Je suis Charlie

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Heiner Müller (1929-1995) : Une vie dans le matériau RDA

Il se racontait que :
« Heiner Müller aurait dans les Alpes autrichiennes laissé tomber derrière lui des pièces de monnaie de RDA. A la question de savoir pourquoi il faisait cela, il avait répondu que c’était pour faire apparaître aux archéologues du futur la RDA plus grande qu’elle n’était ».
Voici introduit par son anecdote finale ce que l’on pourra lire ci dessous qui traite des rapports entre le dramaturge allemand et son pays, la RDA, qu’il n’a jamais renié et qui malgré la « mondialisation » de l’auteur est resté sa base de lancement.
Le texte est celui de l’intervention de Kristin Schulz au colloque international Silence et prise de parole. Les intellectuels communistes dans les sociétés de type soviétique, qui a eu lieu au Centre Marc Bloch à Berlin, les 14-15 juin 2013. Je la remercie d’avoir bien voulu me le confier.
J’en retiens cette idée pour moi particulièrement forte qu’il ne faut pas jeter dans la poubelle de l’histoire l’expérience des échecs mais en garder une mémoire.
La mise en ligne de cette contribution  se fait à une date qui se trouve à mi chemin entre cette année (2015) le vingtième anniversaire de la mort de Heiner Müller, le 30 décembre 1995, et l’année dernière 2014, le 85ème de sa naissance, le 9 janvier 1929.
La Rda n'a jamais existé

« La RDA n’a jamais existé » inscription présente en 2009 encore au bord de la Spree à Berlin

« Tu peux m’appeler RDA ».
Le positionnement de Heiner Müller par rapport à la RDA
par Kristin Schulz

En 1992, à l’occasion de la publication de son autobiographie Guerre sans bataille : Vie sous deux dictatures, l’écrivain Heiner Müller interrogé sur les dates biographiques les plus importantes de sa vie, répondit :
« La date de naissance, cela va de soi. Sans elle, il n’y en a pas d’autres mais la première date importante est 1933. La seconde est 1945, la troisième 1953, la quatrième 1961, ensuite 1968, puis 1989. Ce sont étrangement toutes des dates historiques, qui sont en lien avec l’histoire et c’est peut-être la seule chose intéressante que j’ai essayé de raconter, la relation entre une biographie et l’histoire d’un pays1,
Jetons un rapide coup d’œil à ces dates : en 1933, Kurt Müller, le père de Heiner Müller membre du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne est arrêté par la SA [Sturmabteilung organisation paramilitaire du parti nazi] – une scène que Müller désigne comme la «scène originaire de son théâtre» et qui sera le point de départ d’une intense confrontation littéraire ; 1945 correspond à la fin de la guerre que Müller vit comme une libération du national-socialisme et non comme une «défaite» ; 1953, la mort de Staline et le soulèvement du 17 juin ; 1961 est à l’année de construction du Mur et en même temps du scandale autour de sa pièce La déplacée dont la production puis l’interdiction constituent une césure radicale dans sa vie : il est menacé d’arrestation, il écrit son «autocritique» qui n’empêche pas son exclusion de l’Union des écrivains, ce qui équivalait à un interdit professionnel. En 1968, l’ «année des chars», meurt avec l’entrée de l’Armée rouge en Tchécoslovaquie l’espoir d’une réforme possible du système socialiste que symbolisait le «Printemps de Prague» : les chars jadis salués comme «accoucheurs de la république allemande» sont ravalés au rang de «dernier argument» faisant du «rêve d’un socialisme sans char» un naïf «rêve d’enfant». La dernière date citée, 1989, est celle de la Chute du mur et de la fin de la RDA réellement existante.
«Vivre dans le matériau» – telle pourrait être ramassé en une formule le couple Müller/RDA, une interprétation qu’il a lui-même toujours suggérée.
 « J’avais quatre ans, lorsque mon père a été arrêté, c’était en 1933, et mon enfance a été très marquée par cette époque que j’ai pour cette raison vécue un peu plus consciemment que beaucoup d’autres. Lorsque la RDA fut créée – en 1949 – j’avais 20 ans, et tout ce que j’ai écrit , se rapporte d’une manière ou d’une autre à la RDA, son histoire et les prémisses de son existence2.».
On pourrait aussi raconter l’histoire autrement : Heiner Müller dans la chambre d’échos des discours postmodernes internationaux si l’on pense à Hamlet-machine (1977) : une «tête réduite» de sept pages seulement élaborée par Müller à partir de l’original et l’ «obsession» shakespeariens. Hamlet quitte son rôle parce que son drame n’a plus lieu :
« mon drame, s’il avait encore lieu, aurait lieu dans le temps du soulèvement(..) Ma place, si mon drame avait encore lieu, serait des deux côtés du front, entre les fronts, au-dessus 3.».
La didascalie sur la «mise en pièces de la photographie de l’auteur» pourrait ainsi facilement être déchiffrée comme la «mort de l’auteur» proclamée par Barthes/Foucault. Mais même dans ce cas «Hamlet» se retrouverait dans le décor devant le monument d’un homme «qui a fait l’histoire», une histoire transformée en «un espoir pétrifié». Et même alors, après avoir à l’essai «quitté son rôle», il retournerait en «BOULEDOGUE REPLET DANS LA CUIRASSE» et «dans l’armure fend[rait] avec la hache les têtes de Marx Lénine Mao»- et assumerait ainsi le legs, la trace, que le drame lui a laissé sans alternative. «Neige. Époque glaciaire» – ainsi la suite dans la pièce. Il ne reviendrait plus alors qu’à Ophelia de changer si possible le cours de l’histoire4.
Le mouvement en avant de l’histoire défini par Marx – dans la pièce de Heiner Müller, La construction (1964) encore suggéré par l’idée de « ponton entre l’ère glacière et la Commune » – ne peut peut-être pas perdurer plus longtemps (sur le plan téléologique), mais la formule de Rosa Luxemburg «socialisme ou barbarie» continuera de déterminer la vision de Heiner Müller jusqu’à la fin de sa vie malgré ou peut-être à cause de l’absence d’alternative de sa dichotomie.
Jetons un regard en arrière. Müller était depuis les années 1950 connu surtout comme auteur de théâtre et toutes les controverses publiques concernaient soit des pièces soit leurs mises en scène ou interdictions : depuis L’homme qui casse les salaires jusqu’à Macbeth, de Mauser à Germania Mort à Berlin, à chaque fois, on lui reproche une compréhension de l’histoire «négative» quand ce n’est pas «contre-révolutionnaire», «nihilisme», «mépris de l’humain» et «pessimisme» ne serait-ce qu’en raison des figures fort éloignées des «héros positifs» que l’on réclamait de la littérature et du passé qui jette son ombre sur le présent.
Néanmoins, la prise de parti de Müller en faveur de la jeune RDA est incontestable. Les premières recensions et textes en prose en témoignent.5.Dans le Rapport sur le grand père6., de 1951, il décrit ainsi la vie de ce dernier :
«Pour lui, il y avait un bon côté à tout : forcé de manger du pain sec, on apprenait à l’apprécier ; sans travail, on avait le temps d’aller aux champignons ; avec le salaire aux pièces, on n’avait plus de temps pour des pensées qui, de toute façon, ne causaient que du désordre ; en temps de guerre, tout le monde avait moins. […] Dans la période agitée d’après 1918, alors qu’en Saxe aussi les ouvriers se battaient pour une vie meilleure, il raccommoda les souliers des grévistes comme des briseurs de grèves, des traîtres comme des vaillants, meilleur marché que quiconque ».
La critique à l’adaptation aux circonstances culmine dans l’appréciation finale qu’il porte à son grand-père chez qui « à la fin ça ne tournait plus très rond dans sa tête ».
Quand le grand-père à la fin soutenait avec entêtement,
« J’ai toujours été un bon ouvrier,[…] alors maintenant tout doit aller bien pour moi dans l’Etat ouvrier »,
le narrateur commente :
« Il ne comprenait pas qu’il fallait de la patience pour éliminer les suites de la patience. Ils étaient trop à avoir trop patienté trop longtemps ».
Lorsque le grand-père meurt «impatient, des suites de la patience», le narrateur révèle ainsi une compréhension plutôt mono-causale de la société. Ce n’est que plus tard après ses propres expériences à partir des années 1950 que Müller relativisera ce point de vue rigide qu’il qualifiera d’ «attitude de permanent du parti»7. Une modification de cette attitude n’est pas sans lien avec le rejet officiel des premières pièces.
Dans L’homme qui casse les salaires (1956), par exemple, il confère à l’activiste et ouvrier méritant Balke, qui crée de nouvelles normes de travail en réparant un four en activité au mépris de sa santé, un passé national-socialiste qui est en outre la condition (mentale) pour son fonctionnement dans le nouveau système (s’il n’a pas saboté Hitler, il ne sabotera pas non plus la construction). Pourtant la pièce se termine avec une vision optimiste de l’avenir : l’ouvrier méritant et son contradicteur construisent ensemble le socialisme :
« Quand est-ce qu’on commence ? – Le mieux tout de suite. On n’a pas beaucoup de temps »
et cette lecture finit par s’imposer à la fin des années 1950 après de longues discussions. Cependant avec sa pièce La déplacée sur la transformation socialiste de l’agriculture de la RDA – de la réforme agraire à la collectivisation et création des coopératives de production en 1960 – Müller rompt définitivement avec le tabou de la représentation des débuts difficiles. Autant le dessin des figures est typé, autant les problèmes existentiels de la communauté villageoise sont présentés de manière réaliste. Les parcelles réparties suffisent à peine à la survie, les déplacés sont traités comme des «réfugiés», insultés comme «polack» et «vermine 8.», pour les puissants, ce qui compte est que celui qui s’est élevé ne retourne pas à l’étable :
«La main / S’est ramollie, le pouvoir rend les mains molles»
Et pour que leurs champs soient labourés les paysans bradent leur propre fille aux tractoristes. Si la transformation de l’agriculture ne se déroule pas sans accroc, «selon les prévisions du plan», ce sont avant tout les hommes qui y font obstacle9.
Compte tenu de cette approche critique, c’est moins l’interdiction de la représentation qui étonne que l’appréciation portée en propre par Müller sur sa pièce et les répétitions :
« nous avons fait cela en toute innocence en pensant que nous faisions quelque chose d’énorme pour le socialisme et la RDA ».
La construction du mur complique encore d’avantage la situation et là aussi on est étonné par une frappante erreur d’interprétation de Müller :
« Nous étions heureux de cela [ie la construction du mur] car nous pensions que désormais, comme le méchant ennemi ne pouvait plus nous déranger, nous allions pouvoir parler et écrire ouvertement sur ce qui se passait dans le pays. Nous le croyions tous. Au même moment – cela je ne l’ai appris que plus tard par Stephan Hermlin – Otto Gotsche, le secrétaire d’Ulbricht, avait dit à Hermlin : maintenant nous avons le mur et nous y écrabouillerons quiconque sera contre nous. Ce qu’après coup je trouve si remarquable, c’est notre naïveté, notre innocence ».
Cette innocence et cette naïveté, on la fera passer à l’auteur et au metteur en scène. On en fera un exemple. Après des interrogatoires sévères encore dans la même nuit, les comédiens ont pris position contre la pièce, toutes les institutions culturelles importantes devaient prendre position. Ni les quelques témoignages de solidarité lors de la réunion de l’Union des écrivains, ni la défense de Müller ne purent atténuer les conséquences drastiques et l’exclusion de l’Union des écrivains10.
 Si à la suite de cela, il se consacra avec Philoctète en apparence à un thème de l’antiquité grecque, la pièce suivante traite à nouveau un matériau de RDA : la théâtralisation du roman d’Erik Neutsch «Spur der Steine»(La trace des pierres). Chez Müller, une pièce qui transpose la construction du socialisme dans la métaphore générale du «chantier de construction» et qui donc s’appelle La construction, mais là aussi le succès ne sera pas au rendez-vous : La pièce est parue parallèlement à la célèbre version filmée de la pièce, sans qu’il y ait eu de point de convergence au-delà du matériau de base ; presque au même moment tant le film que la pièce ont été sévèrement critiqués au 11ème Plenum du Comité central du SED en décembre 1965 et interdits. Müller a fait plusieurs tentatives pour sauver la pièce après son interdiction, il y en a en tout sept versions et après le rejet de la quatrième version (publiée début 1965 11.) il continue de modifier le texte en faisant de la «conquête RDA» une expérience historique établie dans ses fondements essentiels. Mais les efforts pour réussir ainsi à obtenir des représentations de la pièce échouent, elle reste interdite et Müller retire les modifications. Dans ce contexte, il y a une histoire intéressante que raconte Müller dans les années 1990 :
« [Heinar Kipphardt] m’a raconté un jour une version ramassée de ma biographie. Je l’ai trouvée très éclairante. Il a dit que ma biographie lui rappelait l’histoire d’un homme invité par un autre homme, un homme très riche, dans sa villa à l’entrée de la ville, ils ont une très bonne conversation, boivent bien, mangent bien. Après cela l’hôte dit à son invité : vous pouvez prendre un raccourci, passer par le jardin et vous serez plus rapidement à l’arrêt de bus… L’invité passe par le jardin, tombe dans une fosse à purin réussit au bout d’un moment à en sortir. L’année suivante le riche hôte l’invite à nouveau. Ils ont une très bonne conversation, boivent bien, mangent bien. Après cela l’hôte dit à son invité : vous pouvez prendre un raccourci, passer par le jardin. L’invité tombe à nouveau dans la fosse à purin. L’année d’après même chose. A nouveau la fosse à purin. La morale de cette histoire était selon Kipphard la suivante : la première fois, l’on pouvait encore admettre qu’il s’agissait d’un regrettable accident. La deuxième fois, on pouvait se mettre à suspecter l’hôte d’être une méchante personne. La troisième fois, il fallait bien commencer à se demander si l’invité n’était pas un idiot. Ce serait une version raccourcie de ma biographie»12.
«Tu peux m’appeler RDA», cette citation ironiquement détournée, tirée de  La construction est le revers de la biographie : la fixation de Müller sur l’utopie de l’arrivée d’une nouvelle époque, même si elle a l’allure d’une «vieille femme sanguinolente» comme l’exprimait Brecht, est concevable car nonobstant le caractère artificiel de sa construction, la RDA reste une alternative au national-socialisme de l’enfance vécu comme une dictature.
«La pression de l’expérience pousse la langue dans la poésie».
Avec ce credo (de TS Eliot), Müller pose les jalons pour la lecture d’une œuvre qui repose sur l’expérience d’une «Vie sous deux dictatures».
On a beaucoup reproché à Müller, surtout du coté occidental, et surtout après 1989, son attachement au socialisme. Même si, à partir de 1970, se met en place petit à petit une réhabilitation de l’auteur, commencée en 1973 avec la mise en scène de Ciment  par Ruth Berghaus et officialisée par l’attribution du Prix national de la RDA en 1986, cela ne se fait pas sans discussion. Ce qui est nouveau, c’est qu’en raison de sa notoriété internationale grandissante, il peut se rendre dans les pays étrangers «non socialistes» mais c’est précisément cela qui le conforte dans sa vision de la RDA du moins dans les prises de position publiques :
«rentré chez moi de Francfort la dévastée en passant par la vitrine de Berlin-Ouest dans la trouble lumière de la gare Friedrichstrasse, je suis content que Rosa Luxemburg, juive de Pologne, révolutionnaire en Allemagne soit enterrée de ce côté-ci du mur ».
« Ce côté-ci » du mur est celui à partir duquel Müller écrit. Il est celui d’un positionnement sans réserve pour la RDA même s’il participe au discours international. Rosa Luxemburg est la garantie du ,bon côté ‘ ce que cela signifie n’est pas explicité en tant que tel pas plus que le fait de rester en RDA n’est justifié de manière positive :
« On me demande parfois pourquoi je reste en RDA . Personne ne demanderait à un français pourquoi il reste en France13 ».
De cette constellation naît un dilemme qu’on ne peut peut-être décrire que comme un grand écart. Un exemple : dans la lettre culturelle au journal Le Monde (1979), il tente de faire comprendre quelque chose des problèmes de réception du théâtre en RDA au-delà du «cliché médiatique dissidence et/ou dogme» «bureaucratie et censure» sans admettre que la possibilité d’être compris soit donnée : «ce qui sépare deux expériences ne se prête pas à discussion». L’Est et l’Ouest se concrétisent en «deux expériences allemandes séparées» transformées en deux états : la RFA, «firme assainie par rétrécissement, fondée sur le terrain des réalités, qui est le sol marécageux de l’histoire allemande», la RDA comme «naissance prématurée par césarienne entre les classes, les familles, les individus[…], avec pour fondement, l’utopie» dont la population, cependant, vit sous  le feu roulant de la publicité», ne paye pas sa contribution à la consolidation de l’avenir avec des hourras».«Marécages de l’histoire» versus «utopie» et «avenir», les mots sont sans équivoque et attribués (de manière polémique) à chaque côté. Ainsi Müller refuse dans ce texte les modèles de description typiques de la dichotomie en cours de «dissidence et dogme» (en d’autres termes «prise de parole/ silence14.»)en faveur d’une vie dans le socialisme. Cependant sa vie ne le mène pas en dehors de ces dichotomies. «Je regrette d’être resté dans des généralités. Il est difficile sans espace public et à distance de ne pas écrire en lettres capitales». Si donc Müller à la fin du texte se contente de saluer «l’arbre solitaire à l’entrée de l’aéroport CHARLES DE GAULLE» cela reflète le dilemme de l’auteur, quand les destinataires se perdent, un processus que Müller dans les textes de années 1980 reflétera pour un public de RDA.
Après 1989, nouveau déplacement de ligne. Müller pressé de tous côtés de livrer la pièce adéquate pour la chute du mur, ne la livre pas. Son dernier drame Germania 3 Les spectres du Mort Homme fait se succéder en flashes différentes scènes de l’histoire allemande sans thématiser directement la Chute du mur, ce qui cependant constitue typiquement un commentaire à la manière de Müller car l’insistance sur l’histoire avec ses trames répétitives dit plus de choses sur l’actualité qu’une soi-disant pièce d’actualité :
« la période la plus riche dans la dramaturgie fut celle de la renaissance élisabéthaine, l’époque de Shakespeare. L’événement historique le plus marquant a été la destruction de l’Armada signalant la fin de la domination mondiale de l’Espagne. Cet événement n’est évoqué dans aucune pièce de cette période. Mais ses échos forment le matériau. Il n’est pas nécessaire que le factuel apparaisse »
Après 1989, la poésie devient un miroir singulier de l’auteur :
Dans la nuit à l’hôtel ma scène
N’est plus ouverte Les textes
Viennent non rimés la langue refuse le vers blanc
Devant le miroir se brisent les masques Aucun
Comédien ne m’ôte le texte Je suis le drame
MÜLLER VOUS N’ÊTES PAS UN OBJET POÉTIQUE
ÉCRIVEZ DE LA PROSE Ma honte a besoin de mon poème 15.
peut-on lire dans un texte de 1992. S’il s’agissait dans les pièces selon sa propre expression de devenir «sujet de l’histoire16.»et d’acquérir un pouvoir d’agir, les sujets des poèmes ont besoin d’une scène au plus pour l’auto-réflexion. Mais si le miroir devient un accessoire nécessaire il renvoie toujours à celui qui l’utilise17 Vingt-huit années après l’«autocritique» qui a succédé à l’interdiction de  La déplacée arrive cette assimilation poétique de la forme schématique partidaire :
« AUTOCRITIQUE
Mes éditeurs fouillent dans de vieux textes
Parfois quand je les lis j’ai froid dans le dos J’ai
Écrit cela DÉTENTEUR DE LA VÉRITÉ
Soixante ans avant ma mort présumée
Sur l’écran je vois mes compatriotes
Avec leurs mains et leurs pieds voter contre la vérité
Dont il y a quarante ans j’étais détenteur
Quelle tombe me préservera de ma jeunesse18.
Il ne pourrait pas formuler plus nettement la distance envers son propre texte mais aussi exprimer la honte que «la propriété privée de la vérité» dans une société qui se définit principalement par des rapports de propriété collectifs soit condamnée à l’échec quand les «compatriotes» et donc la majorité de la population vote : la démocratie comme décision majoritaire (même si c’est avec les mains et les pieds, la «tête» = la pensée reste explicitement absente). N’étant plus en «possession de la vérité», Müller engage une révision des premiers textes. Il en ressort parfois d’étonnants renversements que nous n’aborderons pas ici.
Dans les années 1990, on n’épargnera cependant pas à Müller les reproches publics d’être malgré ses critiques resté en RDA, d’avoir joui des privilèges de la liberté de voyager, etc. Avec une effrayante patience, il ne cesse de réagir encore et encore avec la responsabilité de l’écrivain envers son œuvre et l’affirmation qu’il n’aurait pas pu écrire ce qu’il a écrit dans d’autres circonstances. On pourrait dire que la formule de titre de cet essai, «Tu peux m’appeler RDA» retombe littéralement sur l’auteur comme une méchante et ironique allusion de l’histoire quand, en 1993, dans le débat public, en raison des reproches de collaboration avec la Stasi, à l’exemple de son rôle/sa personne, on évoque de nouveau de manière exemplaire la RDA, en mélangeant (comme déjà chez Christa Wolf et d’autres) résolument l’œuvre et l’auteur et l’on parle en conséquence de « la détérioration de la littérature par ses auteurs »
« Et il reste beaucoup / Telle sur les épaules une /charge d’échecs / A maintenir.
(Und vieles/ Wie auf den Schultern eine/ Last von Scheitern ist/ Zu behalten).
Cette citation de Hölderlin redevient actuelle pour Heiner Müller et il continue de considérer que son travail consiste à «s’exprimer comme écrivain» c’est à dire par la littérature. Il réalise ainsi un travail de mémoire et en même temps exerce une résistance comme le refoulement, car le refoulé, tel est l’avertissement de Müller, fait retour sous une forme différente le plus souvent violente
«quand la Lit[térature] la mémoire […] (Tâche de l’art : réappropriation de l’espace contre les remous du temps- conservateur dans un sens presque déjà révolutionnaire aujourd’hui (→ poubelle de l’histoire) – nouvelle incapacité à faire le deuil qui se retourne en violence sourde // je parle d’un deuil qui est le contraire de[la]pleurnicherie (nostalgie) + un nouveau travail de l’art 19.»
Les notables efforts de Müller pour ne pas jeter son expérience avec la RDA dans les « poubelles de l’histoire » ne sont ainsi que la poursuite logique de son travail dans lequel le passé appose son sceau sur le présent et ne se contente pas d’être une réaction à des blessures personnelles. Les expériences sont moteur de l’art, le travail de l’art en est l’expression, il n’y a pas de fin en vue car le fantôme de Hamlet – symbole de l’inachevé (du passé) – hante encore notre présent aujourd’hui. L’accent de ce travail de mémoire est placé sur «l’échec» comme expérience. Historiquement, il offre d’être dans une avance d’expérience puisque, selon Müller, elle reste à venir aussi pour les « vainqueurs » de l’histoire.
«Comme des morceaux non digérés qui remontent – de l’enterré qui se lève (la main sortant de la tombe)/ texte=pierre tombale ».
L’enfant mort du conte de Grimm20, dont le bras s’élève hors de la tombe, ne le retire qu’après que la mère dans un dernier geste de punition l’ait frappé avec la férule21. Contre ce traitement manuel du refoulement se dresse la conception de Müller du souvenir comme dialogue, la mémoire devient la reconnaissance du fond dont les morts veulent sortir et les textes acquièrent la fonction de pierres tombales.
Mais, pour savoir tout ce qu’il y a de non digéré, il faut de l’archéologie ce qui fait que l’impulsion principale se trouve dans les années 1990 aussi, sous le signe du concept de « Fouiller et se souvenir » de Walter Benjamin :
« Qui tente de s’approcher de son propre passé enseveli doit faire comme un homme qui fouille. Il ne doit pas craindre de revenir sans cesse à un seul et même état des choses – à le disperser comme on disperse la terre, à le retourner comme on retourne le royaume de la terre22
Sur ce point, une dernière anecdote de la fin des années 1980, dont il conviendrait de vérifier la véracité indépendamment de la probabilité de l’événement : Heiner Müller aurait dans les Alpes autrichiennes laissé tomber derrière lui des pièces de monnaie de RDA. A la question de savoir pourquoi il faisait cela, il avait répondu que c’était pour faire apparaître aux archéologues du futur la RDA plus grande qu’elle n’était.
Avec ces pièces (avec lesquelles selon le point de vue le désir et la réalité soit s’unissent soit se séparent) Müller paye son passage dans l’avenir qui ne s’en sortira pas sans ses fossoyeurs dans tous les sens du terme.
(Traduction Bernard Umbrecht)

 

1„Heiner Müller oder Leben im Material“ Müller im Gespräch mit Hermann Theißen, 1992, in: Die Deutsche Bühne, Nr. 8, 8.8.1992, S. 8-12. et Interview mit Wilfried F. Schöller: „Geschichten aus der Produktion“ (1975). In: Die Gespräche I.
2 Entretien avec Wilfried F Schöller (1975)
3 Hamlet-machine Les éditions de Minuit (Traduction Jean Jourd’heuil et Heinz Schwarzinger), page 76
4 Dans l’ »abysse » : «Furieuse attente / dans l’armure terrible / des millénaires» ibidem page 80
5 Même s’il a rétrospectivement dégradés les recensions comme « alimentaires »
6 Le texte se trouve dans La Bataille et autres textes Les éditions de minuit (Traduction Jean Pierre Morel)
7 Funktionnärshaltung
8 Les livres sont là pour être bazardés ou servir de chauffage : «la moitié du village fait cuire sa maigre soupe et s’essuie le cul avec la bibliothèque du château. .. Tu veux lire des livres, l’estomac dans les talons ? Déjà que j’arrive trop tard : les plus gros sont partis. Le meilleur c’est Meinkampf, celui-là, à Berlin, l’américain l’achète». (La déplacée –Traduction Irène Bonnaud et Maurice Tazschman -Les Editions de minuit, page 33)
9 Le passé ne pèse pas seulement sur le secrétaire du Parti, Flint : comme un épilogue symbolique, les spectres de Hitler et de Fréderic 2 lui sautent sur le dos et à chaque tentative de s’en débarrasser tombent l’un après l’autre tous les accessoires de déplacement et de propagande («le vélo, le drapeau,la pancarte, les livres»). Le résultat est lugubre : «Regarde de quoi il a l’air, notre État : rapiécé avec nos propres restes après douze ans de Heil Hitler et deux guerres, selon un modèle qui n’a pas poussé sur notre fumier. Et le vieil État, on ne l’a pas démonté nous-même. Résultat : ça coince au montage. Très vite, une pièce est mal assortie, la changer, ça prend du temps, et il faut le faire pendant la course, à pleine vitesse, vu qu’ils nous piquent les roues dès que la voiture s’arrête» Cf La déplacée (Traduction Irène Bonnaud et Maurice Tazschman) Les Editions de minuit, respectivement pages 33-34 et 89-90
10 Tragelehn a été licencié sur le champ du Théâtre de Senftenberg et mis à l’épreuve dans une mine de lignite à ciel ouvert à Klettwitz
11 Revue Sinn und Form 1-2/1965
12 Cette version raccourcie, Müller la qualifie dans son autobiographie  Guerre sans bataille  de 1992 de «très bonne histoire», mais dans l’entretien avec Hermann Theissen il souligne qu’il s’agit de la version de Kipphardt et que lui-même raconterait cette histoire autrement.
13 Cf l’entretien de Müller avec Rolf Rüth et Petra Schmitz Une des raisons d’écrire est la joie maligne : «c’est aussi une raison essentielle qui me fait rester en RDA, je n’ai pas besoin d’y remplir une déclaration de revenus»
14 En français dans le texte
15 MÜLLER A L’HOTEL HESSISCHER HOF in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 pages 120-121 Christian Bourgois Editeur. (Traduction . M. Taszman)
16 Cf la déclaration de Müller : «J’ai toujours été un objet de l’histoire et je cherche pour cette raison à en devenir un sujet (acteur) » in Je crois au conflit sinon je ne crois à rien, entretien avec Sylvère Lotringer
17 Müller note : «Si j’écris sur F(aulkner), j’écris bien sûr (au moins aussi) sur moi. Plus je disparais de moi-même, plus je deviens important. J’ai été si longtemps entraîné à m’ignorer que pour le reste de mon temps je ne vois quelque chose que dans un miroir» Archives Heiner Müller 5275
18 Extrait de TELEVISION in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 page 97 Christian Bourgois Editeur (Traduction Jean Jourdheuil, J.F. Peyret)
19 Esquisse tirée de l’archive Heiner Müller 5275. Les ratures ont été faites à la main sur le tapuscrit
20 Das eigensinnige Kind(l’enfant entêté) dans Contes pour les enfants et la maison des Frères Grimm
21 Ce geste de punition jusque dans la mort équivaut au rituel d’enterrement consistant à jeter de la terre sur le cercueil, selon Müller «un rituel barbare visant à maintenir les morts sous terre pour conjurer le scandale de la résurrection qui signifierait la fin de notre monde » in Müller Werke 2. Page 177
22 W. Benjamin : Ausgraben und Erinnern. In: Gesammelte Schriften, Bd. IV.1, S. 400-401n:
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Bonne et heureuse année / Frohes neues Jahr

avec l’arbre de l’année 2015 en Allemagne :
l’érable champêtre

mit dem Baum des Jahres 2015 :
der Feldahorn

Vieil érable champêtre photographié en automne devant la gare de Calau (NL)

Vieil érable champêtre photographié en automne devant la gare de Calau (NL)

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Bonnes fêtes ! Frohe Festtage !

 

« Sie werden mir doch gestatten eine heisse Mandelmilch zu trinken oder eine Torte mit Sahne zu essen oder Ihnen das Konzept zu verderben, je nach dem, je nach mir !»
Alfred Döblin : Futuristische Worttechnik: Offener Brief an F.T. Marinetti 1913

 

« Vous me permettrez tout de même de boire un lait aux amandes chaud ou de manger un gâteau à la chantilly ou de vous bousiller le concept, c’est selon le cas, selon mon humeur »
Alfred Döblin : Technique verbale futuriste / Lettre ouverte à F.T. Marinetti 1913
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Constanze Kurz : nous bégayons par la faute des logiciels

Dans l’une de ses contributions régulières écrite pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Constanze Kurz, spécialiste allemande du numérique, porte parole du Chaos Computer Club, se demande si les systèmes d’autocorrection ne conduisent pas l’orthographe allemande dans le mur. Du moins, estime-t-elle, en référence aux mots composés,  séparent-ils ce qui devrait rester assemblé.
On devrait lire Uni-Halle, halle de l'université et non Uni Halle, université de Halle

On devrait lire Uni-Halle, halle de l’université et non Uni Halle, université de Halle

 Constanze Kurz s’interroge sur la part du numérique dans un phénomène de plus en plus fréquent selon elle de détachement des mots contrairement aux règles d’orthographe de la langue allemande. C’est le problème des espaces laissés en blancs entre les mots qui forment un substantif composé. On connaît la capacité de l’allemand à forger des mots parfois d’une longueur qui peut paraître caricaturale. Jusque récemment le mot le plus long « Rindfleischetikettierungsüberwachungsaufgabenübertragungsgesetz » (« loi sur le transfert des obligations de surveillance de l’étiquetage de la viande bovine »),comportait 63 lettres. La loi ayant été rendue caduque par une réglementation européenne, le mot lui-même n’a plus de raison d’être. Le record est désormais détenu par “Kraftfahrzeughaftpflichtversicherung” (La garantie responsabilité civile pour véhicule automobile)  relie entre eux 36 caractères.
Ce sur quoi notre auteure trébuche, c’est la tendance à ne plus relier entre eux les mots qui devraient l’être, insérer des espaces là où il ne faut pas ou à omettre les traits d’union comme le montre notre image. Les automates de correction sont, dit-elle, d’impitoyables censeurs. Elle donne deux exemples tirés de l’espace public : Peggy’s Friseur Salon au lieu de Peggys Friseursalon ou Bau Schlosserei Müller au lieu de Bauschlosserei Müller.
« Le hic vient de ce que les règles d’orthographes implémentées dans les algorithmes sont faux. La plupart des systèmes de correction orthographiques qui sont présents partout dans les téléphones, les tablettes,les applications de messagerie, les programmes de traitement de textes ou les logiciels de reconnaissance vocale ne contiennent que des dictionnaires qui connaissent peu de substantifs composés. Ils ne sont munis d’aucun dispositif de règles adéquat et ne peuvent donc pas reconnaître un assemblage correct et ne peuvent parfois même pas être élargis par l’utilisateur. Leur pouvoir épidémique s’étend avec la rigueur impitoyable de l’ordinateur ».
La petite ligne ondulée soulignant en rouge le mot inconnu du dictionnaire sème le doute et l’incertitude. Faut-il résister à l’ordinateur ? N’est-on pas soi-même en faute ?
Nous capitulons devant des logiciels mal écrits
« C’est dans les instruments mobiles à écrans tactiles que  le correcteur automatique frappe le plus. »
Et l’on peut s’estimer heureux d’obtenir un mot décomposé en ses éléments à la place d’une injure. Selon Constanze Kurz, beaucoup d’utilisateurs renoncent alors et se plient aux exigences d’un algorithme imparfait. Lui imposer sa propre volonté coûte de l’énergie, des nerfs et du temps sauf à désactiver le correcteur d’orthographe.
« Ce qui se perd, c’est la créativité, le plaisir de l’expression et bien sûr la poésie dans l’invention de nouveaux mots composés. Les conséquences sont ces bégaiement substantivés de mots hachés qui semblent être ressentis comme normaux par de plus en plus de personnes. Il ne s’agit pas du tout comme on l’avance, en s’excusant de manière résignée, d’un développement progressif de la langue comme on peut l’observer ailleurs. Nous capitulons devant des logiciels mal écrits qui ont été développés sans l’apport des linguistes ou d’autres experts du domaine. »
Les programmeurs travaillent à l’économie et ne sont pas ceux qui sont compétents dans le sujet qu’ils traitent Les algorithmes ne sont neutres, ils ne sont que la manifestation d’une volonté humaine exprimée dans le logiciel. Mal conçus, ils répandent l’erreur.

La fausse route du paternalisme algorithmique

Pour conclure Constanze Kurz dénonce ce qu’elle appelle le paternalisme algorithmique :
« Un phénomène proche se développe en ce moment dans la politique et les sciences sociales sous l’appellation « Nudging ». Il s’agit de faire en sorte par des avantages financiers mais aussi par des logiciels comme des applications pour téléphone mobile que les hommes aient le « bon comportement » : par exemple se nourrissent conformément à ce que le credo du moment considère comme « sain ». Il y a là aussi des indications qui montrent que le paternalisme fait fausse route. Si les applications alimentaires avaient été écrites quelques décennies plus tôt elles veilleraient sans doute à distribuer des bons points parce que nous consommons des quantités d’épinards car l’on croyait encore que c’était bon pour les ressources en fer.
De telles croyances étaient à l’époque déjà suffisamment problématiques car ils conduisaient facilement au dogme dont il était difficile de se défaire. Si l’on cimente cela par des logiciels destinés à piloter et à modifier les comportements humains, alors l’inflation d’espace entre les mots nous paraîtra anodin ».
L’article en allemand
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Friedrich Nietzsche et les « apologistes du travail »

 

173. Les apologistes du travail.

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’ « individus dangereux »! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum !
Friedrich Nietzsche Aurore – Pensées sur les préjugés moraux
Œuvres philosophiques complètes tome IV Traduction Julien Hervier (Gallimard)

 

 

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Anna Seghers : « Trois femmes d’Haïti »

Anna Seghers quoiqu’un peu oubliée aujourd’hui, peut-être provisoirement seulement, était une grand dame de la littérature allemande. Pourquoi dire était ? Elle l’est toujours comme vient le rappeler la publication aux éditions Le temps des cerises de sa dernière œuvre, Trois femmes d’Haïti. Parue en 1980, elle était inédite en français. Trois nouvelles, trois femmes, trois époques, trois contextes historiques liés à un même lieu, Haïti, « fille de Colomb et de la mer ». Une écriture concise à portée universelle. Du grand art !
Anna Seghers corrigeant les épreuves à Altenhof  Source de l'image : http://www.anna-seghers.de/biographie_berlinlast.php

Anna Seghers corrigeant des épreuves à Altenhof
Source de l’image : http://www.anna-seghers.de/biographie_berlinlast.php

Dans la première nouvelle, La cache, Taoliina plonge dans la mer s’échappant du navire qui devait la ramener en Espagne pour être offerte à un grand du royaume. Changeant de direction, elle échappe à ses poursuivants et se réfugiera dans une grotte où elle vivra dans la solitude avec la « violente » nostalgie de la mer qui l’aidera à s’évader mais pas comme la première fois :
« Un jour, alors qu’elle était étendue dans sa grotte, une tempête d’une violence extrême éclata. La mer arrachait des morceaux à la côte. Des arbres furent déracinés. Les parois de la grotte cédèrent. Taoliina rampa le long de l’issue dérobée que les éboulements obstruaient en partie. Elle se cramponna à la roche le temps de reprendre haleine. Son visage fut bientôt dévoré par le sel des embruns. Où sont mes enfants ? Dans les mines ? Sous les chaînes ? En prison ? Sur la mer ? A chaque instant, le ressac menaçait de l’emporter. Elle mit ses dernières forces à s’agripper à un bloc de rocher. Au milieu de ce danger, elle sentit que la mer tentait de l’aider, la mer qui dès tout enfant lui avait été si familière.
Elle sut que son évasion était réussie. »
Dans La clef, la femme d’Haïti se prénomme Claudine. On la retrouve avec Amédée dans le Jura. Il avait réussi à se faire embaucher sur le chantier d’une construction de route pour se trouver à proximité de la prison où est enfermé Toussaint Louverture à qui ils vouent, Claudine et lui, un culte depuis le jour où …
Claudine raconte comment après avoir été achetée au marché aux esclaves, elle fut, pour une maladresse – elle avait fait tomber un vase qui valait trois fois plus que son prix d’achat à elle – enfermée dans un cachot creusé à même le mur derrière une grille qui lui écrasait les côtes. Toussaint Louverture avait été encouragé par la France révolutionnaire à libérer Haïti de l’esclavage. Elle avait eu  beau crier quand ils sont arrivés, les libérateurs sont passé  à côté d’elle sans la voir. Enfin, l’un d’eux s’arrêta :
« il se dressa à contre-courant du flot humain qui roulait autour de lui, il était fort et de grande taille. Il se pencha vers moi et me dit : Calme-toi tu seras bientôt libre. Toutefois, il n’arrivait pas à briser la serrure du premier coup. Sa voix gronda : Apportez la clef.
C’était Amédée qui gardera toujours la clef autour de son cou jusqu’à l’emporter dans sa tombe. Claudine refusera de la porter. Elle ne sera transmise à personne après sa mort et celle de Toussaint Louverture qui l’avait prise dans ses mains. D’instrument de libération, la clef était devenue une relique. Entre temps, comme dit un réplique de la pièce de Heiner Müller, La mission, tirée d’une nouvelle d’Anna Seghers Lumières sur le gibet faisant partie d’Histoires des Caraïbes, « La France s’appelle Napoléon ».
A chaque fois la libération de la femme se fait à contre-courant des flots. Il en va ainsi aussi pour Luisa dans la troisième nouvelle La séparation. Après la prison grotte pour Taoliina, la prison domestique pour Claudine, la prison d’Etat pour Luisa.
Luisa regarde s’éloigner le bateau qui emporte Cristobal dont la vie est menacée par les « Diables vaudou », les troupes de choc de Bébé Doc, rejeton dictateur de la famille Duvalier. Il est parti à Cuba apprendre à enseigner. La séparation sera définitive même quand ils se reverront. Cristobal revient marié à Mania une fille de riche qui lui permet de construire la bibliothèque dont il rêvait pour son peuple martyrisé. Il ne se préoccupe pas de Luisa qui s’est lié d’amitié avec Juan. Les tontons macoutes saccagent la bibliothèque, arrêtent Luisa qui est jetée en prison. Cristobal s’enfuit à Paris avec sa femme. N’y tenant plus, il retourne seul à Haïti « faire ce qu’il faut pour son pays dans son pays » et non pour une ancienne petite amie, motif non suffisant pour un révolutionnaire professionnel. A la chute du dictateur les prisons sont libérées non sans qu’auparavant les geôliers massacreurs ne se soient livrés dans les cellules les plus reculées aux pires exactions et mutilations envers les prisonniers. Juan rappelle à Cristobal l’existence de Luisa. Ils partent à sa recherche. Cristobal ne la reconnaît pas.  Peut-être pas seulement parce qu’elle est totalement défigurée. Juan lui la reconnaît à son doigt. Cristobal a du mal à y croire. Libre, elle restera pour lui – terrifiante instrumentalisation – « la preuve vivante et inchangée des persécutions qu’elle a subies ». Il refuse la proposition d’une opération de chirurgie esthétique. Luisa comprend que sa défiguration perpétue la séparation. Mais on ne peut pas vivre sans joie. Un petit bonheur valant mieux que pas de bonheur du tout, Luisa marie Cristobal à Susanna, la fille de Juan.
Les trois nouvelles forment un tout ? Elles ont été écrites en 1977-78 ensemble et sont faites pour être lues ensemble.  Les éditions Le temps des cerises publient en même temps, le témoignage inédit en français de Pierre Radvanyi sur sa mère : Au-delà du fleuve, avec Anna Seghers. On y lit page 146 :
« Nous n’allâmes plus à Altenhof, mais à Lindow, dans une maison de repos plus grande, au milieu d’un parc au bord d’un lac. Ma mère y corrigea les épreuves et la maquette de ses derniers récits, Drei Frauen aus Haiti (Trois femmes d’Haïti). Apprenant ce qui s’était passé au Cambodge sous le régimes des Khmers rouges, elle demanda stupéfaite : comment un gouvernement peut-il en arriver à détruire son propre peuple ? ».
Des tontons macoutes aux khmers rouges, Haïti est une métaphore du monde.
Mise en page 1
Anna Seghers : Trois femmes d’Haïti
Nouvelles – Le temps des cerises – Romans des Libertés- 8 euros
Traduit de l’allemand par Bruno Meur Postface d’Hélène Roussel
Pierre Radvanyi : Au-delà du fleuve, avec Anna Seghers Mise en page 1
Récit / Témoignage – Le temps des cerises – Récits des libertés -14 €
Netty Radvanyi est le nom véritable d’Anna Seghers. Avec son fils Pierre Radvanyi, né en 1926, on suit la famille contrainte à l’exil dès 1933, à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Après avoir trouvé refuge à Paris, c’est l’exode, la clandestinité, le père emprisonné, Marseille et l’attente anxieuse de visas et de bateaux, les Antilles, le Mexique, le retour enfin en Allemagne en 1947. Pierre, lui, choisit Paris mais rend souvent visite à sa mère.
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Bertolt Brecht : « La radio serait-elle une invention antédiluvienne ? »


« L’homme qui a quelque chose à dire se désole de ne pas trouver d’auditeurs, mais il est encore plus désolant pour des auditeurs de ne trouver personne qui ait quelque chose à leur dire
». (Bertolt Brecht)

« Je me souviens de la première fois où j’ai entendu parler de la radio. C’était dans des entrefilets ironiques relatant qu’un véritable ouragan radiophonique était en train de dévaster l’Amérique. On avait pourtant l’impression que cet événement’ n’était pas simplement une mode, mais aussi quelque chose de vraiment moderne.
Cette impression se dissipa très vite lorsque nous entendîmes à notre tour la radio chez nous. On se demanda d’abord, bien sûr, avec étonnement, d’où venaient ces productions sonores, mais cet étonnement fit place à un autre : quelles étaient ces productions qui nous venaient de l’éther ? C’était un triomphe colossal de la technique que de pouvoir désormais faire parvenir au monde entier une valse de Vienne et une recette de cuisine; et cela pour ainsi dire en restant dans sa cachette.
C’était un événement marquant pour l’époque, mais pour quoi faire ? Je me rappelle une vieille histoire dans laquelle on montre à un Chinois la supériorité de la culture occidentale. A sa question : « Qu’y a-t-il chez vous? », l’occidental répondait : « Le chemin de fer, l’automobile, le téléphone ». – « Vous m’excuserez » répliquait alors poliment le Chinois, « mais je dois dire que tout cela nous l’avons déjà eu, puis oublié. » J’eus aussitôt au sujet de la radio l’impression effroyable que c’était un appareil immensément vieux, emporté jadis par le déluge dans l’oubli.
Nous avons chez nous la vieille habitude d’aller jusqu’au fond des choses, y compris au fond des flaques les moins profondes, quand il n’y a rien d’autre. Nous faisons une consommation énorme de choses au fond desquelles nous pouvons aller. Et il n’y a chez nous que très peu de personnes qui soient prêtes, le cas échéant, à s’en passer. C’est un fait que nous nous laissons toujours embobiner par les possibilités. Toutes ces villes qui s’élèvent aujourd’hui autour de nous ont sans aucun doute surpris cette bourgeoisie complètement épuisée, usée par ses faits et méfaits, et aussi longtemps que c’est la bourgeoisie qui les tiendra, elles demeureront inhabitables. La bourgeoisie les juge uniquement en fonction des chances qu’elles lui donnent naturellement. De là cette énorme surestimation de toutes les choses et de tous les systèmes qui recèlent des « possibilités ». Personne ne se soucie des résultats effectifs. On s’en tient simplement aux possibilités. Les résultats effectifs de la radio sont affligeants, mais ses possibilités sont « infinies» : la radio est donc une bonne chose.
C’est une très mauvaise chose.
Si je pensais réellement que cette bourgeoisie avait encore au moins cent ans à vivre, je veux bien parier qu’elle passerait encore des centaines d’années à· déblatérer sur les « possibilités » que recèle, par exemple, la radio. Tous ces gens qui prisent la radio le font uniquement parce qu’ils y voient un objet pour lequel on peut inventer « quelque chose ». Et ils auraient raison dès l’instant où l’on aurait trouvé « quelque chose » justifiant, si elle n’avait déjà eu lieu, l’invention de la radio. Toute production artistique, de quelque espèce qu’elle soit, commence dans ces villes de la façon suivante : un homme va trouver un artiste et lui dit qu’il dispose d’une salle. L’artiste interrompt alors le travail qu’il avait entrepris pour le compte d’un autre, lequel lui avait dit qu’il disposait d’un mégaphone. Le métier d’artiste consiste en effet à trouver quelque chose qui puisse excuser a posteriori que l’on ait fait, sans réfléchir à leur destination, la salle et le mégaphone. C’est un métier difficile et une production malsaine.
Je souhaite fort que cette bourgeoisie ajoute à son invention de la radio une autre invention qui permettrait également de fixer une bonne fois tout ce qui peut être communiqué par la radio. Les générations à venir pourraient alors considérer avec surprise comment une caste, en permettant de dire à toute la planète ce qu’elle avait à lui dire, avait en même temps permis à la planète de constater qu’elle n’avait rien à lui dire.
L’homme qui a quelque chose à dire se désole de ne pas trouver d’auditeurs, mais il est encore plus désolant pour des auditeurs de ne trouver personne qui ait quelque chose à leur dire.»
Bertolt Brecht Théorie de la radio in Ecrits sur la littérature et l’art 1 (Editions de L’arche 1970)
Le texte date de 1927/28 et fait partie des quelques textes regroupés sous le titre Théorie de la radio qui contient également des Propositions au directeur de la radio (1927), des notes pour le Vol au-dessus de l’océan (Pièce radiophonique 1929), d’un discours sur la fonction de la radio La radio appareil de communication (1932)
Dans les Propositions au directeur de la radio, Brecht lui conseille : Je pense donc que vous devriez vous rapprocher vous et vos appareils des événements réels et ne pas vous contenter de reproductions et d’exposés. Il appelle également à des créations spécifiques. Pour expérimenter le roman radiophonique, il suggère de faire appel aux meilleurs des meilleurs et cite Alfred Döblin. Il faut, dit Brecht dans le discours sur la fonction de la radio transformer la radio « d’appareil de distribution en appareil de communication ». En d’autres termes, les auditeurs doivent devenir des émetteurs, des producteurs de contenus.
« La radio pourrait-être le plus formidable appareil de communication qu’on puisse imaginer pour la vie publique, un énorme système de canalisation [un réseau] ou plutôt elle pourrait l’être si elle savait non seulement émettre mais recevoir, non seulement faire écouter l’auditeur mais le faire parler, ne pas l’isoler mais le mettre en relation avec les autres. Il faudrait alors que la radio, abandonnant son activité de fournisseur, organise cet approvisionnement par les auditeurs eux-même ».
En matière d’information, il suggère à la radio de « transformer les informations données par les gouvernants en réponses aux questions des gouvernés ». Brecht n’en dira pas beaucoup plus et ne fera pas ou très peu de radio, sceptique sur ses possibilités dans son époque,  contrairement à Walter Benjamin qui l’expérimentera pendant cinq années sans laisser d’écrit théorique sur la question. Les deux partageaient le même souci didactique. Benjamin a notamment travaillé en direction des enfants à qui entre autre il apprend la grande ville. C’était la radio avant la télévision. Peu de temps après, les nazis s’empareront du media radiophonique et sauront quoi en faire.
Quel serait pour nous pas loin de cent ans plus tard l’équivalent de ce que fut pour Brecht la technique radiophonique ? Nous avons des réseaux mais avons-nous résolu la question que pose Brecht pour la radio à savoir pour en faire quoi ? Les canaux à double sens que réclamait Brecht existent. Qu’est-ce qu’on fait passer dedans ? Et qui se trouve à l’autre bout ?
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Christa Wolf : le rituel hypomnésique du « jour dans l’année »

Mon nouveau siècle
Pour décrire ce que pratique Christa Wolf avec une constance sans faille et avec grand soin depuis 1960, le terme d’hypomnemata vient à l’esprit. Prenons le d’abord au sens où Sacha Lobo l’utilisait dans un article de lui que j’ai traduit cette année :
«  Une traduction approximative serait (écriture) de mémoire mais sa force vient du fait qu’elle est une écriture de l’observation de soi. Que fait de moi le monde »?
Je retiens Ecriture de l’observation de soi et Que fait de moi le monde ? N’est ce pas un peu la manière dont la romancière allemande définit ce rituel du jour dans l’année ? Mais il n’y a pas que cela. Il y a également chez elle une fascination pour le potentiel narratif de la vie quotidienne.
Au départ, une idée de Maxime Gorki qui, en 1935, avait invité les écrivains du monde entier à raconter une journée de leur vie, la même pour tous, le 27 septembre. En 1960, le journal soviétique, aujourd’hui russe, Izvestia, reprenait cette initiative à laquelle Christa Wolf avait répondu. Elle se demande dans la préface à la première édition de ces « Un jour dans l’année » qui vont de 1960 à 2000 et qui sert de préface à ceux du nouveau siècle (2001-2011), ce qui fait qu’elle n’a plus cessé depuis.
Elle fournit plusieurs raisons sur lesquelles il est intéressant de s’arrêter. Elle cite en premier « l’horreur de l’oubli » : fournir au moins une fois dans l’année « un pilier fiable à la mémoire » pour retenir ce qui sans cela serait une « irrémédiable perte de l’existence » :
« en dressant ce constat ponctuel à intervalles réguliers, j’espérais pouvoir obtenir une espèce de diagnotic au fil du temps : expression de mon envie d’y voir clair dans les situations, les êtres, mais en premier lieu en moi-même » (C’est moi qui souligne)
Cet exercice d’écriture constitue la journée en mémoire d’une journée. Christa Wolf précise que ces notes sont «  plus qu’un simple matériau », tout en étant également différents du journal intime. Si les notes sont prises le jour même, leur rédaction peut être différée et la journée déborde sur celles qui ont précédé et parfois sur celles qui suivent. La journée elle-même a son histoire, charrie de l’histoire.
« Les hypomnemata sont, en tant qu’actes d’écriture de soi, une modalité de constitution de soi. Sans ces hypomnemata, le risque est grand de sombrer dans l’agitation de l’esprit (stultitia), c’est à dire dans une instabilité de l’attention, le changement des opinions et des volontés. Cette attitude se caractérise par le fait que l’esprit est tourné vers l’avenir, le rend curieux de nouveautés mais l’empêche de se constituer en propre. C’est ce que nous retrouvons dans le zapping d’aujourd’hui.  L’écriture des hypomnemata, écrit Foucault, s’oppose à cet éparpillement en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque sorte « du passé », vers lequel il est toujours possible de faire retour et retraite.  (Foucault, Dits et écrits, t2 p.1239) ». Christian Fauré 
Cela décrit très bien ce que Christa Wolf a entrepris avec le rituel du jour dans l’année. La réserve concerne la question de la publication. Celle-ci n’était pas posée au départ. L’enjeu au départ était celui-ci : «  La verbalisation de notre subjectivité » est une nécessité face à sa réification et marchandisation, écrit Christa Wolf. En 2003, elle prend la décision par devoir professionnel de rendre publique la première série qui va de 1960 à 2000 (Fayard 2006) pensant que devant le risque d’une histoire enfermée dans des formules simplistes, ces contributions peuvent empêcher de les figer dans le marbre.
A partir de ses prémisses, il ne reste plus qu’à découvrir les différents millésimes, les dix années que couvrent le livre, de 2001 à 2011, date le la mort de l’auteure, le 1er décembre. La loi du genre fait que les années se suivent mais ne se ressemblent pas. Tous ces 27 septembre n’ont pas la même qualité, la même densité, les pages sont de longueur variable, la discipline de travail connaît ses perturbations. Voulant répondre à l’invitation de Gorki d’écrire la mémoire d’un jour dans le monde, André Gide raconte avoir été tenté par la page blanche ou par le remplacement de cette journée par une autre tant il trouvait son 27 septembre 1935 insipide. Christa Wolf s’est bien entendu fixée comme règle de ne pas tricher.
Lorsque le siècle commence, elle a passé déjà 70 années de sa vie. Il y a le poids des ans et de la maladie, et il faut arriver à mettre la dernière main à ce qui est pour elle son dernier grand roman – la difficulté ne vient-elle pas précisément de ce qu’il est le dernier ? «  Comme il s’agit de la dernière chose importante que j’écrirai, j’ ai l’impression d’être trop exigeante avec moi-même » Il est question de la Ville des anges qui est aussi une longue réflexion sur la mémoire et l’oubli. Le roman paraît en Allemagne en 2010 et en France en 2012 (Seuil). Entre temps, elle a changé d’éditeur passant chez Suhrkamp. La liste des amis qui manquent s’allonge, les sorties de plus en plus difficile, la vie se concentre sur la famille. Et il y a Gerd (Gerhard Wolf, son mari confident, critique et éditeur) dont les petits plats font son bonheur. Il faudrait qu’un jour il nous livre quelques-unes de ces recettes. Puis vient le moment, où la mort s’installe dans chaque heure qui passe. Une journée dans l’année d’une fin de vie :
« Tout ceci ne me regarde plus. Mon temps est passé. J’assiste aux évènements. A quatre-vingts ans on n’est plus là. Ce n’est plus mon époque ».
Mais c’est encore la nôtre. Si petit à petit s’installe l’indifférence au monde ce n’est cependant pas sans que ce dernier n’ait au préabable explosé. Christa Wolf nous a quitté en nous laissant une énorme question :
Le livre s’ouvre sur le fracas du 11 septembre – événement qui comme le remarquait Derrida n’est toujours pas daté c’est à dire constitué en passé. Il résonne bien entendu encore le 27 septembre 2001, première journée de la nouvelle série et du nouveau siècle qui démarre d’emblée sur la guerre.
« cela fait maintenant seize jours que ces deux tours s’effondraient exactement dans le centre vide de notre civilisation que visait apparemment cette attaque » (page 22)
Il y a plus terrible encore, une autre explosion, mentale, quoique antérieure fait comme écho à la précédente. Christa Wolf n’est pas de la génération Internet, on s’en doute. Elle dispose bien d’un ordinateur mais son usage ne dépasse pas, semble-t-il, le traitement de texte. Il y a beaucoup de lectures de journaux mais plus étonnant aussi beaucoup de télévision. C’est en y regardant en 2007 Zabriski Point d’Antonioni qu’elle se fait cette réflexion :
« Et pour finir le regard méchant de la jeune fille qui fait exploser tout ce qu’il fixe : toute cette civilisation de la consommation, morte, qui détruit tout ce qui est jeune et vivant et à laquelle, c’est la leçon du film, on ne peut opposer qu’une autre destruction.
Je crois que le diagnostic d’Antonioni était juste. Tout s’est aggravé aujourd’hui, parce que notre culture morte est attaquée par une culture peut-être « plus barbare » mais en tout cas plus vivante l’islamisme » (page 128-129)
C’est en plein dans notre actualité.
Et dans le même ordre d’idée :
« Je connais trop bien ce sentiment de se retrouver le dos au mur, sommé de choisir entre deux termes d’une fausse alternative et de ne pouvoir prendre qu’une mauvaise décision, oui , je le sais trop bien : c’est le symptôme d’une société qui se trouve plongée dans une crise fondamentale »
On le voit, il est difficile quand on a lu le livre de Christa Wolf de le réduire aux « dernières nouvelles de la réunification ». Bien sûr, l’arnaque qu’elle a constitué est présente ainsi que les élections allemandes, d’autre choses encore se mêlant à la famille, les enfants, les repas. On passe du coq à l’âne au cours de ces journées non rythmées par une activité salariée. J’y ai personnellement non sans émotion croisé des personnes que j’ai eu le plaisir de connaître, je pense à Kurt Stern, Nuria Quevedo ….
Je rêve d’écrire un jour un parallèle entre Christa Wolf et Heiner Müller. Ils sont nés la même année 1929. Comme ma mère.
J’ai un point de désaccord avec ce qu’écrit la romancière qui trouve que la réputation d’Uwe Tellkamp est surestimée. Peut-être finira-t-elle par avoir raison mais j’avais eu quant à moi une bien meilleure impression de La tour qui me semblait annoncer un grand écrivain. Il est vrai que cela demande à être confirmé et que la suite se fait attendre.
L’écriture de soi de Christa Wolf dont elle prend soin de préciser qu’elle n’est pas à visée littéraire et dont le « je » n’est pas un « je » littéraire est d’abord une écriture pour soi. Cela correspond en tous points à la définition que l’on peut donner des hypomnemata. Elle y ajoute la dimension du rituel. Chacun pourra trouver le sien. L’enjeu est la préservation et l’épanouissement de nos subjectivités face à leur captation en tant qu’objets par les psychopouvoirs.
La décision de rendre cette écriture publique ne modifie pas cette caractéristique. Bien plus, elle nous rappelle ce que nous sommes en risque perdre comme le signalait récemment Eric Sadin à propos des Google Glass à savoir la dimension cognitive de l’attention et son épaisseur historique. (Eric Sadin : Les Google Glass préparent l’accaparement de notre attention par les publicitaires. Le Monde.12.11.2014 )
Mon nouveau siècle. Un jour dans l’année (2001-2011)  de Christa Wolf, traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Seuil, 182 p., 19 €.
PS Vient de paraître chez Suhrkamp, de Christa Wolf son journal moscovite inédit Moskauer Tagebücher – Wer wir sind und wer wir waren
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Inédits de Heiner Müller sur Verdun

Un poème et un essai de commentaire sur Verdun se trouvent dans les ébauches de textes que recelaient les archives de Heiner Müller. Ils font écho à son séjour dans la ville fin septembre 1995.
Pour Michel Simonot
Heiner Müller "Warten auf der Gegenschräge / Gesammelte Gedichte Suhrkamp page 429

Heiner Müller « Warten auf der Gegenschräge / Gesammelte Gedichte » Suhrkamp page 429

 

 Verdun kitsch des monuments

 

 

 

 

 

 

Petit rappel du contexte

Le 29 septembre 1995, au lendemain de l’essai scénographique pour la mise en scène de Germania 3 dont il venait d’«achever » l’écriture à Los Angeles, et qui était prévue pour le début de 1996, au Berliner Ensemble dont il assumait la direction, Heiner Müller se met en route pour Verdun. Il est accompagné des scénographes et décorateurs Hans Joachim Schlieker et Mark Lammert, peintre et graphiste. Il y était venu à l’invitation de Laurent Brunner et de Michel Simonot qui avait intégré quelques uns de ses textes dans un projet de spectacle. Il voulait avant tout voir ces lieux. Il était question de l’éventualité de présenter l’année suivante, celle de la commémoration du 80 ème anniversaire de la Bataille de Verdun, en 1996, une scène de Germania 3 Les spectres du Mort-Homme, sa dernière pièce. Mais ce n’était peut-être qu’un prétexte.  Malgré son état de santé dont il savait l’issue fatale, il multipliait les projets à long terme.
Je ne vais pas répéter toute l’histoire que l’on peut (re)lire ici . Heiner Müller a été déclaré persona non grata à Verdun pour avoir entre autre selon la presse déclaré à propos des monuments : « Ils sont un ersatz, et en ce sens, le kitsch est un symptôme de la mauvaise conscience ».
J’avais écrit également
« Michel Simonot dit que Müller est resté silencieux là-dessus. Il y a eu une tentative de sa femme d’atténuer quelque peu les propos et Mark Lammert me dit qu’il existe dans les archives de Heiner Müller une esquisse de réponse à un article de l’hebdomadaire die Zeit qui traite le sujet. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller la consulter à Berlin. J’y songerais à l’occasion. »
Je n’ai pas eu besoin de le faire. Le poème que l’on vient de lire figure dans la nouvelle édition des poésies complètes de Heiner Müller parmi une longue liste de textes en projet. Il s’agit de l’archive n°5354/1. Comme on l’a vu, il reste encore inachevé. Il n’a pas de titre mais c’était parfois aussi le cas pour des poèmes édités du vivant de l’auteur. Il existe ainsi un poème sans titre des années 1950 qui commence par : « PAYSAGE HEROÏQUE/ VARIATION SUR UN THEME / DE MAO TSE TUNG » où il est question d’une colline « labourée par des boulets et jonchée de cadavres ». Ici, d’héroïque le paysage se fait « bucolique ». S’y ajoute la « paix des vaches ». On s’attend peut-être à la description d’un paisible paysage rural quand arrive le mot « Verdun » et le « souvenir des morts », à quoi la ville est en général associée. L´opposition est violente d’autant que Verdun symbolise aussi la destruction de la ruralité par la technologie industrielle, ce que l’on appelle la bataille de matériel. Je rappelle qu’après la guerre, l’agriculture avait été interdite sur les champs de bataille. Dans ce paysage, les monuments dont le « kitsch » est non seulement «  mauvaise conscience des survivants » mais donne envie au vivant de se réfugier sur les autoroutes et sous les lignes à haute tension. Retour à l’industriel. Il n’y a pas de « je » mais on peut le deviner dans le soulagement de se « sentir en vie » au dessus des « milliers de morts ».
« Begraben », enterré, enfoui est un mot pivot. Je veux dire par là que l’on pourrait lire aussi bien « la mémoire / des morts / enterrée/ sous le kitsch des monuments » que « enterrée/ sous le kitsch des monuments/ la mauvaise conscience / des survivants »

Kitsch et pyramides

Arrêtons nous un instant sur le mot kitsch, que Müller maintient des propos rapportés dans la presse locale lors de son passage. C’est un mot d’origine allemande repris en français et dans d’autre langues, le mot lui-même est international comme l’est ce qu’il désigne. Paul Jankowski dans son livre Verdun (Gallimard) donne, à propos précisément de ce lieu, un exemple de ce qu’il appelle le « kitsch héroïque » que l’on pouvait trouver dans les journaux de l’époque. Il cite un journal berlinois qui écrivait que la fumée du tabac s’élevait dans les airs « comme les flammes du sacrifice qui brûlait dans leur coeur ». Kitsch ici au sens d’imitation facile de la littérature, une façon creuse de la singer,  un substitut mensonger. Ce dernier sens est semble-t-il aussi celui que lui donne Heiner Müller. Le mot s’inscrit en Allemagne dans une tradition qui à travers Hermann Broch le met en relation avec les industries culturelles et les totalitarismes. Le kitsch a une fonction idéologique dans le simulacre d’union nationale :
« Une chrétienté dont les prêtres sont contraints de bénir des canons et des tanks frôle le kitsch d’exactement aussi près qu’une poésie qui vise à chanter les louanges de la maison régnante tant aimée ou du Führer tant aimé ou du Maréchalissime président du Conseil tant aimé ».
Hermann Broch : Quelques remarques à propos du kitsch Editions Allia
Le mot est fort et se retrouve deux fois dans le poème. Le kitsch en termes de monument dédiés aux morts est aussi placé en opposition avec les pyramides comme on le constate dans un autre texte inédit de Heiner Müller dans lequel cette fois il procède à une rectification des propos qui lui avaient été prêtés. Cette esquisse de réponse rapportée dans une note éditoriale de Kristin Schulz était une réaction à un article très donneur de leçon de l’hebdomadaire die Zeit qui avait écrit notamment :
« Peut-être qu’une deuxième promenade [de Müller] aurait aiguisé son regard. Le grand art, ainsi l’Est républicain rapporte-t-il les propos de l’auteur, serait de l’art pour les vivants. Et les pyramides ? Et Taj Mahal ? Et le mémorial pour le Vietnam ? Müller attendait du grand art et n’a trouvé que du kitsch triste, kitsch de deuil. C’est pourquoi il conclut faussement que la guerre qui avait produit un art aussi mauvais ne pouvait être bonne ». Die Zeit 3 novembre 1995
A cela Heiner Müller réplique :
« Natürlich habe ich mehr gesagt / auch anders, als was in dem / Rumpf-Interview in – zu lesen / steht. Natürlich habe ich nicht gesagt / daß es keine große Kunst für die Toten / nicht geben kann. Ich habe laut /nur darüber / nachgedacht, warum es sie nicht mehr gibt / sondern nur noch Kitsch statt Pyramiden. Das ist offenbar nicht missverstanden worden. Ich habe nicht vergessen zu / Der Kitsch ist international / Die Empörung in Verdun kann ich / verstehn. Schließlich geht es um / das Heiligste – Verdun lebt / von seinen Toten. / Daß(die.) Deutschen in Frankreich / nicht (« die ») Franzosen in D[eutschland] eingefallen/überfallen / sind, habe ich als bekannt vorausgesetzt. / Das war vielleicht ein Fehler. » Archives Heiner Müller 2782/2 citée dans la note éditoriale de Kristin Schulz. « Warten auf der Gegenschräge / Gesammelte Gedichte » Suhrkamp page 650
« Bien entendu, j’en ai dit plus / et autrement que ce qu’on peut lire dans cette  / carcasse d’interview. Bien entendu, je n’ai pas dit /qu’il ne pouvait y avoir de grand art pour les morts. Je n’ai fait que de me demander à haute voix pourquoi il n’y en a plus / kitsch au lieu de pyramides. Cela n’a manifestement pas été compris./ Le kitsch est international / L’indignation à Verdun, je peux / la comprendre. Il en va après tout / du plus sacré – Verdun / vit de ses morts // Que les Allemands soient entrés / aient envahi la France / non les Français l’Allemagne / je l’ai supposé connu. / C’était peut-être mon erreur»
A propos de Verdun, je signale la parution du roman d’Arnold Zwzeig Education à Verdun dont nous avions parlé dans le cadre des lectures franco-allemandes de la guerre de 14-18. Le livre est paru aux Editions Bartillat dans la très ancienne traduction de Blaise Briot.
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