Rencontre avec Sylvain Maestraggi autour de «Waldersbach», Lenz et Georg Büchner

Sylvain Maestraggi, photographe, a édité – il est son propre éditeur – en décembre 2014, après Marseille, fragments d’une ville,  où il s’est mis dans les pas de Walter Benjamin, un second livre au titre qui peut paraître mystérieux : Waldersbach. 45 photographies y sont mises en page dans une relation avec d’une part des textes du pasteur Oberlin sur le séjour à Waldersbach de l’écrivain Jakob Michael Reinhold Lenz , surtout connu pour son théâtre, et des extraits du récit qu’en tira Georg Büchner dans sa nouvelle Lenz, chef-d’œuvre de la littérature allemande.
Extrait de"Waldersbach" © Sylvain Maestraggi

Extrait de »Waldersbach » © Sylvain Maestraggi

Lorsque la librairie 47°Nord (la latitude de Mulhouse) m’a demandé d’animer la soirée consacrée au livre de Sylvain Maestraggi, j’ai tout de suite pensé à le faire sous forme d’un échange plutôt qu’un simple jeu de questions/réponses, démarche à laquelle le public a été sensible en se mettant de la partie. Je retiens cependant de cette soirée participative l’essentiel, en concentré, de la conversation avec Sylvain Maestraggi qui s’est terminée par une lecture par chacun d’un extrait de Lenz également reproduits à la fin de ce texte à deux voix.
Waldersbach est le nom du village où se situe la nouvelle de Georg Büchner : Lenz, une nouvelle allemande du 19ème siècle inspirée de faits vrais, du séjour d’un écrivain allemand, Jakob Lenz, qui avait été accueilli à la fin du 18ème siècle par le pasteur Oberlin à Waldesbach dans le Ban de la Roche, à 50 km au Sud-Ouest de Strasbourg, dans la direction de Saint-Dié dans les Vosges.
J’ai eu envie d’aller me promener dans les deux vallées du Ban de la Roche, sur les traces de ce personnage de Büchner qui est en errance. Il arrive un soir d’hiver à Waldersbach pour un séjour de trois semaines chez le pasteur Oberlin. J’ai refait son parcours. J’ai fait des photographies du paysage en résonance avec le texte de Büchner et celui du pasteur Oberlin qui tous les deux racontent cette histoire. Le choix du titre ? C’est un nom de lieu comme pour Marseille et un lieu de promenade. J’ai choisi ce titre aussi pour sa consonance germanique. Ce qui m’a attiré, c’est qu’il s’agit d’une histoire allemande, écrite par des Allemands et qui se passe sur le territoire français, en Alsace. C’est une forme d’étrangeté qui m’intéresse. Je suis attiré par le romantisme allemand, par la place du wandern, de la promenade, dans la littérature allemande. On en trouve des représentations dans la peinture comme par exemple celle de Caspar David Friedrich ses tableaux de paysage avec des promeneurs solitaires de dos dans la montagne ou dans la plaine, ou en musique avec les motifs du Voyage d’hiver de Schubert. La première fois que je suis venu en Alsace, j’avais déjà lu Lenz et je me suis rendu compte que cette histoire très allemande se passait en fait sur le territoire français. Ce mélange, cette rencontre qui tient au caractère frontalier de l’Alsace m’intéressait comme pour Marseille l’ouverture sur l’espace méditerranéen. Waldersbach, ça sonnait bien. Et il y a cette relation entre une géographie française et un imaginaire allemand.
Waldersbach dans le Ban de la Roche ! Le Ban de la Roche est un territoire assez singulier. Il a d’abord fait partie du Saint Empire romain germanique avant d’être annexé par Louis XV. A l’époque d’Oberlin, on y parlait le welche, c’est à dire un patois roman. Le pasteur qui était en poste à Waldersbach était forcément bilingue. La personnalité du pasteur Oberlin mériterait que l’on s’y attarde. Il est au croisement de l’histoire de la littérature et de celle de la pédagogie. Il a innové dans le domaine pédagogique notamment pour l’apprentissage de la lecture, en l’occurrence du français. Son prédécesseur a imaginé la première bibliothèque publique de prêt. Oberlin a inventé le poêle à tricoter, première expérience de socialisation des enfants en bas âge, l’ancêtre de l’école maternelle. Pour la première fois dans l’histoire des enfants quittaient les parents pour être confiés à des jeunes filles. On est souvent très sévère avec le pasteur Oberlin en raison de son caractère mystique mais c’était aussi l’époque du protestantisme piétiste, d’un protestantisme partagé par le pasteur Jaeglé chez qui logeait Büchner à Strasbourg.
L’idée du livre était de construire à partir de photographies un parcours qui suive le récit de Büchner, d’instaurer un dialogue entre les images et le texte en rappelant l’atmosphère de la nouvelle. Le texte de Büchner repose sur un dialogue entre le personnage de Lenz et le pasteur Oberlin. Lenz est en fuite. Il fuit la société pour essayer de retrouver une harmonie avec la nature, avec le monde, dans un coin reculé de montagne. Lenz, en proie à des accès de folie, vient de Winterthur en Suisse. Il arrive chez le pasteur Oberlin avec l’idée d’arrêter la course du temps, de trouver le repos en s’adonnant à la contemplation de la nature et à la promenade. La situation de Lenz est décrite de manière poignante. Il y a une grande poésie des paysages dans la nouvelle de Büchner et je voulais découvrir les paysages qui l’avaient inspirée. Je suis allé à Waldersbach dans la période où se déroule le récit, qui commence par cette phrase : « le 20 janvier, Lenz partit dans la montagne ». La description du paysage témoigne de ce que ressent le personnage. Pour tenter de savoir par où il avait pu passer, il y avait aussi la carte du Ban de la Roche dessinée par Oberlin. J’ai essayé de retrouver des correspondances entre les chemins d’aujourd’hui et ceux du 18ème siècle. Ce qui m’a frappé, et qui a fortement influencé les photographies, c’est le climat : cette atmosphère de brume, de neige, de vent, ces changements brusques, averses et éclaircies soudaines, transcrits de manière extrêmement fidèle. En arrivant au Ban de la Roche, un 20 janvier moi aussi, j’ai retrouvé les sensations que Büchner décrit. J’ai essayé de les saisir. J’étais parti avec l’idée presque topographique de décrire cette vallée comme si je faisais une enquête. Je pensais trouver comme des vestiges, des preuves qui allaient témoigner de cette histoire, du passage de Lenz. Je n’ai pas réussi à suivre cette démarche « rationnelle ». C’est le paysage qui m’a embarqué et je me suis retrouvé avec des photos beaucoup plus expressionnistes, beaucoup moins maîtrisée que ce que j’avais imaginé au départ. Et cela tient au climat des Vosges. Il y a quelque chose qui a pris possession des images, a échappé au contrôle. C’était assez inattendu.
Lenz est un auteur de théâtre. Ami de Goethe, il avait été mis à la porte de Weimar pour comportement asocial. Il s’est réfugié en Suisse, à Winterthur. Il a été envoyé chez le pasteur Oberlin parce que l’on pensait que ce dernier avec son savoir, sa patience et son empathie pour les gens allait pouvoir faire quelque chose pour lui. Je crois que l’on peut lire le texte de Büchner sans forcément savoir qui était Jakob Lenz. Nous avons un chef d’œuvre de la littérature mondiale qui doit beaucoup aux Vosges qui ont joué pour Büchner un rôle extrêmement important. «Les Vosges sont une montagne que j’aime comme une mère. Je connais chaque sommet et chaque vallée et les vieilles légendes sont si originales et si secrètes», écrit Büchner (Lettre à Gutzkow 1835). Dans la nouvelle, on a l’impression que les rochers s’expriment, que la nature communique. Il y a une spatialisation du récit mais le récit n’est pas une géographie. C’est peut-être ce qui attire le photographe. Mais il faut faire autre chose qu’illustrer. Moi j’ai fait de l’illustration parce que j’ai suivi un itinéraire de Büchner décrit dans une lettre à ses parents mais c’est autre chose que la nouvelle.
Pourquoi avoir ajouté au texte de Büchner, celui d’Oberlin ? Est-ce pour étendre l’espace géographique ? Pourquoi cette association de photographies en couleur et en noir et blanc.
Le texte d’Oberlin est différent de celui de Büchner. Dans son récit, le pasteur fait un compte rendu pour expliquer à ses amis pourquoi il n’a pas réussi à faire quelque chose pour Lenz et pourquoi il l’a renvoyé. Il n’y a pas la dimension poétique de Büchner mais il y a autre chose : la personnalité d’Oberlin qui est un peu en retrait chez Büchner. On trouve par exemple un passage sur les difficultés d’Oberlin à prêcher aux gens du village. J’ai souhaité qu’il soit un peu plus présent pour des raisons dramaturgiques, une question de tension narrative. J’ai fait un travail de montage entre des extraits de textes de l’un et de l’autre et les images, montage au sens cinématographique avec comme des voix-off sur les images. J’ai mis en tête du livre la conclusion d’Oberlin. J’ai aussi inséré le passage où Oberlin raconte qu’il confie son prêche à Lenz. J’ai beaucoup aimé cette idée de changement de place, d’échange de rôle. La juxtaposition de deux textes témoigne aussi de l’écart entre le fictionnel et le documentaire. Pour ce qui est de la couleur et du noir et blanc, j’ai toujours pratiqué les deux sans véritablement choisir. J’ai utilisé deux appareils, l’un pour la couleur et l’autre pour le noir et blanc, sans savoir ce qui allait en sortir. Cette dichotomie m’intéressait par rapport à la folie de Lenz qui passe d’une humeur à l’autre, d’une intensité à l’autre.
Mon sentiment est que Büchner a analysé l’échec d’Oberlin. Ce dernier a fait un rapport presque médical pour expliquer qu’il n’a pas réussi à faire quelque chose pour celui qu’on lui a envoyé. Büchner contrairement à Goethe essaye de comprendre Lenz. Goethe a été très méchant avec Lenz je ne sais si c’est à cause de Frédérique Brion. Büchner ne va pas jusque là. Tout le monde s’accorde à dire que la nouvelle de Büchner est un moment de rupture dans l’histoire de la littérature qu’il fait ainsi entrer dans la modernité. Le consensus est moins évident sur la caractéristique de ce récit. Jean Christophe Bally hésite entre la fiction et le documentaire au sens fort du terme. Christa Wolf dit dans Lire et écrire que la transformation du rapport médical en prose littéraire tient de la sorcellerie. Elle invente à partir de Lenz la notion «d’exactitude fantastique» c’est à dire une manière extrêmement précise de relater le cas, d’en faire l’autopsie et de le décrire avec des moyens très poétiques. C’est là qu’interviennent les Vosges, je crois, pour exprimer les états d’âme du personnage avec ce qui lui est extérieur, le clair, l’obscur, le haut, le bas, la mousse, le rocher pour essayer de comprendre.
Sylvain Maestraggi lit un extrait de Lenz qui figure dans son livre sous forme de fragments. Il s’agit du début du récit :
«Le 20 janvier, Lenz partit dans la montagne. Sommets et hauts plateaux sous la neige, pentes de pierres grises tombant vers les vallées, étendues vertes, rochers et sapins.
Il faisait un froid humide, 1’eau ruisselait des rochers, sautait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans 1’air saturé d’eau. Des nuages gris passaient dans le ciel, mais tout était si opaque, – et puis le brouillard montait, accrochant aux buissons sa lourde humidité, si paresseux, si gauche.
Il poursuivait sa route avec indifférence, peu lui importait le chemin, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait pas de fatigue, mais seulement il lui était désagréable parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête.
Au début, il se sentait oppressé, lorsque les pierres se mettaient à rouler, lorsque la forêt grise s’agitait à ses pieds et que le brouillard tantôt engloutissait toutes les formes, tantôt découvrait à demi ces membres gigantesques ; il se sentait le cœur serré, il cherchait quelque chose comme des rêves perdus mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si proche, si mouillé, il aurait aimé mettre la terre derrière le poêle, il ne comprenait pas comment il lui fallait tant de temps pour dévaler une pente et atteindre un point éloigné; il pensait devoir tout enjamber en quelques pas. 
Parfois seulement, lorsque la tourmente rejetait les nuages dans les vallées et que leur vapeur remontait le long de la forêt; lorsque dans les rochers des voix se faisaient entendre, tantôt pareilles au grondement du tonnerre au loin, tantôt déchaînant tout près leurs mugissements puissants avec des accents tels qu’elles semblaient vouloir dans leur sauvage allégresse chanter la Terre ; lorsque les nuages s’approchaient en bondissant comme des chevaux effarouchés qui hennissent et qu’alors le soleil surgissait, traversant la nuée pour tirer sur la neige son épée étincelante, si bien qu’une lumière aveuglante, des sommets aux vallées, tranchait l’espace et l’illuminait; ou bien lorsque la tempête écartait les nuages et y déchirait un lac d’un bleu limpide, que le vent se taisait, et que du fond des ravins et du faîte des sapins montait comme une berceuse ou un carillon; lorsqu’une légère lueur rouge se glissait sur le bleu profond et que de petits nuages passaient sur des ailes d’argent et que bien loin sur tout le paysage les sommets se détachaient étincelants et fermes, – il sentait sa poitrine se déchirer, il se tenait haletant, le buste plié en avant, bouche bée, les yeux exorbités. Il lui semblait qu’il dût laisser pénétrer l’orage en lui et accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait par-dessus la terre, il s’enfonçait dans l’univers : cette volupté lui faisait mal ; ou bien il s’arrêtait, posait la tête dans la mousse et fermait à demi les yeux; les choses alors retiraient de lui, la terre cédait sous son corps, devenait petite comme une planète errante puis plongeait dans le grondement d’un torrent dont les flots clairs passaient à ses pieds. Mais ce n’étaient que des instants; il se relevait alors, l’esprit dégrisé, clair, ferme et paisible, comme s’il avait eu sous les yeux un théâtre d’ombres, il ne se souvenait de rien ».
Mon extrait ne figure par dans le livre et concerne la crise d’athéisme de Lenz.
«Les nuages fuyaient rapidement sous la lune; tantôt tout était plongé dans les ténèbres, tantôt le paysage noyé dans la brume apparaissait au clair de lune. Il courait, montant, descendant. Dans sa poitrine résonnait un chant triomphal de l’Enfer. Le vent mugissait comme la voix des Titans. Il lui semblait qu’il pourrait tendre un poing gigantesque vers le ciel pour en arracher Dieu et le 
traîner entre les nuages; broyer le monde entre ses dents et le cracher au visage du Créateur ; il jurait, il blasphémait. Il parvint ainsi au sommet de la montagne, et la lumière incertaine s’étendait jusqu’aux masses blanches des rochers, le ciel était un œil bleu, stupide, et la lune y paraissait complètement ridicule et bornée. Lenz éclata de rire, et dans son rire l’athéisme prit racine ….»
Georg Büchner : Lenz/Le messager hessois/Caton d’Utique/Correspondance
Traduit de l’allemand par Henri-Alexis Baatsch
Christian Bourgois – éditeur
Sylvain Maestraggi a choisi la traduction de Lenz par Henri-Alexis Baatsch, de loin la meilleure
W-couv-2
Waldersbach
 par Sylvain Maestraggi
128 pages, 170 x 230 mm
45 photographies couleurs et noir et blanc
500 exemplaires
32 €
Texte : Georg Büchner, Jean-Frédéric Oberlin
Postface : Jean-Christophe Bailly
Mise en page : Florine Synoradzki

 

 

 

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#Chronique berlinoise (2)
ECLATS D´UNE VILLE par Laurent Margantin

L’invitation à la dissémination de la webasssociation des auteurs pour le mois de février porte sur la chronique. Elle vient de Renaud Schaffhauser (voir son site). Sur le thème, j’ai fait un texte évoquant la Chronique des sentiments de Alexander Kluge : Histoires d’almanach et chronique des sentiments. Et j’accueille pour l’occasion un texte de Laurent Margantin sur Berlin (1990)
Voici l’invitation de Renaud Schaffhauser :
tapisserie de BayeuxEcrire le temps,
le temps qu’il fait,
le temps qui passe,
Ecrire le temps,
le beau temps
le bon temps
le mau­vais temps,
temps de l’Histoire avec une grande hache /
temps rivé au poteau de l’instant
cri­tiques cryp­tiques allé­go­riques pro­saïques sym­pho­niques nombriliques
ven­dredi 27 février 2015
je vous invite à dis­sé­mi­ner des textes qui tiennent
La Chronique
Je remercie Laurent Margantin pour m’avoir autorisé à publier son texte repéré sur le site de La revue des ressources. C’est le deuxième volet de la chronique berlinoise sur le SauteRhin, après le mien :  Au son d’une lyre crétoise. Il sera suivi d’autres.
On peut découvrir les écrits et traductions (notamment Kafka !) de Laurent Margantin sur son blog Oeuvres ouvertes

ECLATS D´UNE VILLE
Notes sur des ruines géopolitiques
par Laurent Margantin

Berlin Chaussestrasse. Des pans de murs tricotés ou peints servent de décoration dans les cours d'immaubles

Berlin Chaussestrasse. Des pans de murs tricotés ou peints servent de décoration dans les cours d’immeubles

Siècle de la publicité, des régimes totalitaires,
des armées sans clairons, ni drapeaux, ni messe pour les morts.
Je hais mon époque de toutes mes forces. L´homme y meurt de soif.
Saint-Exupéry
En cette vie il est une autre vie.
Octavio Paz
Avril 1990. Dans le train qui m´emmène à Berlin, je regarde le paysage de ce qu´il est déjà convenu d´appeler l´ex-RDA : villages noircis par la consommation de charbon dont l´odeur forte, ce printemps, traverse le couloir du wagon ; champs et forêts visiblement pollués par les fumées des usines que nous longeons, comme à Bebra, sur plusieurs kilomètres; tout un pays victime d´une politique industrielle aberrante.
Le long de la voie ferrée, les barbelés et les miradors sont les vestiges d´une guerre qui s´est achevée la veille. Et plus le train avance, plus j´ai la curieuse impression de revenir en arrière, dans ce qu´il est toutefois malaisé d´appeler une „autre époque“: Allemagne des années 50, les boutiques et les habitations n´ayant pas beaucoup changé depuis (la plupart sont délabrées et n´ont jamais été recrépites ni repeintes).
Kreuzberg, Paul Lincke Ufer. Au bord du canal, des saules aux feuilles toutes fraîches, des bâtiments bleus, beiges, blancs. Eau brune et verte du canal. C´est une rue un peu à part, presque huppée à côté des autres rues de ce quartier populaire. Maintenant que le mur s´écroule, Kreuzberg se trouve situé au centre de Berlin, alors qu´il n´était jusqu´à maintenant qu´un secteur alternatif, bien loin des avenues commerciales et du Kurfürstendamm. A certains endroits, on se croirait au milieu d´un ghetto : boutiques abandonnées, aux vitrines défoncées et pleines d´un fatras de chaises, de pots de peinture, de morceaux de plâtre et de verre. Une fille aux cheveux violets disparaît dans l´une d´entre elles, vivant sans doute dans un squatt. D´autres boutiques sont des bazars où l´on vend des transistors, des tapis, de la vaisselle, des balais, et toute sorte d´ustensiles de cuisine. Ce sont aussi des épiceries le plus souvent. Et puis beaucoup de Kneipen où l´on mange debout un kebbab ou un samoussa pour quelques marks.
Je marche de Kreuzberg jusqu´au mur, quelques centaines de mètres. Je longe celui-ci, pour la première et peut-être la dernière fois. Sensation de l´éphémère auprès de ce béton qui devait diviser Berlin encore plusieurs siècles. De nombreux graffitis ont déjà disparu. Des Mauerspechte ou „piverts de mur“ sont au travail depuis quelques mois, armés d´un burin et d´un marteau, vendant les morceaux aux touristes. Par endroits le mur est percé, ouvrant sur le Niemandsland. Immeubles et rues aussi gris que ceux de Berlin-ouest. Le gris du siècle.
Arrivé à Check Point Charlie, lieu de passage obligé entre l´Est et l´Ouest, il y a un peu partout des stands où sont exposés des morceaux du mur, morceaux de toutes les couleurs, avec parfois des bouts de verre incorporés, juste à côté d´une croix plantée à la mémoire d´un jeune homme abattu alors qu´il tentait de passer à l´Ouest. On réussit ce miracle: transformer un symbole de l´horreur et de la bêtise de ces quarante dernières années en un objet de commerce. Encore quelques mois et l´on vendra des bouts de barbelé, des pièces de mirador, et quelques morceaux d´os humains découverts sur le grand chantier à venir.
Je marche longtemps le long de cette construction absurde à moitié en ruines, je marche dans le Niemandsland, des policiers est-allemands font maintenant bonne figure, discutent tranquillement avec des passants sur lesquels ils auraient tiré il y a encore quelques mois, à ce même emplacement. Des voitures vont et viennent aux postes de contrôle ouverts depuis peu. Je ne sais si j´avance sur un immense chantier ou sur un champ de bataille.
Pour fêter la Réunification, il y aura cette mise en scène grotesque que Günter Grass a si justement dénoncée: des centaines de drapeaux nationaux flottant sur la porte de Brandebourg, une foule immense amassée autour du chancelier et du maire de Berlin, tous entonnant l´hymne national devant les caméras de toutes les chaînes du monde et au milieu des flashes photographiques: grande cérémonie carnavalo-historique pour consommateurs d´opéra politique fin de siècle et tournant à vide (qu´allez-vous faire ensemble, mes amis ?). Fête grandiose pour ceux que tout ennuie en commun (famille, travail, environnement).
Niemandsland : le pays de personne.
La ville est là
son cœur absent
entre les deux murs
à moitié abattus
quelques hommes
marchent timidement
dans le Niemandsland
eux-mêmes surpris de leur présence
vivante en ce lieu ouvert
la page est tournée
Neue Zeit, faut-il croire
à cette promesse tracée en lettres capitales
noircies avec le temps
sur un immeuble à raser ?
Fin de siècle, fin d´un monde: et, comme toujours, dans l´espoir d´autre chose. Mais il faudra bien plus que de l´espoir.
Près de Check Point Charlie, je suis entré dans une galerie de photos portant l´enseigne Wall Street Gallery (bourse de l´art ?). Y sont exposées des photos d´actualité, dont l´une d´entre elles où flambe un feu terroriste et passent des policiers de je ne sais quel pays (le cliché s´intitule „La guerre dans ma rue“), puis d´autres photos représentant des ossements et des masques collés sur le mur, ou bien, plus saisissant comme le sont toujours pour moi les reflets brisés, une quantité d´éclats de miroir reflétant des fragments des immeubles voisins, des nuages, des visages, le trottoir, des feuillages, éclats de miroir qui me font apercevoir entre deux errances le grand tableau berlinois, sans cadre ni sujet. Et c´est peut-être là, dans cette galerie et devant ce mur éclaté en mille bris de glace, que quelque chose a commencé pour moi à Berlin, au-delà du vide de l´époque.
Au musée Käthe Kollwitz, non loin de la Gedächtniskirche. Lithographies, dessins, sculptures représentant hommes, femmes et enfants du prolétariat entre 1900 et 1945 en Allemagne. Traits noirs sur fond blanc, ou pierre toujours sombre. Femme violée et peut-être morte dans un jardin. Homme ivre rentrant chez lui. Vieil homme et vieille femme assis sur un banc et le regard vidé par la fatigue, à la fin d´une vie de labeur. Révoltes ouvrières. Veillées funèbres. Soldats morts dans une tranchée. Enfants agrippés à la robe de leur mère pour obtenir du pain. En guise de titre, quelques mots de colère anticapitalistes et antifascistes. Et au milieu de ce monde de spectres historiques, des autoportraits au regard désespéré, mais exprimant toujours la résistance. Le feu noir jamais éteint de Berlin.
Il joue de son xylophone pas très loin de Unter den Linden, frénétiquement, xylophone composé de plusieurs bouteille de verre plus ou moins remplies d´eau, chaque son de la gamme claque, vif, aussi brillant cet après-midi que le verre blanc et vert des bouteilles, lui le visage calme observant des mains rapides et nerveuses.
Sur une carte postale récemment imprimée, deux hommes tapent au burin sur le mur pour en tirer quelques morceaux. A côté d´eux, déjà un peu effacé mais encore lisible, écrit en lettres capitales : NOUVEAU.
Un après-midi au marché aux puces de la station de métro Nollendorfplatz. Les stands sont installés dans d´anciens wagons. Timbres, verres, uniformes, livres (dont Aus meinem Leben, de Honecker, auquel il manque encore un chapitre !), des modèles réduits de trains, voitures, etc. Dans un machine à écrire, un heideggerien de passage a tapé : das Dasein, que l´on traduit couramment par „l´être-là“.
Après quelques journées passées dans les rues, j´erre à présent dans les musées de la ville, étouffant dans l´atmosphère de ces jours prétendument historiques, au milieu de ce spectacle déjà usé après les quelques semaines de l´automne passé. On dirait ici que les passants sont assommés, comme paralysés par le vide sur lequel s´ouvrent les bouleversements récents, et je me demande d´ailleurs si ce n´est pas le propre de l´actualité de diriger les regards vers l´absence persistante de ce qui devrait être au centre de nos vies. Berlin serait alors le sujet le plus actuel de notre époque parce qu´elle est la ville au passé rasé, au présent nul (malgré tout le brouhaha médiatique), et dont l´avenir est au fond sans surprise, malgré tout ce que racontent les journalistes et les hommes politiques, qui ne peuvent faire croire à personne que les lendemains de cette métropole, avec ses nouveaux gratte-ciels et ses centres commerciaux ultra-modernes, chanteront.
Ici, je ne vois aucun monde formé se lever, et c´est la raison pour laquelle je parcours les musées et les cultures du monde, à la recherche d´une entente de l´esprit et de la matière que toutes les ruines du présent ne peuvent promettre.
Musée égyptien:
Des hommes et des femmes jambes et torses nus portent différents mets, une chèvre sacrifiée, des vêtements, des objets usuels, jusqu´au tombeau d´un défunt –
le hérisson, l´hippopotame, le chien, le cochon, le chat, le scarabée, le lion sont aussi des dieux, loin des panthéons grecs, romains et chrétiens où l´homme seul est digne de représenter la divinité –
un sarcophage reste ouvert –
des scribes sont assis en tailleur, le stylet à la main, le corps rose et les cheveux noirs, papyrus posé à côté d´eux –
dans le sarcophage la momie –
le prêtre et sa femme se tiennent debout, bien droits, les jambes solides –
la chair noire et séchée sur le crâne, le reste du corps encore enveloppé dans les bandelettes –
quatre masques de momies maquillés d´or („chair de dieux“) et aux cheveux de laine noire –
une déesse à la tête de cochon ! rose comme les autres statues d´homme, l´air tout à la fois grave et souriante –
le roi Amenemket III regarde droit devant lui, buste à la coiffe impériale de granit gris-noir –
une barque équipée d´un grand gouvernail avance sur le Nil –
un chien, un lapin, une souris en faïence courent dans le sable –
le buste de Nefertiti –
un homme et une femme se promènent dans un jardin en dansant, séparés par une rose.
D´autres vies, d´autres formes, d´autres visages, d´autres mondes, d´autres possibilités.
Parmi les musées que je visite, il y a aussi le Dahlem Museum, où je suis retourné plusieurs fois. Arts indiens, africains, océaniens, amérindiens dont les structures et les formes toujours étonnantes et dynamiques me communiquent quelque vigueur pour retourner dehors, dans le chaos et le bruit.
Bratislava, deux ans après la chute du mur de Berlin: le centre-ville est en chantier, à l´accueil d´un hôtel une femme qui ne me salue même pas me dit qu´ici on paye en dollars – je fous le camp. Il faut que je traverse en tramway une immense zone industrielle (plusieurs usines d´automobiles dont Citroën) avant d´atteindre un camping. Le lendemain, depuis le château, j´aurai une perspective impressionnante sur la cité moderne vue par les technocrates communistes: de l´autre côté du Danube, des immeubles blancs sur des centaines et des centaines de mètres, sans aucun arbre ni jardin: des blocs de béton chus d´un désastre moderne, pour caser je ne sais quelle espèce humaine.
A l´institut français, je parle avec le bibliothécaire visiblement stressé : il m´explique qu´il doit faire attention à ce qu´on ne vole pas les livres: seule bonne nouvelle de ce périple slovaque … qu´il y ait encore des hommes pour voler des livres.
Je suis à Kwakiutl, sur la côte pacifique du Canada, au nord de Vancouver. Je découvre une série de masques très colorés, très lumineux, dans l´obscurité de la nuit. C´est le Potlach, fête rituelle indienne, et je suis invité à cette fête, après analyse sanguine qui a permis de déterminer que j´avais du sang indien, moi l´Européen, tout au fond de la cervelle. Depuis que je suis à Kwakiutl, je me suis mis, peut-être sous l´effet de l´air (et de rien d´autre !), à parler le kwakwala, sans le moindre accent français me dit-on partout dans le village (je soupçonne qu´on se moque de moi). Tous les hommes qui sont ici, d´ailleurs, sont comme moi : ils découvrent ou plutôt redécouvrent leur langue, langue qui leur a été interdit de parler pendant plusieurs générations. Et ils sont tous revenus à Kwakiutl il y a maintenant vingt ou trente ans, après des années d´existence hagarde („désorientation culturelle“ me dit l´un d´entre eux) dans les villes canadiennes. Les masques sont les vrais visages des hommes, des femmes et des enfants de cette côte. Ils sont rouges, verts, jaunes, bleus, blancs, noirs, couleurs fantastiques et naturelles à la fois. Ils sont en bois et ont les yeux grands ouverts, la peau-écorce est traversée de flammes solaires. Ils sont têtes de moustique, de loup, d´abeille, ils sont têtes d´homme et de singe, avec des barreaux couvrant leurs faces, ils sont le soleil, ils sont la lune, ils sont à la fois le soleil, la lune et le ciel nocturne, ils sont l´esprit de la forêt („hommes du sol terrestre“), ils sont têtes de corbeau, d´oiseau-tonnerre, d´aigle. Ils sont l´expression d´autres forces, d´autres vitalités, pleins de la Dugwala. Et ils sont aussi tous les êtres morts, les ancêtres au cœur de la forêt et de la terre, les insectes, les animaux souterrains, ils emmènent les hommes qui les portent dans une maison invisible où les consciences de la vie et de la mort s´associent curieusement, et ne font plus qu´une seule conscience.
J´ai porté tous les masques les uns après les autres, j´ai appris à oublier leur lourdeur, à ne plus être que le danseur rythmant son pas aux sons rapides et secs des crécelles, mille branches ou mille os que l´on casse, et j´ai été loup, feu du grand astre, l´ami fou, moustique, corbeau, et l´ami mort auquel j´ai emprunté la voix pour chanter quelques-unes de ses chansons composées sous terre, tristes, infiniment tristes. Enfin, la fête s´achevant au petit jour (tout le monde était endormi, et je me suis absenté sans réveiller personne), je me suis noyé dans un lac, j´ai senti un instant mon cœur foudroyé par la lumière du jour après de longues heures passées dans la vase aux côtés du crapaud, je suis retourné dans la mer, dansant toujours, et je me suis retrouvé au milieu d´une ronde qui n´était composée ni d´animaux, ni d´étoiles, mais de sons et de couleurs berlinoises, au milieu de la foule qui ne cessait de longer le mur ce mercredi après-midi.
La ville se fragmente
éclats d´un miroir
collés sur le mur
et renvoyant mille images
tableaux composés
de traits et de flèches
tracés dans l´urgence
où se mêlent immeubles
et wagons de métro
feu rouge orange et vert
ciel et trottoir
fenêtres, reflets
toutes les couleurs
tous les sons
bouteilles de verre
remplies selon la note
et d´où jaillissent
des sons aigus
une musique brisée
Glasmusik
coups vifs et enchaînés
des marteaux
miettes du mur
vendues à tous les coins de rue
morceaux rouges
verts et toujours noirs
la ville part en morceaux
pluie d´atomes
de sons parfois cassants
comme ceux de cette voix
hast-Du ´n paar Groschen ?
ou le frottement des roues
sur les rails du métro
taches de peinture
des mots mais peu de phrases
jokes
no future… for the wall
points d´interrogation
peu de sens
journées historiques
partant en éclats
en poussières
ou feu de forêt
avalé par Krishna
et au fond de ma cervelle
feu
coup de gong
étincelant
DÉFLAGRATION !
Dada Berlin. Sur les murs des immeubles, sur les fenêtres, sur les emplacements publicitaires, en première page des journaux, je verrais mieux des slogans dadaïstes, comme des coups de pioche de l´esprit qui veut du neuf, et pas les mêmes rengaines sur l´avenir national et je ne sais quelles autres fadaises. Un peu de feu pour brûler la pierre du mur et effacer les vieux graffitis.
Assis à un carrefour désert parce que disparu il y a quarante ans – je l´ai retrouvé á l´aide d´une vieille photo -, j´entends Johannes Baader gueuler contre l´ordre inane des choses.
Qu´est-ce qu´un dadaïste ? „Un dadaïste est un homme qui aime la vie dans ses formes les plus singulières et qui dit : je sais bien que la vie n´est pas ici seulement, mais qu´elle est aussi là, là, là (da, da, da ist das Leben) ! Par conséquent le véritable dadaïste maîtrise tout le registre des expressions vitales humaines, depuis l´autopersiflage jusqu´à la parole sacrée de la liturgie religieuse sur ce globe terrestre qui appartient à tous les hommes. Et je vais tout faire pour que des hommes vivent sur cette Terre à l´avenir. Des hommes qui soient maîtres de leur esprit et qui à l´aide de celui-ci recrééront l´humanité“.
Fondé après le groupe de Zürich animé par Tzara, le Club Dada de Berlin s´était fait connaître par ses coups d´ éclat. Raoul Hausmann, Richard Huelsenbeck, Johannes Baader et tous ceux qui gravitaient autour d´eux étaient très critiques à l´égard des sociaux-démocrates appuyés par l´armée qui avaient fondé la République de Weimar. Pour eux, qui étaient soit communistes, soit anarchistes, la domination politique, économique et culturelle de la bourgeoisie allemande désavouée par la première guerre mondiale était insupportable, et toutes les formes artistiques devaient servir avant tout à balayer la médiocrité culturelle de l´époque, et à en finir avec l´esclavage social et spirituel de l´homme moderne. L´Eglise comme l´Etat étaient dénoncés, parce qu´ils aliénaient chacun à leur manière ceux qui leur obéissaient.
Baader était devenu le spécialiste des actions de commando dirigées contre les institutions. Un jour il interrompit un sermon à la cathédrale de Berlin par un tonitruant Gott ist uns Wurscht (qu´on peut à peu près traduire par „Dieu on s´en tape !“). Un autre jour il jeta des exemplaires du Grüne Leiche (le Cadavre vert), le journal dada qu´il avait créé, en pleine séance de l´Assemblée nationale…
Ce sont des déclarations comme celles-ci qui font la force à la fois grave et grotesque de Dada Berlin :
„L´homme nouveau prononce ce discours devant ses auditeurs: cherchez un centre pour votre vie et recommencez à croire aux grandes qualités des païens. Où est votre Plutarque, qui vous apprendra ce que cela signifie de mourir pour des choses spirituelles ? Vous n´avez pas de rapport aux choses, vous laissez les petites choses de côté pour vous tourner vers les grandes montagnes fictives, et vous cherchez le paradis partout. Pourquoi ne pensez-vous pas à ce qui fait que le monde est grand et fécond ?“ (Richard Huelsenbeck)
George Grosz, Gesang an die Welt:
Ach knallige Welt, du Lunapark,
Du seliges Abnormalitätenkabinett,
Paß auf ! Hier kommt Grosz,
Der traurigste Mensch in Europa,
„Ein Phänomen an Trauer“.
Turbulence du monde !
Qu´est-ce que l´homme a inventé ?
Le vélo – l´ascenseur – la guillotine – les musées,
La variété – le frac – le musée Grévin,
La sombre Manille —
Les prisons en pierre grises
Et les parasols scintillants
Et les nuits de carnaval
Et les masques
Regardez !!! Deux singes font des claquettes au cabaret.
La criminalité augmente,
La périphérie se gondole de rire –
A ta santé, Max ! Là-haut une mouche humaine court sur des plaques de verre !!
Mouvement ! Et que ça chauffe !
L´homme masqué !!!!
Georges le Bœuf !!!!
Champion of the world !!!!
Le spectacle-éclat !!
Le murmure des billets de banque !!
Saluuuut !!!
L´assassinat de Jean Jaurès !!
L´explosion du vélodrome !!
Le sensationnel incendie du gratte-ciel !!
Le nouvel attentat des hommes du téléphone !!
Le mouvement continue.
Des milliers d´hommes meurent sans avoir vu le Gulf Stream.
J´ai écrit que les ruines du présent ne pouvaient pas présager, pour moi, un avenir quelque peu souriant. En vérité, je suis partagé. La découverte des paysages de ruines modernes, même celui que constitue pour une bonne part Berlin, m´entraine souvent dans une rêverie qui me fait sortir de l´époque et m´aide finalement à m´imaginer qu´au-delà de ces maisons effondrées, de ces murs démolis, de ces constructions monumentales rendues éphémères par la folie guerrière des hommes, s´ouvrent les voies d´un possible renouvellement. De quelle nature ? Cela reste à élucider. J´aimerais, par exemple, voir Berlin livré à la végétation et aux animaux des lacs qui sont situés à quelques kilomètres de la ville. Que l´on tarde à rebâtir me fait espérer l´apparition lente, aux milieu des décombres, d´une vie moins sauvage que celle de la foule des photographies de la Potsdamer Platz et de l´Alexander Platz. Au fond, je pressens toujours la guerre et la destruction au milieu des foules, même les plus sages. Le chiffre, la quantité sont facteurs de catastrophe inéluctable pour moi. Et j´éprouve une certaine sympathie pour les théories politico-économiques de Rousseau, qui ne peut penser un développement heureux et démocratique d´une population que sur une île montagneuse, telle la Corse, dont les obstacles naturels tiennent les groupes d´habitants les uns à l´écart des autres, en bonne entente…
Oui, le surgissement naturel d´une forêt dans les ruines berlinoises, au beau milieu du Niemandsland, me plairait, comme une image démesurément reflétée de l´arbre dans l´immeuble viennois de Hundertwasser. Il faudrait pour cela cesser de projeter un monde (cité idéale, technopole), et laisser simplement devenir les choses.
Pour le moment, le bruit et la vitesse de chacun de nos gestes, de chacune de nos paroles, désarticulent, à un degré parfois infinitésimal, le monde dans lequel nous tentons de vivre. Nos mots, nos actes les plus insignifiants blessent, défigurent, détruisent même. Le „chant au monde“ de Grosz est aussi vertigineux et catastrophique que le monde des premières techniques modernes dans lequel il surgit: il répète ou reproduit l´ensemble tumultueux de nos vies et de nos objets. La voix d´Orphée, si elle devait resurgir, serait brisée par le chaos sonore de l´époque.
Je voudrais qu´une volonté, une volonté générale, travaille les lieux, non pas une volonté de bâtir, d´emplir l´espace, mais une volonté de l´esprit et du corps d´habiter le monde dans toute son ampleur, dans toute son épaisseur, dans toute sa diversité. Avec ses courants, avec ses croissances, avec toutes ses forces, avec ses intempéries même. Volonté qui, selon moi, ferait que moins de murs soient élevés pour cacher l´horizon, et moins de constructions gigantesques échafaudées. Je rêve pourtant de bâtiments et de communautés, mais qui soient articulés à un ensemble plus vaste.
Je marche une dernière fois le long du mur dont il ne restera bientôt plus rien (certains morceaux sont transportés dans des musées – il faut bien les remplir).
Couleurs printanières du ciel, traversé par un léger vent.
Je ferme les yeux quelques instants, puis les rouvre.
Je regarde un long moment l´espace entre les deux moitiés de la ville, cet espace béant et incroyable, ce vide qui s´offre au marcheur sans destination.

Laurent MARGANTIN

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Histoires d’almanach et chronique des sentiments

S’inscrivant dans la tradition des auteurs d’ Histoires d’almanach, tels Johann Peter Hebel ou Bertolt Brecht, Alexander Kluge se définit comme un chroniqueur. Il est l’auteur d’une immense Chronique des sentiments. L’image du chroniqueur – «et celle de ma vie», précise-t-il – est celle de Saint Jérôme en son étude, c’est à dire celle «du moine qui, à un moment donné au Moyen Âge, s’appuie sur des textes étrangers et les transmets».
Le texte qui suit fait l’objet d‘une petite suite
Saint Jerome en son étude par  Antonello da Messina aux environ de 1475

« Saint Jerome en son étude » par Antonello da Messina
aux environ de 1475

Je trouve cette peinture du père des humanistes par Antonello de Messine particulièrement intéressante – il en existe une de Dürer – en raison notamment de l’ouverture sur l’extérieur du cabinet d’études. Il est à la fois dans une séparation et dans une relation au monde.
Alexander Kluge a, au passage du 20ème au 21ème siècle, publié une Chroniques des sentiments (Chronik der Gefühle), vaste opus de 2000 pages et 800 histoires avec la volonté affichée de réaliser une collecte à transmettre. Une cinquantaine de ces histoires, quelques 250 pages, ont été traduites par Pierre Deshusses et publiées aux éditions Gallimard en 2003.

Chronique

Le Littré  nous donne comme définition du mot chronique ceci :
1 Annales selon l’ordre des temps, par opposition à histoire où les faits sont étudiés dans leurs causes et leurs suites. Je veux que la valeur de ses aïeux antiques Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques, [Boileau, Sat. V] Il [le roi de Prusse] perdra ses États pour avoir fait des épigrammes ; ce sera du moins une aventure unique dans les chroniques de ce monde, [Voltaire, Lettr. Chauvelin, 3 octobre 1760]
2 Fig. La chronique, les chroniques, ce qui se débite de petites nouvelles courantes. Ces histoires de morts lamentables, tragiques, Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques, [Boileau, Sat. X]
On a l’idée de petites nouvelles. Et on remarquera que dans la citation de Voltaire pointe déjà quelque chose d’une chronique de sentiments : perdre ses états pour avoir fait des épigrammes.
Parmi les traductions de Saint Jérôme, modèle pour Kluge, figure La Chronique universelle d’Eusèbe de Césarée, lequel «donnait un exemple précis de ce qui distinguait histoire et chronique : la chronique était un abrégé, l’histoire un récit tout à fait complet. Cassiodore ne dit pas autre chose s’appuyant expressément sur Eusèbe, il définit les chroniques comme imagines historiarum brevissimaeque temporum commemorationes : des ombres d’histoires, de très brèves évocations des temps».
(Guenée Bernard. Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Âge.)
Des ombres d’histoire voilà qui est intéressant pour quelqu’un qui comme Kluge évoquera dans Die Lücke die der Teufel lässt (Les interstices du Diable) ouvrage qui prend la suite de la Chronique des sentiments  la «dimension spectrale des faits objectifs». ( Die «  Geisterwelt » der «objectiven Tatsachen»).
Les faits ont-ils une ombre ? A contrario, s’ils n’en avaient pas y aurait-il littérature ?
Restons encore un instant sur le mot chronique, sans fouiller plus avant dans ce qui distingue annales, chronique et histoire longtemps quasi synonymes, mais en rapprochant la notion telle qu’elle figure chez Alexander Kluge d’une autre tradition, celle des histoires d’almanach. Genre d’abord mineur, ces histoires souvent satiriques regroupées pour accompagner le calendrier de l’année, Johann Peter Hebel les a transformées en chef d’œuvre littéraire dans son Ecrin de l’ami rhénan ( Schatzkästlein des rheinischen Hausfrends) qui servit de modèle à Kafka et à Brecht, auteur lui-aussi d’histoires d’almanach (Kalendergeschichten).
Dans la préface de ses Histoires d’Almanach, Johann Peter Hebel écrit :
« Le motif de la publication de ce livre justifiera le titre que nous lui avons donné, et le titre justifiera la publication. C’est en effet l’auteur du livre qui, depuis quatre ans, a fourni à l’almanach badois intitulé Der Rheinländische Hausfreund les sujets qu’il contient ; la librairie J.G. Cotta a pensé qu’il serait dommage de laisser les meilleurs morceaux confinés dans le cercle des acheteurs de l’almanach, et de les voir disparaître sans retour avec l’année pour laquelle ils ont été écrits ; il les imprime donc en un petit volume séparé en même temps que les morceaux médiocres, afin que ceux-ci fassent mieux ressortir ceux-là.
Notre aimable lecteur voudra bien se rappeler qu’il a déjà entendu raconter ou lu autre part plusieurs de ces récits et anecdotes, ne fut-ce que dans le Vade mecum sorte de domaine commun à tous, dans lequel l’auteur lui-même a fait une partie de sa récolte. Cependant il ne s’en est pas tenu à une simple copie ; il s’est efforcé de donner à ces enfants du rire et de la belle humeur, un habit pimpant et coquet : et s’ils plaisent ainsi au public, son vœu le plus cher est réalisé, et il ne prétend à aucun autre droit sur ces enfants »
Trad : M. Ch. Feuillié accessible sur Gallica
Hebel ne prétend à aucun autre droit sur ses œuvres. Nous sommes au tout début du 19ème siècle. On peut retenir de cette préface que les histoires sont rassemblées dans un livre pour prolonger leur existence au-delà de l’année pour laquelle elles avaient été écrites. On ne choisit pas seulement les meilleures histoires car elles ne peuvent ressortir comme meilleures que s’il y en a de moins bonnes. Mais surtout, ce sont des histoires du domaine public où elles ont été collectées, elles appartiennent à tout le monde. Les histoires sont le plus souvent déjà là. Elles n’ont cependant pas été simplement recopiées mais parées d’un bel habit. Autant de choses que Kluge peut faire et fait siennes. Il s’inscrit dans la tradition des histoires d’almanach, celle de la collecte d’histoires préexistantes retravaillées pour être transmises, activité qu’il prête à Saint Jérôme. Ces histoires n’imposent pas une lecture continue. On y puise au gré de son envie ou de ce qui accroche le lecteur. En ce sens on n’a jamais fini de les lire. N’est-ce pas aussi un peu ce qui se passe avec nos blogs ?
Les frères Grimm ne sont-ils pas aussi des modèles de chroniqueurs ? Leur chronique ou leurs histoires d’almanach à eux s’appellent des contes. Contes pour les enfants et la maison.
A. Kluge est un conteur.

Sentiments

Mais que dire de cette étrange association de la chronique et des sentiments ?
Qu’appelle-t-on des sentiments et comment cela se chronique-t-il ? Je vais pour répondre à cette question faire appel à un autre livre de Kluge de parution récente en français, aux Presses universitaires de Lyon : L’utopie de sentiments / essais et histoires de cinéma. Cela nous rappelle que A. Kluge est aussi cinéaste et homme de télévision. L’un des textes Sur le sentiment / une contribution au débat contient une définition de la grande encyclopédie Brockhaus, du 18ème siècle :
Gefühl [sentiment], un mode élémentaire de l’expérience de vivre. […] Il faut distinguer entre les dimensions du s. : bienheureux/ malheureux, maussade / exalté, ensuite selon la nature forte ou faible du s., mais cette dernière distinction à son tour ne coïncide pas avec l’opposition profond / superficiel. Un s. à la fois fort et profond serait un s. passionné
Selon L. Klages, il existe des s. qui contiennent le monde; des s. riches en images, à côté de s. violents, étriqués et pauvres en images. [ … ] la confusion de l’usage, qui nomme s. des impressions sensorielles, comme dans « sentiment de froid », est rejetée par la psychologie. En revanche la gradation des s. en fonction de leur degré d’intimité avec le corps est très significative. L’échelle conduit ici du s. d’agréable fatigue après un effort physique jusqu’aux s. esthétiques et éthiques, fort éloignés du corps, que sont la piété et le remords, le sentiment de culpabilité, etc. […]
La valeur accordée à la vie du s. en général ou le choix des s. souhaitables ou admissibles dépendent au plus haut point des principes fondamentaux des différentes époques et des différentes cultures. Il est inexact que les femmes sont, davantage que les hommes, déterminées par le s. dans leur manière d’agir (> affect > émotion > sens commun).
Le champ est vaste. Si le travail des sentiments comme dit Kluge est le même, les traductions éclairent le mot différemment. Il en donne une liste en anglais : feeling, affectation, emotion, sentiment, passion. En français Gefühl est à la fois le sentiment, la sensation, la sensibilité. Une scène de son film Pouvoir des sentiments montre un machiniste entrain de visser une vis. Il dit : «quand on visse une vis, il faut le faire avec du sentiment». On aurait pu traduire bien sûr par avec doigté. Car le sentiment c’est aussi ce que l’on a au bout des doigts, ce que l’on perçoit par nos organes. Passé le jeu de mot entre le père la vis et la mère le écrou, il observe que la temporalité de la tendresse est absente du film érotique.
«La poétique du drame au cinéma est toujours trop pressée pour le sentiment».
La Chronique des sentiments a l’ambition d’une vaste collecte destinée non pas comme l’almanach à faire le bilan d’une année mais constituer un vaste inventaire en vue du passage du siècle. Le texte est paru en l’an 2000. Les sentiments sont comme les Celtes, ils sont partout mais on ne les voit pas. Ils sont les ancêtres qu’on traîne avec nous.
«Les Celtes, nos ancêtres vivant entre la Mer noire et la Bretagne, sont présents partout, dit-on, mais de manière invisible. Il en est ainsi pour les sentiments. Quand vous chatouillez quelqu’un, il s’avère que depuis quinze millions d’années un être qui nous ressemble est disposé à rire, ce qui signifie qu’un éveil des consciences, voire un processus d’émancipation peut se fonder sur la rate car sur celle-ci nous n’avons aucune emprise. Eulenspiegel [Till l’espiègle] avait déjà compris cela. Voici donc ma tradition, ce en quoi j’ai foi : constituer une sorte d’inventaire, avec la méticulosité du chroniqueur ou de l’archiviste, tel Montaigne vers la fin des guerres de religion. Quels choix effectuerions-nous dans l’hypothèse d’un bilan inaugural du XXIe siècle, si nous nous mettions à faire l’inventaire de tous les sentiments que nous sommes capables d’éprouver ? Pour l’occasion il s’agira alors de mettre l’accent sur le fait qu’un éveil de la conscience trouvant son origine du côté de la subjectivité pourrait nécessiter des ressources incluant l’erreur, les défauts de caractère, la paresse, l’habitude, puisqu’il semble évident que l’appui de nos simples qualités n’y saurait suffire» .
Alexander Kluge,  (entretien avec Jörg Becker), Neue Zürcher Eröffnungsbilanz des 21. Jahrhunderts. J’ai repris la traduction dans l’essai de Tobias Vincent Powald, La Chronique des sentiments de Alexander Kluge : l’héritage des Essais de Michel de Montaigne après Auschwitz et Stalingrad, TRANS- [En ligne], 4 | 2007, mis en ligne le 18 juillet 2007, consulté le 25 février 2015. URL : http://trans.revues.org/197
Les sentiments pour être invisibles car absorbés par la superstructure ne sont pas impuissants. Ils sont l’irréalisé de l’histoire. Kluge cherche l’intersection, l’endroit dans lequel se meut la vie, le point où cela aurait pu bifurquer autrement. Qu’est ce qui paralyse Gorbatchev devant les putschistes ? D’où vient la réserve d’énergie pour jeter un pont sur la Bérézina ? Pourquoi Heidegger n’est-il pas devenu directeur de la brigade d’accompagnement pédagogique du Führer ? Etc…
«Le sentiment est fait de ce qui n’est pas consommé»
Les sentiments sont sous l’emprise de la raison. Les en libérer ou plutôt trouver un nouveau modus vivendi entre les Lumières et les sens, tel semble être le projet de Alexandre Kluge.
A ceux qui en France se demandent si l’intime peut-être révolutionnaire, Kluge rappelle qu’il y a eu, en 1967, en Allemagne, un Léniniste du sentiment, un ancien noble devenu «bio-bolchéviste» : «Avec la distance, on peut dire que sa contribution a consisté à avoir engrossé 26 camarades femmes». Sans que personne ne s’en aperçoive. Il refusa de payer la moindre pension alimentaire.
Je termine cette ébauche par l’une des courtes histoires contenue dans la Chronique des sentiments. Elle est intitulée : Femme petite avec talons hauts. La voici dans son intégralité.
«La chanteuse avance à pas rapides. Ce soir, elle va jouer le rôle de la Tosca. Comme elle n’est pas très grande, elle porte des souliers à talons hauts.
Intérieurement, presque imperceptiblement, elle ressent quelque chose qui peut s’exprimer ainsi: TU VAS TOMBER. Cette impression est cachée par la nature du rôle de la Tosca, l’abandon passionné, le désir de meurtre quand il n’y a plus d’autre solution; cachée par les sentiments d’Aïda qu’elle a chanté la saison précédente. Et pourtant cette impression n’est pas sans pouvoir, elle a un passé.
Lorsque nous étions encore des reptiles, nous ne connaissions aucune impression, rien que l’action. Repos – attente – attaque ou fuite.
Puis vinrent les époques glaciaires. Lorsqu’il faisait très froid sur notre planète bleue, nous repensions souvent avec nostalgie aux mères primitives et à leurs 37 degrés. Nous apprîmes à avoir des impressions, à dire par exemple : trop chaud, trop froid.
Faire la distinction entre les deux et regretter l’un ou l’autre : tel est le pouvoir des impressions.
Tout le reste n’est que combinaisons.
Mes grands-parents étaient de simples paysans. Jusqu’à la naissance du Christ, cela fait soixante-quatre billions d’ancêtres. Chacun de ces ancêtres est apparenté à une créature qui grimpait aux arbres, ancêtre de tous les ancêtres, et dont les impressions comme : S’endormir, bon ! Mordre, aïe ! etc. réduisent leur GÉNÉALOGIE à une seule double d’impression: chaud/froid.
La côte d’Adam était en effet une nostalgie amplifiée quand il se mit à faire plus froid. 37 degrés dans les eaux chaudes des mers primitives. Impossible de l’oublier, souvenir qui revenait dans la froidure, petit feu qui s’allumait au· fond de nous. À l’origine de tout ça, les vibrations de couleurs des atomes. En ce sens, la musique est plus ancienne que le sentiment»
Note de l’auteur : Le noyau de l’atome contient trois couleurs impossibles à distinguer tant qu’elles sont ensemble. Indifférentes, sans rien de particulier. Mais si l’une de ces couleurs est éloignée de quelques mètres seulement, un DÉSIR NOSTALGIQUE cherche à la ramener avec une énergie telle qu’elle serait capable d’éclairer notre planète pendant environ trois semaines; et ce ne serait là que l’une des parties dont sont faits les éléments plus petits que l’atome.
Ouvrages utilisés
Guenée Bernard. Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Âge. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 28e année, N. 4, 1973. pp. 997-1016.  url : /web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1973_num_28_4_293399 Consulté le 23 février 2015 )

Brecht Kalendergeschichten0001Chronique des sentiments

Bertolt Brecht Kalendergeschichten (Aufbau Verlag RDA)
Alexander KLuge Chronique des sentiments (Gallimard)
Alexander Kluge L’utopie des sentiments (Presses universitaires de Lyon)
Johann Peter Hebel Histoires d’almanach (Editions José Corti)
Alexander Kluge Die Lücke, die der Teufel läßt – Im Umfeld des neuen Jahrhunderts (Suhrkamp)
L'utopie des sentimentsHistoires d'almanachKluge Die Lücke die der Teufel
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Victor Klemperer (LTI) : Le premier mot nazi

Second extrait du LTI (Lingua tertii imperii), la langue du IIIème Reich, de Victor Klemperer. Le précédent portait sur la toxicité des mots. Le premier mot nazi Strafexpedition, composé en français de deux mots expédition punitive, n’aurait pas tant marqué Klemperer s’il n’avait été, raconte-t-il, associé à la perte d’un ami, un jeune homme qu’il avait accueilli chez lui, dont il avait suivi la formation et qui a viré nazi. Le premier mot nazi apparaît au cours de la dernière conservation téléphonique que Klemperer a eu avec lui .
«  Comment ça va à l’usine ? lui demandai-je.
Très bien ! répondit-il. Hier, c’était un très grand jour pour nous. Quelques communistes culottés s’étaient incrustés à Okrilla, alors nous avons organisé une expédition punitive [Strafexpedition]
– Vous avez fait quoi ?
– Eh bien, on les a fait passer par les verges, c’est-à-dire par nos matraques en caoutchouc, avec un peu de ricin, rien de sanglant mais très efficace tout de même, une expédition punitive, quoi.
Expédition punitive est le premier mot que j’ai ressenti comme spécifiquement nazi, c’est le tout premier de ma LTI et le tout dernier que j’ai entendu de la bouche de T. ; je raccrochai sans même prendre la peine de refuser son invitation.
Tout ce que je pouvais imaginer d’arrogance brutale et de mépris envers ce qui est étranger à soi se trouvait condensé dans ce mot expédition punitive ; il avait une résonance si coloniale qu’on imaginait un village nègre cerné de toutes parts et qu’on entendait le claquement du fouet en cuir d’hippopotame. Plus tard, mais hélas cela ne dura pas, ce souvenir eut aussi, en dépit de son amertume, quelque chose de réconfortant pour moi. Un peu de ricin : il était tellement clair que cette opération imitait les pratiques fascistes des Italiens; il me semblait que tout le nazisme n’était rien d’autre qu’une infection italienne. Mais cette consolation disparut devant la vérité qui se dévoilait, comme s’estompe une brume matinale ; le péché nazi, capital et mortel, était allemand et non italien.
Même le souvenir de ce mot nazi (ou fasciste) qu’était expédition punitive se serait certainement envolé, pour moi comme pour des millions d’autres gens, s’il n’avait été associé à un événement personnel. Car cette expression n’appartient qu’aux débuts du Troisième Reich, elle a été rendue caduque par la simple institution de ce régime, comme la flèche est rendue caduque par la bombe. Les expéditions punitives, semi-privées et exécutées en amateur, furent immédiatement remplacées par l’action policière, régulière et officielle, et le ricin par les camps de concentration. Et, six ans après le commencement du Troisième Reich, le tumulte des expéditions punitives à l’intérieur de l’Allemagne, devenues actions policières, fut couverte par le vacarme de la guerre mondiale que ses instigateurs avaient également conçue comme un genre d’expédition punitive contre tous les peuples méprisés. C’est ainsi que les mots disparaissent »
Victor Klemperer LTI , La langue du IIIème Reich Albin Michel pages 71 -72
Traduit et annoté par Elisabeth Guillot
Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat
Existe aussi en Livre de poche
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Victor Klemperer(LTI) : la toxicité des mots

Victor Klemperer avait à partir de 1933, l’arrivée de Hitler au pouvoir, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale «observé de l’intérieur» les effets du nazisme sur la langue et sur ceux qui la parlent. Il a publié en 1947 dans la zone soviétique de l’Allemagne une partie de son journal sous l’appellation LTI (Lingua tertii imperii), la langue du IIIème Reich, son Carnet de notes d’un philologue.
Victor Klemperer (1881-1960) était philologue, spécialiste du 18ème siècle français. Juif il a échappé à la déportation parce que marié à une aryenne. Cependant les Juifs «protégés» par le mariage mixte allaient à leur tour être convoqués et mais il y échappe de justesse par le bombardement allié de Dresde. Destitué de son poste à l’université de Dresde, porteur de l’étoile jaune, interdit de radio, de tramway, de bibliothèque, il est affecté comme manœuvre dans une usine. Il adopte une stratégie de survie et de résistance consistant à se lever tous les jours à 4 heures du matin pour tenir son journal avant d’affronter les 10 heures de travail quotidiens.
Ce journal, il le compare au balancier d’un équilibriste qui empêche de tomber dans le désespoir. LTI sera le code secret de sa liberté intérieure.
«J’observais de plus en plus minutieusement la façon de parler des ouvriers à l’usine, celle de brutes de la Gestapo et comment l’on s’exprimait chez nous, dans ce jardin zoologique des Juifs en cage. Il n’y avait pas de différences notables. Non, à vrai dire, il n’y en avait aucune. Tous, partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles»
Il découvre alors que la langue du nazisme est le terreau qui nourrit les crimes et que les moyens de propagande les plus puissants ne sont pas les discours de Hitler ou de Goebbels mais se trouvent dans la toxicité des mots.
« Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. On a coutume de prendre ce distique de Schiller, qui parle de la langue cultivée qui poétise et pense à ta place, dans un sens purement esthétique et, pour ainsi dire, anodin. Un vers réussi, dans une langue cultivée, ne prouve en rien la force poétique de celui qui l’a trouvé; il n’est pas si difficile, dans une langue éminemment cultivée, de se donner l’air d’un poète et d’un penseur.
Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’héroïque et vertueux, dit pendant assez longtemps. fanatique, il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables fanatique et fanatisme n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années. »
Victor Klemperer LTI , La langue du IIIème Reich. Traduction Elisabeth Guillot.
Albin Michel page 38
Existe aussi en Livre de poche

 

 

 

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Résonances actuelles des écrits de Christa Wolf

Vient de paraître (15 janvier 2015), de Christa Wolf, Lire, écrire vivre (Christian Bourgois). Après un récit, August, le journal d’un jour dans l’année, Mon nouveau siècle (Seuil), on peut découvrir des inédits en français témoignant d’une autre facette de l’auteure, sa dimension d’essayiste.
Berlin, int. Schriftstellergespräch, Christa WolfLe livre contient en effet plusieurs essais (sur Ingeborg Bachmann, sur Günter Grass et l’autobiographie ; le très fort Lire et écrire et sa quête de l’avenir de la prose sur lequel nous nous concentrerons), des discours comme celui, Réflexions sur un point aveugle, prononcé au Congrès de l’Association internationale de psychanalyse et celui sur Uwe Johnson. Il y a aussi, sinon ce ne serait pas Christa Wolf, un écrit sur la remémoration d’un discours, la très courageuse prise de parole à la cession plénière du Comité central du SED (parti communiste de la RDA) en 1965. J’aurai l’occasion de revenir ultérieurement sur cette rupture décisive des relations entre le pouvoir et les intellectuels puisqu’il aura des conséquences aussi pour Heiner Müller qu’elle ne cite pas et d’autres. Les éditeurs voulaient présenter également d’autres aspects de sa « poétique du quotidien », teintée d’humour, avec le texte sur Gerhard Wolf cherchant quoi cuisiner pour ses invités, Lui et moi et aussi La séance photo à L.A. En termes de publications, les textes s’échelonnent de 1972 à 2012.Ils ont été écrits entre 1966 et 2010.

Lectures pour de sombres temps

« Sur cette planète qui va s’assombrissant et où nous demeurons, sur le point de nous taire, reculant devant la folie grandissante, quittant les contrées du cœur, abandonnant toute pensée et prenant congé de tant de sentiments, qui ne comprendrait pas soudain – lorsqu’elle retentit encore une fois, retentit pour celui qui l’écoute – ce que c’est : une voix humaine ? »
Ingeborg Bachmann, Musique et poésie.
Cet extrait d’Ingeborg Bachmann ouvre le livre et lui permet d’emblée de résonner dans notre sombre actualité. Le premier texte de 1966 traite de La vérité qu’il faut affronter. Christa Wolf décèle dans l’œuvre de la poète et romancière autrichienne qu’elle admirait comme motif central : «devenir voyant, rendre les autres voyants», quelque-chose qui deviendra programmatique pour l’auteure de Cassandre. C’est écrit en des temps de glaciation en RDA avec pour les auteurs la question :
« Pourquoi écrire, alors qu’il n’y a plus de commande d’en haut ni, du reste, de commande du tout et qu’aucune ne fait plus illusion ? Dans quelle direction écrire, pour qui s’exprimer, et exprimer quoi, devant les gens, dans ce monde »
Heiner Müller décrira lui-aussi cette situation de fin de mission (dans La Mission) qui n’est pas la fin de l’histoire. Cependant, à mesure que l’histoire avance, elle déplace avec elle ses cadres de compréhension.
Plusieurs questions ou thèmes traversent le livre : la perception (voir le monde mais qu’est-ce que le monde, le miroir, le point aveugle) ; l’avenir de la prose (son rapport à la réalité, la question du réalisme) ; l’humanisme (qui n’est pas inné).
Quel est l’avenir de la prose dès lors que l’histoire devient la chose des historiens, la société celle des sociologues, quand la réalité et les sciences, la prolifération médiatique se retournent contre les prosateurs ? Le salut vient du principe d’incertitude de Heisenberg, de la partie non mesurable du monde, avec cette notion formidable de «l’exactitude fantastique» qu’elle trouve aussi bien dans le Lenz de Georg Büchner que dans des rapports de physiciens obligés, pour rendre compte de leurs connaissances, de parler « comme des poètes ».
Pour Christa Wolf, la littérature n’est pas un miroir :
« Laissons aux miroirs ce qui leur est propre : refléter. C’est tout ce qu’ils savent faire. Littérature et réalité ne se font pas face comme un miroir et l’objet reflété. Elle se fondent l’une dans l’autre dans la conscience de l’auteur.
En effet l’auteur est quelqu’un d’important. »
On pourrait finir par l’oublier. Certes, ce n’est donc pas demain que les robots écriront des romans mais cela n’empêchera pas l’industrie culturelle de nous vendre comme des romans des livres écrits par des robots.

Les points aveugles

S’il est beaucoup question de voir avec ou sans miroir, la dialectique conduit à s’interroger sur ce que l’on ne veut ou ne peut voir.
Le point aveugle est à la perception ce que l’oubli est à la mémoire. Excellent sujet pour un congrès de psychanalyse.
« Nos points aveugles, j’en suis convaincue, sont directement responsables des points de désolation sur notre planète. Auschwitz . L’archipel du Goulag. Coventry et Dresde. Tchernobyl. Le mur entre la RDA et la République fédérale. La déforestation au Vietnam. Les tours détruites du World Trade Center à New York. [le texte date de 2007, avant Fukushima ou, plus près de nous, Charlie Hebdo]
Ce seraient quelques exemples marquants d’une rage destructrice que libèrent les contradictions de notre époque. Nous nous habituons encore plus vite à ces « points de désolation » qui trouent la réalité à la surface de laquelle nous vivons : ces zones de en plus absurdement sécurisées où se rencontrent les dirigeants politique comme le G8. Prisons. Asiles de fous. Écoles transformées en quartiers de haute sécurité. Terrains d’essai pour missiles. Tout ce beau monde.
Nous tentons d’interpréter des symptômes isolés par des transferts d’argent mais surtout en renforçant les instruments de pouvoir afin de répondre à la violence par la violence. Là où croit le péril croit aussi ce qui sauve ? Je ne suis pas sûre que ces mots de Hölderlin vaillent encore. Nous sommes dans la situation absurde d’être dépendants des forces destructrices ; nous nous trouvons dans le même bateau, ou plus exactement le même navire de guerre et nous serons entraînés dans leur naufrage »
Ce n’est guère optimiste, le problème étant dans le différentiel de vitesse entre ce qui cause la perte et ce qui sauve.

Tweets

Il y a quelques phrases intéressantes qui se prêtent au partage par Twitter. J’en ai ainsi diffusé quelques-unes qui ont été relayées.
« Ne peut commencer à écrire que celui pour qui la réalité n’est plus évidente »
« La prose crée doublement de l’humain : par l’écriture et par la lecture »
« Il serait donc juste de dire qu’en écrivant nous devons réinventer le monde ? »
Je suis toujours très intéressé par les télescopages qui se produisent avec d’autres gazouillis venus d’horizons et de motivations totalement différents.
Exemple :
J’étais entrain de partager ce texte  sur le compte twitter du Sauterhin :
 » Je trouve dangereuse l’attitude cynique de la bourgeoisie actuelle qui déclare l’humanisme anachronique … » (Christa Wolf)
— Le SauteRhin (@LeSauteRhin) 28 Janvier 2015
quand est arrivé celui-ci :

Peu après, l’audition par la police d’un enfant de 8 ans soupçonné d' »apologie du terrorisme » sur plainte du directeur de son école signalait la perte d’humanité évoquée par Christa Wolf. Sale journée ! Il y a un livre et le contexte dans lequel on le lit.

Tabula rasa

Dans le texte Lire, écrire, Christa Wolf se livre à une expérience fictive de Tabula rasa. Elle consiste à imaginer que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu Elle décrit ainsi l’une des étapes :
« Pauvre, dévalisée , dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »
Elle veut ainsi caractériser sa génération. Cela vaut à fortiori pour ceux qui n’ ont pas lu de livre du tout.
Ne sommes-nous pas nous aussi mal partis ? N’avons nous pas un immense travail d’acculturation à faire et à inventer un nouvel humanisme, un humanisme digital, cette fois ?
Christa Wolf
Lire, écrire, vivre
Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein
Christian Bourgois éditeur
200 pages, 17 euros
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L’enfant obstiné, un conte des frères Grimm

117. Das eigensinnige Kind

Es war einmal ein Kind eigensinnig und that nicht, was seine Mutter haben wollte. Darum hatte der liebe Gott kein Wohlgefallen an ihm und ließ es krank werden und kein Arzt konnte ihm helfen, und in kurzem lag es auf dem Totenbettchen. Als es nun ins Grab versenkt und die Erde darüber hingedeckt war, so kam auf einmal sein Ärmchen wieder hervor und reicht in die Höhe, und wenn sie es hineinlegten und frische Erde darüber thaten, so half das nicht, und das Ärmchen kam immer wieder heraus. Da mußte die Mutter selbst zum Grabe gehen und mit der Rute auf’s Ärmchen schlagen, und wie sie das gethan hatte, zog es sich hinein, und das Kind hatte nun erst Ruhe unter der Erde.
Brüder Grimm: Kinder- und Hausmärchen – Kapitel 120

 

L’enfant obstiné
Il était une fois un enfant obstiné qui ne faisait pas ce que sa mère voulait. C’est la raison pour laquelle le bon dieu n’était pas satisfait de lui et le rendit malade tant qu’aucun médecin ne put l’aider et que bientôt il se retrouva sur un petit lit de mort. Ensuite, alors qu’il avait été descendu dans la tombe et recouvert de terre, tout d’un coup son petit bras sortit de terre et s’éleva dans l’air, et quand son petit bras fut remis dans la tombe et recouvert à nouveau de terre cela ne servit à rien, son petit bras ressortait. Alors la mère dut se rendre elle-même à la tombe pour frapper le petit bras avec une férule et quand elle l’eut fait le petit bras se retira dans la tombe et l’enfant trouva enfin le repos sous terre.
Les frères Grimm : Contes pour les enfants et la maison
Traduction Bernard Umbrecht
Dans son texte sur Heiner Müller, Kristin Schulz parle d’un conte de Grimm qui m’était totalement inconnu. Elle écrit :
« L’enfant mort du conte de Grimm, dont le bras main s’élève hors de la tombe, ne le se retire qu’après que la mère dans un dernier geste de punition l’ait frappé avec une férule. Contre ce traitement manuel du refoulement se dresse la conception de Müller du souvenir comme dialogue, la mémoire devient la reconnaissance du fond dont les morts veulent sortir et les textes acquièrent la fonction de pierres tombales ».
Elle évoquait aussi
« ce geste de punition jusque dans la mort équivaut au rituel d’enterrement consistant à jeter de la terre sur le cercueil, selon Müller un rituel barbare visant à maintenir les morts sous terre pour conjurer le scandale de la résurrection qui signifierait la fin de notre monde. (Müller Werke 2 page 177)
D’où l’idée d’aller rechercher ce conte qui s’avère largement méconnu. Il fait partie des contes cruels au même titre que le conte du genevrier. Je l’ai traduit en lui donnant comme titre l’enfant obstiné que je préfère à celui d’entêté et en rendant au mot Rute son sens de férule qui évoque mieux la punition que baguette comme j’ai pu le lire et que confirme cette illustration de Nikolaus Heidelbach :
Dessin de Nikolaus Heidelbach pour l'illustration de ce conte in  "Märchen der Brüder Grimm - Bilder von Nikolaus Heidelbach". Verlag Beltz & Gelberg, Weinheim

Dessin de Nikolaus Heidelbach pour l’illustration de ce conte in « Märchen der Brüder Grimm – Bilder von Nikolaus Heidelbach ». Verlag Beltz & Gelberg, Weinheim

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Romain Rolland et le Janvier rouge à Berlin  (1919)

Après la semaine sanglante à Berlin et l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, Romain Rolland publie dans l’Humanité des 16, 17 et 18 février 1919 des notes intitulées Janvier rouge à Berlin, un texte essentiellement consacré au récit des événements. Et dans lequel il commence, et c’est l’extrait publié ci-dessous, par lancer un cri d’alarme aux gouvernements de l’Entente sur les conséquences de ces assassinats. Hannah Arendt, pour sa part, évoquera la division durable de la gauche :
« Ainsi la mort de Rosa Luxemburg devint-elle la ligne de partage entre deux époques de l’Allemagne ainsi qu’un point de non retour pour la gauche allemande. Tous ceux qu’avait conduits au communisme une amère déception causée par le parti socialiste furent encore plus déçus par la rapidité du déclin moral et de la désintégration politique du parti communiste ; ils éprouvèrent le sentiment que regagner les rangs socialistes signifierait condamner le meurtre de Rosa « 
Hannah Arendt : Rosa Luxemburg in Vies politiques Tel Gallimard
« JANVIER ROUGE A BERLIN
Malgré le saisissement produit par l’assassinat de Liebknecht et. de Rosa Luxembourg, – ce honteux attentat, cet acharnement bestial sur une femme évanouie, dont le corps pantelant est emporté par une bande de chacals pour quelles infâmes profanations! – il ne semble pas que la presse française se soit suffisamment rendu compte de la gravité tragique de ces journées de janvier, non seulement pour la Révolution allemande, mais pour la paix du monde. Les gouvernements de l’Entente et leur presse bourgeoise font preuve d’un singulier aveuglement. Si singulier qu’on se demande s’il n’est pas volontaire. Dans la peur qui les hante des progrès de l’idée communiste en Europe, ils ont salué avec soulagement la défaite des spartakistes, sans prendre garde aux dangers politiques que leur disparition signifiait pour l’Entente. Leur préoccupation unique des intérêts capitalistes prend le pas sur les soucis que ces nationalistes devraient avoir pour leurs nations.
Pour moi, qui ai suivi attentivement la marche des événements depuis deux mois, je me suis convaincu que la réaction conservatrice, militariste et monarchiste, en Allemagne, avance à pas de géant; avec elle se propagent, comme une fièvre, les rancunes nationales et les idées de revanche. Et je vous crie : «Alarme»  Gouvernants de l’Entente, vous y avez contribué, par votre politique maladroite et contradictoire, dure et faible à la fois, d’une part avec ses provocations brutales à la fierté nationale, de l’autre avec ses complaisances inouïes à l’égard de certains gouvernants allemands. Car enfin, comment avez-vous pu, vous qui réclamez bruyamment la punition des Kaiser et Kronprinz coupables, comment avez-vous pu, comment pouvez-vous encore négocier avec un Erzberger – l’homme qui écrivait: «Si l’on pouvait anéantir Londres tout entière, ce serait plus humain que de laisser saigner sur le champ de bataille un seul citoyen allemand … Pour tout bateau coulé, il faudrait anéantir au moins une ville anglaise … La sentimentalité dans la guerre est une stupidité criminelle…[1] – Comment pouvez-vous appuyer de vos vœux le triomphe des Scheidemann, complices de la politique impériale, des Ebert et des Noske, qui font appel aux officiers monarchistes et s’inspirent de l’état-major de Ludendorff, invisible et présent, pour écraser les spartakistes, – alors que ceux-ci veulent l’acceptation des leçons de la guerre, la paix loyale, la réconciliation entre les peuples?
Gouvernements bourgeois d’Europe, les intérêts de votre classe vous tiennent plus à cœur que ceux de votre patrie – (je ne parle pas de ceux de l’humanité : on sait qu’ils vous sont complètement étrangers). (…) »
Romain Rolland
[1] Dans le Tag (5 février 1915), cité par la Republik, de W. Herzog, 2 janvier 1919.
Texte publié en appendice à Karl Liebknecht : Lettres du front et de la geôle (1916-1918) traduites par Francis Tréat et Paul Vaillant-Coutourier. Libraire de l’Humanité 1924. Paru en fac-similé aux Editions du Sandre 2007

 

 

 

 

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#Chronique berlinoise (1)
Au son d’une lyre crétoise

Après de véritables appels au meurtre, Rosa Luxemburg et  Karl Liebknecht furent assassinés,  le 15 janvier 1919. Leur fin tragique aura des conséquences importantes sur l’histoire de l’Europe. A l’occasion de cet anniversaire, je mets en ligne un travail commencé de longue date et encore en progression. Il inaugure une nouvelle série de chroniques sur Berlin.
Les récits de mon père avaient quelque chose d’étrange. Ses hésitations montraient qu’il sentait combien il était difficile pour moi aussi d’approcher cet ensemble de réflexions, ce matériau d’idée où s’enracinait pourtant la compréhension des évènements d’aujourd’hui.
Peter Weiss
(Die Ästhetik des Widerstandes Suhrkamp pg 115. Traduction française légèrement modifié Klincksiek pg 122)
D’où vient la difficulté ? De la distance ? Ici, une génération de différence et donc à fortiori la difficulté s’accroît avec le temps qui passe. Mais ce n’est sans doute pas le seul facteur. Il y a toute la dimension de la restitution du vécu qui n’est jamais facile, la chose se complique sans doute quand ce vécu s’est « étrangéifié », distancié (entfremdet). La troisième dimension concerne le destinataire du récit, son âge, ses questions, son intérêt, ses connaissances, sa culture. Même si la difficulté s’est accrue, ce n’est pas une raison pour ne pas se lancer.

Au son d'une lyre

Tout a commencé Potsdamer Platz à Berlin, la première fois que j’y suis retourné après la chute du Mur. Nous resterons à cet endroit singulier entre hier et aujourd’hui tout au long de ce récit à nous demander si, peut-être, il n’y a pas dans un coin de cette place un fantôme en liberté.
Je dois absolument rendre hommage à ce musicien inconnu qui faisait la manche à cet endroit ce jour-là car je reste persuadé que sans les sonorités de sa lyre crétoise, mon regard n’aurait jamais été attiré vers ce bloc mystérieux situé dans un angle mort du Potsdamer Platz.
L’ancien centre de Berlin, un des endroits les plus animés d’Europe entre 1920 et 1930, qui fut totalement ravagé par les bombardements en raison de la proximité du bunker de Hitler, est resté un no man’s land tout au long de la guerre froide avant d’être racheté après la chute du mur en partie par Sony et Daimler Benz.
Dans un coin de la place, un socle de pierre qui ne résiste plus qu’à la vitesse du piéton en promenade. Et encore, pas forcément. Sans la musique ; il n’est pas certain du tout que je l’aurais vu. J’ai plus tard essayé d’en obtenir la confirmation. La plupart des gens passent à coté sans s’arrêter. Les visiteurs de la place que j’ai pu interroger ne l’ont pas remarqué, ce bloc de pierres, ce socle d’un monument d’une statue sans statue. Non loin de là passait autrefois le Mur. Il traversait la place de part en part. Il en reste à peine une trace au sol à l’ombre de publicités géantes et quelques pans placés là pour les touristes sur lesquels on remarque une effigie de Rosa Luxemburg , « je suis une terroriste ». Il faut traverser le carrefour, s’approcher du socle pour lire une inscription qui précise :
Socle d’un monument pour Karl Liebknecht.
Sur l’autre face, une plaque :
Posé le 13 août 1951,
Démontage 23 mars 1995.
Remise en place commentée (sic) en 2003.
En quel honneur une statue et qui était ce monsieur, pourrait se demander un des nombreux jeunes lycéens en visite à Berlin si tant est qu’on les emmène par là. Rien de moins, selon Sébastien Haffner, que «l’un des hommes  les plus courageux que l’Allemagne ait jamais produit» (Sébastien Haffner : Allemagne 1918. Une révolution trahie. Editions Complexe page 141)
Karl Liebknecht était avocat, député du Reichstag, membre du parti social démocrate d’Allemagne (SPD) dont son père fut un des fondateurs. Il s’était rendu célèbre pour avoir eu, en décembre 1914, l’audace inouïe de refuser de voter les crédits militaires pour la poursuite de la guerre, s’opposant, seul, dans un climat de délire nationaliste, au vote majoritaire des députés socialistes qu’il avait tout d’abord suivi quelques mois auparavant, par discipline de parti. Physiquement dépeint par Léon Trotsky comme un «indigène» avec «ses lèvres pleines et ses cheveux noirs frisés», il est souvent associé à Rosa Luxemburg, formant avec elle, une sorte de couple de révolutionnaires allemands qu’ils n’étaient pas en réalité. Leur aura rayonnera très au-delà des rangs de la gauche allemande jusqu’à des personnalités comme Albert Schweitzer, par exemple. Liebknecht s’est un peu effacé depuis derrière Rosa Luxemburg. C’est son absence sur le socle qui fera que cet article sera centré sur lui. Rosa Luxemburg le décrivait comme un homme pressé.
«Il vivait toujours ventre à terre, au galop, constamment pressé, courant à des rendez-vous avec le monde entier, tout le temps entouré de paquets, de journaux, toutes les poches remplies de blocs-notes, de petits bouts de papiers, sautant de l’auto dans le tram, du tram dans le métro, le corps et l’âme chargés de poussière de rue». (Lettre à Luise Kautsky, mars 1917)
Elle lui reconnaîtra aussi un comportement non dépourvu de vanité.
Il définissait la politique comme un « art de l’impossible ».
A l’endroit où se trouve ce socle, Karl Liebknecht appela les ouvriers de Berlin à manifester contre la guerre, le 1er mai 1916. A cet endroit, il fut arrêté et condamné à 4 ans et 1 mois de prison. Un monument devait lui être dédié.
Le socle fut installé à cette place, située alors à Berlin-Est, et inauguré, le 13 août 1951 pour son 80ème anniversaire par Friedrich Ebert, Friedrich Ebert junior, maire de Berlin-Est, fils de l’ancien chancelier Ebert), lors des 3èmes Jeux mondiaux de la Jeunesse organisés par la RDA. Puis le projet fut abandonné. Le Mur allait être construit le 13 août 1961 (pour la 90ème anniversaire de Liebknecht) et passer à cet endroit. Pendant toute la période de la division de l’Allemagne, le socle est resté là, encadré par le Mur, au point de jonction des secteurs américain, anglais et soviétique.. Il sera démonté en 1995 lors de la construction de l’actuelle place de Potsdam. Puis réinstallé en 2003.
On se croirait dans Hamlet et la succession de didascalies relevées par Derrida dans Spectres de Marx : « Enter the Ghost, Exit the Ghost, Re-enter the Ghost » (le spectre entre, le spectre sort, le spectre reparaît).

Potsdamer Platz, une non-place ?

«De toutes les images de destruction et de ruines si fréquentes à Berlin, celles de la Potsdamerplatz sont les plus impressionnantes que je connaisse», écrivait Jean-Michel Palmier, en 1976, dans Berlin Requiem. « Je ne peux m’empêcher de regarder la photographie de 1929, en songeant à la vie qui animait cette place de Berlin et son état présent : une étendue grise et morne battue par les rafales de pluie»
Mais est-ce vraiment une place ?
Pas vraiment, écrivait Franz Hessel, le flâneur de Berlin, en 1929 : 
«Il faut dire tout d’abord que ce n’est pas une place, mais ce qu’on appelle à Paris, un carrefour, c’est-à-dire un croisement, une croisée de rue. Nous n’avons pas de mot juste pour cela. Autrefois, il y avait à cet endroit une porte de la ville, où Berlin se terminait, et d’où partaient les grandes routes ; il faudrait un oeil particulièrement exercé, sur le plan topographique, pour retrouver cela d’après la forme du carrefour, le trafic est ici, officiellement si dense, sur un espace relativement étriqué, qu’on s’étonne souvent de la voir aussi fluide et tranquille ».
(Franz Hessel : Promenades dans Berlin Presses Universitaires de Grenoble 1989 page 75. Franz Hessel fut qualifié de Paysan de Berlin par Walter Benjamin en référence au Paysan de Paris d’Aragon).
Potsdamer Platz,
1er mai 1916 à 8 heures du soir,
se déroule une importante manifestation, à l’appel du groupe Spartacus, nom qu’avait pris la minorité de la minorité du Parti socialiste.
Compte-rendu publié dans les Spartakus-Briefe 20, 15 mai 1916.
Dès sept heures, la Potsdamer Platz et les rues qui y mènent étaient remplies de policiers à pied et à cheval. A huit heures précises se rassembla sur la place une foule si compacte de manifestants ouvriers (parmi lesquels les jeunes et les femmes étaient massivement représentés) que les escarmouches habituelles avec la police ne tardèrent pas. Les « bleus » et surtout leurs officiers furent bientôt saisis d’une extrême nervosité, et ils commencèrent à pousser la foule avec leurs poings.
A ce moment retentit la voix forte et sonore de Karl Liebknecht, qui était à la tête de la foule, au milieu de la Potsdamer Platz : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Aussitôt, un groupe de policiers s’empara de lui, ils firent une chaîne pour l’isoler de la foule et ils l’emmenèrent au poste de police de la gare de Potsdam. Derrière lui, on entendit retentir « Vive Liebknecht ! » Les policiers se précipitèrent alors sur la foule et procédèrent à de nouvelles arrestations. Après que Karl Liebknecht eut été emmené, la police, excitée par les officiers qui se comportèrent de la façon la plus brutale, commença à repousser les masses de gens vers les rues adjacentes. C’est ainsi que se formèrent trois grands cortèges de manifestants, dans la Köthener Straße, la Linkstraße et la Königgrätzer Straße, qui avancèrent lentement en raison de heurts constants avec la police. A un moment, du brouhaha se détachèrent des mots d’ordre « A bas la guerre ! », « Vive la paix ! », « Vive l’Internationale ! » et ils furent repris par des milliers de voix. Mais ce fut « Vive Liebknecht ! » qui fut repris sans cesse le plus fortement. La nouvelle de son arrestation se répandit rapidement parmi les gens. Des milliers l’avaient vu à la tête de la manifestation et ils avaient entendu sa voix forte et stimulante. L’amertume et la douleur de voir le dirigeant bien aimé aux mains des sbires de la police emplissaient tous les cœurs, elles étaient sur toutes les lèvres. Les femmes, en particulier, poussèrent des gémissements et se répandirent en imprécations contre la police, contre la guerre, contre le gouvernement. La manifestation dura jusqu’à dix heures, la foule essayait sans cesse de pénétrer dans les rues adjacentes à partir des trois cortèges principaux, mais elle en était sans cesse empêchée par les policiers qui allaient en tous sens, sautaient et frappaient dans le tas. En alternance avec les slogans, on chantait la Marseillaise des ouvriers, la Marche des socialistes. Ce n’est que vers dix heures et demie, à certains endroits plus tard encore, que la foule des manifestants, tous animés d’une excellente humeur, se dispersa peu à peu. Selon une estimation modérée, le nombre des manifestants s’élevait à dix mille.
On peut mesurer quelle frayeur la manifestation avait faite au gouvernement au fait que, jusqu’à minuit, tout le quartier autour de la Potsdamer Platz est resté littéralement submergé par la police montée et qu’au poste de la gare de Potsdam, où s’était établi le centre principal de commandement, les allées et venues de patrouilles nerveuses, les instructions et les rapports s’éternisèrent jusque près d’une heure du matin.
En 1916, le bilan effroyable de cette guerre est largement perceptible. La guerre s’enlise, la guerre de mouvement est terminée, les dégâts sont de plus en plus importants. La bataille de Verdun avait commencé. Les cadavres s’amoncellent au Mort-Homme et ailleurs. Sur le tract qui appelle à la manifestation du 1er mai 1916, rédigé par Liebknecht, on peut lire :
«la misère et la détresse, la disette et la famine règnent en Allemagne, en France, en Russie ; pour la Belgique, la Pologne, la Serbie dont le militarisme allemand a aspiré, comme un vampire, tout le sang et toute la moelle, ce ne sont plus que d’immenses cimetières, d’immenses tas de décombres».
Si Liebknecht était présent à Berlin, c’est que le Parlement siégeait. Car, entre deux session, il était au Front. Quoique âgé de 43 ans, et ayant déjà effectué son service militaire, il fut incorporé et doté de pelle et pioche, d’abord dans le 49ème bataillon de fortification (Armierungsbataillon) en Lorraine puis au 102ème du côté de Riga (très précisément au bord de la Dvina). De là il écrira à sa femme en septembre :
«le moral des troupes est très agité, et même prêt à la révolte.(…) On est plein à éclater de toute cette cochonnerie glorieuse»
(Karl Liebknecht : Lettres du front et de la geôle (1916-1918) traduites par Francis Tréat et Paul Vaillant-Coutourier. Libraire de l’Humanité 1924. Paru en fac-similé aux Editions du Sandre malheureusement sans note ni appareil critique).
Non seulement la guerre pèse de plus en plus lourd mais ses causes affleurent, sont palpables.
Dans une lettre à son fils de 14 ans :
«L’histoire de cette guerre sera plus simple, vois-tu, mon fils, que l’histoire de beaucoup d’autres guerres plus anciennes, car les forces causales de cette guerre remontent brutalement à la surface. Pense aux Croisades, dont l’aspect religieux, culturel et légendaire, est si embrouillé : une apparence qui recouvre évidemment de simples raisons économiques, car les Croisades n’ont été que de grandes expéditions commerciales. La monstruosité de cette guerre, dans sa mesure, ses moyens, ses buts, ne dissimule rien, mais au contraire – elle découvre, révèle».
Ce sera cette année là qu’il écrira :
«l’ennemi principal de chaque peuple est dans son propre pays»
Après le compte rendu des évènements vus par les manifestants, voici celui de la police
Rapport d’enquête figurant dans l’acte d’accusation contre Karl Liebknecht
Fin avril et le 1er mai, l’accusé Karl Liebknecht diffusa dans le Grand-Berlin autant qu’il en eut l’occasion des tracts intitulés « Tous à la fête du 1er mai ! », ainsi que des papillons (Handzettel). Sur ces papillons, il appelait tous ceux qui étaient contre la guerre à se trouver Potsdamer Platz le premier mai à huit heures du soir. Sur ces papillons était aussi écrit comme slogan « Du pain ! La liberté ! La paix ! » (souligné). Il se trouva lui-même en civil sur la Potsdamer Platz avec un certain nombre de ses camarades, à l’heure indiquée, pour participer à la fête et à la manifestation contre la guerre. Quelques centaines de personnes en tout, des jeunes pour la plupart, et également des femmes, se trouvèrent au même endroit avec les mêmes intentions. Comme il y a habituellement un trafic intense après huit heures du soir sur la Potsdamer Platz, en raison de la fermeture des magasins et de la proximité de plusieurs gares, la foule y devenait très dense, raison pour laquelle les policiers qui y avaient été dépêchés firent en sorte que les gens puissent gagner les rues latérales et ils dispersèrent de temps en temps les rassemblements qui se formaient sur les trottoirs. De temps à autre, il y eut des sifflements et des slogans lancés par la foule. Mais il n’y eut pas d’incident majeur, parce qu’il y avait sur place un fort déploiement policier et que les tentatives isolées de troubler l’ordre public purent être étouffées dans l’œuf. Juste au moment où un groupe de policiers cherchait à disperser les gens qui s’étaient attroupés sur le trottoir devant l’hôtel Fürstenhof, l’accusé, qui se trouvait dans un groupe de gens, s’écria d’une voix distinctement audible : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Les policiers qui se trouvaient à proximité, Becker et Rathke, s’emparèrent de l’individu, dont le nom leur était inconnu, pour l’emmener au poste. L’accusé y opposa de la résistance, en croisant les bras dans le dos, en penchant le buste en arrière et en appuyant les pieds contre le sol. Les deux fonctionnaires durent « littéralement soulever » le prisonnier pour le faire avancer. Pendant son transfert au poste de police, l’accusé continua de s’écrier : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Peu de temps après l’arrestation de l’accusé, le rassemblement se dispersa. Pendant tous ces événements, plusieurs centaines de soldats traversèrent la Potsdamer Platz, la plupart en provenance ou en direction d’une gare, sans toutefois participer à la manifestation. Quelques-uns, qui voulaient apparemment s’y attarder, furent invités par les patrouilles militaires à continuer leur chemin.
S’en suivront le procès pour trahison et la condamnation à quatre années de prison. Il sera libéré en octobre 1918 après le déclenchement des insurrections. Il apparaissait plus dangereux dedans que dehors. Il arrive à Berlin le 8 novembre.
Le 9 novembre met fin à au règne des Hohenzollern par la double proclamation de la république.
« Cette république fut proclamée deux fois. De quoi se plaindrait-elle ? » écrit Döblin.
Berlin est en ébullition. A 14 heures, en vertu du célèbre adage, si nous sommes dépassés par les événements, feignons d’en être les organisateurs, c’est le socialiste Philipp Scheidemann qui proclame la République des fenêtres du Reichstag, au grand dam du chancelier F. Ebert. Deux heures plus tard, Liebknecht apparaît sur le balcon de la résidence principale des Hohenzollern et proclame la République libre et socialiste. Dans son discours, il fait défiler les fantômes des morts sur les barricades de 1848, le cortège des 50 cadavres sanguinolents devant lesquels Frédéric Guillaume 4 dut s’incliner (Le 19 mars 1848, le peuple envahit le château et oblige Frédéric Guillaume 4 à saluer les cadavres des insurgés). Il évoque aussi un autre cortège formé par les fantômes de tous ces millions qui ont laissés leur vie pour « la cause sacrée du prolétariat ». Sont du défilé, les victimes de la tyrannie couvertes de sang et le crâne fendu , suivi des millions de femmes et d’enfant qui ont succombé à la misère et au chagrin, et bien sur les millions de tués à la guerre. Liebknecht a lu Antigone. Dans ses lettres, il recommande la lecture de Sophocle à son fils.
Pour l’historien Enzo Traverso :«cette situation de double pouvoir – la guerre a engendré la révolution, la révolution a engendré la guerre civile, ne peut pas se pérenniser». (Enzo Traverso : A feu et à sang. Stock page 62)
Pouvoir est d’ailleurs peut-être un bien grand mot tant l’état allemand est déliquescent. Au point que Français et Britanniques qui signeront l’Armistice deux jours après – soit le 11 novembre- se demanderont s’ils ont bien fait :
«Dans l’esprit du commandant en chef des armées alliées, cette signature a au moins le mérite d’arrêter l’effroyable effusion de sang ; mais un terrible doute étreint la délégation franco-britannique : les personnalités ennemies, escortées jusqu’à Rethondes, sont-elles «réellement représentatives» d’un État que tous s’accordent à considérer à la dérive ? Est-on certain que ces plénipotentiaires prussiens parlent au nom de tous les Allemands, dans leur diversité du moment, monarchistes, républicains, bolcheviks, anarchistes, voire civils ou militaires ?  Difficile de trancher en vérité, compte tenu de la guerre civile engendrée par l’éclosion d’une révolution d’inspiration bolchevique et qui, étant partie de Kiel, se répand maintenant dans toute l’Allemagne, effrayant Paris et Londres » 
Le général Charles Dupont, Chef de la mission militaire française à Berlin assiste au «spectacle d’impuissance offert par la nouvelle république» :
«sous ses fenêtres, 150 000 membres du Spartakusbund défilent avec leurs drapeaux rouges, défiant ainsi l’autorité du gouvernement, contestant sa légitimité, puisque Liebknecht a proclamé la  République socialiste libre d’Allemagne et appelé de ses vœux la  révolution universelle».
Il note aussi que les difficultés de ravitaillement ne sont pas les seules causes de l’anéantissement moral des Berlinois :
«L’Allemagne se trouvait alors complètement démoralisée car la campagne de mensonge, menée par l’État-major allemand, avait perpétué au-delà de toute imagination les faits réels des succès du printemps 1918. Jusqu’au commencement d’août 1918, toute l’Allemagne croyait encore à la victoire totale. Le Gouvernement, l’armée, la population, tous étaient désemparés. Anarchie complète et décomposition totale de l’autorité.»
Olivier Lahaie, « Face à l’Allemagne vaincue, les services de renseignement français (novembre 1918-avril 1919)  », Revue historique des armées [En ligne], 251 | 2008, mis en ligne le 20 juin 2008, consulté le 14 janvier 2015. URL : http://rha.revues.org/299
Le pouvoir avait été confié au Parti social démocrate pour gérer la défaite et l’armistice  et permettre à l’armée de rentrer en bon ordre en Allemagne. Elle en profitera pour travailler à la construction idéologique de la «théorie» du «coup de poignard dans le dos» dont elle aurait été victime. L’idée est du général Ludendorff. Cela explique peut-être pourquoi il aurait été proposé à Karl Liebknecht, selon le témoignage de son fils Robert, de faire partie de la délégation allemande à Compiègne pour la signature de l’armistice, afin de l’associer à la défaite. Il refusera. (Annelies Laschitza / Die Liebknechts. AufbauVerlag page 396)
Début novembre 1918, à Kiel, les marins s’étaient soulevés contre le refus d’obéissance … de l’état-major de la Marine. En refusant d’appareiller, ils pensaient défendre le gouvernement contre le jusqu’au-boutisme des amiraux.  Le mouvement se répand dans toute l’Allemagne y compris en Alsace alors annexée, dimension jusqu’à aujourd’hui totalement occultée. Le drapeau rouge flottera sur la cathédrale de Strasbourg. La guerre bascule dans la révolution qui est d’abord une révolution contre la guerre. Cette imbrication guerre révolution / révolution guerre est encore renforcée si l’on se remémore qu’en avril 1917, l’empereur Guillaume II fait traverser l’Allemagne à Lénine. Ce dernier après la prise de pouvoir des Bolchéviques en octobre 1917 signera en mars 1918 une paix séparée avec l’Allemagne. De quoi troubler les esprits. Ceux de Karl Liebknecht et plus encore de Rosa Luxemburg le seront. S’ajoute à cela qu’ils ne partageaient pas les méthodes et conceptions de Lénine. Même si Liebknecht avait parfois tendance à l’oublier.
La révolution allemande de 1918 est bien singulière, une révolution d’abord contre la dictature militaire qui dominait le Reich allemand, une révolution sociale-démocrate, écrasée par des dirigeants sociaux-démocrates selon l’interprétation de Sébastien Haffner. Une «révolution gâchée» pour Alfred Döblin (Voyage et destin. Editions du Rocher, page 344). Mais une révolution quand même. Bien que l’on s’en soit souvent moquée. Pour les révolutionnaires russes,«il suffit une pancarte indique ‘pelouse interdite’, pour que les insurgés allemands marchent naturellement sur les chemins». Variante :«pour prendre d’assaut une gare les insurgés allemands achètent d’abord un ticket de quai». Il y a aussi la remarque de Kurt Tucholsky : «en raison des circonstances atmosphériques défavorables, la révolution allemande s’est produite dans la musique» Un signe révélateur de son manque de souffle se trouve cependant dans le fait que ni Rosa Luxemburg ni Karl Liebknecht ne seront admis au congrès des conseils ouvriers en décembre 1918.
«Les soldats las de la guerre, les travailleurs usés par la faim, la hausse des prix, le pillage, s’étaient soulevés, sans formation politique, sans chef révolutionnaire ; un mouvement de mécontentement, d’impatience s’était propagé, pour bon nombre d’entre eux l’exemple russe qu’ils avaient encore à peine compris représentait un espoir, dans les mouvements de grève, dans la constitution improvisée de conseils tout se passait comme si débutait là aussi la domination du prolétariat. Une analyse de la situation ne leur paraissait plus nécessaire, c’était l’histoire elle-même qui les avait, eux, la majorité, appelés au commandement. Il semblait que la seule révolte du peuple avait provoqué la chute de la monarchie en place et que l’Etat attendait simplement que les travailleurs s’emparent de lui. Or, ce n’étaient pas les rebelles mais l’état-major général de l’armée, les hobereaux, la haute finance qui, au moment de l’effondrement militaire, avaient aboli la monarchie pour sauver leurs propres positions. Plus rapides que les ouvriers, les marins et les soldats insurgés, les représentants de l’armée, de la diplomatie, de l’industrie lourde et de la banque agirent les premiers, reconnaissent la situation et grâce à leur association avec la direction du plus grand parti ouvrier, ils laissèrent se dérouler un semblant de révolution».(Peter Weiss Esthétique de la Résistance Kliencksieck page 114)
Un «remake» de novembre aura lieu en janvier 1919. Le prétexte en sera, le 4 janvier, la destitution du préfet de police Emil Eichhorn, proche des Spartakistes. Son refus de démissionner déclenchera l’insurrection qui s’achèvera dans la «semaine sanglante». Le socialiste Gustav Noske après avoir maté les marins de Kiel est appelé à Berlin par le Chancelier social démocrate Ebert pour ramener l’ordre. Il sera surnommé «Bluthund» (chien sanguinaire). De véritables appels au meurtre seront lancés contre les spartakistes qui entre-temps avaient fondé le Parti communiste d’Allemagne dénommé ainsi contre l’avis de Rosa Luxemburg, qui tenait à Spartakus car ce nom symbolisait pour elle celui qui reste avec les gens même quand ils se trompent. L’intitulé complet évoque un compromis : Parti communiste d’Allemagne – Ligue spartakiste.
Potsdamer Platz, janvier 1919 :
la revanche de l’armée sur l’ennemi de l’intérieur
Une revanche « musicale »
Döblin raconte dans son roman Novembre 1918  que c’est avec le cri de Liebknecht (A bas la guerre ») qu’avait commencé ce qui devait se terminer par chute de l’empire.
«De puissants coups de timbales, le sifflement strident des fifres devaient chasser le souvenir de ce cri, et effacer la honte, du moins sur le plan musical»
Döblin évoque ainsi la parade de la troupe (quelque 3000 hommes) traversant le Potsdamer Platz avec à sa tête le «civil Noske», après l’assassinat de Liebknecht et Rosa Luxemburg,  le 15 janvier 1919.
Cette idée de revanche de l’armée allemande retournée contre l’ennemi intérieur, on la retrouve aussi dans le dernier texte écrit par Rosa Luxemburg : l’ordre règne à Berlin dans lequel elle écrit :
«Devant l’histoire mondiale, la gloire et l’honneur des armes allemandes sont saufs. Les lamentables vaincus des Flandres et de l’Argonne ont rétabli leur renommée en remportant une victoire éclatante… sur les 300 Spartakistes du Vorwärts. Les exploits datant de la glorieuse invasion de la Belgique par des troupes allemandes, les exploits du général von Emmich, le vainqueur de Liège, pâlissent devant les exploits des Reinhardt [REINHARDT, Walther (1872-1930). Officier d’État Major pendant la première guerre mondiale, dernier ministre prussien de la guerre, il fut nommé en octobre 1919, chef de la direction de l’armée. Il démissionna en même temps que Noske, après le putsch de Kapp] et Cie dans les rues de Berlin. Assassinat de parlementaires venus négocier la reddition du Vorwärts et que la soldatesque gouvernementale a frappés à coups de crosse, au point que l’identification des corps est impossible, prisonniers collés au mur, dont on a fait éclater les crânes et jaillir la cervelle : qui donc, en présence de faits aussi glorieux pourrait encore évoquer les défaites subies devant les Français, les Anglais et les Américains ? L’ennemi, c’est « Spartacus » et Berlin est le lieu où nos officiers s’entendent à remporter la victoire. Et le général qui s’entend à organiser ces victoires, là où Ludendorff a échoué, c’est Noske, l’ ouvrier Noske.»
Elle fait l’analogie avec la Commune de Paris
«Qui n’évoquerait l’ivresse de la meute des partisans de l’ordre, la bacchanale de la bourgeoisie parisienne dansant sur les cadavres des combattants de la Commune, cette bourgeoisie qui venait de capituler lâchement devant les Prussiens et de livrer la capitale à l’ennemi extérieur après avoir levé le pied ? Mais quand il s’est agi d’affronter les prolétaires parisiens affamés et mal armés, d’affronter leurs femmes sans défense et leurs enfants, ah comme le courage viril des fils de bourgeois, de cette  jeunesse dorée, comme le courage des officiers a éclaté Comme la bravoure de ces fils de Mars qui avaient cané devant l’ennemi extérieur s’est donné libre cours dans ces atrocités bestiales, commises sur des hommes sans défense, des blessés et des prisonniers ! »
R. Luxemburg : « L’ordre règne à Berlin » Die Rote Fahne, n° 14. 14 janvier 1919. Traduction est extraite de Les Spartakistes, 1918 : l’Allemagne en révolution présentée par Gilbert Badia, Paris, Julliard, 1966 (Collection Archives).
C’est le 15 janvier, vers 9 heures, que Karl Liebknecht et  Rosa Luxemburg  furent arrêtés et emmenés à l’Hôtel Eden, insultés et frappés. Rosa fut traînée sur le sol. Elle perdait beaucoup de sang par le nez et la bouche. Liebknecht fut frappé à coups de crosse. On le traîna dehors et on le fit monter en voiture. Accompagné de six officiers, ils prirent la direction du Tiergarten. Arrivés au Neuer See, ils déclarèrent que la voiture avait une panne et on le fit descendre. Le capitaine-lieutenant, Horts von Pflugk-Hartung lui tira une balle dans la tête et on traîna son corps vers d’autres cadavres, près d’une station-service. Rosa Luxemburg  fut emmenée par le lieutenant Vogel. Un autre soldat, Runge, reçut l’ordre de la tuer. Il lui broya le crâne de deux coups de crosse et on la jeta inanimée dans une auto où ils la frappèrent encore. Finalement le lieutenant Vogel l’acheva d’une balle dans la tête. La cadavre fut transporté à travers le Tiergarten et jeté dans le Landwehrkanal. Il n’échoua sur la rive qu’en mai 1919, déjà putréfié. Elle fut d’abord «enterrée» avec Liebknecht dans un cercueil vide.
Seul le soldat Runge fut condamné à deux ans de prison. Le lieutenant Vogel fut finalement acquitté et amnistié. Quant au général Pabst, qui avait commandé l’exécution, il vécut jusqu’en 1970 une vieillesse paisible à Düsseldorf.  Il a échappé de justesse aux honneurs militaires d’une décoration par la République fédérale d’Allemagne.

Et puis vint la bêtise stalinienne

Mais Karl Liebknecht, tout comme Rosa Luxemburg, après avoir été assassinés par les précurseurs des nazis, ont encore eu leur mémoire maltraitée par les «staliniens». En témoigne cette statue jamais érigée. Si tous les deux ont été convoqués pour servir de légitimité à la RDA dont l’existence pouvait ainsi se prévaloir d’une continuité révolutionnaire, alors qu’elle n’est bien entendu par née d’une révolution mais d’une occupation, c’était sans compter qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre en odeur de sainteté à Moscou.
Hannah Arendt qui avait pour elle de l’admiration et dont le second mari était spartakiste, raconte dans Rosa Luxembourg (Vies politiques  traduction française de Men in dark timesTEL Gallimard pg 67) que Lénine pour qui Rosa Luxem­burg «malgré (ses) erreurs (…) était, et est un aigle», la publication de «sa biographie et l’édition complète de ses œuvres», non expurgée des «erreurs», et reprocha aux camara­des allemands leur «incroyable» négligence en face de ce devoir. C’était en 1922. Trois ans plus tard, les successeurs de Lénine avaient décidé de « bolcheviser » le Parti communiste allemand, et ordonnèrent à cet effet «une attaque spécifique sur tout ce qu’a légué Rosa Luxemburg».
Après la Seconde Guerre mondiale, une édition en deux volumes de morceaux choisis «avec des notes soigneuses pour sou­ligner des erreurs» sortit à Berlin Est, suivie d’une «analyse com­plète du système des erreurs luxemburgistes » par Fred Oelssner, analyse qui bien vite «tomba dans l’oubli», car elle devint «trop stalinienne». Ce n’était pas là, rien n’est plus certain, ce que Lénine avait réclamé, et cela ne pouvait pas davantage, comme il l’avait espéré, servir «à l’éducation de nombreuses générations de communistes».
Après la mort de Staline, les choses commencèrent à changer, sauf en Allemagne de l’Est, où, et c’est caractéristique, la révision de l’histoire stalinienne prit la forme d’un «culte de Bebel». Le seul à protester contre cette nouvelle absurdité fut le vieil Hermann Duncker, le dernier survivant de marque encore  capable de « [se] souvenir de la plus merveilleuse période de ma vie, quand, jeune homme, je connaissais Rosa Luxemburg, Karl Lieb­knecht et Franz Mehring, et travaillais avec eux». Cependant, les Polonais, bien que leur propre édition d’œuvres choisies, en deux volumes, parue en 1959, «recoupe partiellement l’édition allemande», «exhumèrent presque intacte sa réputation de la cas­sette où elle avait été enterrée» depuis la mort de Lénine; et, après 1956, un «flot de publications polonaises» sur le sujet ont fait leur apparition sur le marché. On aimerait croire que subsiste l’espoir d’une reconnaissance tardive de ce qu’elle fut et de ce qu’elle fit, comme on aimerait espérer qu’elle trouve enfin sa place dans l’éducation portant sur les sciences politiques dans les pays de l’Ouest.»
Elle sera «la syphillis du mouvement ouvrier». Cela en dit long sur l’incommensurable bêtise des staliniens et sur la stalinisation des partis communistes occidentaux notamment allemand.
Pour que les choses soient tout à fait exactes, il faut préciser que les œuvres complètes de Rosa Luxemburg ont été publiées en ex RDA entre 1970 et 1975. Hannah Arend a écrit son texte en 1963.
Mais Liebknecht n’a pas été mieux traité. Annelies Laschitza qui participa à l’édition des œuvres de Rosa Luxemburg et qui a publié une biographie familiale des Liebknecht, si elle est une indéniable spécialiste de la question n’en finit pas de ne pas tout dire. Elle nous laisse particulièrement sur notre faim dans sa préface dans laquelle elle fait allusion aux souffrances qu’a infligé la dictature stalinienne à Sophie Liebknecht et à l’un des fils de Karl Liebknecht connu sous le sobriquet d’Holmi. Sophie ne fut autorisé à se rendre à Berlin qu’en 1954.
A Laschitza lève juste un petit coin du voile. Elle écrit : «c’est au cours d’entretiens avec Willy Kerff [Auteur d’une biographie de Liebknecht, il faut arrêté à Moscou en 1938] que j’eus pour la première fois -donc dans les années 60 – une connaissance concrète des représailles staliniennes à l’égard de ce courant d’idée dans le mouvement communiste international». Elle n’en dira pas plus.

Du carrefour révolutionnaire à la réserve pour touristes.

Après la seconde guerre mondiale, il y avait là Podsdamer Platz, le point de jonction de trois secteurs d’occupation, anglais américain et soviétique et le centre du marché noir.
Le 17 juin 1953, elle sera témoin et l’un des lieux de la révolte ouvrière jusqu’à l’arrivée des chars soviétiques venus en renfort réprimer les manifestations ouvrières en Allemagne de l’Est. Traversée par le mur, elle sera pendant la Guerre froide, un paradis pour lapins.
Aujourd’hui, comme dit la publicité, c’est un des lieux où mêmes les Berlinois«peuvent se sentir touristes».
Avec la Potsdamer Platz, on a réussi à réaliser ce dont on rêve à Paris et Rome :
«créer une réserve pour touriste à l’écart de la ville réelle»
(Werner SEWING : Herz, Hunstherz oder Themenpark ? Deutunsversuche des Phänomens Potsdamer Platz in Der ¨Potsdamer Platz . Urbane Architektur für des neue Berlin. Ed Jovis 2000/2003)
Du carrefour révolutionnaire à la réserve pour touriste,  Potsdamer Platz est resté une non-place :
«C’était tout à fait extraordinaire, car s’il y a bien un non-lieu, c’est la Potsdamer Platz. C’est un Shopping center géant, complètement mort à minuit… il n’y a aucune vie… ou une vie complètement artificielle comme dans un espèce d’immense aéroport… C’est l’utopie du nouveau Berlin, avec le Sony-Center, les cafés italiens avec les terrasses, une espèce de folklore allemand. Oui je le vois comme un shopping-center. Et les rapports humains sont exactement comme dans un shopping-center, et comme dans un aéroport». (…)
J’ai bien connu Berlin avant et après la chute du Mur, et il faut reconnaître qu’il y a eu une espèce de vide, il a fallu soudain construire, dans une espèce de panique architecturale, y compris n’importe quoi, dans un chaos contemporain, avec à la fois des choses belles et en même temps des choses d’une laideur incroyable, qui est celle de notre monde : on a ça un peu dans toutes les capitales du monde, à Toronto ou ailleurs».
Boris Grésillon, « Un artiste dans la cité : entretien avec Frédéric Flamand, directeur du Ballet National de Marseille », Géocarrefour [En ligne], Vol. 82/3 | 2007, mis en ligne le 26 mars 2008, consulté le 14 janvier 2015. URL : http://geocarrefour.revues.org/2194 ; DOI : 10.4000/geocarrefour.2194
Dans ce non-lieu, un socle est réapparu après avoir passé de nombreuses années avec les seuls lapins, le socle d’une statue sans statue, celle de Karl Liebkecht que nous-même n’aurions pas remarqué ssi notre regard n’avait été guidé par le son d’une lyre crétoise. Y-a-t-il dans cet environnement un fantôme en liberté ?
« Entre autres particularités dont peuvent se targuer les monuments, notait Robert  Musil, la plus frappante, paradoxalement, est qu’on ne les remarque pas… L’attention coule sur eux comme l’eau sur un imperméable ». Et si comme le pensait Freud il faut fixer les spectres sur un socle de pierre pour se débarrasser des harcèlements de la mémoire, alors, peut-être, Karl Liebknecht est, Potsdamer Platz, un spectre en liberté.
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Hannah Arendt, Nathan le sage et l’humanité en de sombres temps

« L’histoire connaît maintes époques où le domaine public s’obscurcit, où le monde devient si incertain que les gens cessent de demander autre chose à la politique que de les décharger du soin de leurs intérêts vitaux et de leur liberté privée. On peut les nommer justement de « sombres temps» (Brecht). […]
En de pareils temps, si les choses tournent bien, une espèce particulière d’humanité se développe. Pour être à même d’apprécier ses possibilités, il suffit de penser à Nathan le Sage, dont le véritable thème – «Il suffit d’être un homme» – détermine la pièce. L’appel: «Sois mon ami», qui résonne comme un leitmotiv à travers la pièce entière, correspond à ce thème. On pourrait aussi penser à La Flûte enchantée, qui a pour thème une telle conception de l’humanité, beaucoup plus profonde qu’on ne se l’imagine en général lorsqu’on ne prend en considération que la théorie courante au XVIIIe siècle d’une nature humaine unique, sous-jacente à la pluralité des nations, races, peuples et religions divisant l’espèce humaine. Si une pareille nature humaine devait exister, elle serait un phénomène naturel, et nommer «humain» un comportement conforme à cette nature serait impliquer que comportement humain et comportement naturel ne font qu’un.
Au XVIIIe siècle, le plus grand, et historiquement le plus efficace, avocat de cette sorte d’humanité fut Rousseau, pour qui la nature humaine commune à tous les hommes ne se manifestait pas dans la raison, mais dans la compassion, dans la répugnance innée, comme il disait, à voir souffrir un de ses semblables.
Avec un accord remarquable, Lessing a aussi affirmé que l’homme le meilleur est celui qui éprouve le plus de pitié. Mais Lessing était gêné par le caractère égalitaire de la pitié : le fait que, comme il l’a souligné, nous sentions, «quelque chose qui ressemble à la compassion» à l’égard aussi de qui fait le mal. Cela ne gênait pas Rousseau: d’accord avec l’esprit de la Révolution française, qui s’appuyait sur ses idées, il voyait dans la fraternité l’accomplissement de l’humanité. Lessing, au contraire, considérait que c’était l’amitié – aussi sélective que la pitié est égalitaire -le phénomène central où, seul, s’atteste l’humanité ».
Hannah Arendt
De l’humanité dans de sombres temps
in Vies politiques. Tel Gallimard page 20

 

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