Seehaufe in Dictionnaire des la guerre des paysans en Alsace et au-delà. p. 403)

La bande du lac était structurée de manière très souple. Chaque section agissait de manière autonome. Leurs chefs, 17 au total, en partie issus du patriciat, avaient surtout des fonctions diplomatiques. Le niveau de base était constitué par les « places » (Plätze), situées dans les petites villes, les bourgs ou d’autres lieux, où se rassemblaient les paysans des environs. Plusieurs places formaient une section de la bande. Les trois sections de Rappertsweiler, Bermatingen et Altdorfer Feld formaient ensemble la Bande du lac. Celle-ci en tant que telle faisait partie de l’Assemblée chrétienne (Christlichen Vereinigung). L’union qui rassemblait les trois bandes fut créée le 7 mars 1525, pour se coordonner face à la Ligue souabe, qui avait été créée par l’empereur dans un premier temps pour gérer les conflits au sein de la noblesse avant d’être un instrument institutionnel contre les paysans.

Les douze articles de Rappertsweiler

Première page des douze articles de Rappertsweiler. Stadtarchiv Augsburg, Literaliensammlung

Les douze articles de Rappertsweiler ont été adoptés le 11 mars 1525 à la suite de négociations avec la Ligue souabe. Soit pendant ou un peu avant la rédaction des XII articles de Memmingen dont nous parlerons la prochaine fois. Il faut cependant rappeler que la délégation de la Bande du lac était présente à Memmingen. Nous ne savons pas si leurs articles ont été adoptés en préparation du manifeste de Memmingen ou s’ils en sont une déclinaison. Il y a des différences entre les deux textes. D’autre part, le manifeste était destiné à l’impression. Celui de Rappertsweiler n’existe que sous forme manuscrite comme le montre l’image ci-dessus. Le résumé en est le suivant :

1. Les pasteurs doivent prêcher l’Évangile dans sa forme originale et sans déformation. « Les commandements et interdictions inconvenants et non chrétiens édictés par les évêques et autres ecclésiastiques » doivent être abolis.
2. La communauté doit pouvoir choisir elle-même son pasteur et le financer par la dîme.
3. Le servage et le travail forcé (corvée) doivent être abolis et la libre circulation garantie.
4. Les juges doivent rendre leurs jugements en toute indépendance, guidés uniquement par leur conscience, et non plus sur la base de statuts injustes édictés par les autorités.
5. Les poissons et les animaux sauvages ne doivent pas appartenir uniquement au seigneur foncier, mais être accessibles à tous – seul le gros gibier doit rester réservé aux autorités tant qu’aucun dommage causé par le gibier n’a été constaté.
6. La commune doit désigner elle-même ses juges, dont le mandat est limité à trois ans.
7. Nul ne peut être arrêté ou emprisonné sans décision judiciaire.
8. Chacun doit avoir le droit de se défendre contre les lois et les jugements injustes.
9. Les intérêts sur les crédits ne doivent pas dépasser cinq pour cent et doivent être justifiés juridiquement. Les impôts en nature doivent être remplacés par des paiements en espèces.
10. Les interrogatoires sous la torture ne peuvent désormais avoir lieu que sur décision judiciaire. Au moins quatre représentants du tribunal doivent être présents pour décider du moment où la torture doit cesser.
11. Aucune taxe ni imposition ne peut plus être exigée pour les mariages, les successions ou les litiges frontaliers.
12. D’autres plaintes ou revendications peuvent être ajoutées.

(Source : Article Seehaufen sur Wikipédia)

Intéressant ce dernier article. La liste n’est pas exhaustive et peut-être complétée.

La constitution en bandes a une dimension politique ne serait-ce que par la capacité à dépasser les localités sans les abolir, former un territoire pour ensuite se coordonner entre elles jusqu’à adopter un programme commun aux trois bandes qui aura une portée générale pour l’ensemble des soulèvements. Les bandes finiront par avoir pendant un court laps de temps le contrôle d’une vaste zone allant du Rhin (Lac de Constance) au Danube. Elles partageaient une même tendance au « nivellement par le bas » sur les plans économique, social et des libertés. Bien entendu, en face, la coordination existait aussi. L’organisation en bandes préfigure une nouvelle forme de territorialisation qui rompt avec les anciennes relations de dépendances, de sujet à seigneur, de l’homme du commun.

«  Caractéristique du soulèvement en janvier et février 1525, est son caractère supra territorial. Des paysans dépendants de différentes autorités se sont rassemblés. Des villages et non plus les sujets d’un seul seigneur se sont soulevés. C’est une novation dans la mesure où les révoltes antérieures n’ont pas rompu le cadre de référence étroit de l’assujettissement [à une autorité de référence qu’elle soir laïque ou ecclésiastique]. »

(Peter Blickle : Die Revolution von 1525. Oldenburg Verlag München. 2004. p. 144)

Bien des revendications reposaient sur un retour du droit ancien, pour autant qu’il était codifié, rompu ou poussé à l’hubris par les seigneurs laïcs ou cléricaux. « Résister » sur la base d’un droit ancien n’était plus suffisant. Il manquait le projet d’un droit nouveau. La dynamique de la constitution concomitante des trois bandes et leurs échanges et interactions conduiront à y trouver une réponse et à la rédaction des fameux XII articles à Memmingen que les insurgés feront leurs.

Entre temps, le 24 février, à Pavie, l’empereur Charles Quint remporte la bataille et le roi François 1er est fait prisonnier, ce qui libère les hommes de guerre. Les princes et les lansquenets mercenaires retourneront au pays pour une autre guerre y compris du côté français et du très catholique duc Antoine de Lorraine qui, épaulé par les troupes de Claude de Guise, entreprend en mai 1525 une croisade de revanche contre les insurgés alsaciens.

A suivre : les XII articles de Memmingen

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Guerre des paysans (4) Mais que vient donc faire ici cet escargot ?

Nous nous intéresserons à un aspect sur lequel les historiens sont peu diserts. Pourtant, pas moins de trois chroniques de l’époque évoquent une étrange histoire de coquilles d‘escargots qui aurait fait déborder le vase déjà bien plein de l’homme du commun.

L’épisode se situe dans le comté de Stühlingen, dans le sud de la Forêt Noire près de la frontière avec la Suisse. Le seigneur en était le comte Siegmund de Lupfen.

Andreas Mahler a consacré un petit livre à l’anecdote de la corvée de ramassage de coquilles d’escargots pour la comtesse Clementia de Lupfen dans lequel il étudie non seulement les différentes sources mais se livre ensuite à une quête des variantes symboliques du gastéropode à coquille. Son opuscule s’intitule : Das Schneckenhüsli-Sammeln für die Gräfin Clementia. Der Anlass für den Ausbruch des Bauernkrieges im Juni 1524 in Stühlingen. (La collecte de coquilles d’escargots pour la comtesse Clementia, prétexte au déclenchement de la guerre des paysans en juin 1524 à Stühlingen)

Commençons par les chroniques

1. La chronique de Berne de Valerius Anselm

„Wie da der grafen von Lupfen und Fürstenberg, – als sunderlicher puren- und Luterschen vienden, – puren dis purische ufrur vas von ersten hatend angezetlet, under vil stucken erklagende , dass si so hart getängt, dass si weder fir noch ruw möchtid haben, e am firtag muestid schneggenhüsle suchen, garn zewinden, erdber, kriesen, schlehen gwinnen, und anders derglichen tun; den hern und frowen werken bi gutem weter, inen selbs im ungwiter; das gejagt und d’hund lüften on achtung einiches schaden etc. Deshalb die klagen ins keiserisch kammergericbt, zu besseren allerlei uberlästiger beschwerden“.

(Source: Valerius Anselm : Berner Chronik. Hrsg Historischer Verein des Kantons Bern. Band 5. En ligne)

« Lorsque les paysans des comtes de Lupfen et Fürstenberg – ces derniers particulièrement hostiles à la paysannerie et aux partisans de Luther – eurent déclenché pratiquement les premiers une émeute paysanne et eurent avec maints exemples démontré combien ils étaient si durement traités qu’ils n’avaient ni trêve ni repos jusqu’à ce qu’ils aient eu, au jour férié [à la Saint Jean] à ramasser des coquilles d’escargots pour y enrouler le fil et aussi à récolter des fraises, des cerises, des prunelles et autres ; qu’ils devaient par beau temps travailler pour ces messieurs et dames et le faire pour eux-mêmes par mauvais temps ; que la chasse avec les chiens provoquaient sans considération des dommages, etc. C’est pourquoi ils ont déposé plainte au tribunal impérial pour que des mesures nécessaires soient prises pour y remédier »

Natif de Rottweil, Valerius Anselm était chroniqueur de la ville de Berne et aussi médecin de la ville. Il était partisan de la Réforme en relation avec Zwingli. Il se trouvait dans la zone du soulèvement en 1525. Sa vaste chronique porte jusqu’à l’année 1536.

La chronique de Heinrich Hug de Villingen

„Anno 1524 ungefähr um Johannis [24 Juni] ward ein Aufruhr unter der Bauernschaft zu Stühlingen, Bonndorf, Ewatingen, Bettmaringen etc. wider ihren eigenen Herrn, Grafen Siegmund von Luppfen, Herrn zu Stühlingen. Die Bauern sollten nämlich während der Ernte und bei dieser unruewigen Zeit der Gräfin von Luppfen Schneckenhäuslein sammlen, daß sie Garn darauf winden könnte. Waren ihrer 1200 Mann, die machten ein Fähnlein, weiß, roth und schwarz, zogen damit auf Bartholomai gen Waldshut auf die Kirchweihe, hielten daselbsten Rath und machten eine Evangelische Bruderschaft; wer darin wollte seyn, der sollt alle Wochen je 1/2 Batzen geben, mit dem Geld schrieben sie in alle Lande, als Hegau, Allgau, Sundgau, Breisgau, Elsaß, Franken, Sachsen, Meissen und den ganzen Rhein hinab bis gen Trier, daß sie ihren Herrn nicht mehr gehorsam seyn wollten und keinen andern Herren haben, denn den Kaiser, und ihm seinen Tribut geben, und daß er ihnen nichts einreden sollte etc. Auch wollten sie alle Schlösser und Klöster und was den Namen Geistlich hatte, zerstören.“.

(Aus der handschriftlichen Chronik des Heinrich Hug von Villingen.)

« En 1524 à la Saint Jean [24 juin], débuta un soulèvement de la paysannerie de Stühlingen, Bonndorf, Ewattingen, Bettmaringen, etc. contre leur propre seigneur de Stühlingen, le comte Sigmund von Lupfen : les paysans devaient pendant la période des récoltes et les jours ouvrables ramasser des coquilles d’escargots pour la comtesse de Lupfen pour qu’elle puisse y enrouler le fil. Ils étaient 1200, confectionnèrent un étendant blanc rouge et noir. Ils se rendirent à la Saint Barthélemy [24 août] en direction de Waldshut à la fête patronale, se concertèrent et formèrent une fraternité évangélique. Qui voulait y adhérer devait verser chaque semaine un demi batzen [unité monétaire]. Avec cet argent, ils envoyèrent partout des feuilles volantes, dans le Hegau, l’Allgäu, le Sundgau, Breisgau, l’Alsace, la Franconie, la Saxe, Meissen et tout le pays rhénan jusqu’à Trêves. Il y était écrit qu’ils ne voulaient plus obéir et ne voulait plus d’autre seigneur que l’empereur, qu’ils ne voulaient plus lui verser d’impôts, qu’il ne devait plus rien leur imposer contre leur volonté, etc. Ils voulaient détruire tous les châteaux et couvents et tout ce qui relevait du domaine ecclésiastique. »

Heinrich Hug a été pendant 20 ans au Conseil de la ville de Villingen. Il existe plusieurs copies de sa chronique manuscrite.

La chronique de Zimmern

„ Man sagt, seine, des grafen, amptleut haben die pauren gleichwol scharpf und grim genug regiert, und haben schneckenheusle in fron lesen müesen, durch solcher cleinfüeger ursach willen ein unseglichs würgen und brennen durch ganz Germanien sich erhept“.

(Froben Christoph von Zimmern: Zimmerische Chronik. Band II. Herausgegeben von Karl August Barack)

« On dit que ses serviteurs, ceux du comte, ont administré les paysans avec tant de cruauté, qu’ils ont dû effectuer des corvées de ramassage de coquilles d’escargots, et que ce petit détail a provoqué un indicible incendie dans toute la Germanie ».

Ce « petit détail » n’est pas la cause de l’embrasement, il est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Je me contenterai de ces trois chroniques. La dernière est une chronique familiale privée. Elle est aussi plus tardive. Toutes les trois parlent du ramassage de coquilles et non d’escargots entiers. Schneggen hüsle littéralement la maisonnette. Comme dans la chanson : Petit escargot porte sur son dos sa maisonne-e-tte. Les escargots sont comestibles et n’étaient pas considérés par l’église comme de la viande et pouvaient donc se consommer en période de carême. Tous les trois récits situent l’anecdote dans le comté de Lupfen mais un seul nomme la comtesse comme commanditaire du ramassage et en donne la fonction : pour y enrouler du fil. Les esprits sceptiques s’étonneront avec raison de l’usage de ces coquilles et remarqueront que la bobine à enrouler le fil existe depuis l’antiquité. Lubie ? Les mêmes s’interrogeront sur l’absence de cette corvée dans les 62 articles de la plainte des sujets de Stühlingen au tribunal impérial alors qu’y figure la cueillette de morilles, de berbéris, de baies de genièvre pour que « nos seigneurs puissent faire des compotes de prunelles ». Et cela dans la unbequemist Zeit, dans la période la plus inappropriée c’est à dire celle où les paysans avaient d’autres travaux à effectuer. Les 62 articles sont de dix mois postérieurs au soulèvement de juin 1524 et datent d’avril 1525. Le comte Siegmund décéda entre temps, le 28 décembre 1524. La première chronique parle aussi de ramassage de fraises et de baies. Mais seule la seconde précise que cette besogne leur était réclamée pendant la période des récoltes. Toutefois quand on examine la longue liste des servitudes imposées, qui empêchent les paysans de faire leur travail l’on s’étonne moins qu’on ait pu les astreindre à une corvée d’escargots. D’autant qu’ailleurs, nous avons un autre exemple portant non sur les gastéropodes mais sur le croassement des grenouilles.

Le silence des grenouilles

Andreas Mahler nous met sur la piste du « silence des grenouilles. L’un des frères Grimm, Jacob, cite, entre autres, cet exemple français :

Grimm, Jacob: Deutsche Rechtsalterthümer.1ère édition 1821 p. 355

Grimm cite là les Mémoires des antiquaires de France. Il en donne la suite en allemand. On trouve le même extrait chez Michelet, dans l’introduction de son livre sur les Origines du Droit français :

« Il y avait à Roubaix, prés Lille, une seigneurie du prince de Soubise, où les vassaux étaient obligés de venir à certain jour de l’année faire la moue, le visage tourné vers les fenêtres du château, et de battre les fossés pour empêcher le bruit des grenouilles.
Devant le château du seigneur de Laxou, près Nanci, se trouvait un marais que les pauvres gens devaient battre la nuit des noces du seigneur, pour empêcher les grenouilles de coasser. On les dispensa de ce service au commencement du seizième siècle, lorsque le duc de Lorraine épousa Renée de Bourbon. Le même usage existait à Montureux-sur-Saóne.(Mémoires des antiquaires de France, 6, 128 ; G. 356.)
Lorsque l’abbé de Luxeuil séjournait dans sa seigneurie, les paysans battaient l’étang en chantant

Pâ, pâ, renotte, pâ (paix, grenouille, paix).
Veci M. l’abbe que Dieu gâ ! (garde).

L’homme de la maison devra alors préparer un lit pour Monseigneur, afin que sa Grâce Monseigneur de Prum puisse y reposer. S’il ne peut reposer à cause du coassement des grenouilles, il y a dans la paroisse des gens qui possèdent leurs biens et héritages sous cette condition qu’ils doivent faire taire les grenouilles, afin que Sa Grâce puisse reposer. »

(Jules Michelet : droits féodaux. juridiction. redevances in Origines du droit français, La France devant l’Europe. p. 315 )

Ce qui est intéressant chez Jacob Grimm est sa remarque selon laquelle ce genre de pratique orgueilleuse avait

« plus une fonction symbolique de reconnaissance de la domination que de satisfaction du plaisir de maîtres arrogants »

Il s’agirait donc moins d’une servitude utilitaire à ceux qui la commandite que d’un signe d’allégeance, de soumission. Autrement dit : ce qui vaut pour les grenouilles peut bien valoir pour les escargots et rend l’anecdote plausible. On peut relever une autre caractéristique de la condition de serf que l’on retrouve dans les 62 articles. Appelée en allemand Totfallabgabe, en droit féodal la mainmorte, elle consistait dans l’obligation en cas de décès de remettre au seigneur la meilleure bête pour un défunt ou le meilleur vêtement s’il s’agissait d’une femme, souvent sa robe de mariée. Les causes structurelles, l’intensification des corvées et leur absurdité liée au mépris du rythme saisonnier du travail agricole suffisent à expliquer le déclenchement de la révolte. Mais c’est comme s’il fallait ce quelque chose de plus pour mettre le feu. Que cela soit de l’ordre symbolique ne devrait pas nous étonner.

La comtesse, mais quelle comtesse ?

Clementia ou Hélène ? Le dictionnaire de la Guerre des paysans nomme la comtesse douairière Hélène de Lupfen née de Ribeaupierre qui était la veuve du comte Heinrich V von Lupfen au moment des faits. Ce dernier décéda en 1521. Il est vrai qu’avec ses 18 enfants, il y avait des besoins de couture. Si nous étions dans la littérature, le prénom d’Hélène ouvrirait des horizons quasi mythologiques. Hélène et le prétexte à la guerre de Troie.

Le frère du défunt Heinrich était Sigmund II von Lupfen. C’est lui qui est concerné au premier chef par le soulèvement des paysans. Et son épouse se prénommait, elle, Clementia. Elle n’a pas eu d’enfant.

Qui était Sigmund II von Lupfen ?

« Engagiste [Qui jouit d’un domaine du Roi par engagement. Il n’est pas propriétaire, il n’est qu’engagiste] de Thann à partir de 1502, celui-ci se vit reconnaître les fonctions de capitaine général (obrister feldhauptmann) des pays antérieurs autrichiens, moyennant l’ouverture de son château de Stühlingen et une pension importante. En 1511, lors de la guerre contre Venise, il conduisit à Padoue les contingents levés par la Diète d’Ensisheim. Sa situation financière relativement fragile se traduisit par des emprunts, notamment aux frères Roland et Bernhard von Andlau, à ses sujets du Haut-Landsbourg et même, semble-t-il, par l’engagement d’une partie de cette seigneurie au vice-chancelier Nicolaus Ziegler. En 1524, il fut l’un des premiers seigneurs exposés à l’insurrection paysanne: ses sujets de Stühlingen lui reprochaient notamment des corvées de charroi vers ses possessions alsaciennes. Des renforts lui furent envoyés par la régence d’Ensisheim au cours de l’automne 1524 ».

(Georges Bischoff : LUPFEN von)

Peut importe finalement ce prénom, Hélène ou Clementia, où même que l’anecdote soit vraie, elle porte en elle, en résumé, la vérité de l’arbitraire féodal.

« Si cette histoire ne devait être qu’une métaphore, elle témoigne de l’espièglerie des paysans »,

écrit Peter Blickle (in Der BauernKrieg. Die Revolution des Gemeinen Mannes. C.H.Beck.2012. p.13).

Après tout, les premières aventures de Till l’espiègle (Eulenspiegel) ont été publiées en 1510-1511. A Strasbourg.

Mais que vient donc faire ici cet escargot ?

Francesco Del COSSA – Annonciation et nativité – 1472 – Gemäldegalerie Dresden

Dans son livre cité, Andreas Mahler, après avoir examiné les chroniques de l’époque s’intéresse aux dimensions symboliques de cette histoire d’escargots. Dans sa lecture « utilitaire », l’auteur parle lui aussi de « raillerie » mais cette fois sur l’incompétence économique de la seigneurerie. Et Andreas Mahler nous met ensuite sur la piste de Daniel Arasse et de son étude du tableau de Francesco del Cossa intitulée le « regard de l’escargot ».

« Dans le palais de Marie, si propre, si pure, la Vierge immaculée, ce baveux fait plutôt désordre et, en plus, il est tout sauf discret. Loin de se cacher, le peintre l’a mis sous nos yeux, immanquable. On finit par ne plus voir que lui, par ne plus penser qu’à lui, qu’à ça : qu’est ce qu’il fait là ? »

Daniel Arasse : Le regard de l’escargot in On n’y voit rien. Descriptions. Folio Essai. Gallimard 2003. p.31

L’auteur se moque de l’interprétation qui ferait de la croyance en la fertilisation par la rosée de l’escargot, le symbole de l’immaculée conception comme dans le chant catholique de l’Avent Rorate Caeli

Cieux, répandez d’en haut votre rosée,
et que les nues fassent pleuvoir le Juste :
que la terre s’ouvre
et qu’elle enfante le Sauveur

L’historien de l’art suppose cependant qu’on puisse admettre que l’escargot soit une figure de la vierge Marie. Le fait est qu’elle ne lui ressemble pas.

« Figure non ressemblante de Marie, posée en exergue sur le tableau, l’escargot nous laisse entendre que ce tableau est, lui-même, une représentation non ressemblante , inévitablement inadéquate, de l’évènement qu’elle représente – c’est à dire surtout du formidable enjeu de la rencontre entre Gabriel et Marie, qui en légitime, tant de siècles plus tard, la représentation. Autrement dit, l’escargot, figure de l’insémination divine de Marie, nous invite à percevoir qu’une Annonciation ne nous fera jamais voir l’objet providentiel de l’Annonciation : l’Incarnation du Dieu sauveur. Le trait de génie de Cossa consiste à désigner cette limite de la représentation en mettant en scène son escargot au seuil de cette même représentation, à sa limite » (D. Arasse : oc. p. 45-46)

Alors que l’introduction de la perspective ouvre sur un monde de mesures, rationalisé, Cossa nous invite à voir l’incommensurable :

« Sur le bord de la construction perspective, sur son seuil, l’anomalie de l’escargot vous fait signe ; elle vous appelle à une conversion du regard et vous laisse entendre : vous ne voyez rien dans ce que vous regardez. Ou plutôt, dans ce que vous voyez, vous ne voyez pas ce que vous regardez, ce pour quoi, dans l’attente de quoi vous regardez : l’invisible venu dans la vision »(Arasse p. 55)

Ou l’incalculable dans le quantifiable. Ou le symbolique au-delà du rationnel.

La chronique de Berne citée plus haut évoque l’hostilité des comtes de Lupfen et Fürstenberg aux protestants qui je le rappelle ne pratiquent pas le culte de Marie. Les chroniques à leur façon signalent aussi avec les coquilles d’escargots un passage à la limite à la fois de l’hubris du pouvoir et du supportable.

Hans Sachs : Die Wittenbergisch Nachtigall, Le rossignol de Wittenberg,

Mais je peux aussi inscrire cet escargot des chroniques plus concrètement encore dans les virulentes polémiques entre les réformateurs et leurs adversaires. Un poème aphoristique (Spruchgedicht) du Maître-chanteur de Nuremberg, Hans Sachs : Die Wittenbergisch Nachtigall, Le rossignol de Wittenberg, Il ne figure pas chez Andreas Mahler.

Le poème édité en 1523 signe la conversion du poète Hans Sachs à la Réforme. Le rossignol de Wittenberg est ici Martin Luther

Frontispice de Die Wittenbergisch Nachtigall de Hans Sachs, parue chez l’imprimeur Nikolaus Widemar. Eilenburg. 1523

Nun hat der Leu viel wilder Thier’,
Die wider sie die Zähne blecken,
Waldesel, Katzen, Böck’ und Schnecken;
Doch all ihr Schrein schlägt ihnen fehl:
Die Nachtigall, sie singt zu hell
Und thut sie all’ darniederlegen;

La fable est la suivante : Éblouis par une lune trompeuse, les moutons ont quitté leur berger et leur pâturage pour suivre le lion dans la nature sauvage. Mais celui-ci leur tend des pièges et en déchiquette beaucoup. De plus, ils sont tourmentés par les loups et les serpents. Le chant du rossignol réveille les moutons de leur aveuglement, ce qui met le lion en colère. Mais malgré l’aide de ses nombreux alliés dont l’âne, le sanglier, le chat et les escargots), il ne parvient pas à faire taire le rossignol. Celui-ci continue d’annoncer l’approche de l’aube et finalement, beaucoup de moutons retournent dans leur pâturage et auprès de leur berger bienveillant.

Le lion est bien entendu le pape. Et parmi ses thuriféraires, se trouvent les escargots. Et qui est l’escargot ? C’est expressément précisé dans le texte :

Das wilde Schwein deut’t Doctor Ecken,
Der in Leipzig mit ihm hatt’ den Strauß
Und viel grober Säue bracht’ heraus;
Der Bock bedeutet Emser gar,
Der Nonnen Tröster immerdar;
Die Katz’ den Murner will bedeuten,
Des Papstes Wächter zu allen Zeiten;
Der Waldesel, auf den Barfüßer
Zu Leipzig, den groben Lesemeister;
So deutet die Schneck’ den Kochläum.
Die fünf, und sonst viel in der Summ’,
Gar lange wider Luther schrieben;

Parmi les cinq adversaires et plus qui écrivent contre Martin Luther qui est ici le rossignol, « l’escargot désigne le Cochläus (So deutet die Schneck’ den Kochläum)», c’est à dire Johannes Cochläus, virulent polémiste contre Martin Luther dont le pseudonyme peut se dériver de cochlea qui signifie en latin l’escargot. Sous le masque du chat, se découvre le moine franciscain alsacien, Thomas Murner, auteur du Grand fou luthérien.

Andreas Mahler évoque encore d’autres symboliques de l’escargot : sexuelle, de bouc émissaire au sens où il fallait bien trouver une origine au déclenchement du soulèvement ou comme allégorie de la lenteur de Dieu, autre mystère de la religion.

Mais nous n’avons pas à faire à des escargots mais à des… coquilles. Vides. Je ne garderai donc encore que la symbolique de la spirale en fait une « hélicospirale ». Mais avant je voudrais encore évoquer la coquille vide comme métaphore de la féodalité. On la trouve dans le Faust II de Goethe où sont évoqués ces chevaliers, rois et empereur que ne sont plus que des coquilles vides. La Révolution française est passée par là.

Mephistopheles
(Leise zu den Wissenden.)

Ich habe freilich nicht gesäumt,
Die Waffensäle ringsum aufgeräumt;
Da standen sie zu Fuß, zu Pferde,
Als wären sie noch Herrn der Erde;
Sonst waren’s Ritter, König, Kaiser,
Jetzt sind es nichts als leere Schneckenhäuser,

(Johann Wolfgang von Goethe: Faust – Der Tragödie zweiter Teil
Vers 10553 à 10560)

MEPHISTOPHELES,
(A voix basse, à ceux qui sont au courant.)

D’où cela vient, il ne faut pas que vous le demandiez.
A vrai dire, je n’ai pas lanterné,
J’ai vidé les salles d’armes des alentours;
Là, ils se tenaient à pied, à cheval,
Comme s’ils étaient encore les seigneurs de la terre,
Autrefois chevalier, roi, empereur,
Et maintenant, plus rien que des coquilles d’escargots vides.

(Traduction dans l’édition établie par Jean Lacoste et Jacques le Rider. Bartillat)

La spirale

Dans ses Instructions pour la mesure à la règle et au compas (1538), Albrecht Dürer nomme « ligne d’escargot » Schneckenlinie, la forme en spirale.

Dessin d’une spirale logarithmique par Albrecht Dürer

La coquille d’escargot n’est pas un objet mathématique et les mathématiques n’en disent pas tout. Elle fait partie des objets plus « intelligibles à la vue quoique plus mystérieux à la réflexion » par ce semblant d’une intention et d’une action qui paraissent humaines et qui cependant ne le sont pas, car « la coquille émane d’un mollusque », écrit Paul Valéry dans L’homme et la coquille. Elle ouvre l’imaginaire par son design de gastéropode.

Quoi qu’il en soit du caractère réel ou d’extraplation fictionnelle de l’anecdote du ramassage forcé de coquilles d’escargot pendant la période de travaux des champs, elle dit quelquechose de la violence de l’arbitraire féodal. Et le comté de Stühlingen, où elle a lieu, passe pour être devenu le « berceau de l’insurrection » paysanne qui se mit en branle au début de l’été 1524.

A suivre : Les trois bandes paysannes (Haufen) pionnières des XII articles de Memmingen

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Guerre des paysans (3) Le cauchemar d’un ermite et le soulèvement du pauvre Conrad

J’ai parlé précédemment des révoltes du Bunschuh. Dans mon reportage à l’intérieur des livres d’histoire sur la Guerre des paysans, j’ai opté, tout en restant dans la chronologie, pour la sélection de quelques moments qui me paraissent particulièrement intéressants voire inspirants. Je change un peu d’optique, cette fois pour établir un lien entre un soulèvement, celui du Pauvre Conrad, et un écrit non théologique qui est un appel non seulement à ne pas se laisser faire mais également à ne pas être complice de ce qu’il se passe tout en se basant sur une conception de la bonne économie opposée à celle néfaste des féodaux. Son auteur est Alexander Seitz. On lui doit notemment un essai sur le rêve (Traumtraktat).

Frontispice de l’essai sur le rêve d’Alexander Seitz. 1515

Alexander Seitz (1470-1545) est natif de Marbach sur le Neckar. Après des études de philosophie, il fit des études de médecine en Italie, à Padoue et Rome avant se s’installer comme docteur en médecine dans sa ville natale. En raison de sa participation à la révolte populaire dite du Pauvre Conrad – sa présence active est attestée à Marbach et Wildbad-, il fut désigné comme l’un des meneurs opposés au duc de Würtemberg, et menacé de mort. Il réussit à fuir et à se réfugier en Suisse d’où il finit par être expulsé. Il était ce que l’on peut appeler un intellectuel engagé. On le retrouve à Munich (1519/1520). Il perdra rapidement son poste de médecin municipal. Quand le duc de Württemberg fut lui même mis au ban de l’Empire, Seitz put revenir dans le Württemberg. Son engagement pour la réforme n’arrangèrent pas ses affaires. Depuis Strasbourg, il prie le réformateur suisse Huldrych Zwingli de lui procurer un poste de médecin, ce que ce dernier lui obtint à Zurich. Là encore il sera poussé vers la sortie pour se retrouver à Bâle de 1527 à 1533. Dans une disputation, il dût défendre ses thèses sur la nécessité de relations sexuelles entre personne non mariées (solutus cum soluta) contre l’Église. Son droit de cité lui fut retiré. Il termina sa vie à Landau dans le Palatinat où sa présence est attestée de 1534 à 1544.

A côté d’écrits de médecine entre autres sur la syphilis, la saignée et la peste, il publie en 1515 un essai sur le rêve (Traumtraktat). Après avoir en douze chapitres expliqué le sommeil et le rêve avec des références à Aristote et Avicennes, il raconte le songe d’un « geistlichen Waldbruder », d’un ermite comme le montre l’illustration. C’est d’ailleurs à lui qu’il s’adresse, ce dernier lui ayant par lettre demandé d’interpréter sa vision nocturne. C’est le prétexte à la rédaction du livre. Le cauchemar, est précisément daté de la nuit du 10 au 11 janvier 1514, la même nuit où, relève l’auteur, apparut un signe prodigieux (Wunderzaichen), l’apparition de trois lunes et de trois soleils à Urach où était emprisonné le père d’Ulrich de Württemberg en conflit avec Charles le Téméraire. Le motif de l’emprisonnement était la maladie mentale. L’auteur veut ainsi montrer que le rêve et l’apparition sont à rapporter aux mêmes événements et qu’ils tournent autour de la personne d’Ulrich, comte de Württemberg qui avait provoqué la fronde du pauvre Conrad, explique Klaus Speckenbach qui poursuit :

« Seitz pouvait donc espérer, avec son écrit, agiter les esprits contre le duc, sa propre situation incertaine le contraignant toutefois à être particulièrement prudent. A aucun moment de l’essai n’apparaît la moindre référence directe contre le prince régnant. Toutes les attaques sont habilement masquées »

(Klaus Speckenbach : Aufruf zum Widerstrand gegen Herzog Ulrich von Würtemberg in dem Traumtraktat von Alexander Seitz in Sprache und Recht. Zweiter Band . Walter de Gruyter. 1986. pp. 896 à 929).

Les transpositions en allemand contemporain de Klaus Speckenbach dans l’essai cité me serviront à raconter l’allégorie onirique proprement dite.

Le cauchemar de l’ermite

L’ermite s’endort et rêve qu’il se trouve dans une forêt sauvage (in ainem dicken dornigen stechenden walde). Il aperçoit une tanière avec une meute de loups dirigée par un animal particulièrement jeune (under inen ir oberster und herr gar jung was). Lorsque le rêveur veut s’enfuir, il trouve son chemin barré par un grand lion de sorte qu’il ne peut trouver refuge que dans un arbre creux (in einem faulen holen böme) d’où il observe dans la crainte le jeune loup donner l’ordre de partir à l’assaut d’une bergerie non sans avoir remis à sa place un vieux loup qui lui rappelait que l’on ne faisait cela dans le passé qu’en cas d’impérieuse nécessité.

„Zu dem sagt ain alter Wolff / wir habent vor zeytten alwegen der nachpaurn verschonet / die nit angriffen / dann in großen nötten / domit wir onverspaicht / und onvertriben bleiben mochtent. Aber der jung wolf ir oberst gantz grymmich bewegt / sagt du alter gest in dauber witz / das muß sein und kain anders / wir wollent der nachpaur gemessen / und dy wollen scheren / die weyle wir sy haben mögent.“

Un vieux loup lui dit que dans le passé, les loups savaient épargner les progénitures du bétail, que nous ne les avons pas attaqués, si ce n’est en cas d’absolue nécessité car nous ne voulons pas nous retrouver sans nourriture pour que nous puissions rester en vie En gros, il dit qu’il faut prendre soin de la progéniture des moutons pour garantir l’approvisionnement futur. Mais le jeune loup n’en a cure, il veut les tondre de toutes les façons.

Les loups se lancent à l’assaut de la bergerie dans la joie et la cruauté. Certains loups emportent leurs proies. Celles-ci leur sont volées par le lion descendu de son poste d’observation. Tous les loups n’avaient pas participé à l’assaut. Les loups restant, inquiets, avaient appelé à l’aide d’autres meutes. Lorsque les assaillants reviennent sans proie, une sanglante dispute éclate entre les loups (darumb ein kryg und streit under inen anfieng ) faisant un nombre de morts. Peu de loups restent avec le tyran, les autres s’enfuient et s’en prennent aux cadavres humains dans un cimetière. Les corps humains ressortent de ceux des loups formant d’effrayantes chimères (zu erschröckenlich menschlicher tyerischer form).

Et un serpent enflammé sortit de la gorge de leur capitaine (unnd irem hauptman wüchse uß dem halße ain grausam feürige schlang) crachant des flammes autour de lui. Sur cette image terrifiante qui rappelle le sort des voleurs dans l’Enfer de Dante, le dormeur se réveille épuisé. (das domit du uß dem traüme wachens erschüttelst schier aller deiner crafft beraubt.)

Sans que cela soit explicite, on peut voir dans la fable la description générale d’une situation et d’une tyrannie qui conduit à une explosion de colère comme celle du pauvre Conrad. Le jeune loup figure le tyran qu’il place dans la lignée de Néron, Caligula. Et le tyran en l’occurrence est Ulrich von Württemberg, déclaré majeur à l’âge de 16 ans mais pas seulement. Et en référence à Ezéchiel, l’auteur dit qu’on ne lui doit pas obéissance. Non seulement cela : ceux qui ne lui résistent pas méritent aussi d’être punis. La bergerie figure un bien commun dont il faut prendre soin. Et c’est le rôle d’un prince de ne pas privatiser sa fonction comme l’a compris le vieux loup. « Un prince qui dit je exclut de fait ses conseillers. Son discours n’est dès lors plus l’expression d’un pouvoir mais une affaire privée ». L’originalité du traité qui contient de nombreuses recommandations sur le bien gouverner sous l’influence de plusieurs écrits de l’époque (dont possiblement, selon Klaus Speckenbach, ceux de l’alsacien Jakob Wimpfeling) se trouve dans son argumentation en faveur de la résistance à la tyrannie. Les chiens de bergers transformés en loups, on devrait les combattre avec des bâtons, des piques et des fusils jusqu’à ce que ces loups soient écrasés. (Warlich man solt ernstlich zustreichen mit Stangen / spiessen / und bûchsen / biß man dy selben wölffischen rüden dämpte / und gar zerknischtet)

La révolte du Pauvre Conrad

Druck, Papier, 16,5 x 11 cm, 4 Bll., 1514, Mainz: Johann Schöffer, Staatsbibliothek Preußischer Kulturbesitz Berlin, Yg 6719 VD 16 W 1964.

On peut lire sur le frontispice de ce poème rimé anonyme en faveur du soulèvement du Pauvre Conrad sans doute destiné à être colporté :

Qui veut savoir ce qu’il en était
dans le pays de Württemberg
Qu’il achète et lise cette priamèle
qui est appelée Pauvre Conrad

Que signfie cette expression de Pauvre Conrad ?

« Baptisée d’un sobriquet – armer Konrad ou armer Kunz a la même signification que ’Jacques Bonhomme’-, cette révolte est une réplique à l’alourdissement des charges qui pèsent sur la paysannerie souabe. Les circonstances sont liées à des opérations militaires lointaines dans le cadre de la Sainte-Ligue du pape Jules II, et, plus spécialement au rôle attribué au duc Ulrich de Wurtemberg, commandant en chef de l’offensive dirigée vers la Bourgogne, en association avec les Confédérés, à la fin de l’été et au début de l’automne 1513. L’effort épuise la principauté souabe, qui procède à une dévaluation des poids et mesures et à d’autres expédients aussi impopulaires. Résultat des manifestations éclatent qui tournent à l’émeute à Leonberg et Grüningen, en juin 1514, avec la constitution d’une bande paysanne qui parcourt le pays jusqu’à sa dispersion par l’armée ducale. Les meneurs et leurs troupes sont durement frappés et certains exécutés comme Gaispeter, l’un ds initiateurs, qui avait reçu le soutien du curé de Grünigen, Reinhart Gaisslin, premier intellectuel à s’engager dans le camp des contestataires ».

(G. Bischoff : La Guerre des pâysans/ L’Alsace et la révolution du Bundschuh (1493-1525) p.109)

Ce qu’il y a de particulièrement intéressant dans le mouvement du Pauvre Conrad, c’est son caractère avant tout urbain, sa dimension fiscale et monétaire et la participation d’un certain nombre d’intellectuels dont le Dr Seitz mais aussi et peut-être surtout Reinhart Gaissler. La goutte qui a fait déborder le vase a été, pour réduire l’endettement du duché et celui personnel du duc, l’introduction d’une taxe (une sorte de TVA) sur les produits alimentaires (viande, vin, céréales) et une modification du système de poids et mesure de sorte que l’on obtenait pour une même somme moins de marchandises. Le 2 mai 1514, un dénommé Peter Gais surnommé Gaispeter fait appel à un « jugement de dieu ». Pour ce faire, il jeta le nouveau poids officiel dans la rivière Rems en déclarant avec un remarquable humour mécréant que si le poids flotte, il est juste. S’il tombe au fond de l’eau, les protestataires ont raison. Les lois de la physique étant ce qu’elles sont, le geste était reproductible et bientôt un vaste mouvement de protestation embrasera les bourgs du comté.

Lorsque le comte Ulrich apprend l’imminence du soulèvement, il renonce immédiatement aux nouveaux impôts et se rend personnellement auprès des insurgés. Il leur promet l’impunité et l’examen de leurs doléances. Parmi ces dernières figurait également une toujours plus grande restriction de leurs droits. L’attitude ducale pourrait apparaître comme « un modèle de règlement pacifique du conflit ». En apparence seulement. « Car il y avait trop de choses de pourri dans l’État du Württemberg. Il ne faudra pas attendre longtemps pour que de nouveaux troubles surgissent et le comte fait peu pour répondre aux vœux des insurgés. De sorte qu’un nouveau soulèvement du Pauvre Conrad éclate dans de larges parties du comté » En juillet 1514, les rebelles occupent la ville de Schornhof à l’est de Stuttgart et prévoient une traversée du comté. Entre temps des renforts de troupe féodaux sont arrivés. Les insurgés reconnaissent leur infériorité et rendent les armes. Beaucoup fuient que l’on retrouvera plus tard. 3400 se rendent. 1682 seront emprisonnés et en partie relâchés. 46 seront enchaînés, 15 décapités, d’autres expulsés ou marqués au fer rouge. L’astucieux Peter Gaiss réussit à fuir mais sera repris et décapité. Des milliers de peine d’amende renflouent les caisses du comte Ulrich.
(Pour ce paragraphe, d’après Christian Pantle : Der Bauernkrieg. Propyläen Verlag. 2024. S.24-25)

Un autre personnage est à évoquer encore, Reinhart Gaissler, curé de Grüningen. Après avoir fait de longues études de théologie, il quitta volontairement la sphère académique. Il participa activement non seulement au soulèvement lui-même mais à sa préparation. A Grüningen le bailli était Philippe Volland, d’une famille de riches commerçants auquel Gaissler reprochera une attitude de spéculateur et d’être ce que l’on appellerait aujourd’hui en situation de conflit d’intérêt.

La prophétie d’Alexander Seitz

L’époque était aux prophéties. Alexander Seitz a participé au débat astrologique sur la conjonction des planètes, qui a donné lieu à de nombreuses publications (quelque 150 impressions) en transformant son interprétation en critique sociale. Au centre : l’annonce d’un déluge sous le signe des poissons. Ainsi celle de Leonhard Reynmann qui le prévoit pour 1524 :

Reynmann, Leonhard: Practica vber die grossen vnd manigfeltigen Coniunction der Planeten, die i[m]m jar M.D.XXiiij. erscheinen … werden. 1524 publié en 1523

Sous le signe de la constellation des poissons, la rencontre entre l’ordre supérieur de l’empereur, du pape, des cardinaux, à droite et un groupe de paysans armés à gauche. Dans le corps du poisson à l’avant la rencontre en février 1524 de la Lune, du Soleil, de Saturne, Jupiter, Mars et Venus associés à une mort annoncée. Le groupe de paysans accompagné de musiciens semble dirigé par un vieil homme avec des béquilles et une faux symbolisant le dieu Saturne, le dur labeur, la mélancolie, le malheur. Du poisson sortent des trombes d’eau qui inondent la ville.

A. Seitz s’empare lui d’un autre phénomène, une apparition dans le ciel de Vienne, en Autriche. Il s’agissait en fait d’un phénomène physique, la diffraction de la lumière sur des cristaux de glace observée par des milliers de personne du 3 au 7 janvier 1520. Son texte l’avertissement du déluge connaîtra cinq éditions en feuilles volantes.

Druck, Papier, 4o, mit Titelholzschnitt, 1521, Augsburg, Bayerische Staatsbibliothek München. La gravure de titre dont l’auteur n’est pas connu montre les différents signes apparus dans le ciel de Vienne avec le dragon de l’apocalypse. En bas, le déluge.

Son texte annonce de grandes transformations par l’homme du commun qui porte le plus lourd fardeau et prend en charge la croix à la suite du Christ. Avec une citation d’Horace qui rappelle que ce sont les peuples qui payent les sottises des régnants, il établit une relation entre le comportement des seigneurs et la situation des pauvres. Il est intéressant de noter que Seitz rappelle le souvenir de Hans Böheim, le joueur de fifre de Niklashausen pour avertir les très puissants et surtout les ecclésiastiques (all grossmechtig / bevor die gaystlichen)
(D’après Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg. Ein Medienereignis [La guerre des paysans. Un événement médiatique] Verlag Herder. 2024. S. 64-65)

« La feuille volante de Seitz contenait une accusation à peine voilée du pouvoir en place. Et il n’était pas le seul, qui ne se contentait pas de prendre les méchants signes avant-coureurs simplement comme des apparitions naturelles mais les rapportaient à l’ordre social »

(Lyndal Roper : Für die Freiheit. Der Bauerkrieg 1525. S. Fischer.s.45)

Prochain article : en intermède, une histoire de coquilles d’escargots

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Guerre des paysans (2) : Les révoltes du Bundschuh

La guerre des paysans n’est pas tombée comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle a été précédée de nombreux signes avant-coureurs. Je ne ferai pas la liste des soulèvements ayant eu lieu dans ce « Moyen-âge rebelle » (Christian Pantle). Je retiendrai deux aspects. Le premier concerne une phrase venue d’Angleterre qui fit florès dans l’aire germanique, le second les pèlerinages de masse de Niklashausen. Puis, il sera question des révoltes du Bundschuh de 1493 puis 1501-1502, 1512-1513, suivi , en 1514, de celle du Pauvre Conrad qui fera l’objet d’ un article ultérieur.

« When Adam delved and Eve span,/Who was then the gentleman »

Cet extrait d’un sermon de John Ball, un prêtre meneur de la révolte paysanne en Angleterre, en 1391 a été popularisé dans sa version allemande : « Als Adam grub und Eva spann, wer (wo) war denn da der Edelmann ? »

« Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où [ou qui] donc était le noble ? »

On la trouve par exemple dans ce poème, un des rares faisant l’éloge de la paysannerie.

Ejn newes gedicht wer der erst Edelman gewest ist. « Nvn wolt ich wissen also geren … » Entstehung Bamberg : Hans [Sporer][ca. 1493] Digitalisiert von Bayerische Staatsbibliothek

Le paysan porte la dîme à un ecclésiastique qui semble compter sur ses doigts pour voir si tout y est, derrière lui un noble. Il porte en titre : un nouveau poème pour savoir qui était le premier noble et comment ses successeurs ont conquis les terres depuis l’époque d’Adam, ce qui fait que le paysan n’est pas libre.. La réponse de l’auteur anonyme est que le premier noble est Nimrod, le premier roi après le Déluge. Le texte cherche à montrer que :

« La subordination des paysans, leur exploitation par un ordre supérieur n’est pas une donnée originelle de la Création mais le résultat d’un péché de dépravation. La noblesse n’existe pas de naissance mais est le résultat d’un comportement vertueux ».

(Cf. Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg. Ein Medienereignis. p. 88).

Hans Behem, le tambourineur (Pauker) de Niklashausen

Die Wallfahrt zum Pfeifer von Niklashausen und dessen Hinrichtung in der Bischofschronik von Lorenz Fries (1489/91-1550). Miniatur aus der für den Würzburger Fürstbischof Julius Echter von Mespelbrunn (reg. 1573-1617) angefertigten Handschrift. (Universitätsbibliothek Würzburg, M.ch.f.760) Le pélerinage du joueur de fifre de Nicklashausen et l’exécution de Hans Behem

En 1476, un jeune pâtre provoqua un mouvement de masse inédit et radical à Niklashausen, en Franconie, dans la région de Würzburg. Il se nommait Hans Behem ou Böhm. Il affirmait que la vierge Marie lui était apparue et lui avait demandé de proclamer ce qu’ordonnait son fils à savoir qu’il ne devait plus y avoir ni empereur, ni pape, ni seigneur, ni aucune autorité profane ou ecclésiastique. Transformé en prédicateur laïc après avoir brûlé ses instruments de musique avec lesquels il animait les danses dans les villages, il réclamait l’abolition de tous cens, redevance, corvée et le libre usage des eaux, des forêts et des prés. Il rassembla autour de lui de plus en plus de gens d’abord des environs puis de plus en plus loin jusqu’en Alsace. Chaque week-end de mai et juin réunissait quelque 10.000 personnes. Et jusqu’à 40 000 personnes en juin 1476 dans un campement autour de l’église mariale de Niklashausen. Hans Behem, qui promettait qu’il serait pardonné à tous ceux qui participeraient aux pèlerinages en l’honneur de Marie et pratiqueraient un mode de vie d’ascèse en renonçant aux parures frivoles, fut accusé par les princes-évêques de Würzburg et Mainz d’être un charlatan, eux qui promettaient la rémission des péchés par l’achat d’indulgences qu’ils voulaient vendre au même endroit. Les pèlerinages furent interdits. Sans succès. Ce qui témoigne de la sensibilité populaire à ce mélange de religieux et de social. Le 12 juillet, l’évêque de Würzburg envoie un commando à Niklashausen pour s’emparer du tambourineur. Lorsque les pèlerins apprirent son arrestation, 16.000 d’entre eux se rassemblèrent devant le château de l’évêque pour réclamer sa libération. Après des tractations d’apaisement, ils se retirèrent et furent pourchassés. Et ce qui n’était que des pèlerinages se termina par 40 morts et plus d’une centaine d’arrestations. Un procès expéditif fut organisé et Hans Behen fut condamné et mis au bûcher comme hérétique. L’évêque fit ensuite raser l’Église mariale de Niklashausen. Ce que semble approuver Sebastian Brant. Il écrit en effet dans le chapitre 11 de la Nef des fous :

Nun hat man doch der Schrift so viel
Vom Alten und vom Neuen Bund,
Kein ander Zeugnis zu der Stund
Braucht man, noch Kapell und Klausen
Des Sackpfeifers von Nickelshausen

Maintenant, nous avons tant d’Écritures
De l’ancien et du nouveau temps
On n’a plus besoin de témoignage supplémentaire
Ni besoin de la chapelle et de l’ermitage
Du cornemuseux de Niklashausen

Aussitôt exécuté, le prince évêque lança une campagne pour discréditer celui que la population nommait le saint jouvenceau et passa commande d’une ballade sous forme de complainte. Son frontispice le représente ainsi :

17 années plus tard commençait, en Alsace, la révolte du Bundschuh.

Des paysans rebelles avec un drapeau Bundschuh entourent un chevalier. Gravure sur bois du Maître de Pétrarque dans le Miroir de la Consolation (Trostspiegel), de Pétrarque. 1539.

Le Bundschuh, le plus souvent traduit par soulier à lacets, est tout simplement une chaussure en cuir nouée au-dessus de la cheville par un lacet. Elle distingue socialement ceux qui les portent des chaussures des nobles et des bourgeois dont les modes changent. Son existence est attestée dès le 13ème siècle. Le point sur lequel il faut insister est la présence dans le terme du mot Bund qui signifie ce qui lie, fédère, « le mot bunt étant immédiatement associé à conspirantz, la conspiration ». La chaussure à lacet deviendra l’emblème des révoltes des hommes du commun à la fin du 15ème siècle. On en trouve un exemplaire ici :

Bundschuh (Leder), Um 1500, Kloster Alpirsbach, Staatliche Schlösser und Gärten Baden-Württemberg, K-12-8-20

« Les premières occurrences du mot seraient liées à des actes de résistance contre les Armagnacs (1439) ou de révolte contre des abus seigneuriaux (Schliengen, contre l’évêque de Bâle en 1443). Elles sont vraisemblablement issues d’une expression imagée (« faire Bundschuh » cité à Bergheim en 1430), qui associe les notions de lien (Bund : alliance, par extension serment) et de signal de départ. La bannière frappée de cet emblème (Bundschuhfahne) est attestée en 1502, et devient dès lors un signe de reconnaissance de la paysannerie jusqu’à l’insurrection générale de 1525 ».

(Georges Bischoff : Bundschuh. L’autre nom de la subversion in Dictionnaire de la Guerre des paysans en Alsace et au-delà. La Nuée bleue. 2025. p.123)

Tout commence en Alsace et par un pique-nique clandestin au sommet de l’Ungersberg près de Sélestat, le 23 mars 1493. Cela constitue un premier épisode de ce que l’on appellera le Bundschuh. Il y en aura plusieurs localisés en Alsace et en Forêt noire. Ce 23 mars, une trentaine de conjurés partagent le pain et les pommes au sommet du massif, à 900 mètres d’altitude. Ils sont issus d’une dizaine de localités appartenant à différentes juridictions, les unes relevant directement de l’Empire, d’autres de l’Évêque de Strasbourg ou de seigneurs locaux. Ils se prêtent mutuellement serment et adoptent un programme commun. Parmi eux Jabob Hanser, le prévôt (Schultheiss) de Blienschwiller, Conrad Schutz d’Andlau, Hans Ullmann, un boucher, ancien bourgmestre de Sélestat et Nikolaus Ziegler de Stotzheim.

« [Ils] conspirèrent contre les actions des cours strasbourgeoises [tribunal diocésain qui s’immisce dans les procédures civiles], contre la chambre de Rottweil [cours d’appel impériale en Pays de Bade] et contre toute la justice dont ils disaient qu’elle ne devait pas être éloignée d’eux. Ils faisaient aussi mention du cumul des bénéfices estimant scandaleux qu’un seul homme en reçût un nombre tel qu’il aurait pu être distribué entre quatre ou cinq honorables et bons serviteurs du Christ [Cumul des bénéfices ecclésiastiques]»

(Jakob Wimpheling : Argentinensium Episcoporum Cathalogus. Strasbourg 1508. cité dans Goerges Bischoff : La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh.1493-1525. La Nuée Blueue. 2010.p . 90)

Commentant cet extrait de l’histoire des évêques de Strasbourg, G. Bischoff note un oubli dans le récit de l’humaniste de Sélestat : la demande d’expulsion des communautés juives.

A la violence judiciaire, au cumul des bénéfices s’ajoute une levée de boucliers contre les impôts et les taxes dans un contexte de mauvaises récoltes, de hausse des prix et de l’endettement qui en découle ainsi que les « charges nouvelles du fait de la guerre menée par Maximilien [d’Autriche, futur empereur] contre le roi de France ».

Le plan des conjurés qui avaient recruté derrière eux des centaines de partisans visait à conquérir un certain nombre de villes dont Sélestat. Mais dix jours après leur ascension à l’Ungersberg, leur projet est éventé, le mouvement décapité. Nikolaus Ziegler et Hans Ullmann sont exécutés, Conrad Schutz mutilé, Jabob Hanser parvient à s’enfuir. De nombreux villageois sont condamnés à des peines d’amendes et peuvent éviter qu’on ne leur coupe la main droite moyennant une amende supplémentaire.

En 1493, Martin Luther avait dix ans et ne joue donc aucun rôle dans cette affaire.

Une caricature hostile au Bundschuh

Les épisodes suivants du Bundschuh débuteront dix ans plus tard et atteindront des dimensions bien plus importantes. Les revendications se précisent aussi. Il émergera un personnage de meneur en la personne de Joss Fritz nommément désigné dans une caricature hostile au Bundschuh.

[Johannes Adelphus:] Narrenschiff vom Bundschuh. Druck: Michel Furter, Basel 1514. Titelholz- schnitt von Urs Graf (Bayerische Staatsbibliothek München, Res/4 P.o.germ. 230-4, Titelblatt)

Frontispice de l’ouvrage de Johannes Adelphus, qui fut médecin à Strasbourg, publié à Bâle en 1514 avec une gravure de Urs Graf. C’est un pamphlet intitulé La nef des fous du Bundschuh, qui rappelle la nef des fous de Sebastian Brant, livre à succès paru en 1494. Le frontispice désigne nommément les meneurs Joss Fritz et Jakob Huser. Ce dernier était le porte-drapeau du mouvement. Il sera capturé à Bâle, torturé et exécuté. La bulle en bas à gauche signale ce qu’il faut comprendre. Elle porte l’inscription : « je sais maintenant que je dois me tenir éloigné de la nef ». Celle-ci ne flotte pas. Elle est bloquée par des chaussures à lacet à l’avant et à l’arrière. Le meneur, Joss Fritz, en haut à droite sur l’image, tient une épée au bout de laquelle se trouve également le symbole de la chaussure à lacet que l’on retrouve aussi à la place du bonnet des fous que l’on voit dans les gravures de l’ouvrage de Sebastian Brant. Le Bundschuh est remplacé sur le drapeau par un scorpion, symbole des tourments de l’enfer. Le théologien catholique alsacien Thomas Murner avait lui aussi publié un pamphlet hostile, en 1512 : le complot des fous (Die Narrenbeschwörung) qui commence par ces mots : les paysans sont devenus infâmes.

«  Le complot mis à jour en avril 1502 dans les environs de Bruchsal [au nord de Karlsruhe] et plus précisément dans le village viticole d’Untergrombach est identifié sans tarder à l’Ungersberg, malgré l’éclipse d’une dizaine d’années qui sépare les deux événements. Pourtant, ses dimensions sont bien plus considérables : les paysans ont des centaines d’adhérents qui disposent d’une organisation militaire véritable et d’un programme politique plus élaboré que celui de leurs prédécesseurs – même si le noyau est le même».

(Bischoff : oc. p.101)

Le projet de s’emparer de Bruchstal et d’autres villages, du château épiscopal et de l’Abbaye de Maulbronn est une nouvelle fois éventé, une centaine de personnes arrêtées et dix d’entre elles exécutées. Le mouvement rebondira en 1513 dans la région de Fribourg en Brisgau, à Lehen. Entre temps, les féodaux se sont concertés lors de trois rencontres à Sélestat et coordonnés : échanges d’informations, préparatifs militaires, surveillance renforcée, interdiction de participer aux processions qui étaient un bon moyen pour les paysans de circuler et de se rencontrer, etc. Mais en face aussi, l’organisation s’améliore par la mise en place d’un réseau militant de mobilisation, l’usage de mots de passe et de systèmes de reconnaissance, l’utilisation de messagers. Le nombre d’insurgés et les localités participant au mouvement croissent. Ils seront des milliers de part et d’autres du Rhin en 1517.

A la différence du Manifeste des 12 articles dont je parlerai ultérieurement qui a été élaboré collectivement par ceux du commun et écrit pour être imprimé, les revendication du Bundschuh si elles sont connues, le sont par des dépositions de personnes en état arrestation ou par des rapports tels ceux de la ville de Fribourg. Leurs doléances ont été élaborées et discutées lors d’une rencontre secrète à la Hartmatte, une prairie de pâturage près de Lehen. Leurs aspirations connaissent des variations mais aussi des points communs comme celui de ne vouloir d’autre seigneur et maître que dieu, le pape et l’empereur. Outre les point évoqués plus haut sur les juridictions, les questions sur les charges de la dette y trouvent une place centrale. Ainsi peut-on lire dans la déposition de Kilius Meygers à Bâle, le 18 novembre 1513 en points trois et quatre :

« Zum dritten sollen alle Tilgungen, die so hoch sind, dass sie der Hauptschuld gleichkommen, als abgegolten gelten und der Schuldbrief herausgegeben werden.

Troisièmement, tous les remboursements d’un montant égal à celui de la dette principale doivent être considérés comme acquittés et la reconnaissance de dette doit être restituée.

Zum vierten soll der Tilgungssatz nicht mehr als 5 % betragen; so wollen sie behandelt werden, wie das göttliche Recht anzeigt und vorschreibt.

Quatrièmement, le taux de remboursement ne doit pas dépasser 5 % ; c’est ainsi qu’ils veulent être traités, comme le droit divin l’indique et le prescrit. »

(Source : Ausstellung Bundschuh 1513 à Fribourg)

Georges Bischoff voit dans la question de l’endettement la « clé du Bundschuh ». Et, selon lui, les conjurés y ont apporté une réponse radicale :

« des prêts gratuits à taux zéro au lieu des rentes constituées à 5 %» ou au denier vingt. Cette innovation révolutionnaire consiste à rembourser un capital sous la forme d’un amortissement libéré de toute charge, ou de tout intérêt, sans produit financier. […] La solution exposée à Lehen peut être assimilée à un emprunt forcé visant les riches : en cassant la logique du profit, de l’argent qui génère l’argent, elle s’avère, intrinsèquement, partageuse,et donc totalement subversive.
Si Joss Fritz et se amis s’en étaient arrêtés là, on pourrait conclure à une mesure d’urgence […]. Mais la lecture des articles de Lehen suggère une évolution doctrinale différente. Il ne s’agit plus de corriger des abus, mais de redistribuer les richesses en fonction d’un principe d’utilité commune et de liberté individuelle. Ainsi au lieu de dénoncer le cumul des bénéfices en termes généraux, les Bundschuher veulent imposer la règle d’une seule prébende par prébendier en en plafonnant les ressources à vingt livres par an. De même ils prévoient la suppression d’une partie des maisons religieuses inutiles ou nuisibles et la confiscation des biens superflus au profit d’une caisse commune. Enfin, douze ans avant le programme révolutionnaire des XII articles de 1525, les insurgés annoncent la liberté de la chasse et de la pêche, de l’usage des eaux et des bois »

(Bischoff ; oc. p.106-107)

Dès le début, nous l’avons vu, l’élément urbain était présent. En ce début du 16ème siècle,

« une douzaine de villes au moins parmi lesquelles des villes d’Empire telles que Cologne et Speyer, de grandes villes de province comme Erfurt et Braunschweig connurent un enchaînement de soulèvements internes. Le point de départ avait été la question des finances municipales. Le plus souvent les villes était surendettées avec pour conséquence un alourdissement des impôts et des charges. En était responsable avant tout la mauvaise gestion économique et la corruption des dominants ».

(Gerd Schwerhoff : Des Bauerkrieg. Geschichte einer wilden Handlung. C.H. Beck. 2025.p. 32-33)

L’auteur cité voit dans cette massification des soulèvements un « laboratoire de comportements dans la protestation » auxquels les insurgés pourront se référer. Comme si se forgeait ainsi une nouvelle culture de la mémoire grâce à la révolution de l’imprimerie.

Prochain article : Un essai sur le rêve (1515) et le pauvre Conrad

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Il y a 500 ans, la « guerre des paysans » dans l’Empire romain germanique

On l’appelle la guerre des paysans. Il faudra examiner cette expression qui désigne un vaste mouvement de soulèvements populaires qui culminèrent dans les années 1524-1525 dans une grande partie du Saint Empire romain germanique. Il s’étendra de l’Alsace à la Thuringe, au Tyrol et à l’Autriche sans oublier la Suisse.

En voici un résumé d’époque :

«[…] Mon seigneur, il faut que je vous avertisse daventaige que les affaires de Luttere [Martin Luther] sont ce jourd’huy si avancez en mal, que en l’Empire n’y a aultre chose, et non seulement aux villes, mais entre le commung peuple des paysans, lesquelz se sont élevez et assemblez par 10 et 20 mil ensemble, et disent qu’ils ne bailleront à leurs seigneurs sinon ce qu’il leur plaira, et que la loy divine et évangélique ne parmect pas qu’ils soient aussi en subjection, et que en conclusion ils veullent estre libre.
Et combien que au commencement et les premiers fussent ès pays d’Alsace et comté de Ferrette, depuis est augmenté en tant de lieux et en si grant nombre que l’on veult certifier qu’ils soient ceulx qui ont conspiré et juré ensemble plus de deux cent mil, lesquelz ont fait bourse commune, et sont assurez de quelque artillerie que le duc de Wirtemberg leur doit donner ; quest cause que mes propres sujets, mesme en ce comte de Tyrol, font en partie ce qu’ilz veullent, et a grant peine en puis je estre maistre. Dont povez, monseigneur, aussi considerer, si jay eu cause de demeurer en Allemaigne, et si ay eu des affaires assez. […]»

(Lettre de Ferdinand de Habsbourg, archiduc d’Autriche à son frère aîné Charles Quint, empereur du Saint Empire romain germanique, 14 mars 1525 in Karl Lanz : Correspondens des Kaisers Karl V. Erster Band. Leipzig 1844

Cette lettre contient déjà un certain nombre d’éléments importants. Il concerne l’ampleur du mouvement, son extension géographique et son contenu : le refus du statut de sujet de propriétaires terriens qu’ils soient séculiers ou religieux, la volonté d’être libre, la contestation de la lourdeur du système d’imposition (la dîme). De quoi ébranler l’ordre féodal qui « a grant peine » à en rester maître. On notera aussi que cela a commencé en Alsace et l’expression « commung peuple ». Il ne parle pas de paysans. L’intérêt des catholiques, Ferdinand 1er l’était, a consisté à mettre la guerre des paysans en lien direct avec le Réformateur Martin Luther pour le discréditer.

«Ce n’est pas Martin Luther qui a mis au jour la révolution paysanne de 1525, mais la révolution en cours qui a inventé Martin Luther. Il faut le dire et le redire.»

(Georges Bischoff : La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh. 1493-1525. Éditions La nuée bleue. 2010. p. 114)

Les expositions actuelles consacrées au cinq-centenaire sont placées, en Allemagne, sous le signe du mot Uffruhr c’est à dire : émeutes.

« Guerre des paysans », « émeute », « soulèvement » , « insurrection », « catastrophe naturelle », « révolution ». Cette histoire à elle-même une histoire.

„Der Baurenn krieg. Ein schönes lyed / wie es inn allem Teutschenn landt mit den Baurenn erganngen ist …“
« La guerre des paysans. Une belle chanson [qui raconte] ce qu’il est arrivé aux paysans dans tout le pays allemand… »

C’est le titre d’une chanson parue en 1525 chez un imprimeur de Bamberg. Elle regroupe pour la première fois, en 47 strophes, une description chronologique des évènements rassemblés sous l’expression unificatrice et à connotation négative de « Guerre des paysans ». Elle ne contient absolument rien sur les aspirations populaires. La longue liste des défaites paysannes devait servir d’avertissement dissuasif comme le souligne clairement la dernière phrase :

« quoi que tu fasses, pense à ce qui arrivera à la fin ».

Tu risques ta vie. La mélodie était celle d’un chant de la Réforme : Es geht ein frischer Sommer daher.

« A la différence des fifres et tambours qui, dans le contexte du conflit guerrier, ouvraient de nouveaux sons et occupaient de nouveaux espaces sonores en attaquant acoustiquement l’ordre existant, les chansons comme Der Baurenn krieg servaient à stabiliser musicalement l’ordre existant »

(Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg. Ein Medienereignis [La guerre des paysans. Un événement médiatique] Verlag Herder. 2024. S. 236-237)

Il faudra attendre le milieu du 19ème siècle pour que la perception change. Dans le contexte de ce que l’on appelle le « Printemps des peuples », trois livres émergent. Celui de Leopold von Ranke pour qui c’était das « grösste Naturereignis des deutschen Volkes », le plus grand événement naturel – voire catastrophe naturelle – du peuple allemand. Son appréciation reste négative au contraire des deux autres. Pour Wilhelm Zimmermann, il s’agissait de : « ein Kampf der Freiheit gegen unmenschlische Unterdrückung, des Lichts gegen die Finsternis », un combat de la liberté contre l’oppression inhumaine, de la lumière contre les ténèbres. Friedrich Engels la qualifia de : « Grossartigen Revolutionsversuch des deutschen Volkes », une formidable tentative révolutionnaire du peuple allemand. Quelles que soient les divergences entre les trois interprétations, elles redonnent sa place à la guerre des paysans dans l’histoire allemande et européenne tout en soulignant la puissance de son impact.

L’expression guerre des paysans est insatisfaisante à plus d’un titre. Et encore plus, quand on parle de guerre des paysansen Allemagne. On l’a vu, elle a été inventée par les adversaires des paysans. Comme le note l’historien suisse Peter Blickle, (Revolution des gemeinen Mannes. CH Beck) si on la trouve chez les chroniqueurs payés pour cela, on ne l’observe ni chez les acteurs des soulèvements, ni dans aucun des documents d’archives. On y trouve par contre celle de gemeine mann. Que signifie cette expression difficile à traduire en français, surtout compte tenu des transformations sémantiques du mot gemein et de sa polysémie ? Gemein veut dire aujourd’hui à la fois commun au sens d’avoir quelque chose en commun, mais aussi ordinaire, voire rebutant, abject. L’homme commun ou l’homme du commun peut cependant aussi évoquer l’homme des communs puisqu’aussi bien la question des biens communaux jouera un rôle dans les aspirations et revendications. Gemein se trouve aussi dans Gemeinde, la commune aussi bien que la paroisse et dans Gemeinschaft, la communauté, deux systèmes de référence des insurgés. Cela veut dire aussi que même si la paysannerie formait 80 % de la population, elle n’était pas la seule concernée. Le mouvement englobait par exemple toutes les couches sociales des habitants d’un village, femmes comprises. « L’homme du commun est celui qui subit une domination », écrit Blickle qui insiste beaucoup sur la dimension communaliste. Cela concerne aussi les vignerons, les artisans des villes et les ouvriers des mines, pas tous dans l’extraction mais aussi dans la transformation, en particuliers dans les régions minières de l’Erzgebirge et du Tyrol où on les appelait Knappen. On relève aussi la participation de femmes, d’une partie de la petite noblesse et de quelques « intellectuels ». Martin Luther, dans son Adresse à la noblesse chrétienne, évoque l’homme du commun comme celui à qui l’on dit : « tu dois travailler » (zu dem gemeynen man /Tu labora. Du solt erbeyten.) là où l’on dit au pape qu’il doit prier et à l’empereur qu’il doit protéger

(Darstellung der Drei Stände (représentation des trois ordres) : Tu ora, tu protege, tu labora – Holzschnitt aus: Johannes Lichtenberger, Pronosticatio zu theutsch ,[Heidelberg 1488], fol. 8v. (Bayerische Staatsbibliothek,)

Voilà pour les trois ordres du système féodal.

Ce n’était pas une rébellion de la jeunesse, ajoute Blickle, plutôt celle de pères de familles. L’historien suisse popularisera la notion de Révolution de l’homme commun. Cette « révolution » peut-on la situer en Allemagne ? Difficile de parler d’Allemagne à l’époque de l’empire romain germanique, même si la notion existait déjà. Dans une acception plus tardive également dans la mesure où cette géographie est réductrice car cette dernière omet l’Alsace tantôt allemande, tantôt française, l’Autriche, plus précisément autour de Salzbourg et où l’insurrection reprendra en avril 1526, le Tyrol qui connaîtra le programme révolutionnaire et républicain le plus avancé, les cantons suisses où les soulèvements couvriront une période allant de 1523 à 1526 et à partir desquels se répandra l’influence d’un autre théologien et réformateur : Huldrych Zwingli. Par ailleurs, son étendue ne concerne pas tout l’empire romain germanique mais plutôt sa partie méridionale, comme le montre la carte ci-dessous

« Das ganze deutsche, französisch und welsch Land ist bewegt », écrit Thomas Münzer dans son Adresse aux habitants d’Allstedt, en avril 1525. Cela est traduit par : Tout le pays allemand, français et italien est en mouvement. Müntzer raisonne en fonction des parlers, des langues. L’Alsace, en mouvement elle aussi, fait partie du pays allemand. Le pays français est ici sans doute le pays de Montbéliard où des révoltes sont connues.  Il y eut également des soulèvements en Lorraine francophone du côté de Saint Dié, Blâmont, Dieuze qui ont eu lieu le 17 avril 1525, Je n’ai pas connaissance de soulèvements paysans à cette date dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’Italie. Il y en a eu cependant au Tyrol. Müntzer parle de welschland ce qui peut désigner une région où l’on parle l’italien mais aussi bien la Romandie. (voir ici)

Et quand est-il du mot guerre ? Dans l’esprit de ceux qui ont mis, à l’époque, le mot en circulation, les paysans ne font pas la guerre, éventuellement ils y participent comme lansquenets et chair à canons. Sans nier la dimension armée et organisée de ce que l’on appelait les « bandes paysannes» (Haufen), il ne saurait être question d’une armée unifiée. Le mot guerre évacue une dimension non négligeable, celle de la volonté de régler pacifiquement et par la négociation les conflits. Par ailleurs l’angle de la guerre ne permet de conclure qu’à une longue série de défaites malgré de très éphémères victoires qui se termine par un abominable bain de sang. Mort pour rien ? Où cela a-t-il malgré tout produit des changements, et à quel prix ?

« La guerre des paysans de 1525 fait partie des événements les plus marquant et les plus spectaculaires de l’histoire allemande de l’époque de la Réforme : un tremblement désemparé traversa l’Empire romain germanique lorsque, de la Thuringe et le Tyrol, l’Alsace et le pays de Salzbourg, forteresses, châteaux, résidences et couvents prirent feu, quand les seigneurs nobles et religieux durent fuir devant leurs paysans et que le pouvoir des ordres impériaux fut poussé à l’agonie. Un silence impuissant s’est emparé des villages lorsque les paysans furent battus, massacrés, exécutés par la soldatesque des princes impériaux. Espoir et nostalgie d’un monde chrétien meilleur, de fraternité et d’amour du prochain partirent en fumée dans l’incendie des villages et des fermes ».

(Peter Blickle : Die Revolution von 1525. Oldenbourg Verlag 1975. S. 21)

Révolution ? Ça se discute. Encore faut-il préciser ce qu’on l’on entend par là. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de contenus que l’on peut qualifier de « révolutionnaires » dans les revendications populaires ou des aspirations républicaines allant, comme au Tyrol, jusqu’à réclamer l’abolition de la féodalité. Mais il y eut aussi des demandes de retour en arrière à des situations antérieures. Je ne suis pas convaincu de l’intérêt de devoir accorder un label révolutionnaire à ces soulèvements. Je laisse la question ouverte. Il nous faut d’abord parler de ce qu’il s’est passé. En tout état de cause, le phénomène était massif et populaire. Peut-être aussi faut-il distinguer révolution et utopie révolutionnaire.

Source : Franciscus Petrarcha, Von der Artzney bayder Glück, des guten und widerwertigen: unnd weß sich ain yeder inn Gelück und Unglück halten sol. Auß dem Lateinischen in das Teütsch gezogen [von Peter Stachel und Georg Spalatin]. Augspurg: Steyner, 1532, S. XVII.  Augsburg, Staats- und Stadtbibliothek — 2 Phil 57. »

L’illustration provient de l’édition allemande des Remèdes contre la bonne et la mauvaise fortune de Pétrarque (De Remediis utriusque fortunae) parue en 1532, après la Guerre des paysans. Dans une partie de ce texte, Pétrarque développe entre autres l’idée que ce n’est pas la noblesse qui rend vertueux mais que c’est la vertu qui rend noble. «  On en naît pas noble, on le devient »

Sur un arbre stylisé encore appelé Ständebaum figure les étages des différents ordres de la société féodale. Aux racines se trouve la paysannerie nourricière. Au-dessus les artisans, marchands, commerçants. Puis viennent la noblesse et le clergé, enfin le pape, l’empereur et les rois.
Ce qui est remarquable, c’est que ces derniers ne sont pas au sommet puisque l’on y retrouve deux paysans, l’un au repos alors que l’autre semble pratiquer d’un instrument de musique, préfigurant ce que Bernard Stiegler appelait un otium du peuple. L’otium n’est pas ce qui s’appelle trivialement le loisir ou le temps libre, mais évoque un temps d’une pratique qui « donne la liberté de prendre soin de soi au nom de quelque chose de supérieur à soi »(Stiegler).

Et, il y eut une autre révolution, incontestable celle-là : la révolution de l’imprimerie que l’on ne peut réduire à une révolution technique.

La révolution de l’imprimerie 

L’incontournable historien de la « Guerre des paysans »  en Alsace , Georges Bischoff note qu’un « processus de médiatisation » se trouve « au cœur même » de la dynamique du mouvement (o.c. p.122). Thomas Kaufmann, titulaire de la chaire d’histoire des églises à l’Université de Göttingen, a publié en 2024, une histoire de la « guerre des paysans », entièrement appréhendée comme un événement médiatique. Elle est en cela riche en informations même si je ne partage pas son idée d’événements « mis en scène ». Pour l’auteur, « Réforme et Guerre des paysans sont toutes deux issues de la presse à imprimer ». C’est, pour lui, ce qui distingue le moment proprement dit des années 1524-1525 des soulèvements antérieurs. Dans l’ouvrage déjà cité , il écrit :

« Dans une perspective publiciste, les communications entre ville et campagne, entre insurgés paysans et urbains doivent être conçus dans leur fluidité. Sans la participation de personnes sachant écrire et lire, quelques experts en droit, les liens avec les imprimeurs, des comptables, des faits essentiels de la guerre des paysans sont difficilement compréhensibles en particulier les interactions entre les différentes localités insurrectionnelles » (p.20)

Ce qui frappe en effet dans la Guerre des paysans, ce sont à la fois ses localisations et les interactions entre différentes échelles de localités.

Mais l’imprimerie n’est pas seulement un moyen de communication. Son invention signifie une profonde mutation du milieu technique qui «  a révolutionné toutes les formes du savoir… », écrit l’historienne américaine Elizabeth L . Eisenstein  dans son livre, La Révolution de l’imprimé / A l’aube de l’Europe moderne (La découverte 1991, p.19)

L’imprimerie constitue un nouveau milieu technique et, partant, un nouveau rapport à la mémoire et au temps, au passé, au présent et au futur. La rencontre entre l’auteur et l’atelier qui regroupe différents corps de métier y compris financiers développent de nouvelles formes collaboratives « supprimant des anciennes division du travail intellectuel et promouvant de nouvelles façon de coordonner l’œuvre du cerveau, des yeux et des mains » (o.c.p.41).

« Il faut admettre que la matière imprimée influait sur les schémas mentaux, facilitait la solution des problèmes et, de manière générale, pénétrait la vie de l’esprit. Et que les imprimeurs travaillaient avec des professeurs écrivant en latin comme avec des publicistes et des libellistes écrivant en langue vulgaire. En d’autres termes, il est nécessaire de reconsidérer l’idée reçue d’un cloisonnement entre érudits et artisans, universités et ateliers urbains. » (o.c.p.310)

La révolution de l’imprimerie mettait, en quelque sorte, fin à la possibilité de perpétuer le statu-quo féodal et la sclérose de l’Eglise, libérait des énergies créatrices et des imaginaires. Bien entendu l’imprimerie servira aussi à la Contre-Réforme et des partisans de l’ordre établi qui avaient en outre le pouvoir d’influence et de censure. Une bonne partie de l’activité éditoriale se fera aussi contre les insurgés. La plupart des paysans ne savaient ni lire ni écrire mais pouvaient entendre voir et parler et participer à la rédaction de leurs manifestes.

Et les femmes ?

Longtemps oubliées, les femmes de la guerre des paysans commencent à faire l’objet de travaux d’historiennes. On peut voir ces dernières dans le documentaire d’Arte que Martin Betz a consacré à la question. Le film est centré sur quelques figures telles que Else Schmid, femme du dirigeant du Bundschuh, Joss Fritz, Margarete Renner, une paysanne de Böckingen qui passe pour une passionaria, Katharina Kreutter de Mülhausen en Thuringe, Magdalena Gaismair dans le Tyrol. Il est attesté que des groupes de femmes ont participé à des actions insurrectionnelles. L’historienne d’Oxford Lyndal Roper a, dans son livre, consacré un chapitre à la notion de fraternité qu’elle décline sous ses deux aspects, à la fois au sens de fraternité chrétienne comme ciment des relations entre les insurgés mais aussi comme fraternité masculine.

« La fraternité avait créé une loyauté collective entre les hommes, et l’exclusion des femmes était une part de ce liant qui les unissait. En bien comme en mal, il s’agissait d’un mouvement qui glorifiait la masculinité et ne savait trop que faire des femmes ».

(Lyndal Roper : Für die Freiheit. Der Bauerkrieg 1525. S. Fischer. p.350)

Plus loin, elle précise :

« Les rituels de fraternisation étaient masculins : Les femmes ne pouvaient prêter serment [dans les bandes paysannes, l’on se prêtait mutuellement serment], ni porter d’armes, ni participer aux cercles délibératifs […]. Si l’homme du commun (Gemeine Mann) pouvait être un héros de la Reformation, la gemeine frau, la femme du commun, désignait dans le langage du 16ème siècle la prostituée et était en tant que telle une cible du moralisme évangélique ».

(O.c. p. 374)

A contrario, on retrouve les femmes dans les « rituels de capitulation » pour demander grâce dans une sorte de « chorégraphie d’inversion des rôles ». Elles ont été éconduites par les hommes du camp adverse arguant que ce n’était pas à elles de le faire.

Et les banquiers ?

Ils mériteraient que l’on s’y attarde. Peu d’historiens de la Guerre des paysans le font. Il en est un au moins qu’il conviendrait de nommer : l’homme le plus riche de son époque, Jacob Fugger dit « le riche » (1454-1525), un faiseur de rois d’empereurs, d’abord Maximilien puis Charles Quint. Il est présent à plus d’un titre. Il est lui-même un propriétaire terrien méprisant les paysans qu’il considérait comme de la « racaille paresseuse » ne pensant qu’à s’enrichir à ne rien faire. Il était aussi en quelque sorte « actionnaire » des mines d’argent et de cuivre dont, avec d’autres, il contrôlait le marché international. Ce fidèle des Habsbourg était enfin un financier de la répression et notamment des troupes du baron Georg Truchsess von Walburg, un assoiffé de sang à qui furent confiées les troupes de la Ligue souabe et qui se vanta d’avoir rasé 3000 villages.

A suivre : Les révoltes du Bundschuh

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Sur le livre d’Anne Alombert : Penser avec Bernard Stiegler

C’est un plaisir de se plonger dans cette première vue d’ensemble des travaux du philosophe le plus original de notre époque d’absence d’époque qu’a été et qu’est toujours Bernard Stiegler qui s’est donné la mort, il y a cinq ans, le 5 août 2020.

Bernard Stiegler fait partie des philosophes qui ne se contentent pas d’interpréter le monde mais travaillent à le transformer. Il en a bien besoin. Cela veut dire aussi contribuer à transformer la philosophie elle-même. C’est aussi un philosophe au parcours singulier puisque sa « conversion » à la philosophie s’est effectuée en prison.

La caverne carcérale

Le milieu carcéral a été pour Bernard Stiegler une localité d’un type particulier. D’abord la sanction d’un passage à l’acte, l’arme au poing, par lequel il tentait de braquer une banque qui lui refusait un renouvellement de crédit pour sauver le bar à jazz, L’écume des jours, qu’il avait monté à Toulouse. Le flagrant délit, après deux autres attaques à main armée, le fera condamner à huit années de réclusion. Il en effectuera cinq. Bernard Stiegler racontera cette « expérience de suspension » dans son livre Passer à l’acte (Galilée 2003) ainsi que dans un livre d’entretien Philosopher par accident (Galilée 2004). Passage à l’acte est à comprendre aux deux sens du terme, à la fois comme transgression de la loi et comme passage à l’acte philosophique. Ce dernier passe lui-même par une intense réflexion sur l’acte de lecture puis d’écriture.

Anne Alombert nous rappelle tout cela dans le prologue de son livre Penser avec Bernard Stiegler. qu’elle vient de publier (Puf, 2025). Elle y souligne que le philosophe procède à « un profond renversement » de l’allégorie de la caverne de Platon qui devient celle du poisson volant qui effectue par intermittence un saut dans l’air, un saut hors de son milieu, l’eau. Si le milieu hors les murs fait défaut au prisonnier, il continue cependant d’exister dans la mémoire collective à travers des artefacts, les livres ou les cours par correspondance, par exemple.

Il avait affiché sur un mur de sa cellule ces vers de Mallarmé :

Ma faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale
Trouve en leur docte manque une saveur égale.

Il ne lisait pas seulement des ouvrages de philosophie. Ses textes sont émaillés de références littéraires. Pour Bernard Stiegler, en prison, le passage à l’acte de lecture consistait à la fois dans l’acte de lire, de temporaliser un objet spatial, le livre, et de spatialiser ses lectures par des annotations, commentaires et synthèses.

Le refoulé de la philosophie

Dans la première partie de son livre, Anne Alombert traite des différents temps de la philosophie et de l’indissociable action politique et sociale de Bernard Stiegler, le temps de l’étude, de la thèse, de la crise du capitalisme consumériste et analogique, le temps de la fin. Enfin, celui de l’anthropocène.

Que signifie se demande-t-elle de parler de la technique comme « impensé «  et comme « refoulé » de la philosophie ? Rappelant que Stiegler a bien lu des philosophes qui se sont intéressés à la technique tels Karl Marx, Henri Bergson, Martin Heidegger, Günther Anders, Hannah Arendt, Jacques Ellul, Gilbert Simondon…, elle explique :

« Le problème est […] moins celui du refoulement de la technique en tant que telle que celui de l’opposition entre savoir et technique ou entre pensée et technique, qui témoigne de l’oubli de la technique comme condition des savoirs ou de la pensée ». (p.56)

J’ai évoqué cette question ici avec des extraits de l’intervention de Stiegler dans le film The Ister sur le mythe de Prométhée et d’Epiméthée. Il n’y a pas de pensée hors du milieu technique qui la conditionne. Ce point de vue permet de dépasser les dichotomies entre intelligible et sensible, esprit et matière, conscience et monde, intériorité et extériorité, etc… Cette sortie du raisonnement binaire oblige en quelque sorte à l’invention de nouveaux concepts qui perturbent les routines, pour penser autrement. Pas pour le simple plaisir de penser autrement mais parce que les nouvelles conditions technologiques l’imposent en rendant les vieilles catégories métaphysiques obsolètes.

« S’il fallait résumer le geste de Stiegler en une phrase, sans doute pourrait-on dire qu’il s’agit pour lui de transformer le discours philosophique et ses catégories oppositionnelles, afin de penser le rôle constitutif des supports techniques dans les temporalités psychiques et historiques dans le but de panser le fait historique de l’industrialisation de l’esprit, qui soulève des enjeux politiques inédits ». (p. 63)

Misère symbolique

Après le temps de sa thèse intitulée La technique et le temps, qui restera inachevée,

« la question de la réconciliation des avancées technoscientifiques et technomédiatiques avec les savoirs locaux et singuliers sera au cœur des futures réflexions de Stiegler, dans un contexte où, à l’inverse, l’hyperindustrialisation semble engendrer une prolétarisation et une désaffection grandissantes des individus » (p.75)

Et les publications de Bernard Stiegler se rapprochent d’une philosophie d’intervention qui, loin d’abandonner les questions de fond, s’appuient sur une interprétation philosophique d’une série de symptômes politiques et sociétaux qui les expriment. Dans le même temps, le philosophe se livre à une relecture conjointe des travaux de Freud et de Marx. Pour le premier ce sera la question du désir, pour le second, celle de la prolétarisation.

Il procède à l’analyse d’une triple crise : celle du capitalisme consumériste et financiarisé qui atteint ses limites structurelles en raison de l’épuisement des ressources naturelles et psychiques ; une crise politique « notamment provoquée par l’avènement du psychopouvoir télévisuel et du populisme industriel » ; Une crise existentielle en raison de l’état de « misère symbolique » qui frappe nos sociétés. La collision de ces trois crises conduit à

« des passages à l’acte violents ou encore à la persécution de boucs émissaires servant d’exécutoires à une souffrance dont les causalités économico-politiques demeurent non identifiées » (p. 78).

Le brouillard idéologique sciemment diffusé par un psychopouvoir a pour fonction de faire passer les effets pour des causes en exploitant les pulsions. Stiegler distingue ces dernières du désir qui consiste précisément à les différer et les sublimer. Au lieu de se laisser submerger par les pulsions, l’on prend soin des objets que l’on désire. Le capitalisme pulsionnel détruit les désirs et prive les individus de participation à la production de symboles. La notion de « misère symbolique » signifie que les individus sont « privés des symboles esthétiques, culturels, artistiques, scientifiques ou encore politiques qui donnent sens à leur existence » (p.80). Et j’ajouterais : quand bien même ils ne souffriraient pas d’un manque de moyens de subsistance.

Anne Alombert montre bien que Bernard Stiegler est un philosophe à part entière et pas seulement un « philosophe de la technique » en ce qu’il s’inscrit pleinement dans la tradition philosophique. Dans la première partie, elle évoque cette articulation entre philosophie et engagement politique et social qui le caractérise :

« Qu’il s’agisse de l’association Ars Industrialis, source de propositions politiques et économiques, de l’Institut de recherche et d’innovation, lieu de développement d’instruments numériques contributifs, du réseau Digital Studies, réseau de recherches trans-disciplinaires ou de l’école Pharmakon, école de philosophie internationale, ouverte et populaire, les différents projets élaborés par Stiegler durant les dix années qui suivent la publication de sa thèse témoignent donc d’une étroite articulation entre ses réflexions philosophiques, les champs politiques et économiques, la sphère de la recherche et de l’enseignement et le domaine du développement technologique et industriel. Ils témoignent aussi de la manière inédite selon laquelle Stiegler entend pratiquer la philosophie : non seulement en écrivant et en publiant des livres (ce qu’il fait abondamment, à raison d’environ un livre par an) mais aussi en instituant et en participant à des projets collectifs sur le long terme, porteurs de propositions et d’initiatives concrètes sur les plans politiques, culturels, économiques, technologiques, académiques et éducatifs. » (p.94)

L’humanité « en panne d’essence ».

J’adore cette expression qui ne signifie pas ici une panne de carburant encore que de ce point de vue nous assistions à l’épuisement de certaines ressources fossiles traditionnelles ce qui ne veut pas dire que l’on en ait fini avec l’extractivisme (lithium, terres rares…). Cela veut dire qu’il n’y a pas d’essence humaine. L’invention de l’homme et celle de la technique sont une seule et même chose. Stiegler s’appuie sur les travaux du paléoanthropologue André Leroi-Gourhan qui avait montré que

« la technique constituait moins un moyen au service d’un supposé sujet humain qu’un processus d’extériorisation corrélatif du processus d’hominisation » (p.121)

Il ne s’agit donc pas d’un « humain » déjà là qui aurait eu un jour l’idée de tailler du silex. L’extériorisation et l’intériorisation se font dans une relation dite « transductive » où aucun des termes ne peut exister sans l’autre et où l’essentiel se situe dans la relation de l’un à l’autre. Le silex taillé contient en même temps la mémoire du geste qui l’a produit. Il s’agit dès lors de penser la technique

« non plus comme moyen mais comme milieu et comme mémoire : comme milieu mémoriel, support des expériences passées et des attentes à venir ». (p.191)

A l’idée d’humanisme se substitue la notion d’ individuation psychique et collective qui désigne un devenir humain à la fois individuel et collectif.

La troisième mémoire / rétention tertiaire

A côté de la mémoire génétique, somatique et nerveuse dans lesquelles sont inscrits les vécus individuels, Stiegler propose d’appeler « mémoire épiphylogénétique » une troisième mémoire collective et technique qui permet de transmettre aux individus une histoire qu’ils n’ont pas eux-mêmes vécue. Le livre en est l’exemple le plus flagrant. Il est spécifiquement conçu pour la conservation et la transmission de l’héritage.

La lecture de Edmund Husserl permet à Stiegler d’inventer le concept de rétention tertiaire. Le philosophe allemand avait proposé les notions de rétentions primaire et secondaire ainsi que celle de protention (attente d’un à venir). La première est la mémoire immédiate qui consiste, par exemple, à retenir le début d’une phrase permettant d’entendre la suite, la seconde est par exemple la mémoire de l’enfance. Stiegler y ajoute celle, tertiaire, contenue dans les supports techniques et technologiques. Les métamorphoses de cette dernière modifie nos façons de lire, d’écrire et de penser.

« Une fois admise la thèse générale selon laquelle les structures et activités de l’esprit se transforment en fonction des évolutions des supports mnémotechniques, l’enjeu consiste à décrire ces transformations en étudiant les spécificités de chacun de ces supports, du point de vue de leurs effets sur les rapports au temps, sur les consciences et sur les inconscients. Les principales technologies d’enregistrement étudiées par Stiegler sont les suivantes : les rétentions tertiaires littérales qui désignent les enregistrements des flux de paroles ou de pensées à travers l’écriture alphabétique puis l’imprimerie, le livre et la presse ; les rétentions tertiaires analogiques phonographiques et photographiques qui désignent les enregistrements des flux de sons et de lumières dans les sillons des disques ou sur le papier photosensible ; les rétentions tertiaires analogiques cinématographiques qui désignent les enregistrements des mouvements animés à travers les films projetés sur les écrans ; les rétentions tertiaires analogiques télévisuelles, qui désignent les enregistrements des événements « en direct » ou « en temps réel » à travers les émissions de télévision ; et les rétentions tertiaires numériques qui désignent les enregistrements des interactions et des comportements à travers les supports électroniques sous forme de données informatiques. […]
Chacune des rétentions tertiaires ouvre de nouvelles possibilités temporelles pour les esprits (de nouvelles possibilités de se souvenir, de percevoir et d’imaginer), mais avec elles aussi, de nouveaux risques et de nouveaux dangers.
La perspective de Stiegler doit donc aussi être qualifiée de « pharmacologique » : ses analyses ne cessent de souligner l’ambivalence des supports techniques du point de vue de leurs effets sur les esprits individuels et collectifs, qu’elles peuvent à la fois soutenir et intensifier ou détruire et décomposer. Stiegler reprend à son compte la notion de pharmakon que mobilisait Platon pour souligner l’ambiguïté de l’écriture, à la fois remède et poison pour la mémoire et le savoir. Selon Stiegler, cette dimension « pharmacologique » des supports techniques, mise au jour par Platon dans le cas de l’écriture, vaut aussi pour tous les autres types de supports d’enregistrements. Ceux-ci sont nécessaires à la production, à la transmission et à l’évolution des savoirs mais peuvent aussi devenir des dispositifs de pouvoir, au service de la manipulation des esprits et du contrôle des comportements. L’analyse pharmacologique se double alors d’une analyse politique, étudiant les nouveaux modes de pouvoirs rendus possibles par les industries culturelles télévisuelles et les industries des traces numériques. » (p.149-151)

Anne Alombert approfondit du point de vue pharmacologique ces quatre dimensions qui en outre s’industrialisent et favorisent ainsi l’apparition d’un psychopouvoir télécratique puis d’un noopouvoir numérique.

Prolétarisation

En 2009, Bernard Stiegler met en débat, sous forme d’un livre, la nécessité d’une Nouvelle critique de l’économie politique. A partir de sa lecture de Marx, il développe et approfondit le concept de prolétarisation qu’il analyse d’abord comme une perte de savoirs. J’en ai parlé à l’occasion de l’une de mes (re)lectures de Marx.

Anne Alombert résume ainsi les dynamiques de prolétarisation :

« Si la classe ouvrière est la première classe touchée par la prolétarisation à travers l’extériorisation des savoir-faire dans les machines outils qui se développent dans les usines au XIXè siècle dans le contexte de la révolution industrielle, Stiegler insiste sur le fait que le processus d’extériorisation des savoirs dans les machines et appareils n’a cessé de se poursuivre depuis, notamment à travers l’extériorisation des savoirs-percevoir et des savoir-vivre dans les appareils d’enregistrement analogique (radio, cinéma, télévision) mais aussi, à travers l’extériorisation des savoir-penser dans les machines informatiques et algorithmiques. Dès lors, le processus de prolétarisation ne concerne pas seulement les savoir-faire des ouvriers ou des producteurs, mais aussi les savoir-percevoir des téléspectateurs, les savoir-vivre des consommateurs ou les savoir-penser des concepteurs et décideurs ». (p.236)

Elle précise utilement concernant les savoir-vivre, qu’il s’agit là des arts de vivre, des rythmes et rituels sociaux, des traditions et habitudes locales « qui font l’objet d’une transmission et d’une transformation intergénérationnelle ». Dès lors l’enjeu est celui d’une nouvelle économie politique industrielle reposant sur la déprolétarisation et la désautomatisation, c’est à dire la nécessité de repenser le travail pour qu’il redevienne l’expression d’un savoir et de définir la richesse comme procédant des savoirs.

Écologies et entropies dans l’ère Entropocène

La notion d’Anthropocène pour désigner la nouvelle ère géologique dans laquelle nous vivons a ceci de problématique qu’elle repose sur la notion d’anthropos, l’humain en grec, et désigne l’humanité en général là où il faudrait mettre en cause un système économique, par exemple le Capitalocène.

Bernard Stiegler y substitue la notion d’Entropocène qui

« ne repose plus sur l’opposition entre une humanité technicienne et une nature originaire, mais implique au contraire d’appréhender le lien intrinsèque entre la destruction des écosystèmes, des espèces et de la biodiversité (décrite comme une augmentation d’entropie au niveau environnemental, physique et biologique) et la destruction des savoirs, des cultures et de la socio – ou noo- diversité (décrite comme une augmentation d’entropie au niveau informationnel, psychique et collectif) ». (p.287).

Avant d’aller plus loin, Anne Alombert nous propose une « brève histoire conceptuelle de l’entropie » d’abord apparue dans la physique thermodynamique, puis dans les sciences du vivant, ensuite dans le domaine informationnel et enfin dans le champ social et mental. Elle montre que Stiegler s’est efforcé de clarifier cette notion empirique mais transdisciplinaire d’entropie et son corollaire la néguentropie pour en faire un concept qui intègre la vie technique. En résumé, l’anthropocène est un entropocène en ce que l’on y distingue l’entropie thermodynamique, l’entropie biologique, l’entropie informationnelle.

« De même que l’entropie désignait la tendance à la destruction, à l’homogénéisation et à l’inertie au niveau physique, et la néguentropie et l’anti-entropie les tendances à l’organisation, à la diversification et au renouvellement caractéristique du vivant, les concepts d’anthropie et de néganthropie ou d’anti-anthropie sont mobilisés par Stiegler pour désigner ces tendances au niveau de la vie technique, psychique et sociale » (p.322)

Comme le GIEC parle de forçage anthropique (gaz à effet de serre, aérosols, déforestation, etc.) pour le distinguer des forçages naturels ayant des effets sur le climat, la proposition est de substituer au couple Entropie/néguentropie celui d’Anthropie/Néguanthropie

L’économie, dès lors, se situe dans un rapport entre anthropie / néguanthropie et doit donc être conçue pour permettre de bifurquer de l’Anthropocène vers un Néganthropocène. Il y a urgence car les processus d’exosomatisation entièrement sous la coupe du marché et en cela niés par les puissances publiques ne sont plus seulement toxiques mais sont devenues mortifères. Par ailleurs le transhumanisme a avancé la notion inepte d’extropie, un totalitarisme à la tronçonneuse qui s’attaque à l’importance des savoirs pour lutter contre les tendances délétères des artefacts techniques et industriels.

Le rôle des savoirs

« Les savoirs peuvent être considérés comme autant de pratiques thérapeutiques qui permettent de prendre soin des environnements naturels, techniques, psychiques et sociaux : par exemple, le savoir jardiner est une manière de prendre soin du petit écosystème que constitue le jardin, le savoir cuisiner est une manière de prendre soin des corps à travers l’alimentation et des relations à travers la convivialité d’un repas, […] les savoirs linguistiques une manière de prendre soin des systèmes symboliques que constituent les langues et de leur diversité, les savoirs théoriques des manières de prendre soin des systèmes symboliques que constituent les disciplines pour les faire évoluer et enrichir les cultures, sans parler des savoirs artistiques qui permettent de prendre soin des sensibilités et de la vie de l’esprit ». (p.323).

Ces savoirs se pratiquent, se transforment et se partagent. Ils ont toujours aussi une dimension sociale et collective. Mais pour cela ils doivent rester ouverts et non enfermés dans des automatismes machiniques et algorithmiques. Ils doivent faire l’objet de luttes dans les différentes échelles de localités ouvertes les unes sur les autres.

« Pour faire face [aux] processus de destruction des écosystèmes naturels et de la biodiversité [ainsi que] de dissociation des milieux symboliques et de la noodiversité, Stiegler soutient la nécessité de reconstituer des localités néguanthropiques, c’est à dire des activités locales soutenables (économiques, professionnelles, industrielles, politiques, scientifiques) à travers lesquelles les individus et les groupes pratiquent des savoirs singuliers et prennent soin de leurs environnements. Seule une revalorisation et une revitalisation des savoirs locaux permettra de dépasser les effets uniformisants et délocalisants de la globalisation économique et de la disruption numérique, qui provoquent en retour des réactions de fermeture et de repli identitaires, favorisant la prise de pouvoir de gouvernements ultralibéraux, nationalistes et autoritaires. » ( p.346)

La revenance de Bernard Stiegler

Les dernières phrases de la conclusion du livre d’Anne Alombert portent sur la revenance de l’auteur d’une œuvre inachevée :

« Car si toute œuvre est inachevée, n’en finissant de ne pas finir à travers la diversité de ses interprétations, de ses résonances et de ses revenances, l’œuvre stieglérienne incarne de manière symptomatique cet inachèvement. La thèse qui s’ouvrait sur la question du défaut d’origine s’(in)achève en défaut de fin, amputée des quatre tomes qui devaient la compléter. Par ailleurs, les principaux projets de Stiegler, qu’il s’agisse de l’économie contributive et de l’Internation ne se sont pas concrétisés. Il nous revient de transformer ces défauts en nécessités : peut-être ces défauts de fins constituent-ils autant de chances d’infinitisation, qui permettront à l’œuvre de se démultiplier à travers différentes pensées et différents projets ? Si toute œuvre s’infinitise en nourrissant ceux qui la cultivent et la font fructifier, l’œuvre stieglérienne, plus qu’aucune autre, attend sans doute encore ses interprètes – dans les champs philosophiques et scientifiques, mais aussi politiques, artistiques, professionnels, technologiques, industriels, économiques… En ce sens, l’œuvre ouverte [Umberto Eco] de Stiegler n’a pas fini de travailler notre époque et nos sociétés : l’esprit va revenir de celui qui a tellement parlé de l’esprit, ou des esprits, et de leurs revenances intermittentes, depuis l’Hadès des supports techniques. Nous entrons dans le revenir de Bernard Siegler, qui sera aussi son avenir – s’il y en a. » (p.357)

Ces quelques lignes donnent en même temps le sens du titre de l’ouvrage : Penser avec Bernard Stiegler. Avec signifie aussi appareiller à partir de ou en dialogue avec. Il est question de se doter d’un « arsenal de concepts », bref de concevoir une organologie (du grec « organon » : outil, appareil) pour la lutte de l’esprit contre lui-même et sa bêtise. L’organologie est une façon de penser ensemble l’histoire et le devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales.

Anne Alombert est agrégée de philosophie et maîtresse de conférences en philosophie à l’Université Paris 8. De 2013 à 2020, elle a participé à de nombreux projets dirigés par Bernard Stiegler, dont Plaine Commune Territoire Apprenant Contributif et Internation. Avec Bernard Stiegler et le collectif Internation, elle a écrit Bifurquer. Il n’y a pas d’alternatives (Les Liens qui libèrent, 2020). Elle est l’autrice de Penser l’humain et la technique. Derrida et Simondon après la métaphysique (ENS Éditions, 2023), Schizophrénie numérique (Allia, 2023) et Le capital que je ne suis pas ! (Fayard, 2024, avec Gaël Giraud). Anne Alombert est membre du Conseil national du numérique. Elle vient d’être nommée au Conseil scientifique et de la prospective de la CNIL (Commission nationale Informatique et Libertés). J’avais publié l’un de ses textes : Assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle. Je signale aussi deux contributions récentes : Alternatives aux réseaux anti-sociaux dans la revue AOC (Printemps 2025) et Courts-circuits algorithmiques/ Vers un nouvel âge de l’esprit dans la revue Esprit (n°520. Avril 2025)

Je rappelle quelques-uns des textes que j’ai publiés, outre ceux cités :

Heiner Müller, Nietzsche l’effroi et le regard de la méduse (esquisse)
A propos du livre Bifurquer : 1. Qu’appelle-t-on bifurquer ?
A propos de Bifurquer : 2. Anthropocène, exosomatisation et néguentropie
A propos de Bifurquer : 3. Pour une nouvelle urbanité
Bernard Stiegler :  » Qu’est ce qui accable Zarathoustra ? »
A propos du code de justice pénale des mineurs, qu’est-ce qu’être, selon Kant et B. Stiegler, mineur et majeur ?
Paul Klee, Bernard Stiegler : le circuit du sensible
Bernard Stiegler (1952-2020)
Avec Bernard Stiegler, pour un traité de paix économique mondial
Retour sur la « Pharmacologie du Front national » de B. Stiegler

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Victor Klemperer : de LTI à LQI.
Lecture du Journal 1945-1959

Le 18 novembre 1945, Victor Klemperer, rescapé de l’oppression nazie et des bombardements de Dresde, tient sa première conférence publique sur la langue du Troisième Reich (LTI) à Dresde. Son livre sur la LTI n’était pas encore écrit. Le soir, il note dans son Journal :

„ Ergebnis für meine LTI ist wohl nur der Zuwachs : Distinctio Orator-Rhetor = Luther/Schiller – Hitler. Dazu der Satz : es handle sich doch nicht, wie ich annahm um Undeutsches, sondern im Wesentlichen um ein Krebsgeschwulst im deutschen Fleisch, um die letzte Entartung der teutschen Romantik. – Nach dem Vortrag ließ ich mir von Seidemann Formulare zum Eintritt in die KPD geben “.
(Victor Klemperer : So sitze ich denn zwischen allen Stühlen / Tagebücher 1945-1949. Aufbau Verlag. 1999. I,143)

« Résultat pour ma LTI est sans doute seulement l’ajout suivant : distinguo entre orateur et rhéteur = Luther/Schiller – Hitler. Et la phrase suivante : il ne s ‘agit pas [dans la langue du troisième Reich], comme je le pensais, de quelque chose de non-allemand, mais pour l’essentiel d’une tumeur cancéreuse dans la chair allemande, de la dernière dépravation du romantisme vieil [Teutsch]. – Après la conférence, je me fis remettre par Seidemann les formulaires de demande d’adhésion au KPD [Parti communiste allemand] »

Dans ce complément à sa réflexion, Klemperer opère une distinction entre l’orateur (Martin Luther / Friedrich Schiller) et le rhéteur ou le sophiste qui la dévoie la langue. L’auteur qui avait d’abord considéré la novlangue du troisième Reich, comme non allemande, la voit maintenant plus comme frappée d’un cancer. Une langue peut-être malade. Elle peut être bonne ou mauvaise, capable de délivrer des mensonges comme à dire le vrai, pouvant être à la fois poison ou remède. La toxicité des mots pervertit la langue et corrompt l’esprit.

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’«héroïque et vertueux», dit pendant assez longtemps «fanatique», il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables « fanatique » et «fanatisme» n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années. Le Troisième Reich n’a forgé, de son propre cru, qu’un très petit nombre des mots de sa langue, et peut-être même vraisemblablement aucun. La langue nazie renvoie pour beaucoup à des apports étrangers et, pour le reste, emprunte la plupart du temps aux Allemands d’avant Hitler. Mais elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret.
Mettre en évidence le poison de la LTI et mettre en garde contre lui, je crois que c’est plus que du simple pédantisme. Lorsque, aux yeux des Juifs orthodoxes, un ustensile de cuisine est devenu cultuellement impur, ils le nettoient en l’enfouissant dans la terre. On devrait mettre beaucoup de mots en usage chez les nazis, pour longtemps, et certains pour toujours, dans la fosse commune ».

(Victor Klemperer : LTI, la langue du Ille Reich. Carnets d’un philologue. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat. Albin Michel 1996. p.40-41).

Victor Klemperer et son épouse Eva ont survécu à l’enfer nazi. J’ai évoqué les bombardements de Dresde. Dès la fin de la guerre où ils optent pour la zone d’occupation soviétique, Victor extrait du journal qu’il tient depuis 1933, les notes qui formeront le matériau de son livre devenu célèbre : LTI, la langue du Ille Reich. Carnets d’un philologue. Les manuscrits avaient été soigneusement et presque quotidiennement cachés dans une double paroi chez une amie

Son activité de diariste commencée dans sa jeunesse et que nous connaissons depuis 1881, après s’être intensifiée sous la contrainte de 1933 à 1945, se poursuivra jusqu’en 1959. La dernière partie 1945-59 ne sera éditée par Walter Nowojski, avec la collaboration de Christian Löser, qu’en 1999. Pendant toute la période d’après-guerre, Klemperer continuera non seulement à prendre des notes pour sa LTI mais commencera dès le mois de juin 1945 à s’intéresser à ce qu’il appellera LQI Langue du quatrième Reich, une notion très floue et qui, contrairement à la LTI, restera sous forme d’une simple collecte sans faire l’objet d’une élaboration. Rien de construit. Klemperer avait dépassé la soixantaine.

Le 25 juin 1945, un peu plus d’un mois après la capitulation allemande, il note dans son Journal :

« Il faut que je commence peu à peu à observer systématiquement la langue du QUATRIEME REICH. Elle me parait parfois se différencier moins de celle du TROISIEME que, par exemple, le saxon de Dresde de celui de Leipzig. Ainsi quand le maréchal Staline est le plus grand des hommes actuellement vivants, le stratège le plus génial, etc. Ou quand Staline, dans un discours du début de la guerre, parle, bien entendu tout à fait à juste titre, d’ Hitler le cannibale. En tout cas, je veux étudier notre Nachrichtenblatt et la DEUTSCHE VOLKSZEITUNG, qui m’est désormais distribuée, précisément sub specie LQI. » (I,26)

« sub specie LQI », c’est à dire sous l’angle spécifique de l’apparition d’un nouveau langage.
Les références des extraits cités sont indiquées à partir des deux tomes du Journal So sitze ich denn zwischen allen Stühlen / Tagebücher 1945-1949. (Aufbau Verlag. 1999) selon les volumes et la page. Ils sont traduits par mes soins. Les extraits du livre LTI, la langue du Ille Reich. Carnets d’un philologue sont notés Carnets. Ce qui est entre parenthèses, sauf la pagination, vient du texte de l’auteur, les termes entre crochets sont mes propres ajouts.

Deux jours plus tard, dans ses Remarques sur le domaine frontalier entre LTI et LQI,, il relève :

« 1) Tout le monde continue à dire LE Russe.[DER Russe, comme du temps de Goebbels]
2) On parle dans la Volkszeitung d’un COMMUNIQUE. C’est là le langage militaire autrichien et aujourd’hui, bien qu’introduit par Hitler, bien que ce soit une mixture de plusieurs expressions allemandes telles qu’« ordre », « commandement », « proclamation », on s’y tient obstinément.
3) Le maréchal Staline portant, lors de la grande fête de l’armée, un toast au deuxième classe, au poilu inconnu [en français dans le texte], l’a plusieurs fois qualifié de >cheville< [Schraube] de toute l’œuvre. Donc la plus technique des expressions. Cf. Mise au pas.[i.e dans les Carnets la mécanisation et l’automatisation des individus] » (I,34)

Rapidement, Klemperer estime que l’on devrait « instituer un Office anti-fasciste de la langue ». Vœu pieux. Il se demande si dans le rapport entre la langue et le contenu de vérité, il y a vraiment une différence entre Stalinice et Hitlerice, entre l’hitlérisme et le stalinisme.

La situation de cet immédiat après-guerre lui paraît « sombre » . Il s’inquiète de ce qui favorise une atmosphère nazie, de la transformation dans les esprits de la défaite nazie en « victoire juive ». Tout cela alors que la faim sévit de jour en jour un peu plus. Et que les Soviétiques emportent de cette partie de l’Allemagne « bêtes et machines ». Et déjà on entend : sous Hitler on obtenait au moins ce qui figurait sur les tickets de rationnements, un peu de graisse, un peu de saucisse, et maintenant les tickets se dévaluent. Et la population, le diariste la trouve « désespérément bête et sans mémoire » Elle ne pense plus que :  avant nous avions moins faim et tout le reste est oublié. « Bientôt elle pensera que toutes ces horreurs hitlériennes ne sont que des inventions de la propagande », ajoute-t-il. (I, 50-51)

Le dilemme politique

Il adhère avec son épouse Eva au Parti communiste allemand (KPD)avant la fusion de ce dernier avec le Parti social-démocrate (SPD), qui formera au SED (Parti socialiste unifié d’Allemagne). D’emblée, il est tiraillé entre une volonté de radicalité antifasciste qu’il ne trouve que là et son attachement aux libertés.

« Les formulaires d’adhésion au KPD sont sur ma table de travail. Suis-je lâche si je n’adhère pas? […] Suis-je lâche si j’adhère ? N’ai-je pour cela que des motivations égoïstes ? Non. Si déjà je dois entrer dans un parti, celui-ci est le moindre mal. Du moins pour l’instant. Lui seul pousse à l’élimination radicale des nazis. Mais il installe de nouvelles absences de libertés [ou servitudes (Unfreiheit)] à la place des anciennes. […] Mais il me faut bien annoncer la couleur. E[va] est pour et moi dans le fond je suis décidé. Mais cela m’apparaît comme une comédie. Camarade Kl. ! Camarade de qui ? » (I,146)

Ne pas s’engager lui apparaît comme un « luxe » qu’il refuse. D’emblée, cependant le Parti communiste est qualifié de « moindre mal ». Le dilemme entre son besoin de s’engager et sa conception des libertés ne le quittera plus et ne cessera de s’approfondir.
En 1954, il écrit :

« Je me suis un peu illusionné sur mon appartenance au Parti. En fin de compte, je suis libéral »( II,430)

Et en 1957 :

« Je suis un vieux libéral et mon libéralisme un temps refoulé transparaît de plus en plus fortement sous la couche de fard rouge » (II, 599)

Libéral est bien entendu à comprendre au sens d’un attachement aux libertés.

« Fanatique »

A la radio, qu’il qualifie à ce moment de seul lien intellectuel avec le monde, il capte des mots qui lui évoque un langage nazi qui perdure :

«  Combien de fois je suis amené à entendre >orienter [ausrichtung], engagement [Einsatz], combatif [Kämpferisch]<, impossible de le dire. Maintenant, il ne manque plus que >fanatique<. (I, 108)

Fanatique est, je le rappelle, la première entrée de son livre sur la Lingua Tertii Imperii. Et le substantif ou sa forme adverbiale finissent par arriver. Dans la trilogie romanesque de Willy Bredel, Verwandte und Bekannte, Klemperer relève deux phrases. Elles apparaissent dans le chapitre où un brave vieux social-démocrate, de la génération d’Auguste Bebel, se plaint quelques années avant la Première guerre mondiale, de l’ensablement et de l’embourgeoisement du SPD : « Cela manque d’enthousiasme pour notre bonne cause. Nous ne sommes pas assez possédés pour les mener à la victoire. Plus de foi ! Plus de fanatisme !» (I,153) »
Lors d’un congrès du SED, il note : «La  LTI n’est pas éliminée. Mettre les plumitifs >Schreiberlinge< à l’épreuve (Grotewohl), un ouvrier dit même >fanatiquement< ». (II,66)

« On raconte combien nous sommes tous devenus des antifascistes et des démocrates. On prêche contre tout militarisme et l’on frappe avec tout cela, très précisément et grossièrement au visage de toutes vérités et réalités et avec tout à fait les mêmes mots – LTI = LQI !! aligner, combatif, vraie démocratie etc, etc comme le faisaient les nazis «  (I,133)

« L’abus qu’on a fait du «combatif» correspond exactement à l’usure excessive du concept d’héroïsme quand on l’emploie à tort et à travers », avait-il écrit dans son livre (Carnets p. 28)

Il y a donc d’un côté dans l’Est de l’Allemagne sous occupation soviétique d’une part les éléments d’une langue nazie qui perdure, de l’autre une série de mots marqués LTI=LQI. Par exemple, pour l’expression >le travail planifié et dirigé correspond à <, il note qu’il y a là une « adéquation LTI et LQI » (I,234)

Umerziehung/ rééducation

Le premier vocable proprement désigné comme faisant partie de la nouvelle novlangue LQI est celui de >rééducation<.

« Moscou annonce des cérémonies Koutouzov. Certes, K. va être célébré en tant que libérateur de la Russie et par là précurseur du généralissime Staline — mais aussi quand même en tant que maréchal du tsar et grand chef militaire. Qu’on y adjoigne — ce qui a fait rager Seidemann — le portrait de Staline en uniforme avec ses décorations, et qu’il parade, gigantesque, sur l’ Albertplatz, en outre des revues continuelles et tout le tintouin militaire des Alliés dans la presse et à la radio : voila comment on fait la démonstration de l’antimilitarisme aux Allemands, comment on effectue leur >rééducation< (LQI) [Umerziehung]. (I, 108)

Il est à retenir que >Umerziehung< est un mot en vigueur également dans les zones d’occupations alliées. Il est placé ici dans le contexte militarisé d’une cérémonie soviétique, tout comme de parades alliées. Pour Klemperer cela ne semble pas la bonne manière d’éduquer les Allemands à l’antimilitarisme après leur overdose de militarisme.

La LQI ne peut être réduite à un simple équivalent soviétique de la LTI. Elle n’a pas de définition ni même l’esquisse d’un projet d’étude. Elle n’est pas une simple continuation de la langue nazie que la LQI inclut cependant souvent dans un contexte différend. Elle n’est pas non plus un résultat de l’occupation soviétique ou du stalinisme même si bien entendu nombre de mots en font partie. Cela reste un ensemble complexe de notations multiples et variées.

A propos de vocables tels que >collectif< [das Collektiv], >groupe d’actifs< [das Aktiv], >l’exposé< das Referat, >A l’échelle du pays< [Landesmaßstab], de l’appellation >Genosse<ou >Kamerad<, il se pose la question :

« Dans quelle mesure s’agit-il de langue du Parti, dans quelle mesure LQI générale, dans quelle mesure d’origine russe ? » (I,448).

A cette petite esquisse de catégorisation s’ajoute de simples anachronismes ainsi le mot >Junker< [noble, propriétaire terrien] dans l’expression >Expropriation des Junker<.

« Le mot Junker est devenu si moderne, comme du temps de Spielhagen [Friedrich Spielhagen, écrivain libéral (1829-1911)]. Cela me semble anachronique » (I,115)

Junkerland in Baurnhand (les terres des Junker aux mains des paysans) était un des slogans de la réforme agraire en RDA

Le Journal est fort intéressant sur l’après-guerre dans la partie Est de l’Allemagne, les dix premières années de la RDA, la mise en place du système politique, la fiction démocratique, les questions culturelles et intellectuelles. Aussi n’hésiterai-je pas à sortir du cadre des questions purement philologiques. Dans les premiers temps, Klemperer rend compte d’une situation extrêmement chaotique. Il manque de quoi se nourrir, se chauffer, de courant électrique. Il est toujours sans travail ni même bénéficiant du statut et des subsides dus aux victimes du nazisme, n’ayant pas été un combattant. La reconnaissance des persécutés raciaux ne sera réglée que fin 1947. La situation scolaire et universitaire est indécise. Les soviétiques ne veulent pas entendre parler d’une chaire de littérature à l’Université technique de Dresde dont Klemperer était titulaire avant la Seconde guerre mondiale.
Tous les mots collectés ne sont pas inscrits dans des contextes particuliers. Ils sont souvent de simplement répertoriés. Ainsi :« >Kreisleitung der KPD<LQI ! » (I,120) L’auteur relève sans commenter que la forme d’organisation territoriale du parti communiste est la même que celle du parti nazi, par districts (Kreis).

« Au lieu de démonter (demontieren), l’on dit évacuer (wegschaffen) et c’est un analogon de chercher (holen). LTI-LQI. (I, 242) »

Il est question ici du démontage par les Soviétiques des rails de chemin de fer, des usines, des poignées de porte, des interrupteurs. « Venir chercher» signifie, au sens spécial de la LTI : emmener discrètement, que ce soit en prison ou à la caserne » (Carnets p 244)

Il reste même encore des compléments aux Carnets :

«  Pour la LTI, il se révèle après coup : un témoin à Nuremberg parle toujours de SOLUTION FINALE [ENDLÖSUNG] qu’ont subi les juifs et veut dire chambre à gaz. » (I,173)

Parfois il note simplement l’apparition d’un mot sans le marquer LTI ou LQI :

« Le mot nouveau : > ENTBRÄUNEN< (I, 382) Débruniser en référence aux uniformes bruns des nazis

Et, il n’y a pas que le langage, il y a aussi l’image :

« Les Russes ! Le portrait de Staline sur l’Albertplatz pourrait tout aussi bien représenter Hermann[Göring]. Uniforme avec médailles » (I,121)

Étonné du degré de remplissage de la salle dans laquelle il tenait une conférence, il reçoit en réponse que l’on avait dans toutes les entreprises « commandé aux salariés, par une douce contrainte, d’y être ». Une « méthode nazie », commente Klemperer. Et de s’interroger : « qui veut-on tromper ? Soi-même. Autosuggestion » (I,464)

La détestation des « russes »

Le diariste est très attentif à la vox populi au sein de laquelle il constate et le déplore une détestation « des Russes ». Mot qu’il utilise lui-même et qui fait aussi partie de la LTI/LQI. Il faudrait dire les Soviétiques qui n’étaient pas tous russes.

« Partout, le rejet des Russes. Puis Kensi, le dirigeant du groupe local du SED, me dit : Toi, tu ne peux pas remarquer à quel point les Russes sont haïs, même parmi nos propres camarades du SED, éclairer et prêcher ne sont d’aucun secours ! […] Par ailleurs, partout plaintes sur le manque de culture, la pauvreté, la tyrannie, le système nazi des Russes… » (I , 398)

Klemperer « considère les nombreuses manifestations de l’Urss complètement inopportunes. Elles plombent l’ambiance. Ou du moins l’émoussent. (I, 452)

« Les erreurs et faiblesses des Russes me tapent de plus en plus sur le système. [Je suis] Entre les chaises » (I, 491).

Ce qui l’exaspère le plus ce sont certains films soviétiques. Ainsi, Le Croiseur Variague à propos duquel il note :

« Tous les discours gestes, situations du film glorifient l’héroïsme russe, la terre russe – vos bateaux sont la terre russe, le drapeau russe (en gros plans et mots et hourras, encore et encore Les Russes ! Quelle accumulation de sottises ! 1) On glorifie la guerre du tsarisme, 2) la guerre coloniale, 3) le militarisme et le chauvinisme, 4) tout ce que chez nous on veut démilitariser 5) cela en même temps que l’autre film de guerre L’amour triomphe. Une telle accumulation d’erreurs est-elle concevable ? (I,491)

Et bien entendu, il lui faut « noter l’influence des Russes sur la LQI ». Le mot spalterisch [scissioniste] vient-il de Russie ? (I, 620)

Le « marxisme »

Le vocabulaire du « marxisme-léninisme » ne saurait être absent. Dans les quelques citations qui suivent, on en notera le flou, les oscillation entre une conception purement économiste du « marxisme » qui finira par s’imposer et celle d’une philosophie générale. Quand c’est moi qui utilise le terme, je mets « marxisme » entre guillemets, me rappelant sans cesse que le premier – et trop longtemps le seul – à ne pas être « marxiste » était Marx lui-même.

« A partir de maintenant, le mot > Capitalisme monopolistique< est un mot-clé de la LQI. Techniquement il était bien sûr déjà là depuis longtemps. NB aussi le >marxisme scientifique< » (I, 439)

A l’occasion d’une conférence sur Marx, il relève :

« Remarque encore à propos de la langue « marxiste » : la >pure< philosophie est réprouvée, pur = abstrait, équivalent à spéculatif. On rejette l’idée que les physiciens et les marxistes utilisent de la même façon le concept de >matière<. Chez les marxistes la matière est = tout, également Dieu, Deus sive materia [Dieu c’est à dire la matière]. Tout cela ressemble un peu au Talmud et, en regardant les visages et les attitudes des camarades […] j’ai eu fortement l’impression d’être dans une école talmudique, sous l’aspect spirituel » (I, 552)

« Marxisme : une philosophie générale, pas seulement une doctrine politique ou économique, c’est maintenant partout la déclaration centrale et le fondement de la LQI » (I,601)

« Singulier cet accent mis sur Idéologie partout dans le parti. On a appris cela des Russes – de même que les nazis l’on appris là-bas aussi. […] La discussion qui a suivi a montré qu’ils sont tous unilatéralement acquis au principe marxiste, l’économie est seule déterminante sur tous les autres développements » (I, 629)

Tout cela donne ce que Klemperer appelle une « connaissance de pointes d’asperge »[Spargelspitzenwissen]. La pointe d’asperge étant la partie la plus goûteuse de l’asperge, il faut comprendre ici la partie qui émerge à la surface sous forme de slogans :

Ils connaissent les pointes d’asperges du marxisme. L’être détermine la conscience, la quantité se transforme en qualité (très apprécié ces derniers temps) » (I,671).

Tout cela serait peut-être moins grave si les slogans de la doctrine n’avaient pas aussi une fonction disciplinaire c’est à dire clôturant toute discussion avant même qu’elle ne commence :

« La peur devant le marrxisme ! Détestable dans le fond. Personne ne se risque à s’exprimer sur une question scientifique parce qu’il a peur d’entrer en conflit avec le Parti. Ce n’est pas différent que du temps de [Clément] Marot : Sorbonne, gouvernement :/ : suspect de volonté de réforme-bûcher, il a mangé le lard [ en français dans le texte = il est coupable] »

Marrxisme. J’ignore si l’auteur met les deux R par ironie ou parce qu’il pense au « marxisme » du linguiste soviétique Nicolas Marr. En RDA, tout devra finir par porter une empreinte de phraséologie d’allure marxienne. « Tout doit être dit de manière marxiste-dialectique, être ponctué [geschpickt] avec les slogans de la doctrine »(I,687). Cette façon de faire comme si c’était dialectique ouvre la voie à tout un fatras idéologique. Elle conduit aussi à une forclusion du langage faisant perdre aux mots leurs capacités polysémiques et métaphoriques et passer aux yeux de Klemperer le « marxisme » pour une religion

Cela a bien entendu des effets sur les libertés académiques et les possibilités de publication :

« Notre conversation [avec Rita Schobert, professeur en philologie romane, spécialiste de Zola] porte régulièrement sur la censure de parti de plus en plus tyrannique. On tremble à chaque mot car il pourrait passer pour antimarxiste. En nous deux constamment opposition contre l’absurde mesquinerie de cette censure incontrôlable, opposition contre toute la politique culturelle inconséquente et souvent fallacieuse du SED » (II,90).

Il n’est pas à l’aise dans ce domaine. Mardi 12 juin 1951, Victor Klemperer, à l’instar de tous les membres du SED, est convoqué devant la commission de contrôle du Parti. On a beau lui avoir assuré qu’il n’avait rien à craindre de cette opération d’épuration qui réduira de 25 % le nombre d’adhérents du SED, il écrit :

« Je le sais depuis vendredi dernier après midi, et depuis cela me pèse  incroyablement lourdement. Je sais que je ne sais rien [En grec dans le texte]. Et si cet examen se passait mal, que se passera-t-il ? Depuis que j’avais été convoqué par la Gestapo, rien n’a autant pesé sur mon âme que cette assignation. Une nouvelle fois l’histoire est un peu tragi-comique car on a besoin de moi et les examinateurs seront aussi craintifs que moi.[…] Rita m’a dit hier par téléphone depuis Halle que je n’avais rien à craindre. Toutefois …, je ne sais rien de la sur-valeur, rien de l’histoire du mouvement ouvrier, rien de l’empiriocriticisme etc, etc rien de rien. [en français dans le texte] » (II, 174)

Bien entendu, l’examinateur examiné passe le test avec succès.

Les « intellectuels »

« En RDA et au SED, la théorie et la pratique sont de plus en plus dissociés. (II,297). Sur un plan plus général, pas seulement sur le plan culturel, « partout le sol devient glissant ». On peut trébucher à chaque pas. A cela s’ajoute un constat pour la LQI, le tournant vers le nationalisme et le militarisme». (II, 307)

Klemperer est « bouleversé » par le nombre de départ à l’ouest d’ intellectuels. Il ajoute :

« Mais nous devons, nous devons tenir bon dans nos prises de position et je continue de penser non pas au pur idéalisme et à l’absence de péché des Russes mais au fait que leur cause, considérée idéalement est la meilleure, et considéré pratiquement sera victorieuse dans la durée » (I,446)

Quelques jours plus tard il indique mettre l’accent sur son combat « contre le mot de parti disjonctif [abschnürend]: les intellectuels » (I, 449). La remarque recouvre aussi la fallacieuse distinction entre travailleur manuel et intellectectuel.

On trouve de la LQI dans les ordres de l’administration militaire soviétique :

« >Befehl< (LQI) ». Dans les phrases suivantes : « chaque dirigeant de district doit rendre compte de ce qu’ils ont entrepris pour l’ordre 201 et 234 » (I, 459)

L’ordre 201 de l’administration militaire soviétique concerne la dénazification, la poursuite contre les criminels nazis. Le 204 traite l’augmentation de la productivité des entreprises.

Le domaine de la consommation

« Mots de la LQI : Die TAUZE (singulier et pluriel!) = Tauschzentrale, la centrale de troc, et ce qui me mène au désespoir >magasins de juifs< pour les lieux où l’on change de l’or » (I, 465) « Dans >le magasin libre< : HO = Handelsorganisation (LQI) (I, 630). « Bousculade noire au marché ; Ouverture du >magasin libre< [Freien Ladens] LQI. Question des plus problématique (I,609);

Les premiers magasins du commerce d’État ont été ouverts, le 15 novembre 1948. Le mot « libre » désigne ici, en fait, la possibilité d’acheter – cher – des produits sans ticket de rationnement.

Première édition des Carnets

Le 16 septembre 1947, paraît dans la zone d’occupation soviétique la première édition de ses Carnets d’un philologue sur la langue du Troisième Reich à la maison d’édition Aufbau. Il en reçoit en cadeau un exemplaire de belle reliure pour lui, le reste étant cartonné. Il déplore la pitoyable qualité du papier et de l’impression et se demande surtout où sont ces 10.000 exemplaires qui ne sont « dans aucune librairie, dans aucune rédaction. Aucun journal n’en parle » (I, 484). Et quand l’un deux en parle, la recension est superficielle : « insolente répugnante annonce de ma LTI dans Sonntag du 22 février 1948 : petit libre spirituel, stimulant etc ». (I,515). En Mai 1948, les exemplaires des Carnets sont épuisés. Une nouvelle édition de dix mille exemplaires est annoncée pour l’automne de la même année.

Pendant ce temps…

21 mai 1948 :
«  Tragédie Günther Sch’s à Jena : le GPU [police politique soviétique] l’oblige à surveiller des condisciples. Sous la menace d’emprisonnement. Il signe, demande conseil au recteur, qui lui recommande de fuir à l’ouest. Ce que j’en pense ? Notre avis : attendre ! Très pénible. » (I,538)

La question du travail

La LQI contient le vocabulaire de l’économie et de l’entreprise et de la planification et du travail « socialistes ». Avec bien sûr le >combinat< entreprise intégrée de l’industrie. Le plan a ses priorités > Schwerpunkten<. A ce propos, il note : « Intéressant qu’à l’Ouest on parle aussi de Schwerpunkten. Je le tenais pour de la LQI » (II,489).  V. Klemperer laisse ici entendre que la LQI est le langage de la RDA tout en sggérant qu’il est partagé par les deux Allemagnes.

« Noch zu LQI : verplanen » Il s’agit là d’une inversion de signification. L’auteur explique que l’on disait auparavant ich habe mich versprochen, je me suis trompé. Par analogie le préfixe ver dans verplanen devrait donner la signification de j’ai mal planifié. Or, on entend par là maintenant : intégrer dans la planification.

Des termes comme >Stahlwerker, ouvrier sidérurgiste< ou >Traktorist, tractoriste< font partie du vocabulaire de l’individu comme rouage de la machine. Je mettrai une focale sur celui de >Werktätige<

« Werktätige [qui a un emploi sans être ouvrier] que malheureusement l’on distingue de Berufstätige. Oh LQI ! (I,664)

« LQI. Werktätige. Dans le roman de Ehrenburg Espagne 1932. La République espagnole se nomme République des Werktätige. [Traduit en français par République des travailleurs] Doit venir d’un mot russe. Depuis quand existe-t-il en allemand ? Au congrès pédagogique à Leipzig (ces jours-ci) on remet la distinction Enseignant méritant. Sur le modèle russe ». (I, 673)

Der Werktätige est une substantivation de l’adjectif werktätig qui signifie actif (tätig) qui fait ouvrage (Werk). Il regroupe en fait tous les actifs, celles et ceux qui ont un emploi, sauf  les « ouvrier.e.s » qui constituaient une catégorie à part. Le substantif Werktätige semble en effet provenir du russe et de l’Internationale communiste où l’on s’adresse aux « ouvriers, ouvrières et …Werktätigen ». Les Werktätigen sont sous la direction de la classe ouvrière. Le vocable évacue deux mots, celui de Berufstätig qui a un métier, une vocation et celui ouest-allemand d’Arbeitnehmer, qui prend un travail opposé à celui qui en donne, le patronat (voir ici). Berufstätig est un mot d’origine luthérienne. Pour traduire dans la Sagesse de Jésus Ben Sira ce qu’en termes contemporains on rend par vieillis sur ton ouvrage, Luther a substitué au mot tâche, corvée, ouvrage, le mot Beruf mot à connotation religieuse provenant de Berufung au sens d’appel intérieur, de vocation. Max Weber a détaillé cette question dans son livre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. (voir ici).

Dans le prolongement, j’ajoute le vocabulaire stakhanoviste, censé fouetter les énergies : >Activiste Hennecke<; >Vorantreiben< Faire avancer, progresser. « Toutes les deux phrases il est question de travailler de manière opérationnelle [Operativ arbeiten](II, 169) ou des adverbes tels que > Encore [Noch]< dans les expressions faire encore mieux, encore plus.

Communication optique et acoustique

A côté de la communication verbale, il y a communication optique et acoustique :

« Et maintenant musique : Fanfares et tambours devant la porte de la salle et sous ces sonorités le défilé des drapeaux qui sont salués débout. Je vois à l’entrée, en rythme, les claires baguettes de timbales levées haut et croisées tout en haut. Ce mouvement, en particuliers des deux baguettes, réveille en moi l’image de la période nazie. Garçons boutonneux et Jeunesses hitlériennes et marche et hymne : certes les nazis ont volé cela aux bolcheviques. Mais le souvenir des nazis restent tout de même plus que pénible. Et la similarité des noyaux des totalitarismes reste, les extrêmes se touchent [en français dans le texte] (I, 675-76)

Un an plus tard, il notera la réponse qu’apporta à ceux qui sont choqué par la ressemblance entre les marches de la FDJ, Jeunesse libre allemande, organisation de jeunesse du SED, et celles des Jeunesses hitlériennes, Otto Grotewohl alors chef du gouvernement. Pour ce dernier il serait injuste de les confondre à cause des fanfares : Nous ne pouvons pas actuellement nous priver des moyens optiques et acoustiques ! « Si seulement la mémoire n’existait pas », commente Klemperer (II,51). S’il est juste de rappeler que les nazis ont beaucoup volé, « en l’empoisonnant », au mouvement ouvrier en termes de langage, de symbolique et formes d’organisation, on peut néanmoins penser qu’en raison de la charge toxique, la récupération est problématique et que pour une rééducation il aurait peut-être mieux valu se passer de certaines symboliques et les enfouir dans la terre comme le rappelle l’extrait ci-dessus des Carnets. D’autant que les marches finissent armées :

« Dans les journaux des images : la FDJ marche avec des armes de petit calibre. Les jeunes filles marchent également avec des armes . L’article qui accompagne les photographies : nous ne menons pas la guerre, nous défendons la paix. LQI. Mon appartenance au Parti souffre de tous les côtés de conflits [Anfechtungen]. » (II, 291)

« LQI : LIBERER. Personne ne conquiers plus, chacun >libère< (I, 679 + II, 74). La remarque a encore cours aujourd’hui.

Le 7 octobre 1949, création d’une chambre du peuple, d’un gouvernement provisoires et mise en place de la Constitution. En d’autres termes, création de la RDA. Le 11 octobre 49, Wilhelm Piek est élu Président de la République. Le 12 octobre 1949, le diariste écrit :

« >La République démocratique allemande<. Cela se déchaîne sur les ondes depuis hier. L’élection présidentielle, les défilés, les discours. Je ne me sens pas à l’aise avec cela. Je sais comment tout cela a été mis en place et préparé à la spontanéité et l’unanimité. Je sais combien tout cela s’est passé et a résonné sur le mode nazi. Je sais combien peu de réalité se trouve derrière cela. 20 millions ne forment même pas un tiers du peuple allemand et sur ces 20 millions au moins 12 sont antisoviétiques. Je sais que la République démocratique est à l’intérieur mensongère, le SED qui la porte veut la République socialiste, elle n’a pas confiance dans les bourgeois et les bourgeois se méfient d’elle.(I, 692)

Sprachzerreisung / Déchirure dans la langue

Au début de l’année 1950, Klemperer avance la notion de « déchirure de la langue ». Sa première apparition se présente ainsi :

« LQI : Impérialiste, la nouvelle façon de s’exprimer, n’est plus un mot étranger, à peine encore un mot savant [en français dans le texte], bien plutôt le mot appartient à une nouvelle langue commune. Le phonème séparé du mot, le mot extrait du contexte de l’allemand. De Vossler à Klemperer >Déchirure de la langue< » (II,5)

Karl Vossler était un philologue romaniste et universitaire allemand dont Klempere fut l’élève ainsi que Werner Krauss. Cet extrait mérite que l’on s’y arrête dans la mesure où c’est un des rares passages où le philologue élargit sa conception de la langue en parlant également de phonème et d’écart entre signifiant et signifié. Cette notion de langue déchirée ne concerne pas seulement comme on le verra la séparation en idiomes est-ouest de la langue allemande mais aussi la perte de signification des mots qui, en passant dans le langage courant, prennent le caractère d’un slogan abstrait.

L’auteur voulait faire de cette question de la >déchirure de la langue< un chapitre additionnel pour la troisième édition de sa LTI. Il tente d’écrire différentes choses sur la question mais se heurte à deux difficultés. Il y a d’une part son manque de connaissance de la langue de l’ouest ; « un travail trop intuitif. Ce que j’écris sur l’allemand de l’ouest ne repose pas sur des connaissances concrètes » (II,41) ; par ailleurs, il est confronté à un obstacle politique de censure : «  tout ce qui concerne la déchirure de la langue a été rayé (parce que nous sommes une Allemagne) » (II,48). la question Allemagne unifiée / Allemagne divisée n’est pas encore clairement tranchée, Staline reste dans le flou. Klemperer lui a choisi :

« je ne crois plus à la patria allemande unique. Je crois que nous pouvons très bien développer la culture allemande en tant qu’état soviétique sous direction russe » (I, 187)

Et il note toutefois déjà l’existence d’une séparation dans le langage. L’étudiant en histoire de l’art puis en médecine[Fritz] Peschel, revenant d’un congrès international de jeunes artistes raconta à Klemperer :

« les hôtes ouest-allemands dirent : nous ne vous comprenons pas, que voulez-vous ? Sur ce il a, lui P[eschel] parlé dans la discussion de ma théorie de la déchirure de la langue. [Stephan] Hermlin lui a alors sonné les cloches, l’a démoli. C’est complètement faux, nous n’aurions qu’une seule langue. Il [Klemperer] devrait apprendre ce que dit Staline sur la question, nous aurions une seule grammaire… » (II,161).

Il est question ici du texte de Staline A propos du marxisme en linguistique paru en allemand la même année 195. Staline y affirmait que la langue n’est pas une superstructure : « la vie d’une langue est infiniment plus longue que celle d’une superstructure quelconque ». Certes, mais elle n’évolue cependant pas non plus dans l’éther et elle a une histoire. J’avoue avoir toujours eu du mal avec cette question de deux langues allemandes. En fait, il faudrait ici traduire Sprache par langage voire idiome, la « Sprache » pour Klemperer se réduisant pour l’essentiel à un style et un vocabulaire, la question de la toxicité des mots reste, elle, cependant entière. Il n’a, par ailleurs, pas connu l’invasion de la télévision ouest-allemande en RDA. Le philologue ne connaissait pas les travaux de Ferdinand de Saussure. C’est lui-même qui le dit. Lors d’une conférence théorique du SED sur les questions linguistiques, il observe qu’au final « on en est arrivé aux dogmes, à l’interprétation des dogmes, au concile et à l’école talmudique » (II,181). Puis à propos de la nouvelle manière d’insister sur les traditions nationales, il note que «  les réflexions de Staline sur la langue aussi sont conservatrices ad nauseam »

« Bien que, sa vie durant, Klemperer se soit préoccupé de langue, le concept idéaliste, qu’il s’est approprié, ne tient pas compte des niveaux inférieurs de la structure linguistique. Il considère cependant la langue telle qu’elle s’exprime comme un objet scientifique sur le plan du style et du vocabulaire et non de la morphologie, de la syntaxe et de la phonologie. L’analyse de la langue par Klemperer se situe dans ces limites, elle est philologique, linguiste, il ne voulait pas l’être ».

(Heidrun Kämper : LQI – Sprache des Vierten Reichs / Victor Klemperers Erkundungen zum Nachkriegsdeutsch. Accessible en ligne)

Le langage de formules slogans est un moyen de propagande, c’est le style de la publicité, de la réclame, disait-on à l’époque. A ce propos, est repéré ce changement de dénomination : « La commission d’agitation [du SED] se nomme maintenant commission de publicité (Werbung) » (II,14). Il faut positiver et faire du neuf. Tout doit être nouveau [neu], l’homme nouveau, la nouvelle vie, le nouveau cours, parti de type nouveau, nouvel État, Neues Deutschland.

Langage disciplinaire.

« >Du liegst schief (LQI), Genosse Klemperer <» Tu as tort, camarade Klemperer. – Tu veux aller trop vite, le parti est assez fort pour rester en retrait, l’université, l’Union culturelle doivent avoir un dirigeant bourgeois » (II, 41)

Dans un premier temps, l’argument de fiction démocratique opposé à Klemperer pour ne pas être nommé recteur de l’université ou dirigeant de l’Union culturelle consistait à lui dire qu’il était membre du SED et qu’il devait laisser la place à quelqu’un qui ne l’était pas . (II,41). Le SED tenait les manettes mais en retrait. La LQI >Schiefliegen< signifie aussi plus sévèrement ne pas être dans la ligne voire déviationniste. « Dévier de la ligne veut signaler trop souvent être antidémocratique et anti-humaniste » (II, 469) LQI >Entlarven< démasquer [A propos du simulacre de procès Slansky et d’autres] maintenant aussi prisé que >Entfalten< déployer. (II,359).

La LQI de la guerre froide

Souvent, le diariste se contente d’un collectage de mot et leur origine – presse, radio, propos rapporté, attrapés dans les conversations, les réunions etc. Si la source est parfois indiquée, ce ne l’est pas toujours. De même pour leur signification. Il y a les mots et expressions de la guerre froide soit de l’Est soit d’importation occidentale. La liste est longue, je n’en garde que quelques-uns pour l’exemple : >Kriegsbrandstifter, Incendiaire de guerre<. « On ne dit plus troupes occidentales d’occupation mais troupes d’intervention » (II,106) >Francfort, la >Vichy allemande<. Et « venu de l’Ouest les armes ABC (atomiques, biologiques et chimiques, l’ABC de l’Ouest. Symbole moderne de la fin du monde ». (II, 457).

LQI : > Der Westen !< L’Ouest au sens de : il est passé à l’Ouest. (I,407) ; « >De l’autre côté<, porte attention à ce de l’autre côté (Drüben beachte dies Drüben ! » (I, 568) qui est moins une notion géographique que politique. >Die Zone< la zone (I, 592) ; la>bizonie<. [vocabulaire de l’ouest]

>Fuite de la République (Republikflucht), >débauchage, Abwerbung)< Guerre froide, Vigilance (Wachsamkeit)<. (II, 512) Les mots sont liés et font partie d’un vocabulaire politico-juridique. Si les gens quittent la RDA, c’est parce qu’il y a eu débauchage, que cela tient à la guerre froide, et nécessite vigilance. La RDA n’y est évidemment pour rien.

« LQI. Je note dans le journal d’aujourd’hui, la déclaration du Congrès international de Berlin sur la question allemande [une initiative du mouvement de la paix français] : contre l’intégration (insertion) (Integration vs Eingliederung) de l’Allemagne fédérale dans le bloc guerrier. Ce qui m’intéresse c’est cette traduction d’intégration signifiant insertion. Je consulte dictionnaire français et latin. Le long chemin depuis integer, intègre, pur à cette spécialisation ». >Remilitarisation< « LQI : passer la frontière, passer à l’ouest ou simplement se tirer » (I,684).

La LQI est également un sabir de parti, un lexique de luttes des classes, un jargon de cadre[>Kaderwelsch <]. A ce propos il a, dans une réunion de la commission pédagogique, posé la question de savoir si « >cadre< désignait définitivement une personne, un individu. (On fit silence) » (II, 469). Il finira par trouver une réponse : « Der Kader, le cadre désigne le fonctionnaire individuel, c’est passé au Journal officiel de la Chambre » (II, 505)

La LQI contient parfois des mots qui sont tout simplement à la mode

>Rahmen, cadre, encadrement< est devenu un mot à la mode. Il est question de l’encadrement musical d’une conférence (I, 425). « >Ex.< et >genuin<, ex[istantialisme] et véritablement sont devenus des mots à la mode-LQI » (I, 451)

En vrac quelques autres

>Einplanen< (II, 108-109) qui semble signifier budgéter. Avant l’on disait simplement République. Maintenant République populaire, République démocratique. (II, 143) Manie des épithètes . >L’homme soviétique<. >L’homme simple<.>Reportage< (devient une notion littéraire à expliquer dans les lycées). (II 358). « LQI. On parle, organise etc >à l’échelle<[Maßstab] du pays, du district etc. (I,446)
>>Sanierstelle< Lieu sanitaire désignant un institution de traitement-prévention des maladies vénériennes (I, 615). LQI : >Einfache Menschen – Staatsbewusst< ( gens simples – conscient de l’Etat). >Stadtparlament< Parlement municipal LQI (I,496) « >Kleinbürgelich Petit-bourgeois< LQI >Marx ?? » (I, 504) Marx ? > « Manifeste PC » >Rassenideologie< idéologie raciale LQI (I, 513)

Parfois la LQI reste encore la LTI. Il en notera jusqu’en 1959. Ainsi en octobre 1954 : >Stadt und Land – Hand in Hand< Ville et campagne la main dans la main : «  Devise des nazis reprise sans modification ». (II,457)

Notes de congrès

Les congrès sont évidemment des lieux d’enrichissement de la LQI 

« Profonde contradiction du Congrès [3ème congrès SED en juillet 1950], de notre situation en général, revendiquant de plus en plus fortement de représenter l’Allemagne entière et de plus en plus aligné sur le Parti soviétique comme parti d’un nouveau type. (Cf Insensibilité de l’Internationale [communiste] à la question de la langue » (II,62).

A propos de ce congrès, il note encore le fait que Grotewohl cite le Simplicissimus Freiheit die ich meine, la liberté selon moi [telle que je l’entend], et commente : « Tu veux dire la tienne ou la mienne ? Tu pense à la mienne, mais la mienne inclut vraiment tout le monde. Elle n’est pas nationaliste, pas racisée !! ». Il ajoute que le discours de Grotewohl « sera un important matériau pour LQI sur le passage de la langue du Parti à celle de l’État, à propos du bolchevisme allemand (II, 63) »

Retenons cette appréciation selon laquelle la langue du Parti devient celle de l’État.

Les rituels se lever, s’asseoir, applaudir, se balancer en tenant le bras de son voisin surtout les applaudissements mains levées « ont quelque chose de nazi » (II,64) « Chaque orateur termine avec un hommage à Staline. La formule est toujours la même : Unser Führer und Lehrer. Notre guide et maître. »  Je ne sait pas si Jacques Duclos présent a fait de même.

Puis il est question de Walter Ulbricht :

«  un affreux Socrate [hässlicher Sokrates] avec une petite barbe. Un excellent orateur et satiriste. […] Sait-il qu’il cite ou plagie Napoléon ou le tait-il par obligation lorsqu’il décrète : nous ne connaissons rien d’impossible [Cf. Impossible n’est pas français] ? Produire quand on est riche en matières premières n’est pas un exploit. Nous nous le réussissons sans cela …[…] » (II,65).

W. Ulbricht, était à partir de 1950 « secrétaire général du comité central du SED », rebaptisé « premier secrétaire » du comité central du SED en 1953. Klemperer le nommera plus tard Staliniculus (II, 599) ou évoquera son « antipathique voix de castrat » (II, 636)

Mots issus du vocabulaire technique

« LQI. On ne dit plus à l’intérieur du parti : aborder [anschneiden] une question mais à la place : anreißen (esquisser). E[va]. dit que c’est une expression technique de dessinateur. (Reissbrett) Planche à desssin (I,605).
Pour LQI le nouveau mot automation venu de l’anglais » (II, 500)
« LQI : Le roman est déconstruit (dekomponiert). Depuis quelques mois le mot préféré de la mère et fille Kirchner. L’ont-elles inventé ? Elles ne le pensent pas. Se cache derrière cela un intérêt nouveau pour les problèmes techniques. »(II,519)
« LQI (Technique) >La vérité sort du crépitement des compteurs Geiger< » (II, 633). « LQI : >Étouffer (Abwürgen) – Laisser de côté (ausklammern)<( Technique !) »( II,698).

Aujourd’hui, on invite quelqu’un, une organisation ou un parti à changer de …logiciel.

La >Technische Intelligenz<

« Ulbricht revient sans cesse sur l’alliance des ouvriers et de >l’intelligenzia technique<, toujours seulement cette >intelligenzia technique<. Et nous autres pauvres bougres »(II,65).

Les pauvres bougres sont évidemment les professeurs de littérature. Cette question est une préoccupation permanente de Klemperer y compris dans le domaine de l’école et de la formation universitaire : le primat de la technique sans la culture de la technique et sans culture générale en particuliers littéraire. Qu’appelait-on >intelligentzia technique< ? A défaut d’une improbable définition, on dispose d’une liste des personnes concernées dans une loi de 1951 portant sur l’amélioration de la couverture sociale et de la retraite de cette >intelligenzia technique<. Elle recouvre les ingénieurs, architectes, les techniciens spécialisés dans les différents domaines, minier, métallurgique, électrotechnique etc… ainsi que les directeurs d’usine, les enseignants des différentes matières techniques dans les établissement d’enseignement supérieur, les fonctionnaires des ministères concernés, etc…

Épuration

L’ épuration du SED à la suite des procès Slansky et Rajk et de l’affaire Noël Field conduit à l’exclusion, notamment, de Paul Merker, membre du Bureau Politique, Wolfgang Langhof, intendant du Deutsches Theater. C’est un avertissement à tous, comprend Klemperer qui note le vocabulaire utilisé et l’appel à la délation : perte de conscience de classe, absence d’une base politico-idéologique solide, adoption de positions trotzkistes, éléments petits-bourgeois…. S’il ne précise pas expressément qu’il s’agit là de la LQI, cela en fait bien entendu partie. Il écrit : « voici donc sans fard la langue des bolcheviques, alignement étroit avec l’URSS, le communisme le plus intransigeant ». (II,80) Et la fin de la fiction démocratique. Elle a des effets délétère sur la politique d’alliance avec des forces non communistes au sein du Kulturbund dont Klemperer est membre ainsi que sur la politique du Front national de la RDA et dont une des fonctions était précisément l’union.

« Go home, vieillard »

En 1950, il devient député comme représentant du Kulturbund. «  Très, très désillusionné. Rôle de figurant et perte de temps ». A la Chambre du peuple se déroule « un spectacle de représentation vide ». Souvent il peste contre le nombre de réunions inutiles auxquelles il assiste en maudissant sa vanité ( Vanitatum vantiissimum vanitas) et son incapacité à se retirer de la vie publique. Outre ces activités chronophages, il multiplie les conférences aux quatre coins du pays, à commencer par celles sur la LTI, écrit nombre d’articles dans des journaux et revues, parfois publiés parfois non. Et il a fini par retrouver son activité d’enseignant du supérieur, d’abord à Greifswald et Halle enfin, aussi, à l’ Université Humboldt de Berlin.

Il est constamment en quête de reconnaissance et de positions honorifiques : il aimerait devenir recteur de l’Université de Berlin mais n’y parviendra pas, sa place à l’Académie des sciences se fera attendre ainsi que l’obtention d’un prix national. (II ,100). Il a 70 ans, nous sommes en 1950. Il a le sentiment qu’on lui dit : « «go home, vieillard [sic] ». Cela semble le plus souvent relever de l’affect. C’est comme s’il voulait s’empêcher d’approfondir la question. Reste qu’en tout état de cause, il se veut « un communiste convaincu ». Et même si la politique culturelle du SED lui apparaît totalement fausse, « nous sommes sur le plan intellectuel aussi barbares et fanatiques que les nazis », il veut en être car ce qu’il se passe en Allemagne de l’Ouest lui est « 1000 fois plus détestable »

Il relève pour sa LQI les expressions contenues dans la décision du Comité central du SED sur les objectifs de l’enseignement supérieur :

« Sévère concentration organisationnelle dans une année universitaire de dix mois – faire avancer la science progressiste – Faire des recherches pour l’action signifie faire avancer la science allemande au service de la paix. Contre toute apologétique du capitalisme et toute érudition livresque scholastique … Passage à l’offensive idéologique … Combat idéologique contre l’objectivisme, le cosmopolitisme et le socialdémocratisme. » (II,135)

Klemperer fait au passage, à propos des mots-clichés, une fort intéressante remarque :

« NB : un mot devient cliché, disparaît comme cliché usé rejeté, est déclichéisé [entclichiert] et rendu honnête. (A propos du livre de Hans Mayer sur Thomas Mann) (II, 139)

Dans la nuit du 8 juillet 1951, son épouse Eva décède.

Le Journal relève « l’épouvantable étroitesse d’esprit du SED » (II,214). Cela se traduit dans l’interdiction des œuvres de Schopenhauer, par exemple, ainsi que par la censure de certains passage de son histoire de la littérature française. Au cours d’une de ses séances à l’Université sur l’humanisme, il reprend un exposé dans lequel il est affirmé :

« la société est tout, tout s’explique. Le tout [prononcé] avec les mots-clichés et les phrases dogmatiques des écoles du Parti. J’ai protesté avec passion ; je suis devenu communiste lorsque j’ai compris que la personnalité sera développée sous le communisme et non pas anéantie…etc ». (II, 224)

Il fallait être constructif, créatif, positif, optimiste…. Un optimisme baptisé réalisme socialiste qui rendit impossible d’exposer ce tableau de Hans Grundig dédié aux victimes du nazisme :

Hans Grundig : Opfer des Faschismus (1946)Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Galerie Neue Meister

« Le magnifique tableau de Hans Grundig sur les camps de concentration n’a pas été admis à l’exposition de Berlin. Il n’est pas assez optimiste, il est ‘formaliste’. Dans la peinture, la bêtise sévit encore plus gravement que dans la littérature. » (II,237)

Malgré les relations LTI/LQI, Klemperer n’assimile pas les régimes nazi et socialiste. Il maintiendra jusqu’à la fin de sa vie une fidélité à la RDA comme un moindre mal comparé à la RFA.

« L’ouest est pourri et j’appartiens à l’est. Pour moi il n’y a pas de doutes là-dessus. Mais intérieurement je suis vraiment fatigué et meurtri ».

Malgré toutes ses faiblesses, il se considère du meilleur bord sans être « aveugle sur ses étroitesses et perversités » (II 245) Il se demande « comment sont prises les décisions en RDA ». Que décide le ministère, que décide le Comité central, qui est l’un, qui est l’autre, quels sont les motifs derniers ? … « En quelles mains se trouvent le régiment de l’enseignement supérieur de la RDA ? » (II,170). Il se rend bien compte que les décisions ultimes sont prises au Comité central du SED. Qui accapare la « concentration générale du pouvoir «  dans la République qui dans le fond est le Parti » (II, 360).

Son agenda est rempli à ras bord. Malgré cela il n’arrive pas à quitter son activité sociale. Toujours le désir de s’occuper de ses propres affaires sans parvenir à s’y résoudre et toujours la peur d’être seul et au repos. Et cette «  stupide peur de la fin » (II, 241). Tout en soupirant parfois : « je devrais tout lâcher et écrire mes livres », il tient cependant aussi à ce qu’il considère comme sa lutte, fût-elle «  désespérée » « pour la liberté de l’esprit » qu’il mène dans ses cours, conférences et séminaires à Berlin comme à Halle (II,247). Entre deux de ses nombreuses activités, il a, le 29 mai 1952, un rendez-vous rapide à la mairie pour épouser Hardwig Kirchner, de 46 ans plus jeune que lui, avec le sentiment d’être bigame, tant le fantôme d’Eva reste présent. Le mariage religieux aura lieu en 1957, Hardwig est catholique.

Littérature

Sur le plan de l’histoire de la littérature, il est confronté à une citation de Friedrich Engels qu’on lui oppose pieusement. Engels a écrit quelque part que « Balzac était bien plus réaliste que tous les Zolas passés, présents et à venir… ». Il doit affronter d’autres difficultés et en particulier la lecture étroitement sociologique de la littérature : « Werther de Goethe est un roman d’amour et non un matériau pour des études sociologiques » (II, 515).

«  Il me semble que l’erreur la plus profonde et de loin pas surmontée réside dans la relation trop étroite à la politique, la subsomption trop étroite à la politique. Il n’est tout simplement pas vrai que que c’est à partir de l’impérialisme que l’on arrive au symbolisme etc, que l’on fait de la musique impérialiste, etc, etc » (II, 159)

Les décisions concernant la littérature lui apparaissent comme celle de l’Assemblée nationale française décrétant que Dieu existe : «  Moscou doit décider ce qu’est la langue, la littérature. Dans ce domaine existe chez nous une dictature plus abrupte qu’à l’Ouest. Mais je considère cette dictature intellectuelle [geistige Diktatur] comme transitoire – momentanément nécessaire – et qui se desserre et je crois, qu’à l’intérieur de cette dictature, nous sommes plus progressistes et plus humains que les amis des Américains [Ami-Freunde] » (II, 329]. C’est la première apparition du mot dictature dans son Journal. L’expression « dictature d’Ulbricht » n’apparaîtra qu’en 1958.

« Le nouveau mot à la mode proclamé par Lukács : >perspective>. Un mot nouveau pour la redécouverte de la plus vieille évidence qu’un programme de parti […] n’est pas la finalité d’un roman. […] Toute cette agitation sur l’élevage (Züchtung) d’écrivains, la formation de troupes d’écrivains, de l’>orientation [Ausrichtung]< est pénible » (II 530).

Le dernier mot a une connotation LTI.  « Ce que l’état des ouvriers et des paysans peut me taper sur les nerfs – au moins dans le domaine des lettres » (II, 441), soupire-t-il. Comment comprendre en effet qu’une œuvre comme Le vieil homme et la mer d’Ernst Hemingway ne puisse pas paraître en RDA.

Deux voyages (en Pologne et en Roumanie) et un mariage, l’obtention du prix national des arts et lettres, troisième classe, la mise sous presse de son livre sur le dix-huitième siècle français, Le siècle de Voltaire, marqueront l’année 1952. « Que des broutilles de production propre », note-t-il dans ce bilan de fin d’année. Recevant l’ébauche de laudatio pour ce prix, il regrette les références trop importantes au fils de rabbin, au sort des juifs. et réagit auprès de son autrice :

« le philosémitisme m’est tout aussi pénible que l’antisémitisme. Je suis allemand et communiste, rien d’autre ». (II, 351)

Le 18 août 1945, Victor Klemperer, qui s’était converti au protestantisme, et sa femme Eva, avaient quitté l’Église évangélique luthérienne dont ils était membres considérant avoir été abandonnés par elle pendant la période nazie. Klemperer ne faisait pas grand cas de la religion. A propos de >Jugendweihe< [Équivalent laïc de la confirmation religieuse], il écrit :

« Une erreur philologique de notre part. Weihe sent l’encens (Weihrauch) Nous ne sommes pas une religion. Pourquoi faisons nous comme si ». (II,537).

D’autres substituts aux formes religieuses qu’il na pas relevé ont été formés sur le même modèle >Kindesweihe<,pour le baptême ; > Eheweihe< pour la mariage ; > Grabweihe< pour l’enterrement.

Signification dissoute

LQI signifie aussi dissolution des significations

« LQI – Dissolution [Zerfließen] de la notion d’humanisme. Grotewohl a dit récemment à la Chambre qu’il pourrait sortir de la proposition de Staline d’une rencontre pacifique avec Eisenhower quelque chose de bon si aux USA on pouvait seulement oser être humaniste. Il voulait dire humain. »

L’autre forme de dissolution de signification porte sur la notion même de réalisme socialiste à propos de laquelle il repère cette belle définition d’un officier soviétique : « Le réalisme est comme la réalité seulement un chouia plus beau  [nur bissl schöner] ».

« La notion de réalisme (socialiste) perd petit à petit toute signification délimitée. Le théâtre de marionnettes, la caricature expressionniste la plus extrême est ‘réaliste’. Sous l’apparente loi de restriction toute possibilité de combinaison est possible : typage, symbolisation, romantisme révolutionnaire. Toujours la plus grande étroitesse : « si tu n’a pas la foi socialiste, tu n’es pas un poète ».(II, 368)

En février 1953, le dernier but auquel il aspirait est enfin atteint : être membre de l’Académie des sciences. « Il ne peut, humainement parlé, [en français dans le texte] plus rien m’arriver. Je suis moi » (II, 361)

5 mars 1953 Mort de Staline. Avril 1953 : de partout il entend parler de « la grand insatisfaction » des ouvriers et paysans.

« On augmente les prix, on rend les choses plus difficiles, on les aggrave et on écrit tout le temps que cela va toujours mieux chez nous. Misère de l’armement » (II, 371)

Attention chaussée glissante ! 

« Politiquement, je suis ébranlé par 1) le fait que l’adoption par le Bundestag du Traité européen – après tant de protestations enflammées – soit presque entièrement passée sous silence. 2) l’éviction (ou arrestation ?) de Franz Dahlem (Attention ! chaussée glissante ! l’avertissement est présent sur les autoroutes. Le panneau convient à tous les ministères, au Comité central et dans toutes les administrations publiques) » (II,380).

Franz Dahlem, membre du KPD depuis 1920, de 1928 à 1933 député du Reichstag. Emigré, il fut l’un des trois dirigeants politiques des Brigades internationales. Arrêté en France en 1939 et livré à la Gestapo, il sera déporté à Mauthausen en 1941. Plus tard membre du Comité central et du Bureau politique de SED dont il a été exclu en 1953 dans le sillage du simulacre de procès contre le secrétaire général du PC tchécoslovaque Rudolf Slansky. Dahlem était accusé d’aveuglement face aux activités d’agents impérialistes et de n’avoir pas conformément aux normes admis ses fautes. Staline était mort mais la déstalinisation pas encore en route. Dahlen sera réhabilité en 1956. Il sera vice-ministre aux affaires universitaires et président de l’Association Allemagne-France.

« Trop de choses dans le comportement de notre gouvernement plus précisément de mon Parti me font vomir [ankotzen] moi aussi de jour en jour un peu plus » (II, 385).

Nous sommes quasiment à la veille du soulèvement ouvrier du 17 juin 1953. Le 20, il note pour sa LQI le gros titre > l’aventure fasciste a échoué<. Klemperer commente « Dégoûtante cette façon de jouer les vainqueurs. Seuls les chars soviétiques y ont aidés ». (II, 389). Le plus grave pour lui est d’être, à ce moment-ci, en tout dépendant de rumeurs, le gouvernement se tait et personne n’a confiance dans la presse ». (II,392). De sorte que :

« La question démissionner ou rester en fonction me tourmente de plus en plus » (II, 410)

l954 a été une année au cours de laquelle Klemperer fut malade et alité pendant 4 mois. Dans son bilan de l’année, il note :

« Politiquement je suis sur la touche. L’Ouest m’écœure mais ce que fait le SED m’est à peine moins odieux » (II, 464)

La réédition de la LTI a été refusée par les Editions Reklam. Manque de papier.

« Maintenant le livre est complètement apatride ». (II, 469).

Il faut ici préciser que la RFA ne s’était absolument pas intéressée à la Lingua Terii Imperii de Victor Klemperer. La France non plus d’ailleurs où la traduction des Carnets d’un philologue paraîtront 50 ans après la première édition, en 1996.

«  Constamment profonde déception politique. Notre politique culturelle et autre est si bête et mensongère mais elle est cependant le moindre mal » (II,474)

Professeur émérite

Dimanche de Pâques 1955,

«  j’ai reçu mon éméritat avec un grand éloge adouci par le Secrétariat d’État. L’Adjudant-Recteur Neye y a sèchement adjoint mon exemption du poste de directeur de l’Institut d’études romanes. Il n’eut pas été nécessaire que cela soit concomitant, c’était un acte rancunier de sa magnificence. Un jour entier, mais pas plus, cela m’a énervé » (II, 487)

Parfois, l’idiome est-allemand n’est pas identifié LQI mais ça en est. Ainsi :

« Dans le journal des enseignants, un article : Rendre le ramassage de pommes terre intéressant. On envoie des lycéens et étudiants à la récolte tardive des pommes de terre. > Les enseignants utilisent cette action pour des buts éducatifs (éducation patriotique, éducation au travail, respect du travail, signification de l’alliance entre entre classe ouvrière et paysans et formation polytechnique<. Voilà ce qu’écrit le collègue Faulwassser de Altenburg. L’article souligne cela et ajoute : >Un tel travail dissipera aussi très vite la suffisance intellectuelle dans bien des têtes…Alors flotteront drapeaux et fanions, les banderoles expliqueront les objectifs de la troupe en marche. Chemises et foulards bleus révéleront qu’ici la jeunesse de l’État des ouvriers et paysans se rend au travail. […] » (II,215)

Il finit par se sentir « Bourgeois désœuvré, désorienté, vieillard stupide [en français dans le texte] (II 536). ll poursuit néanmoins sa collecte de vocabulaire idiomatique avec :

«  LQI : Partout comme slogan politique >attractif< H[ardwig]. pense avec raison aux affiches de cabaret et de cirque : attraction. (II,539) » Cela peut être aussi une importation ouest-allemande à partir de l’anglais attractive mais ici à usage politique ».

Retenons encore une fois que la LQI est aussi formée d’importations occidentales.

En 1956, Klemperer, qui mène une bataille difficile pour l’enseignement du français en RDA, obtient son visa pour Paris où il rencontre Gilbert Badia, André Gisselbrecht, Pierre Abraham, la revue Europe et la Nouvelle Critique. Aussi : Marcel Cohen, Auguste Cornu avec lequel il avait déjà fait connaissance et qui est l’auteur de la série Karl Marx et Friedrich Engels, leur vie, leur œuvre. C’est à Paris par le Journal Le Monde qu’il apprend l’existence du Rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline.

«  Déstalinisation, Émeute de Poznan: je voudrais être consolé, J’ai cru à Staline, je suis si affligé. Et j’ai peur pour la DDR [Jusqu’ici en français dans le texte] Pourquoi ne fait-on pas partir Ulbricht ? ». (II,570)

Staline détrôné, soudain Walter Ulbricht affirme que Staline ne fait plus partie des classiques du marxisme. (II, 538). Le 9 décembre 1956, dans sa conférence sur Lessing, il a parlé de la déstalinisation de Frédéric II. Destaliniser est un mot interdit . Le même jour, il note l’arrestation et l’emprisonnement Wolfgang Harich et Walter Janka respectivement lecteur et directeur de la maison d’édition Aufbau pour menées contre-révolutionnaires (II,592) D’autres sont poussés vers la sortie.

« A la section Culture du Comité central, ces derniers jours, des discours de faucons. Contre Hans Mayer, contre Kantorowicz [Alfred, professeur de littérature à l’Université Humbold de Berlin] même contre [Johannes.R.] Becher. La plus sale gueule de prolétaire : Kuba [Krut Barthel dit Kuba]. Un peu plus modéré mais sur la même ligne [Kurt] Hager [l’idéologue en chef du SED], etc. Qu’ai-je encore en commun avec ces gens-là ? (II, 633) »

Alfred Kantorowicz et Hans Mayer tous deux professeurs de littérature contemporaine, Kantorowicz à l’Université Humboldt de Berlin, Mayer à Leipzig quittent la RDA, le premier en 1957, le second en 1963. Ce dernier avait été précédé par le philosophe Ernst Bloch en 1961.

« Neues Deutschland : >Le parti est l’instance ultime de notre conscience et nous devons agir en fonction de cette instance <. C’est caractéristique de l’orientation générale actuelle du Parti pour toutes les décisions sur les questions spirituelles. La phrase peut tout aussi bien refléter le point de vue de l’Inquisition, de l’ordre des Jésuites, de l’Église catholique orthodoxe. (II, 655) [….] Le fanatisme et la tyrannie dans le domaine de l’école et de la littérature, etc augmentent de jour en jour. Il y a plus qu’assez de matière pour la LQI » (II, 689).

Ses notes de Journal deviennent de plus en plus courtes. Il lui manque le temps et la croyance de pouvoir encore les utiliser un jour.

« Situation politique [1958] / le secrétaire d’État à l’enseignement supérieur Girnus et son hostilité à la Bildung n’est qu’une toute petite figure. Le tout, et cette totalité se concentre de plus en plus sur le seul Ulbricht se distingue de moins en moins des méthodes et mentalités nazies. Dit classe au lieu de race et les deux mouvements sont identiques. Tyrannie et étroitesse augmentent de jour en jour. Chasse aux croyances religieuses, combat contre la >coexistence idéologique<, contre le >fractionnisme<, contre >l’arrogance petite-bourgeoise<. Tout ça c’est LQI. Nouveaux cas concrets : Oelsner [Fred, chef idéologue], Schirdewan [Karl, chargé des cadres au Bureau politique], Wollweber (le ministre de la Sécurité d’État) évincés du Bureau politique. [L’historien de l’économie Jürgen] Kuczynski est traité d’ anti-marxiste […] pour des affirmations fausses dans son livre sur les origines de la Première guerre mondiale. [Il aurait nié le rôle historique des masses et accordé crédit au livre de Karl Kautsky] Mais je l’ai vu de mes yeux – les ouvriers sont partis volontairement à la guerre et ont faillis comme socialistes. L’article est illustré d’une photo montrant une manifestation ouvrière de protestation contre la guerre. Quand on y regarde de plus près, on y observe la date de …1911 ». (II, 673)

Il se sent « comme un fantôme » au milieu de ses contemporains . (II,731). Et, dans son bilan de l’année 1958, il écrit :

« Politiquement en disgrâce et remercié et sans sympathie ni pour l’Ouest ni pour l’Est. L’Allemagne est un vers de terre coupé en deux morceaux. Les deux parties se tordent, les deux contaminés par le fascisme, chacun à sa façon ». (II,733)

Victor Klemperer continuera à tenir son Journal jusqu’à la fin de sa vie. A l’hôpital encore sa dernière notation LQI, le 27 mai 1959, est la suivante :

« LQI. Mots émergents – lequel restera. A Genève [conférence des ministres des affaires étrangères Est-Ouest] : le paquet [Paket, au sens de négociations par paquets selon une méthode donnant-donnant] aussi (le paquet atomique). Les propositions des puissances occidentales dont nous n’apprenons rien de précis quant à leur contenu. En politique intérieure : la reconstruction. – Je trouve sans vergogne et pour tout dire bête que l’on taise le décès du Ministre des Affaires étrangères [John Forster] Dulles. On l’a encore insulté lorsqu’il était sur son lit d’hôpital mourant d’un cancer. Sa mort n’est évoquée qu’en passant parce que [Andréï] Gromiko [Ministre des Affaires étrangères de l’URSS] se rend à ses obsèques avec des homologues occidentaux de Genève » (II, 748)

Le25 octobre 1959, toujours à l’hôpital, il repense à certaines choses.

« J’ai voté, pleinement convaincu, la réintroduction de la peine de mort pour les crimes politique les plus graves – faire sauter des pont, par exemple, j’ai condamné chacun de ceux qui sont passés à l’Ouest. Pourquoi est-ce que je ne me rétracte pas aujourd’hui, alors que je suis convaincu qu’ici on mène une politique russe et que les Russes mènent une politique de pouvoir impérialiste tout à fait comme à l’ouest, un peu plus sur le mode sanglant asiatique que dans l’occident cultivé. Pourquoi est-ce que je me contente du silence alors que j’ai moi-même peur du silence ? »

Sa réponse sera que c’est pour préserver l’avenir de son épouse. Le Journal s’interrompt le 29 octobre 1959. Il meurt le 11 février 1960, à l’âge de 78 ans. En ce sens-là aussi, il aura « témoigné jusqu’au bout ».

Le Journal de 1945 à 1959 fait un peu plus de 1400 pages dans l’édition que j’ai utilisée. Je n’ai retenu que quelques moments marquant les étapes d’un processus de désillusion de Victor Klemperer en RDA. Il faut garder à l’esprit sa nature de notes quotidiennes non destinées en l’état à la publication. Elles n’en sont pas moins instructives tout en étant fortement empruntes d’émotions. Sur la LQI, je n’ai pas cherché l’exhaustivité, loin s’en faut. J’ai plutôt tenté, pour éviter nombre de malentendus qui proviennent de la déclinaison du sigle en Langue du quatrième Reich, d’en montrer la grande disparité. Les termes marqués LQI par Klemperer formant « pour l’essentiel une catégorie lexicale » (Heidrun Kämper) ne recouvrent cependant qu’une partie de ce qu’un lexique est-allemand pouvait contenir. S’il n’y a jamais eu deux langues allemandes, il y a bien eu une style et un vocabulaire est- ET ouest-allemands. Tout laisse à penser que dans l’esprit du philologue, il manque à sa LQI, faute de sources suffisantes, l’idiome occidental. Penser le contraire, serait oublier la dimension idéologique de la Guerre froide.

La LQI de Victor Klemperer est à ne pas confondre avec celle dont parle Yann Diener qui signifie, elle, Langue Quotidienne informatisée. Comme son titre l’indique, le livre traite de l’informatisation de la langue qui tend à rendre notre pensée binaire.

Parmi les sources qui m’ont été utiles, outre les travaux de Heidrun Kämper, notamment celui cité dans le texte et qui contient une liste pratiquement exhaustive de mots LQI,
– Le lexique de Hugo Moser, Sprachliche Folgen der politischen Teilung Deutschlands. Pädagogischer Verlag Schwann Düsseldorf. 1962.
– Klaus Bochmann (Université de Leipzig) : Victor Klemperer und die politische Sprache nach 1945. En ligne.

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Inge Müller (1925-1965): Unterm Schutt / Sous les décombres


INGE MÜLLER

UNTERM SCHUTT II
Und dann fiel auf einmal der Himmel um
Ich lachte und war blind
Und war wieder ein Kind
Im Mutterleib wild und stumm
Mit Armen und Beinen die ungeübt stießen
Und griffen und liefen
Bilder ringsum
Kein Boden kein Dach
Was ist – verschwunden
Ich bin eh ich war.
Ein Atemzug Stunden
Die andern! Ein Augenblick hell wie im Meer
Da klopft einer –
Den Globus her!
Daß ich mich halte
Brücken Land Pole
Millionen Hände brauch ich
Mich trägst du nicht, Tod, ich mach mich schwer
Bis sie kommen und graben
Bis sie mich haben
Du gehst leer.

SOUS LES DÉCOMBRES II
Et puis, soudain, le ciel se renversa
Je riais et j’étais aveugle
J’étais à nouveau enfant
Dans le ventre maternel sauvage et sans voix
Avec bras et jambes malhabiles qui poussaient
Et attrapaient et couraient
Des images tout autour
Pas de sol pas de toit
Ce qu’il y a … – disparu
Je suis avant d’avoir été
Un souffle des heures
Les autres ! Un moment de clarté comme en mer
Quelqu’un cogne –
Par ici le globe !
Pour que je me tienne
Ponts pays pôles
J’ai besoin de millions de mains
Tu ne me portera pas, Mort, je me fais lourde
Jusqu’à ce qu’ils viennent et creusent
Jusqu’à ce qu’ils me trouvent
Va t’en vide

Ce poème parmi les plus connus de Inge Müller fait partie d’un ensemble de trois textes intitulés Sous les décombres et numérotés de I à III. Elle y décrit le cauchemar de son ensevelissement sous les ruines des bombardements de Berlin, en l’occurence allemands contre l’approche des troupes soviétiques. Elle avait été enterrée vivante pendant trois jours. Deux jours avant, ses parents mourraient dans leur cave. Mais cela elle ne l’apprendra seulement quand elle partira à leur recherche après la capitulation allemande en participant au dégagement des ruines de la maison familiale. Elle décrira cela dans son poème HEIMWEG 45 (Retour à la maison 45) où elle se considérera comme Übriggeblieben zufällig (Rescapée par hasard).

La description de la situation dans laquelle se trouve la jeune femme sous les gravats est composée de fragments détachés, dans un phrasé saccadé. Les mots sont comme exprimés dans un dernier souffle avant l’étouffement. Ils sont dans la première partie à l’imparfait et concernent l’effondrement de l’univers, un rire nerveux qui la saisit et les yeux aveugles, le retour à l’état embryonnaire, la perte d’orientation. Puis après le vers Je suis avant d’avoir été, la rupture, la reprise du souffle, la volonté de se défaire du cauchemar, les verbes sont au présent, le temps immobile, puis les premiers signes des secouristes, le refus de la mort. Elle entrevoit enfin un futur, l’espoir de retrouver un cosmos…Elle décrit son effroi comme son espoir à travers des gestes corporels. Travailler sur ce qui s’est passé tout en construisant un avenir peut être l’une des caractéristiques de son écriture. Avec les difficultés de sa réception dans la société est-allemande de son époque. « Chez aucun auteur de RDA, leurs classiques inclus, ce que certains appellent improprement l’heure zéro n’a pris forme de manière aussi pénétrante que chez elle » écrit à son propos Richard Pietraß, poète et éditeur d’un premier recueil de ses textes. Mais ce n’était pas ce que l’on voulait entendre

Née Inge Meyer, le 13 mars 1925, à Lichtenberg dans le quartier industriel et ouvrier de Berlin, elle avait 20 ans. Incorporée dans la Wehrmacht en janvier 1945 comme auxiliaire, elle avait été chargée par sa batterie anti-aérienne de chercher de l’eau quand une maison précédemment touchée s’est effondrée sur elle. Ce traumatisme ne l’a jamais quitté sa vie durant et caractérise une partie de son œuvre à la fois poétique et son essai de roman resté à l’état de fragments, Moi Jonas. Elle donne une figure féminine à celui qui était resté, lui aussi, trois jours dans le ventre de la baleine. Inge Müller se suicidera le 1er juin 1965. En troisième noce, elle avait épousé, en 1955, le dramaturge Heiner Müller. Ensemble ils écriront plusieurs pièces de théâtre notamment Der Lohndrücker, 1956 (L’Homme qui casse les salaires), Die Umsiedlerin 1956 (La déplacée) et Die Korrektur 1957 (La correction). Elle est également l’autrice de la pièce radiophonique Die Weiberbrigade, de livres pour enfants, de nouvelles, etc. Si la trilogie poétique Sous les décombres a été publiée en 1965, peu de choses le seront de son vivant.

« L’enfouissement auquel Inge Müller a survécu s’est reproduit symboliquement dans l’enfouissement de sa production d’auteure »

écrit Sonja Hilzinger dans la biographie qu’elle lui consacre sous le titre Das Leben fängt heute an (La vie commence aujourd’hui) Aufbau Verlag. 2005. p. 16)

Inge Müller occupe une place singulière dans l’histoire littéraire allemande

Après avoir évoqué la pièce centrale du triptyque, intéressons-nous au premier volet :

UNTERM SCHUTT I
Unterm Gebell der Eisenrohre schlief ich
Schon im Griff der Erde
Das Kind Moses im Kästchen treibend
Zwischen Schilf und Brandung
Und wachte auf als irgendwo
Im Herz der Kontinente
Rauch aufstieg aus offenem Meer
Heißer als tausend Sonnen
Kälter als Marmorherz.
Auf sechzehn Füßen ging ich
In die Mitte genommen
Den ersten Schritt gegen den Staub

SOUS LES DÉCOMBRES I
Sous les aboiements des tuyaux de fer je dormais
Déjà dans l’étau de la terre
Poussant l’enfant Moïse dans le coffret
Entre roseaux et ressac
Et je m’éveillai lorsque quelque part
Au cœur des continents
Une fumée s’éleva du grand large
Plus chaude que des milliers de soleils
Plus froide qu’un cœur de marbre.
Sur seize pieds je fis
Prise au milieu
Le premier pas contre la poussière.

Dans ce texte-ci, l’autrice évoque le mythe de Moïse sauvé des eaux. Mais c’est elle, dans son rêve enserrée dans « l’étau de la terre » qui pousse le panier dans lequel est placé l’enfant. Au réveil elle retrouve un univers de chaud et de froid, et de l’aide pour effectuer «  son premier pas contre la poussière ».

Voici enfin la troisième partie, la plus laconique. Son auteure n’avait pas été ensevelie seule mais en compagnie d’un chien :

UNTERM SCHUTT III
Als ich Wasser holte fiel ein Haus auf mich
Wir haben das Haus getragen
Der vergessene Hund und ich.
Fragt mich nicht wie
Ich erinnere mich nicht.
Fragt den Hund wie.

SOUS LES DÉCOMBRES III
Alors que je cherchai de l’eau une maison s’effondra sur moi
Nous avons porté la maison
Le chien oublié et moi.
Ne me demandez pas pourquoi
Je ne me souviens pas.
Demandez au chien, quoi

« Par l’écriture, Inge Müller se met sur les traces de sa propre histoire. Elle entreprend une sorte de fouille archéologique qui la conduit dans des couches de plus en plus profondes de sa mémoire. Elle écrit […] pour nommer et conjurer les traumatismes dont elle souffre. Pour mobiliser les forces de résistance dont elle a besoin pour survivre. Elle écrit pour donner un sens à son existence : j’écris donc je vis. C’est à prendre à la lettre ».

(Sonja Hilzinger : Das Leben fängt heute an (La vie commence aujourd’hui) Aufbau Verlag. 2005. P. 186)

«C’est à prendre à la lettre » C’est d’autant plus vrai qu’après les mesures répressives prises contre elle et Heiner Müller à la suite de l’interdiction de leur pièce La déplacée, en 1961, elle continuera d’écrire sans grand espoir de pouvoir être publiée.

Si j’ai mis l’accent sur ces trois poèmes parmi les plus connus, c’est parce que je travaille actuellement sur la question des ruines. Il faut les lire avec d’autres textes sur les décombres, la guerre, le fascisme. Ils font ainsi partie d’une thématique importante de son œuvre, mais ne la résument cependant pas. J’en avance pour preuve cet étonnante prémonition de l’« intelligence artificielle » générative. Elle a plus de soixante ans.

ALPTRAUM
In 100 Jahren wenn Elektronenhirne
Nach Logarithmen Verse produzieren
Kanns passieren
Dass sich alle Wörter reimen
Wie Mord und Kakerlakenleichen
Wenn in den Schizophrenenheimen
Die Dichter sich die Hände reichen
Verbannt auf irgend eines der Gestirne

Die Elektronensetzer
Werden Versfüße formieren
Und einen suchen, der skandieren
Kann und den Prometheus locht
Wie Adler dessen Leber fraßen
Und den Korrektor fragen, wie der Docht
Brennen soll ohne Kerze
Und was das ist: Gehirne.

(In Inge Müller : Dass ich nicht ersticke im leise sein. Gesammelte Texte. Herausgegeben von Sonja Hilzinger. Aufbau Verlag 2002. s. 227)

CAUCHEMAR
Dans 100 ans quand les cerveaux électroniques
Produiront des vers par logarithmes
Il pourrait arriver
Que tous les mots riment
Comme meurtre et blattes écrasées
Quand dans les asiles pour schizophrènes
Les poètes se tendront la main
Bannis sur un astre quelconque

Les typographes d’électrons
Formeront des pieds de versification
et chercheront quelqu’un pour
Les scander et perforer Prométhée
Comme les aigles dévoraient son foie
et demander au correcteur comment la mèche
Peut brûler sans bougie
Et ce que c’est : des cerveaux

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« Les tonalités à la Goebbels sont de retour »

« Weidel : Les nationaux-socialistes étaient socialistes. Adolf Hitler était socialiste.
Musk : Oui, ils ont nationalisé les industries comme des fous.
Weidel : Oui, absolument ! Il était communiste et se considérait comme socialiste. Ähm. Ce qu’ils ont fait. Ähm. Ja. Ähm. Ils ont financé les entreprises privées par l’État, puis ils ont demandé des impôts, des impôts énormes. Et puis aussi… attendez une seconde, je cherche le mot maintenant… Verstaatlichen… oui nationaliser l’ensemble de l’industrie. Ja. Vous l’avez déjà dit. Et le plus grand succès, le plus grand succès après cette terrible époque de notre histoire a été d’étiqueter Adolf Hitler comme étant de droite et conservateur. Il était exactement le contraire. Il n’était pas conservateur. Il n’était pas libertarien. C’était un communiste, un socialiste !
Elon Musk : Oui !
Weidel : Donc, point final. Pas de commentaire là-dessus.»

(Alice Weidel, cheffe de file de l’AFD, extrême droite allemand dans son dialogue avec Elon Musk, le 9 janvier 2025 sur le réseau du milliardaire.Trad. Deepl)

Cela ressemble à une scène d’adoubement de la vassale par son suzerain qui la fera bénéficier d’un traitement algorithmique de faveur. Technoféodalisme.

On notera que ne pas être libertarien, c’est déjà être communiste. Devant une telle ignorance crasse, on hésite un moment. On se demande s’il faut s’y arrêter, en parler. J’en étais là quand, mettant bout à bout un certain nombre de déclarations venues de la sphère trumpiste, je me suis rendu compte que cela faisait système. Et puis, j’ai redécouvert en illustration d’un entretien avec un historien, spécialiste de l’extrême droite, dans l’hebdomadaire Die Zeit, le photomontage ci-dessous de John Heartfield. Enfin, je me suis rappelé l’avertissement de Victor Klemperer : croire à l’inefficacité de ce qui nous apparaît comme un tombereau de bêtises, est dangereux.

Photomontage de John Heartfield pour la « une » l’AIZ, Arbeiter Illustrierte Zeitung, Journal illustré des travailleurs du 19 avril 1934. L’AIZ a été édité à Berlin de 1921 à 1933 puis en exil à Prague de 1933 à 1938.

Mimikry

Nachdem alle Versuche, die nationalsozialistischen Ideen in der Arbeiterschaft zu tragen erfolglos geblieben waren, ist Göbbels auf einen letzten verzweifelten Einfall gekommen : er hat den „Führer“ überredet , fortan, wenn er vor Arbeiter spricht, sich einen Karl Marx-Bart umzuhängen.“

« Mimétisme

Après l’échec des tentatives de faire entrer dans le monde ouvrier les idées nationales-socialistes, Goebbels a eu, en désespoir de cause, une ultime inspiration : il a convaincu le « Führer » de se mettre dorénavant, quand il parle devant des ouvriers, une barbe de Karl Marx »

L’insert de texte en haut à droite fait référence à une annonce parue dans la presse, le 8 avril 1934. Elle traite de la plaquette du Front national du travail, réunissant patrons et salariés sous la coupe du parti nazi. La nouvelle mouture de l’emblème pour le Premier mai, que l’on retrouve au bas du photomontage, montre à côté de la tête de Goethe et de l’aigle à croix gammée, les « symboles bolcheviques de la faucille et du marteau ».

La rhétorique de réinterprétation de l’histoire si elle est actuelle pour les extrêmes droites désormais mondialisées n’est absolument pas nouvelle comme le montre la caricature de John Heartfield. On peut même remonter avant Hitler pour trouver cette technique de détournement des aspirations et des slogans du mouvement ouvrier à des fins de propagande nationaliste. Bien entendu Hitler n’était pas communiste. Les communistes mais aussi des socialistes et sociaux-démocrates, des syndicalistes ont été parmi les premiers déportés, torturés et assassinés, dans les camps de concentration nazis sans même parler de l’anticommunisme antisémite vouant les « judéo-bolcheviques » à l’extermination.

En quoi consistait le système hitlérien ? Pour reprendre une définition de l’Agence pour la formation civique du Land de Brandeburg :

« Le national-socialisme était nationaliste à l’extrême, antidémocratique, anti-pluraliste, antisémite, raciste, impérialiste et anti-communiste. Il se caractérisait par l’asservissement de la société à un dictateur (le principe du chef), un ordre social dans lequel la « race » et le « sang » jouaient un rôle central (la « communauté du peuple »), l’exclusion raciste de minorités jusqu’au génocide, un appareil de répression et de terreur hors de toute norme de droit (système concentrationnaire), un parti unique (le NSDAP) et un contrôle presque total de la vie sociale ». (source)

Il faudrait plutôt parler de national-capitalisme. Après ce bref rappel, intéressons-nous plus précisément à ce qui relève du symbolique.

« La droite a toujours eu son propre agenda de politique linguistique. Qu’y avait-il parmi les premiers décrets de Trump en janvier ? Le changement de nom du Golfe du Mexique ! Goebbels a poussé la politique linguistique jusqu’au raffinement. Il était passé maître dans l’art du retournement qui est au centre de la propagande de droite. La liberté c’est l’esclavagisme, l’esclavagisme c’est la liberté ; la guerre c’est la paix, etc »,

déclare l’historien Volker Weiß dont je traduis les propos tenus dans l’hebdomadaire die Zeit (édition du 13 février 2025)

On peut ajouter  de Moscou à Washington et inversement : l’agressé est l’agresseur, les Ukrainiens sont nazis (Poutine), Volodymyr Zelensky est un dictateur (Trump), les démocrates sont des fascistes, etc. Et le président des États-Unis mérite le prix Nobel de la paix ! Bref, Orwell. Ou le père Ubu, cornegidouille !  Les « ingénieurs du chaos », désormais installés dans le bureau ovale, sont à la manœuvre du rouleau compresseur idéologique.

Volker Weiß, après avoir rappelé l’habileté du ministre de la propagande nazi « à se saisir d’ emprunts stratégiques de gauche » et sa volonté de « voler à l’adversaire les concepts pour les dévaluer », ajoute :

« Les tonalités à la Goebbels sont de retour ».

On se rappelle alors l’avertissement de Victor Klemperer dans son LTI :

« même reconnue comme fanfaronnade et mensonge, la propagande n’en agit pas moins, pourvu qu’on ait le front de la propager sans état d’âme ; pourtant la malédiction du superlatif n’est pas toujours autodestruction, elle est trop souvent destruction de l’intellect qui lui fait face ; Goebbels était peut-être plus doué et la bêtise moins inefficace que je ne voulais le croire »

(Victor Klemperer : LTI, la langue du Ille Reich. Carnets d’un philologue. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Comb et Alain Brossat. Albin Michel 1996. p.289)

Entendre D. Trump déclarer que Dieu l’a sauvé pour qu’il rétablisse la grandeur de l’Amérique relève de cet héritage. Comme le note Richard Sennett, dans l’hebdomadaire Die Zeit (23.01.2025), une telle phrase aurait pu être prononcée en 1933.

C’est pour pratiquer la destruction du symbolique, de la langue, pratique exacerbée par les réseaux (a)sociaux, véritables pompes à pĥynance, que le vice président des États-Unis, J.D. Vance, réclamait la liberté d’expression en Europe. Cela vaut aussi pour les clins d’oeil gestuels. Avec, comme conséquences, le déni des évidences et la destruction des savoirs. Volker Weiß, dans un autre entretien au Philosophie Magazin allemand cette fois, parle à propos de la réinterprétation de l’histoire par l’extrême droite d’une « déclaration de guerre à l’historiographie scientifique ». Plus généralement aux sciences en général.

J.D. Vance, à Munich, avait affirmé, avant de rencontrer la représentante de l’AFD qu’il n’y avait « pas de place en démocratie pour les cordons sanitaires », les pare-feux entre la droite et l’extrême droite. Personne n’a quitté la salle. Et le message a été entendu par le parti chrétien démocrate allemand. A défaut, ce sera la censure. C’est ce qui vient d’arriver au Théâtre Maxime Gorki de Berlin sommé par la police, hors mandat judiciaire et sous prétexte qu’elle était offensante, d’enlever l’affiche apposée sur la façade du bâtiment.

Plakat an der Hauswand des Gorki Theaters

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Cette affiche d’art action conçue par le Zentrum für politische Schönheit, centre d’action artistique et politique appelle les électeurs à voter, le 23 février aux élections législatives, en les avertissant par le montage d’une pose d’embrassade entre le candidat de la droite à la chancellerie, Friedrich Merz et la chef de file de l’extrême droite, Alice Weidel, que « la frontière [entre les deux] n’est plus sûre »

Sur la première photographie, sur un autre mur près du théâtre, on remarque une annonce de l’actuelle exposition du Musée historique de Berlin. Son thème : Was ist Aufklärung ? Qu’est-ce que les Lumières ?

Question à laquelle Immanuel Kant répondait :

« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement?. Telle est la devise des Lumières. » ( Voir ici)

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