En 1932-1933, Simone Weil – la philosophe – se rend en Allemagne pour examiner la situation politique et sociale quelques mois avant l’accès de Hitler au pouvoir. Ses observations ont fait l’objet de plusieurs articles parus dans les revues l’École émancipée (qui existe toujours), La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste et Libres propos (revue fondée par un autre disciple du philosophe Alain qui y publiait). Elle s’y livre à une analyse à chaud étonnante des effets de la crise sur les mentalités, les organisations politiques et sur la jeunesse allemandes. Les textes datent d’avant son expérience de la condition ouvrière et du travail en usine qu’elle fera en décembre 1934.
Les articles ont été regroupés sous le titre Ecrits sur l’Allemagne par les éditions Payot. Dans le premier texte de 1932, une lettre dont un extrait est transformé en article, Les premières impressions d’Allemagne par la revue La révolution prolétarienne et dans le suivant, Impressions d’ Allemagne, pour la même revue, la philosophe est frappée par la situation d’attente qui règne. L’Allemagne en attente est même le sous-titre de la seconde contribution.
Les nazis se retiennent. Les ouvriers attendent de savoir ce qui va leur tomber dessus :
«Pour les travailleurs, la question qui est en suspens, c’est l’Arbeitsdienst, ces camps de concentration pour chômeurs qui existent actuellement sous forme de camps où l’on peut aller volontairement (10 pfennigs par semaine), mais qui deviendraient obligatoires sous un gouvernement hitlérien. En ce moment n’y vont que les plus désespérés. On n’imagine pas cette magnifique jeunesse ouvrière allemande qui fait du sport, du camping, chante, lit, fait faire du sport aux enfants, réduite à ce régime militaire».
Les journaux nazis sont plein d’appels au meurtre de communistes tout en disant ouvertement : attendons d’avoir le pouvoir.
« Les ouvriers attendent simplement l’heure où tout cela s’abattra sur eux. La lenteur même du processus augmente la démoralisation. Ce n’est pas le courage qui manque, mais les occasions de lutter ne se présentent pas ».
(La Révolution prolétarienne, 8° année, n° 134, 25 août 1932.)
Quelques mois plus tard, elle reprend son thème de manière plus approfondie.
« La crise a brisé tout ce qui empêche chaque homme de se poser complètement le problème de sa propre destinée, à savoir les habitudes, les traditions, les cadres sociaux stables, la sécurité ; surtout la crise, dans la mesure où on ne la considère pas, en général, comme une interruption passagère dans le développement économique, a fermé toute perspective d’avenir pour chaque homme considéré isolément. En ce moment, cinq millions et demi d’hommes vivent et font vivre leurs enfants grâce aux secours précaires de l’État et de la commune ; plus de deux millions sont à la charge de leur famille, ou mendient, ou volent ; des vieillards en faux col et chapeau melon, qui ont exercé toute leur vie une profession libérale, mendient aux portes des métros et chantent misérablement dans les rues. Mais le tragique de la situation réside moins dans cette misère elle-même que dans le fait qu’aucun homme, si énergique soit-il, ne peut former le moindre espoir d’y échapper par lui-même ».
On ne peut reprocher à Simone Weil un manque de commisération, ce qui confère à la phrase que je répète une force accrue :
«Mais le tragique de la situation réside moins dans cette misère elle-même que dans le fait qu’aucun homme, si énergique soit-il, ne peut former le moindre espoir d’y échapper par lui-même »
Ce quelle exprime encore, d’un manière légèrement différente, ainsi :
« Nul n’espère pouvoir, grâce à sa valeur professionnelle, garder ou trouver une place».
Ou encore en signalant dans la pensée un vide de tout futur particulièrement pour la jeunesse :
«La pensée des années à venir n’est remplie pour eux d’aucun contenu».
On verra plus loin qu’elle établit un lien entre former et formuler un espoir. Tout dans la situation porte les caractéristiques d’une situation révolutionnaire et pourtant «tout demeure passif» Alors que dans l’esprit de tout le monde la question est politique et que tout ramène à la nécessaire transformation du système social rien ne bouge.
«Si elle [la crise] force presque chaque ouvrier ou petit bourgeois allemand à sentir, un moment ou l’autre, toutes ses espérances se briser contre la structure même du système social, elle ne groupe pas le peuple allemand autour des ouvriers résolus à transformer ce système.
Une organisation pourrait, dans une certaine mesure, y suppléer ; et le peuple allemand est le peuple du monde qui s’organise le plus. Les trois seuls partis allemands qui soient, actuellement, des partis de masse, se réclament tous trois d’une révolution qu’ils nomment tous trois socialiste. Comment se fait-il donc que les organisations restent, elles aussi, inertes ?»
Elle cherche la réponse à cette question à l’intérieur des partis en examinant leur état de dépendance aux appareils mais aussi à leur composition sociale et les effets idéologiques de cette dernière. Elle y reviendra dans d’autres textes mais signalons d’emblée qu’elle considère que le fait que le parti communiste soit composé à 80 ou 90 % de chômeurs pèse sur sa capacité d’intelligibilité du réel en raison de son absence de lien avec le travail productif.
«Ainsi, les trois partis qui attirent les ouvriers allemands en déployant le drapeau du socialisme sont entre les mains, l’un, du grand capital, qui a pour seul but d’arrêter, au besoin par une extermination systématique, le mouvement révolutionnaire ; l’autre, avec les syndicats qui l’entourent, de bureaucrates étroitement liés à l’appareil d’État de la classe possédante ; le troisième, d’une bureaucratie d’État étrangère, qui défend ses intérêts de caste et ses intérêts nationaux. Devant les périls qui la menacent, la classe ouvrière allemande se trouve les mains nues. Ou plutôt, on est tenté de se demander s’il ne vaudrait pas mieux pour elle se trouver les mains nues ; les instruments qu’elle croit saisir sont maniés par d’autres, dont les intérêts sont ou contraires, ou tout au moins étrangers aux siens».
(La Révolution prolétarienne, n° 138, 25 octobre 1932 ;
Libres Propos, nouvelle série, nos 10 et 11, 25 octobre et 25 novembre 1932.)
Simone Weil écrit en tant que philosophe engagée, il n’y a d’ailleurs pas d’autre philosophie qui vaille. En novembre 1932, un court article plus événementiel traite de la grève des transports à Berlin et des élections. Communistes et hitlériens avaient appelé ensemble à la grève. Celle-ci s’est arrêtée aussitôt que le nazis ont décidé de la stopper. Aussi, la philosophe considère que, contrairement à ce qu’écrivait L’Humanité de l’époque, l’échec de cette grève est bien plus importante que le succès électoral du parti communiste car il montre son incapacité réelle à mobiliser. Mais l’échec du gouvernement des barons – Von Papen avait organisé des élections dans l’espoir d’obtenir une majorité qu’il n’a pas eue – place les nazis malgré leur échec relatif au centre du jeu. La démission du gouvernement interviendra au moment du bouclage du journal et fera l’objet d’un bref post-scriptum à l’article. Ce n’est pas encore l’heure d’Hitler mais elle approche.
Entre décembre 1932 et mars 1933, Simone Weil publiera une série d’article dans l’Ecole émancipée.
«L’Allemagne est le pays où le problème du régime social se pose [….]Pour la plus grande partie de la population allemande, il n’y a pas de problème plus pressant, plus aigu dans la vie quotidienne»…
«Que reste-t-il au jeune chômeur qui soit à lui ? Un peu de liberté. Mais cette liberté même est menacée par l’institution de l’Arbeitsdienst, travail accompli sous une discipline militaire, pour une simple solde, dans des sortes de camps de concentration pour jeunes chômeurs. Facultatif jusqu’à présent, ce travail peut d’un jour à l’autre devenir obligatoire sous la pression des hitlériens. L’ouvrier, le petit bourgeois allemand, n’a pas un coin de sa vie privée, surtout s’il est jeune, où il ne soit touché ou menacé par les conséquences économiques et politiques de la crise. Les jeunes, pour qui la crise est l’état normal, le seul qu’ils aient connu, ne peuvent même pas y échapper dans leurs rêves. Ils sont privés de tout dans le présent, et ils n’ont pas d’avenir.
C’est en cela que réside le caractère décisif de la situation, et non pas dans la misère elle-même.»
Crise faible et crise intense
Être privé de tout dans le présent et surtout privé d’avenir et de la possibilité d’en rêver, est une clé de compréhension de la situation sociale surtout pour la jeunesse. Contrairement à la France où, dit-elle, il y a des jeunes et des vieux, il y a en Allemagne une jeunesse. C’est à dire qu’elle reconnaît un effet générationnel de la crise en distinguant crise faible et crise intense :
«Une crise faible, en ne chassant guère de l’entreprise que les moins bons ouvriers, employés ou ingénieurs, laisse subsister le sentiment que le sort de chaque individu dépend en grande partie de ses efforts pour se tirer individuellement d’affaire. Une crise intense est essentiellement différente. Ici aussi la quantité se change en qualité. En Allemagne, aujourd’hui, presque personne, dans aucune profession, ne peut compter sur sa valeur professionnelle pour trouver ou garder une place. Ainsi chacun se sent sans cesse entièrement au pouvoir du régime et de ses fluctuations ; et inversement, nul ne peut même imaginer un effort à faire pour reprendre son propre sort en main qui n’ait la forme d’une action sur la structure même de la société».
Cela a des effets sur la mentalité et entretient la confusion. Les mots d’ordre des hitlériens et du mouvement communiste se ressemblent :
«Lénine, en octobre 1917, remarquait que les périodes révolutionnaires sont celles où les masses inconscientes, tant qu’elles ne sont pas entraînées par l’action dans le sillage des ouvriers conscients, absorbent le plus avidement les poisons contre-révolutionnaires. Le mouvement hitlérien en est un nouvel exemple»
Il y a entre les ouvriers, conscients ou non, et la masse des chômeurs un ïatus que le parti communiste n’arrive pas à résoudre. Elle y reviendra. Elle observe que, lors des élections du 6 novembre 1932 déjà évoquées, 70 % des votants se sont prononcés pour les mots d’ordre : «Contre le gouvernement des barons ! Contre les exploiteurs ! Vers le socialisme !» Pourtant «la grande bourgeoisie continue à régner sur l’Allemagne. Pourtant, sept dixièmes de la population, c’est une force pour le socialisme ! Mais ces sept dixièmes se partagent entre trois partis. »
« Ainsi voilà où en sont ces sept dixièmes de la population allemande qui aspirent au socialisme. Les inconscients, les désespérés, ceux qui sont prêts à toutes les aventures, sont, grâce à la démagogie hitlérienne, enrôlés comme troupes de guerre civile au service du capital financier ; les travailleurs prudents et pondérés sont livrés par la social-démocratie, pieds et poings liés, à l’appareil d’État allemand ; les prolétaires les plus ardents et les plus résolus sont maintenus dans l’impuissance par les représentants de l’appareil d’État russe.»
Elle examine tour à tour ces trois partis de masse. En notant d’abord qu’ils ne sont pas sans points communs :
«il se trouve, si surprenant que cela puisse sembler, entre le mouvement hitlérien et le mouvement communiste, des ressemblances si frappantes qu’après les élections la presse hitlérienne a dû consacrer un long article à démentir le bruit de pourparlers entre hitlériens et communistes en vue d’un gouvernement de coalition. C’est que, du mois d’août au 6 novembre, les mots d’ordre des deux partis ont été presque identiques. Les hitlériens, eux aussi, déclament contre l’exploitation, les bas salaires, la misère des chômeurs. Leur mot d’ordre principal, c’est contre le système ; la transformation du système, eux aussi l’appellent révolution ; le système à venir, eux aussi l’appellent socialisme. Bien que le parti hitlérien nie la lutte des classes, et qu’il emploie souvent ses troupes d’assaut à briser les grèves, il peut fort bien aussi, comme on l’a vu lors de la grève des transports de Berlin, publier, en faveur d’une grève, des articles de la dernière violence, lancer des mots d’ordre impliquant une lutte acharnée des classes, traiter les réformistes de traîtres. Quant aux social-démocrates, que les hitlériens accusent de trahir à la fois l’Allemagne, comme internationalistes, et le prolétariat, comme réformistes, il y a entre eux et le national-socialisme un point commun, qui est d’importance ; c’est le programme économique. Pour le parti national-socialiste comme pour la social-démocratie, le socialisme n’est que la direction d’une partie plus ou moins considérable de l’économie par l’État, sans transformation préalable de l’appareil d’État, sans organisation d’un contrôle ouvrier effectif ; c’est, par suite, un simple capitalisme d’État ».
Le parti nazi
«Ce mouvement si disparate semble, à première vue, trouver une sorte d’unité dans le fanatisme nationaliste, qui va jusqu’à l’hystérie chez certaines petites bourgeoises, et au moyen duquel on essaie de ressusciter l’union sacrée d’autrefois, baptisée socialisme du front. Mais on n’y réussit guère. La propagande nationaliste ne se suffit pas à elle-même. Les hitlériens doivent profiter du sentiment commun à tous les Allemands, que leur peuple n’est pas seulement écrasé par l’oppression du capitalisme allemand, mais aussi par le poids supplémentaire dont pèse, sur toute l’économie allemande, l’oppression des nations victorieuses ; et ils s’efforcent de faire croire, d’une part que ce dernier poids est de beaucoup le plus écrasant, d’autre part que le caractère oppressif du capitalisme allemand est dû uniquement aux juifs. Il en résulte un patriotisme bien différent du nationalisme sot et cocardier que nous connaissons en France ; un patriotisme fondé sur le sentiment que les nations victorieuses, et surtout la France, représentent le système actuel, et l’Allemagne, toutes les valeurs humaines écrasées par le régime ; sur le sentiment, en somme, d’une opposition radicale entre les termes d’Allemand et de capitaliste».
Que manque-t-il au mouvement ouvrier allemand ? Pour le comprendre il faut l’examiner sous son double aspect, réformiste et révolutionnaire, le premier foncièrement conservateur des acquis et lié à l’appareil d’Etat, le second incapacité par sa composition sociale et dominé par une Internationale soviétisée alignée sur les intérêts de Moscou.
Le réformisme
«À la révolution, écrivait Marx en 1848, les prolétaires n’ont rien à perdre, que leurs chaînes. Et c’est un monde qu’ils ont à y gagner. Le réformisme repose sur la négation de cette formule. La force du réformisme allemand repose sur le fait que le mouvement ouvrier allemand est le mouvement d’un prolétariat pour qui, longtemps, cette formule ne s’est pas vérifiée ; qui, longtemps, a eu à l’intérieur du régime quelque chose à conserver. »
«Il faut reconnaître que le réformisme allemand a merveilleusement accompli sa tâche, qui consiste à aménager la vie des ouvriers aussi humainement qu’il est possible de le faire à l’intérieur du régime capitaliste. Il n’a pas délivré les ouvriers allemands de leurs chaînes, mais il leur a procuré des biens précieux ; un peu de bien-être, un peu de loisir, des possibilités de culture. »
Le mouvement communiste
La force du parti communiste est en apparence considérable MAIS…
« En période de prospérité, le mouvement révolutionnaire s’appuie en général surtout sur ce qu’il y a de plus fort dans le prolétariat, sur ces ouvriers hautement qualifiés qui se sentent l’élément essentiel de la production, se savent indispensables et n’ont peur de rien. La crise pousse les chômeurs vers les positions politiques les plus radicales ; mais elle permet au patronat de chasser de la production les ouvriers révolutionnaires, et contraint ceux qui sont restés dans les entreprises, et qui tous, même les plus habiles, craignent de perdre leur place, à une attitude de soumission. Dès lors le mouvement révolutionnaire s’appuie au contraire sur ce que la classe ouvrière a de plus faible. Ce déplacement de l’axe du mouvement révolutionnaire permet seul à la bourgeoisie de traverser une crise sans y sombrer ; et inversement, seul un soulèvement des masses demeurées dans les entreprises peut véritablement mettre la bourgeoisie en péril. L’existence d’une forte organisation révolutionnaire constitue dès lors un facteur à peu près décisif. Mais pour qu’une organisation révolutionnaire puisse être dite forte, il faut que le phénomène qui, en période de crise, réduit le prolétariat à l’impuissance, ne s’y reflète pas ou ne s’y reflète que très atténué ».
Le parti communiste allemand est pratiquement un parti de chômeurs et ne porte pas remède à la séparation entre ouvriers et chômeurs.
«En face de la social-démocratie, si puissamment implantée dans les entreprises par son influence sur les ouvriers, en face du mouvement hitlérien qui, à côté de ses adhérents ouvriers, bénéficie de l’appui secret ou avoué du patronat, le parti communiste allemand se trouve au contraire sans liens avec la production».
Pour elle «le parti communiste n’aurait le droit d’apprécier la politique de capitulation des social-démocrates que s’il montrait qu’il est capable, lui, de diriger victorieusement le prolétariat dans la voie opposée, celle de la lutte». Or il se contente de phrases et fait de la social-démocratie l’ennemi principal, ce qui coupe le parti communiste des ouvriers social-démocrates. «Quant au front unique, on refuse de faire des propositions autrement qu’à la base ; et les manœuvres des chefs réformistes en sont facilitées d’autant.»
Le parti communiste a oublié la leçon de Karl Liebknecht selon laquelle l’ennemi principal est chez vous et non chez le voisin. Simone Weil reproche aux communistes d’avoir enfourché le cheval de bataille nationaliste du c’est la faute au traité de Versailles dédouanant le patronat allemand de ses responsabilités.
«En fin de compte, le parti communiste allemand reste isolé et livré à ses propres forces, c’est-à-dire à sa propre faiblesse. Bien qu’il ne cesse de recruter, le rythme de ses progrès ne correspond aucunement aux conditions réelles de l’action ; il existe une disproportion monstrueuse entre les forces dont il dispose et les tâches auxquelles il ne peut renoncer sans perdre sa raison d’être. Cette disproportion est plus frappante encore si l’on tient compte de l’apparence de force que donnent au parti les succès électoraux. Le prolétariat allemand n’a en somme pour avant-garde que des hommes à vrai dire dévoués et courageux, mais qui sont dépourvus pour la plupart d’expérience et de culture politique, et qui ont été presque tous rejetés hors de la production, hors du système économique, condamnés à une vie de parasites. Un tel parti peut propager des sentiments de révolte, non se proposer la révolution comme tâche ».
Impitoyable ! Et ce n’est pas tout :
«Le parti communiste allemand fait ce qu’il peut pour dissimuler cet état de choses, aussi bien aux adhérents qu’aux non-adhérents. À l’égard des adhérents, il use de méthodes dictatoriales qui, en empêchant la libre discussion, suppriment du même coup toute possibilité d’éducation véritable à l’intérieur du parti. À l’égard des non-adhérents, le parti essaie de cacher l’inaction par le bavardage. Ce n’est pas que le parti reste tout à fait inactif ; il essaie, malgré tout, de faire quelque chose dans les entreprises ; il a fait quelques tentatives pour organiser les chômeurs ; il dirige des grèves de locataires, auxquelles il n’arrive pas d’ailleurs à faire dépasser le cadre d’une rue ou d’un fragment de quartier ; il lutte contre les terroristes hitlériens. Tout cela ne va pas bien loin. Le parti y supplée par le verbiage, la vantardise, les mots d’ordre lancés à vide. Quand les hitlériens veulent se donner l’apparence d’un parti ouvrier, leur propagande et celle du parti communiste rend presque le même son. Cette attitude démagogique du parti communiste ne fait d’ailleurs qu’augmenter la défiance des ouvriers des entreprises à son égard. Et d’autre part, par l’organisation des réunions, les paroles rituelles, les gestes rituels, la propagande communiste ressemble de plus en plus à une propagande religieuse ; comme si la révolution tendait à devenir un mythe, qui aurait simplement pour effet, comme les autres mythes, de faire supporter une situation intolérable. »
Cela est bien entendu très polémique aussi – et reçu comme tel – envers les comptes-rendus de l’Humanité. Elle reproche à Gabriel Péri de «camoufler les défaites allemandes en victoire». Les changements de ligne impromptus de l’appareil communiste désoriente les militants, la confusion des esprits ne fait pas la clarté sur les relations avec les nazis d’une part et les sociaux démocrates d’autre part au point de préférer parfois les premiers aux seconds. Le malaise provoque un regain de débat, mais
«C’est l’appareil du parti qui empêche cette inquiétude de prendre une forme articulée, en laissant la menace d’exclusion pour déviation trotskyste ou brandlérienne suspendue sur la tête de chaque communiste. C’est l’appareil qui, en supprimant toute liberté d’expression à l’intérieur du parti, et en accablant les militants de tâches épuisantes et de petite envergure, anéantit tout esprit de décision et d’initiative, et empêche toute éducation véritable des nouveaux venus par les militants expérimentés. D’ailleurs cette masse de nouveaux venus aussi ignorants qu’enthousiastes est le véritable appui de l’appareil à l’intérieur du parti ; sans cette masse docile, comment réaliser ces changements complets d’orientation, accomplis sans discussion et en quelques jours, dont Piatnitsky [dirigeant de l’Internationale communiste] félicite naïvement le parti allemand ? D’autre part ces sentiments fort compréhensibles, mais si dangereux, de haine à l’égard des social-démocrates, et d’indulgence ou même de sympathie à l’égard des hitlériens, ont été, dans bien des occasions, encouragés par la politique imposée au parti par l’appareil. D’une manière générale, c’est l’appareil qui a mis la confusion dans l’esprit de chaque communiste allemand, en parant sa propre politique de tout le prestige de la révolution d’octobre ; exactement comme les prêtres ôtent toute faculté d’examen aux fidèles enthousiastes, en couvrant les pires absurdités par l’autorité de l’Église ».
Faut-il désespérer ?
L’avion du vol Germanwings 4U9525 écrasé par son co-pilote
Germanwings Flug 4U9525 est en Allemagne le mot clé pour désigner sur un mode plus neutre ce qui en français est appelé Crash de l’A320. Le co-pilote d’un airbus faisant la ligne Barcelone-Düsseldorf, avec à son bord 144 passagers et 6 membres d’équipage, a volontairement écrasé l’avion contre les Alpes en manipulant le système de pilotage automatique après avoir verrouillé le cockpit. Il avait 27 ans.
Die Zeit 26 mars 2015 : L’effondrement d’un mythe
Un tel acte tragique gardera pour toujours une part de son mystère.
Dépasse-il pour autant tout entendement, comme l’a déclaré Angela Merkel ? C’est ce que les «responsables» politiques disent toujours devant le monstrueux : circulez, il n’y a rien à comprendre. Or c’est précisément l’attitude inverse qu’il conviendrait d’avoir. Aussi, sans avoir la prétention, loin s’en faut, d’être en capacité de faire le tour de la question, à fortiori d’en être expert, j’ai fait l’effort de rassembler quelques éléments disponibles qui permettent de penser au moins quelques aspects de la tragédie et ce qu’elle révèle de l’état d’une société. Il faut donc lire ce qui suit comme l’esquisse de quelques pistes de réflexion. Je sais que l’entreprise est risquée mais au moins autant que de faire semblant qu’il n’y a rien à comprendre. Et j’ai écrit ce qui suit sous réserve qu’aucune révélation spectaculaire ne vienne bouleverser les timides tentatives de compréhension dont il est rendu compte.
Dès l’apparition du mot suicide, j’ai pensé que la tragédie pouvait s’inscrire dans la succession des suicides au travail, sur le lieu de travail, peut-être parce que j’étais en train de lire le dernier livre de Dany-Robert Dufor, Le délire occidental, dont le 1er chapitre consacré au travail commence par ces phrases :
«Le travail en Europe se présente aujourd’hui, quelques années après la grande crise de 2008, sous un double jour : soit on souffre de l’absence de travail quand on est sans emploi, soit on souffre des différentes formes de la contrainte au travail lorsqu’on occupe un emploi. Bref, on souffre dans tous les cas : aussi bien de ne pas avoir de travail que d’en avoir un.La marque extrême de ces souffrances est, dans un cas comme dans l’autre, le suicide».
(Dany-Robert Dufour : Le délire occidental et ses effets actuels sur la vie quotidienne : travail, loisirs, amour Editions Les liens qui libèrent page 25)
La différence notable avec les cas connus est bien sûr qu’il ne s’agit pas d’un suicide solitaire. Y avoir entraîné 150 personnes relève alors plus de l’acte de folie meurtrière de masse, ce que l’on appelle en Allemagne la course de l’amok, voire du détournement d’avion. Je reviendrai plus loin sur ces différentes approches. La technique du suicide utilisée, la manipulation notamment du pilotage automatique peut aussi faire penser à une destruction de machine au sens luddite du terme. Quel que soit cependant l’accent que l’on met sur tel ou tel aspect, on peut noter la volonté de détruire ce qui faisait pour son auteur « que la vie vaut la peine d’être vécue». Je fais ici référence au livre de Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue (Flammarion) introduit par un chapitre sur La perte du sentiment d’exister qui semble s’appliquer à notre cas.
Restons encore un instant sur la question du travail.
La cabine de pilotage est un lieu de travail. Et un lieu de rêve en même temps, le lieu d’un travail de rêve que l’on peut, qui plus est, «élever au-dessus des nuages» comme le dit la publicité de l’école de pilotage d’Air Berlin. Ce rêve – devenir capitaine de vols longs-courrier – a été pour Andreas L, on le sait, détruit par la maladie. Ce qui pose une autre question, celle du rapport travail-maladie. Précisons encore dans ce chapitre où il est question de rêve que, comme le rappelle le Spiegel dans son dernier numéro (15/2015), «le mythe de l’artiste de l’aviation a vécu». L’automatisation des procédures n’a fait que se renforcer et est désormais telle que «les moments où il est possible de vraiment piloter sont devenus rares». Et, bien sûr, il n’est pas question d’avoir de l’imagination ou de vouloir faire preuve de créativité.
Nous savons peu de choses de l’état psychique d’Andreas L.
«Il y a cependant une chose que nous savons, c’est le souhait désespéré du co-pilote de dépasser sa maladie. Accepter la maladie n’était manifestement pas une option pour Andreas Lubitz. Cela aurait signifié pour lui renoncer au rêve de sa vie, être aux commandes de grosses machines pour des vols long-courriers. Même si la dépression chronique n’était peut-être pas la cause immédiate de l’écrasement, elle l’a manifestement poussé dans le désespoir. Et bien qu’il soit difficile de l’admettre : beaucoup de personnes connaissent cela même sans tentation suicidaire. Notre rapport à la maladie est souvent massivement perturbé. Et cela se modifie de plus en plus vite. Les maladies, avant tout celles qui nous barrent la route et se mettent au travers de nos projets de vie, nous leur avons déclaré la guerre avec les armes de la médecine scientifique. Même dans le domaine de la prévention, nous optons pour des mesures toujours plus radicales afin de s’assurer que jusqu’à un âge avancé le moindre trouble soit exclu ou éliminé. Il y a longtemps que nous n’éprouvons plus la maladie comme la «perturbation d’un équilibre» du corps et de l’âme, comme l’a si bien formulé le philosophe Hans-Georg Gadamer. La maladie n’est plus un destin, elle est devenue un lourd fardeau dont il faut absolument se débarrasser. Avec le même sentiment d’évidence que nous attendons la sécurité absolue dans un avion, beaucoup de gens réclament aujourd’hui l’élimination des risques de vie pathologiques par la médecine».
(Joachim Müller-Jung Frankfurter Allgemaine Zeitung 07/04/2015)
Médecine de rêve sécuritaire en quelque sorte dans une société de la performance, malade de la maladie.
La question des médias
Avant d’en venir à la question du suicide élargi et/ou du meurtre de masse, un mot sur le traitement médiatique des événements. Le voyeurisme a fait l’objet de plusieurs polémiques. Elles ont commencé par la révélation du nom du co-pilote que les journaux allemands se sont d’abord retenus de donner mais comme il avait été livré à la presse par le procureur français, la réserve n’a pas tenu longtemps avec comme conséquences évidement un acharnement médiatique sur la famille et d’anciens proches ainsi que sur les camarades d’école du groupe de lycéens qui a péri dans l’avion.
Mais la critique des médias tend à faire partie du système des médias. C’est vrai aussi chez nous. En voici un très bon résumé de Robert Misik, journaliste bloggeur viennois et lecteur de Baudrillard :
« Quand un avion s’écrase, les médias en parlent. Maints articles virent au sensationnalisme, ce qui pousse les gens à les lire, et une partie de ces lecteurs qui ont été incités à la lecture d’articles sensationnalistes par le sensationnalisme des dits articles s’échauffent contre le sensationnalisme des mêmes articles. Sur facebook, les différents lecteurs d’articles sensationnalistes se confortent dans leur énervement contre le sensationnalisme que quelqu’un les a manifestement obligé à lire. A la fin, même les journalistes acquiescent : les médias discutent alors dans les médias sur ces horribles médias et même questionnent le discours critique des médias, discours n’étant ici qu’un mot plus élégant pour bla-bla ».
Un titre a particulièrement choqué mais sur un tout autre terrain, celui de l’hebdomadaire die Zeit avec sa « une « : l’écrasement d’un mythe. La sécurité était le grand atout de la Lufthansa et le crash met tout cela à mal. L’hebdomadaire qui, il est vrai, a réagi très vite, et dans sa page économie, a laissé entendre que parmi les raisons possibles il aurait pu y avoir aussi des problèmes techniques liés au resserrement des coûts. Mettre ainsi en doute la qualité allemande, la fiabilité de la technique allemande relève du sacrilège.
L’homme allemand servant de la technique allemande aussi se doit d’être infaillible. Sous le titre Un homme faillible ? Imposssible, le Spiegel -Online du 4 avril écrivait :
« Le tabou de la défaillance de la technique allemande est au moins aussi grand que celui de l’âme allemande. Des maladies psychiques comme les dépressions ou les troubles bi-polaires […] sont considérés comme insupportables dans une société allemande étalonnée selon la pleine fonctionnalité de ses membres ».
En Allemagne, la technique «fait fonction de miroir exemplaire du tout social, elle en est le modèle et l’idéal» écrit Clemens Pornschlegel dans Penser l’Allemagne. C’est quasiment une religion d’Etat dans laquelle fusionne tout le symbolique :
« Toutes les références symboliques s’abolissent dans la science et l’industrie technique, laquelle vient en lieu et place du créateur absolu c’est à dire qu’elle fait immédiatement agir la vérité des choses. L’industrie technique ne peut ainsi faire autrement que d’être elle-même élevée au rang de monument, c’est à dire qu’elle est mise en scène de manière dramatisée en tant qu’instance de la vérité. Ce n’est pas un hasard si la technique, dans une société qui ne croit à rien d’autre qu’à la réalisation technique, est à ce point théâtralisée et mythifiée » (Clemens Pornschlegel : La technique comme emblème in Penser l’Allemagne. Fayard page 240
La course de l’amok
Changeons un peu d’optique avec Götz Eisenberg, sociologue mais aussi psychologue en milieu carcéral qui a étudié de nombreux cas de folies meurtrières que l’on connait en allemand sous le nom de course de l’amok en référence au livre de Stefan Zweig. En 1922, Stefan Zweig publia une nouvelle qui connut un grand succès aussi bien en Allemagne qu’en France où elle sera éditée en 1927. Son titre – Der Amokläufer– est traduit en français par Amok ou le fou de Malaisie.
Amok laufen signifie littéralement courir en amok. En Allemagne, on s’est saisi de cette expression pour désigner un être pris dans une crise de folie meurtrière. Goetz Eisenberg est l’auteur de plusieurs livres sur la question dont : Pour que personne ne m’oublie. Pourquoi amok et violence ne doivent rien au hasard. Son dernier livre s’intitule Zwischen Amok und Alzheimer. Zur Sozialpsychologie des entfesselten Kapitalismus que l’on pourrait traduire par Entre Amok et Alzheimer, une psychosociologie du capitalisme débridé. Sa récente contribution pour le magazine en ligne NachDenkSeiten a pour titre Tout entraîner dans sa chute.
Son texte commence par une citation extraite des mémoires d’Ernst August Wagner, tueur de masse déjà évoqué dans le Sauterhin :
«Personne n’a idée du volcan qui couve et bout en moi»
Goetz Eisenberg parle d’abord du moment d’émotion collective qui a fait suite à la tragédie du vol Germanwings 4U9525. Il écrit :
«Tout a glissé dans le fonctionnel comme disait Brecht et nous avons de temps en temps des catastrophes comme les inondations de l’Elbe, les courses de l’amok ou d’autres crimes spectaculaires pour donner le sentiment d’une communauté qui se rassemble devant le danger. Comme les porcs-épics gelant de froid de Schopenhauer les particules élémentaires contemporaines se poussent les unes contre les autres au risque de se blesser, ce qui très rapidement les sépare à nouveau pour finir par retourner dans le froid de leur indifférence et isolement».
Rappelant qu’il est admis que le co-pilote souffrait de dépression, il signale la fréquence de ce trouble psychique, en Allemagne. On estime que 4 millions d’allemands en souffrent et l’on évalue à 10 millions ceux qui à un moment donné de leur vie avant l’âge de la retraite en ont souffert.
«Lors des courses de l’amok de ces derniers temps on a pu observer une dynamique de ce que l’on a nommé narcissisme médial (medialen narzissmus). L’auteur de l’action est mû par le désir d’être reconnu, de devenir célèbre. Il jouit avant d’accomplir son acte du phantasme anticipé de sa gloire posthume, il veut mettre son départ en scène en lui donnant une dimension grandiose et entraîner le maximum de personnes de préférence le monde entier dans son naufrage. L’auteur de l’action se rend à l’épicentre de sa souffrance et transforme l’espace de son traumatisme en lieu de son triomphe. Il laisse son moi écorché et méconnu s’embraser dans un gigantesque feu d’artifice final».
A propos du fait de se taire et de cacher sa souffrance et sa maladie, le sociologue note que cela n’a rien d’inhabituel et prend l’exemple du cas de folie meurtrière d’Erfurt. La tuerie s’est produite dans la matinée du 26 avril 2002 au lycée Gutenberg à Erfurt en Thuringe. Un élève de 19 ans, exclu de l’école, tue douze professeurs, une secrétaire, deux élèves et un policier avant de se donner la mort. Sept personnes seront blessées.
«Le motif du silence sur des informations importantes et pénibles pour le futur auteur de crimes n’est pas atypique et a joué pour la tuerie d’Erfurt un rôle central. Robert S n’avait pas annoncé chez lui que depuis une demi année, il n’allait plus à l’école. Le Lycée Gutenberg l’avait exclu de manière bureaucratique début octobre 2001 après qu’il eut séché les cours et falsifié les attestations. Comme Robert S était majeur, l’école n’avait pas eu besoin d’alerter la famille. L’exclusion de l’école a enlevé à son projet de vie tout fondement et l’a poussé en raison des particularités du système scolaire de l’époque en Thuringe dans le néant. Sans la moindre attestation scolaire, il était menacé de devenir ce que l’on nomme dans le jargon actuel du darwinisme social un perdant [loser]. En taisant chez lui son exclusion et en faisant comme si tout était en ordre, il s’est mis selon l’expression du correspondant judiciaire Gerhard Mauz à jouer avec son entourage au badminton avec de la dynamite. Car nécessairement devait arriver le jour où ses mensonges s’éventeraient et où il devrait se présenter devant ses parents avec l’aveu de son échec. Le dernier jour des épreuves écrites du baccalauréat devint le jour de la décision et il décida de résoudre par la violence les contradictions sans issues dans lesquelles il s’était empêtré ».
Le silence sur l’exclusion permet de faire un parallèle avec le silence du co-pilote sur sa maladie dont il savait qu’elle le mettrait en danger de perdre sa licence de pilote et le métier de ses rêves.
Rappelons ici l’importance du mot Beruf, le métier, le savoir-faire, qui désignait au départ une vocation d’origine divine qui permettait de faire partie des élus. Max Weber avait repéré la transformation opérée par Martin Luther dans le sens du mot en faisant de l’accomplissement au travail un devoir d’inspiration divine :
«L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société (Lebensstellung), devoirs qui deviennent ainsi sa vocation (Beruf)» (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme)
En conséquence et l’on en revient à Goetz Eisenberg :
«Quand on perd son métier on perd plus que son travail. Le rôle du métier dans notre culture est celui d’un pilier central du sentiment de dignité et fonctionne pour beaucoup comme une prothèse de l’estime de soi. Le métier de pilote est un rêve pour de nombreux jeunes garçons. Il est auréolé de glamour et confère à celui qui l’exerce une gratification narcissique multiforme et le conforte dans l’idée de sa propre grandeur».
La seule chose qui pourrait aider dans le collapsus de l’estime de soi et cet effondrement narcissique serait un réseau de relations émotionnelles. Le tueur d’Erfurt n’avait pas cela. Il dépendait d’un climat familial fortement centré sur la réussite qui rendait impossible l’aveu d’un échec. Qu’en était-il pour le co-pilote Andrea L. On ne le sait pour ce qui est de la famille. Et pour ce qui est de l’entreprise ? Il faudrait que le climat de l’entreprise permettent de prendre en considération les problèmes psychiques des salariés « autrement que sous forme de perturbation ou de réduction de performances » : « seul celui qui n’est pas sous la menace d’un licenciement ou d’un déclassement professionnel peut en situation de détresse trouver le chemin des collègues et supérieurs « .
Un tel climat n’existe pas dans l’aviation où règne l’omerta sur les problèmes psychiques et la peur pour sa carrière. Le réponse du management à la catastrophe des Alpes est d’ailleurs le développement des psychotechniques de contrôle et de détection préventive faisant comme si les tensions psychiques pouvaient se mesurer comme la tension artérielle ou être analysées comme des urines alors que s’élèvent des voix pour demander la levée du secret médical pour les pilotes.
La dépression est le burn-out du pauvre.
La dépression, c’est vulgaire ! La preuve : ce n’est même pas un mot anglais ! Comme burn-out.
«Les célébrités et les gens aisés se voient attester un burnout, les pauvres hères et les gens normaux une dépression, me disait ces-jours-ci un ami médecin. Le burnout [syndrôme d’épuisement professionnel] tient presque de la médaille de vétéran dans la société de la performance et du rendement sur le mode : j’ai donné tout ce que je pouvais, je me suis surpassé, j’ai besoin d’un break. La dépression, elle, a une connotation d’échec et de psychiatrie. Ne pas correspondre à l’image du gagneur, de l’actif toujours en forme, de bonne humeur, celui à qui tout réussit, ne pas être conforme à cette image-là conduit à se vivre en perdant, qui a honte de lui et se retire de la course au succès, à la carrière, à l’argent, course qui commence au jardin d’enfants, se poursuit à l’école et se termine dans la lutte pour la réussite professionnelle».
Le problème n’est pas la dépression mais sa stigmatisation sociale. Dans la société de la performance, le dépressif est traité comme « un déserteur qui, sans autorisation, a quitté les brigades du travail».
Reste la question du «suicide élargi», qui consiste à entraîner dans la tragédie d’autres personnes qui n’ont pas fait ce choix.
«Une catastrophe qui apparaît inévitable doit être accélérée, a dit Ernst Jünger pointant ainsi du doigt une possibilité de résoudre le mystère du suicide élargi. Au lieu d’assister passivement à la façon dont son projet de vie se voit privé de ses fondements, on prend le commandement de la destruction. Mais pourquoi le suicidaire décide-t-il d’entraîner d’autres personnes dans sa chute ? Pourquoi ne va-t-il pas se pendre tout seul et en silence dans son grenier ? […] Soit sa colère contre les vrais responsables de son malheur est trop grande soit il est tellement narcissique qu’un simple suicide ne lui apparaît pas comme suffisamment spectaculaire, un suicide élargi répond alors en négatif au phantasme de la toute puissance et de la grandeur. […] En cette époque de narcissisme intervient encore autre chose. Celui qui ne réussit pas par les voies habituelles peut rester dans les annales en héros négatif. Pour l’exprimer de manière tranchante : qui ne peut atterrir dans l’émission de télé-réalité L’Allemagne cherche une superstar peut opter pour la variante malfaisante du narcissisme médiatique et parvenir à la célébrité grâce à une course de l’amok ».
Une remarque encore sur cet angle. Elle concerne l’instrument du suicide, ici un avion, explosé comme un bouc-émissaire, avec ses passagers. A la différence d’autres crise de folie meurtrière où les auteurs de l’acte faisaient face à leurs victimes l’arme à la main, on peut penser à Richard Durn investissant le Conseil municipal de Nanterre, ici, le co-pilote avait les passagers dans son dos et la communication entre eux était solidement verrouillée par une porte blindée.
Cette porte blindée est pour Sascha Lobo un des points de cristallisation de la tragédie. Il commente, dans le Spiegel, le courriel privé d’un pilote de la Lufthansa dans lequel était écrit :
«L’écrasement : c’était en fin de compte un détournement d’avion».
Avec comme auteur du détournement un membre de l’équipage. Or, écrit Sascha Lobo, les mesures sécuritaires sont précisément prévues pour faire face aux détournements et elles ont failli. Parmi ces mesures, il y a le verrouillage du cockpit transformé en coffre fort. Alliance de la paranoïa antiterroriste et de la croyance aveugle en la technologie sécuritaire :
«La porte blindée ne peut pas voir de quel côté sont les bons et les méchants. Elle a été ainsi conçue parce que par définition les méchants portent toujours un turban et pas du tout un galon d’officier sur sa veste».
Sascha Lobo : Wenn die Sicherheitstehnik sich gegen die Sicherheit richtet (Quand la technique sécuritaire se retourne contre la technique)
Cette croyance absolue dans la technique, la soumission de la pensée sécuritaire à la technique a pour conséquence qu’il ne reste plus rien pour la compréhension du comportement humain. Avec quelle conséquence si le moindre frémissement d’un écart par rapport aux normes conduit à un interdit professionnel ? Ou si se faire photographier sur le pont du Golden Gate conduit à être fiché parce qu’on aurait décrété que c’est un lieu culte pour candidats au suicide ?